Gilles de Rais dit Barbe-Bleue/introduction

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H. Champion, libraire-éditeur. (p. xiv-xxii).

INTRODUCTION



Celui qui s’est rendu célèbre par ses vices ou ses vertus, est assuré de vivre dans la mémoire de notre race et mérite, en effet, de n’y point mourir ; châtiment ou récompense, cette survivance est dans l’ordre de la justice. À défaut de l’histoire qui néglige quelquefois les hommes les plus illustres, la tradition, sous la forme du conte et de la légende, leur crée presque toujours, dans le souvenir des peuples, une physionomie qui attire les regards. Gilles de Rais participa et du bien et du mal de ces héros fameux : il fut bon et méchant tout ensemble ; mais il eut plus de vices que de vertus, et sa figure, qui ne fut jamais reproduite par le pinceau de l’histoire, transmise jusqu’à nous par le crayon capricieux de la légende, a perdu presque tous les traits de sa beauté primitive pour conserver uniquement ceux de sa laideur. Guerrier courageux et renommé, Gilles fut le compagnon de Jeanne d’Arc et des plus grands capitaines du XVe siècle ; il aima les lettres et les arts ; rien de tout cela cependant n’eût fait son nom immortel plus que celui du maréchal de Lohéac ou de l’amiral de Coétivy, ses gendres ; mais il a commis des crimes inouïs, qui ont surpassé les plus grands, et le voilà immortel comme Néron ! Ce nom, comme celui du César, est maintenant étroitement uni aux mots d’ambition, de débauche et de cruauté, que rien n’effacera du langage non plus que des souffrances des hommes.

Tout jeune, nous l’avons connu, tel que l’a peint la légende, avec son air sombre, mystérieux, implacable, type de cruauté tracé comme à dessein pour être l’épouvantail des petits enfants. Plus tard, la curiosité nous poussa à rechercher ce qu’il fut réellement dans l’histoire ; or, nous l’avons trouvé bien différent de ce que l’a fait l’imagination populaire et plus terrible encore que ce légendaire Barbe-Bleue, dont il a été, d’après nous, l’objet et la matière première. C’est pourquoi avec une patiente attention, nous avons réuni les traits dispersés de cette vie ; nous les avons trouvés assez nombreux, assez précis, assez reconnaissables pour reconstituer, aussi fidèlement qu’il est possible, cette figure à demi rongée par l’air et par le temps : c’est le tableau de cette vie émouvante et le portrait de ce triste héros que nous plaçons aujourd’hui en meilleure lumière, dans cette galerie où l’histoire expose ses hommes célèbres.

On se demandera peut-être pourquoi l’on a tiré de l’ombre, où chaque jour il s’enfonçait davantage, cet homme étrange avec le cortège de ses vices et de ses crimes. Le désir de ceux qui ne voudraient voir paraître au jour que des vies saintes, est louable assurément ; mais l’histoire de l’humanité n’a pas à offrir que des vertus : dans ce monde, les saints, peut-être, sont encore plus rares que les scélérats. Si l’histoire conserve le souvenir de ceux qui ont fait le bien aux hommes comme on garde le souvenir d’un temps heureux, par une raison contraire, mais aussi naturelle, on se souvient des hommes méchants comme de fléaux qui ont désolé le monde. Sans doute, la postérité s’instruit par l’exemple du bien et se forme à la vertu par le tableau des saintes et belles vies ; mais la vue du mal et le portrait des méchants sont propres également à éloigner du vice en inspirant l’horreur du crime. Les moralistes n’ont rien offert de plus instructif aux hommes que le contraste du bien et du mal.

Cet avantage ne manquera pas à cette histoire. À côté, en effet, du sombre visage de Gilles de Rais, on remarquera avec plaisir de sympathiques ou de douces figures. Voici d’abord les héros qui ont combattu avec lui pour la délivrance de la patrie : Dunois, les sires de Laval, le connétable de Richemont ; voici le bon roi René, répandant à pleines mains le bonheur sur les populations angevines au moment même où Gilles de Rais semait la terreur parmi les populations bretonnes ; voici surtout Jeanne d’Arc, la Pucelle d’Orléans, que Gilles suivit de Chinon jusque dans les fossés de Paris, peut-être même jusque sous les murs de Rouen : sainte victime qui paya de sa vie la rançon de la France !

Mais, — et c’est en cela surtout qu’est le principal attrait de cet ouvrage, — si l’on y fait bien attention, nulle part le contraste entre le bien et le mal n’est si frappant que dans la vie et le cœur de Gilles de Rais lui-même. À lui s’applique, dans toute sa vérité, le mot de Labruyère : « Quelques hommes, dans le cours de leur vie, sont si différents d’eux-mêmes par le cœur et par l’esprit, qu’on est sûr de se méprendre, si l’on en juge seulement par ce qui a paru d’eux dans leur première jeunesse. » Gilles de Rais est un de ces hommes qui étalent aux yeux du lecteur ces exemples de révolution morale faits pour épouvanter l’imagination. Brave, courageux, habile dans le métier de la guerre où ses talents militaires et ses grands services l’ont porté aux plus hauts grades de l’armée ; libéral et généreux jusqu’à la prodigalité ; magnifique dans ses goûts jusqu’à la folie ; épris de la science et de la gloire, plus épris encore peut-être des lettres et des arts, les vingt-cinq premières années de sa vie furent presque celles d’un héros ; puis tout à coup, dans les dix années qui suivirent de si heureux débuts, il devint avide d’or, cruel, débauché, impie, et le monstre inhumain apparut dans l’artiste et le chevalier. En cette âme on dirait que vices et vertus tour à tour ont pris rendez-vous ; car il ne s’y est point trouvé, ce semble, de vertu que n’ait étouffé le vice contraire.

Comment se fit cette transformation ? C’est en indiquant les causes de tels changements que l’histoire donne ses plus sévères leçons. L’examen attentif de la vie de Gilles de Rais démontrera au lecteur qu’il a suffi d’un seul vice pour corrompre cette âme tout entière. Les anciens étaient d’accord avec l’Évangile quand ils croyaient qu’il suffit d’une seule passion pour faire germer dans le cœur tous les vices et y engendrer toutes les corruptions. Ce livre est une preuve de plus apportée à la croyance de l’antiquité et à l’autorité de l’Évangile : « Il suffit d’un peu de levain pour corrompre toute la masse. » Une seule passion, indomptable et jamais rassasiée, la soif de la puissance et des honneurs, l’ambition, en un mot, en allumant dans les veines de Gilles la fièvre de l’or, « Auri malesuada fames, » comme disait, en corrigeant le mot de Virgile, un éminent critique, a poussé le malheureux de vice en vice, de crime en crime, jusqu’à cet abîme de luxure cruelle, qu’il est défendu même de sonder et où tout s’est englouti, fortune, honneur et vie même. Dans cette âme, l’ambition désordonnée amenait à elle toutes les autres forces de la nature corrompue, comme les humeurs du corps sont attirées autour d’un ulcère qui le dévore. On peut dire des vices ce que Cicéron a si bien dit des arts : « Habent quoddam commune vinculum et quasi cognatione quâdam inter se continentur.[1]  »

La vie de tels hommes est un drame émouvant : ils apparaissent dans l’histoire, comme sur une scène, avec leurs passions, leurs luttes, leurs défaites ou leurs triomphes ; de ces hommes surtout est vraie la parole de. Voltaire : « L’histoire est un drame. » Peut-on imaginer rien de plus saisissant que le spectacle d’une telle vie, commencée dans toute la grandeur que donnent la noblesse de l’origine, la puissance et la richesse, et finissant au bout d’une potence élevée au dessus d’un bûcher ? L’histoire, qui nous offre de terribles catastrophes, des jeux cruels de la fortune ou plutôt de la Providence, en a d’aussi grands et peut-être de plus grands encore ; mais elle n’a rien à présenter de plus émouvant ni de plus dramatique que la vie du maréchal de Rais. Néron, auquel on peut le comparer par plus d’un côté, terminant lâchement et de sa propre main, au fond d’un marais, une vie commencée sous d’heureux auspices, touche moins que Gilles de Rais, criant miséricorde à Dieu et demandant pardon aux hommes avant d’expirer au sein des flammes et du repentir.

Car c’est un point qu’il importe de remarquer : si la dernière partie de la vie de cet homme fut d’un monstre, ses derniers jours et sa mort furent d’un converti. Ç’a été le triomphe du christianisme au moyen âge de mettre dans les âmes et de conserver malgré les plus grands orages, des germes vivaces de repentir et de résurrection morale, qui s’éveillent à la dernière heure de la vie : sève mystérieuse et féconde, qui ranime tout à coup la nature mourante et donne quelque chose de semblable à l’épanouissement tardif de verdure aux derniers beaux jours de l’automne. Né dans un siècle à demi-barbare si l’on envisage les lettres et la civilisation modernes et contemporaines, mais profondément chrétien si l’on tient compte de la foi, Gilles reçut dans son enfance des semences surnaturelles qui devaient survivre à tous les orages du cœur et faire éclore aux derniers jours, sous les chauds rayons de la foi, un sincère et profond repentir. En lui, quand tout parut éteint, la foi resta encore allumée, quoique voilée depuis longtemps, et c’est à sa chaude lumière et aux larmes qu’elle fit couler que tout se ranima et prit une vie nouvelle.

Aussi bien, en montrant la foi seule debout et victorieuse du mal au milieu de tant de débris amoncelés par un souffle mauvais et tout en rendant un magnifique témoignage à la religion chrétienne, nous donnerons à la mémoire de Gilles de Rais pleine mesure de justice. En effet, les rares écrivains, qui ont eu l’occasion de parler de lui, l’ont fait trop rapidement pour rendre hommage à son repentir : ses crimes ont détourné la vue de ses larmes et le souvenir du monstre a étouffé peu à peu le souvenir du chrétien repentant. Sans doute, les prières et les pleurs de Gilles de Rais ne peuvent effacer le souvenir de ses crimes ; mais sa grande « repentance » a pu lui en obtenir le pardon : qui oserait, en effet, se croire et se dire plus juste que Dieu ? Quelles que soient les exigences de la justice des hommes, il est doux pour un chrétien de penser que Dieu ratifia, au-dessus du bûcher de Nantes un pardon que Gilles demandait à genoux et que la foule lui accorda en pleurant.

Avant de terminer cette préface, l’auteur croit pouvoir exprimer l’espérance qu’on trouvera le sujet intéressant par lui-même. On aurait évité de joindre ce livre à la multitude de ceux dont nous sommes inondés, si du consentement de l’histoire du roman et de la légende, Gilles de Rais n’avait été l’un des hommes les plus remarqués du XVe siècle. Le héros de ce livre a déjà assez vécu dans la mémoire des peuples et dans la littérature pour être assuré de cette triste immortalité qui s’attache aux grands coupables : le présent ouvrage n’a donc pas la prétention de lui donner une plus longue vie, mais seulement de dégager des ombres son nom un peu obscurci et d’éclairer son portrait demeuré trop longtemps dans le demi-jour douteux du conte et de la légende. Nous voulons faire comme un homme de goût, qui, trouvant dans un coin obscur le portrait d’un homme célèbre, s’empresse de le mettre dans un jour plus éclairé. À cause de cela peut-être, ce travail aura quelque chance de ne point passer inaperçu : pour parler plus tard de Gilles de Rais et de Barbe-Bleue, peut-être faudra-t-il recourir à ce livre.

Ainsi placée dans la lumière qui lui convient, la figure de Gilles de Rais a vivement attiré nos regards. Nous avons cédé à l’attrait que nous offrait un sujet local et universel tout ensemble, mais aussi à celui que présentent toujours au chercheur des documents inédits et originaux. M. de Maulde, en joignant à cette édition une partie des documents inédits qui ont servi à sa composition, a dit dans l’Avant-Propos et dans le détail des Pièces Justificatives, quelles sont les principales sources de cet ouvrage.

Éloignés que nous sommes de quatre siècles du temps de Jeanne d’Arc et de Charles VII, il est à croire que de nombreux documents se sont perdus avant d’arriver jusqu’à nous : cependant ceux qui ont été sauvés du naufrage sont de nature à ne pas faire regretter trop vivement les pertes que nous avons faites. Bien des choses, qui nous auraient paru intéressantes, sont tombées dans l’oubli : mais si nous considérons la nature de celles qui nous restent, il nous est permis de croire que les faits les plus importants nous sont parvenus. Or, un lecteur n’a rien à désirer de plus ; car l’histoire d’un homme, comme le dit justement Voltaire, « n’est pas tout ce qu’il a fait, mais tout ce qu’il a fait de digne d’être transmis à la postérité.[2] » D’ailleurs, sur bien des points une demi-lumière convient singulièrement autour d’un homme qui a cherché à s’envelopper de mystère et de ténèbres.

Enfin, l’authenticité et la pureté des sources, où nous avons constamment puisé, nous assurent la première qualité nécessaire à l’historien, la vérité : l’importance des faits aura-t-elle communiqué au récit assez d’intérêt pour préserver l’écrivain du plus grand des défauts, l’ennui ? Nous avons la conviction d’avoir évité l’erreur ; d’ailleurs, la calomnie, même inconsciente, serait difficile envers Gilles de Rais ; il est, en effet, du triste et petit nombre d’hommes qui, par leurs crimes, surpassent en mal l’imagination de l’écrivain : ici, la fiction ne saurait l’emporter sur la réalité et le roman restera toujours, hélas ! au-dessous de l’histoire. Puisse le récit avoir reçu de l’importance et de la variété de faits sur la vérité desquels il ne saurait s’élever aucun doute, assez d’intérêt pour qu’on puisse dire de cet ouvrage qu’il est aussi attrayant que véridique ! C’est au lecteur d’en juger ; c’est à son esprit, c’est à son bon goût, et l’on oserait presque dire à son indulgence, si l’indulgence qui fait pardonner un livre était ce qui le fait goûter. Un auteur est à plaindre, qui n’obtient de ses amis que l’indulgence et d’inconnus ou d’adversaires que de justes critiques. Le mieux sans doute serait de forcer les uns et les autres, non pas à l’admiration, ce qui serait trop ambitieux, mais à un sincère éloge, puisqu’il n’est point d’écrivain si modeste qui n’y aspire : mais un jeune auteur qui se livre pour la première fois aux appréciations du public, ne pense au bon goût des lecteurs éclairés qu’en tremblant, comme un accusé à l’arrêt souverain d’un juge sans appel.

Eug. Bossard.

Cet ouvrage, qui fut l’objet d’une thèse pour le doctorat ès lettres, ne devait paraître qu’avec cette mention : deuxième édition. En effet, en ajoutant à cette seconde édition de Gilles de Rais, comme Pièces justificatives, les principaux documents inédits qui en avaient été la source, il convenait d’établir, sur ces Pièces justificatives, les notes que la première édition, c’est-à-dire la thèse, rapportait aux originaux ou à des copies authentiques.

On remarquera aussi plusieurs additions importantes sur le Mystère du Siège d’Orléans, sur l’état de la science au XVe siècle, sur la possibilité du surnaturel diabolique, sur les rapports qui existent entre la vie et les procès de Jeanne d’Arc et de Gilles de Rais : parmi ces additions, les unes complètent heureusement cet ouvrage ; les autres donnent à notre pensée, sans plus aucune réserve exigée, sa sincérité pleine et entière  [3].




  1. Cicéron : Pro Archia poeta.
  2. Voltaire : Préface de l’Histoire de Charles XII.
  3. Je dois un souvenir tout spécial à la mémoire de M. Paul Marchegay, qui n’a pas assez vécu pour lire ici l’expression de ma reconnaissance.