Giovanni Prati et ses poésies

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Giovanni Prati et ses poésies
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 453-463).
ESSAIS ET NOTICES.

GIOVANNI PRATI ET SES POÉSIES.

Il est dans l’histoire de l’Italie une période assez difficile à retracer : c’est celle qui s’étend de 1814 jusqu’aux approches de 1848. Les historiens en général s’arrêtent volontiers à la disparition de la domination française au-delà des Alpes, ou ne reprennent leur récit qu’à la date des mouvemens récens du peuple italien. Les trente-quatre années qui séparent ces événemens ont été presque complètement négligées. Dans l’intervalle, quelques rares brochures parurent pour rendre compte à l’Europe des tentatives avortées de 1821 et de 1833. C’étaient des notes le plus souvent écrites à la hâte, et où l’on n’aperçoit presque toujours d’autre pensée que le dessein, invariable chez tous les vaincus, de protester contre les vainqueurs. Les uns et les autres se gardent bien d’avouer leurs fautes, de dévoiler leur impéritie ; ils se gardent soigneusement surtout de confier leurs secrets à l’histoire, et de faire appel à l’impartialité de son jugement suprême. Il y a une espèce d’accord tacite entre les gouvernemens et les conspirateurs pour cacher leur pensée et leurs actes. Les uns sont circonspects et muets, parce qu’ils craignent, les autres parce qu’ils espèrent, tous parce qu’ils savent que le dernier mot de leur lutte n’est point dit. L’écrivain qui trouve devant lui le silence et le vide dans toute cette période est porté à l’inscrire en blanc dans ses annales. Ce n’est là pourtant qu’une apparence trompeuse, et si l’Italie semble endormie dans ce long intervalle, si toute action semble suspendue, c’est que la vie se déplace et se transforme. En un mot, à la place de l’action publique et extérieure, il y a l’action mystérieuse et permanente des intelligences et des imaginations. Celui qui voudrait étudier ces trente-quatre années de l’histoire de l’Italie au point de vue moral et intellectuel ferait indubitablement un travail plein d’attrait. Il aurait à ressaisir la nature de ce mouvement, les causes qui lui ont imprimé son caractère, et les circonstances dans lesquelles il s’est produit, surtout ses rapports avec la politique. Ce serait l’histoire tout entière de l’Italie. J’en veux seulement esquisser quelques traits avant d’en venir à Giovanni Prati, qui naissait à peine à l’origine de ce mouvement.

À la chute de l’empire napoléonien, les vieilles dynasties, appelées à remonter sur leurs trônes, ne surent mieux faire que de s’appuyer exclusivement sur leur vieillesse, comme si cette vieillesse était un élément de force. L’exil n’avait point changé leurs anciennes habitudes, et vraiment il n’y avait point à s’y méprendre, rien n’indiquait en elles un rajeunissement d’idées et de vues. La presse, qui n’avait point déjà ses franches allures sous le régime impérial, fut bâillonnée entièrement par les gouvernemens qui lui succédèrent. On se flattait tout au moins de l’avoir fait ; mais l’entreprise n’était pas facile. On avait dit à la littérature et aux écrivains : Vous êtes dans un Éden où il est un arbre dont il vous sera toujours défendu d’approcher, c’est celui de la politique. — Cela dit, tous les écrivains se donnèrent rendez-vous sous le noyer fatal de Bénévent, ceci, bien entendu, sans aucune intelligence secrète, sans préméditation aucune, sans le moindre accord préalable et conventionnel entre tant d’esprits mus par des idées si différentes. Manzoni et Pellico ne sauraient avoir le même but que Niccolini et Guerrazzi. Il est pourtant une heure de la nuit où ils se trouvent tous ensemble autour de l’arbre défendu. Manzoni relève et console l’homme, Guerrazzi lui souffle au cœur le désespoir. Le poète lombard s’élève si haut dans les régions de l’art, qu’il effleure à peine tout ce qui est du domaine restreint du temps et de la patrie. Cependant, après avoir lu l’Adelghis et les Fiancés, qui peut douter des sentimens nationaux de l’auteur ? Le romancier toscan perd de vue l’art, dont il ne s’est jamais fait peut-être une idée bien nette, pour n’avoir d’autre culte que celui de la patrie, et c’est cette muse qui lui donne les quelques bonnes inspirations qu’il a eues. La censure préventive, inventée par les gouvernemens pour mettre les écrivains dans l’embarras, se trouve bien vite embarrassée elle-même. Sur un point ou sur l’autre de cette péninsule, partagée en tant d’états différens, quelque voix s’élève toujours au moment où l’on croit le règne du silence assuré. Il surgit un nom sur lequel se fixeront bientôt les regards de tous les Italiens ! Quoi ! tant de mouvement et tant de veilles au palais Pitti, à la place Château, au Vatican, et voilà le doux Silvio Pellico avec ses Prisons, voici Leopardi avec ses strophes désespérées et ses dialogues des morts ! Plus loin, de la ville des Piombi et des Pozzi, Tommaseo vient apporter, lui aussi, son tribut littéraire à la patrie. Niccolini coudoie à Florence son compatriote Giusti, qui trouve un nouveau genre de poésie pour lancer ses sarcasmes contre les gouvernemens et la domination étrangère. Massimo d’Azeglio cherche dans l’heureuse issue du défi d’Hector Fieramosca un moyen de réveiller l’amour-propre national, tandis que Grossi chante les actions héroïques des Lombards à la première croisade. Toute œuvre, dans quelque région de l’art qu’elle naisse, touchera invinciblement à la politique, et cela, malgré la censure et les membres du bureau de révision, peut-être même grâce à eux ; grâce à eux, dis-je, car il n’est point certain que, durant ces trente années, la censure n’ait contribué à stimuler l’esprit italien. On peut affirmer du moins qu’elle ne l’a point amorti. Les exils et les emprisonnemens n’ont pas eu plus de pouvoir. Bien des vers ont dû à la persécution un prestige qu’ils n’auraient point trouvé dans leur propre valeur.

Vers l’année 1840, ce mouvement littéraire commence à se ralentir. Le philosophe Gioberti, en entrant directement dans la politique, accélérait le dénoûment, donnait un but à la lutte ; les esprits purement littéraires s’arrêtèrent, pressentant ou attendant les événemens. Les gouvernemens eux-mêmes se prenaient à réfléchir, à balancer, à hésiter. Ce fut un temps d’arrêt. À cette même époque, on commença à parler d’une charmante nouvelle en vers, pleine de poésie et de sentiment, l’Edmenegarda. L’auteur avait fait peu de frais d’imagination pour trouver son sujet. Edmenegarda, épouse d’un lord d’Angleterre, se laisse séduire par un jeune patricien de Venise. Repoussée par son mari, elle est bientôt délaissée par Leoni, son amant, et elle meurt sans avoir pu obtenir le pardon de son mari, une caresse de ses enfans. Elle a recours à Dieu, ce refuge de tous les malheureux, et ne trouve qu’en lui la force de mourir sans désespoir. Ce canevas, on le voit, ne brille pas par la nouveauté de la conception. Peut-être même l’auteur n’avait-il pas voulu se donner la peine d’inventer. Comme toutes les âmes jeunes qui sentent en elle un travail mystérieux, il laissait déborder la poésie sans trop s’inquiéter du sujet. Le poème n’avait pas plus de six courts chapitres. Ce n’était pas une épopée, mais bien plutôt un ensemble de chants où il était facile de reconnaître déjà l’abondance de la veine lyrique. Cette œuvre d’un écrivain jusque-là inconnu, venue au jour à ce moment d’attente, devait attirer toutes les jeunes intelligences. Imprimée à Milan en 1841, elle fit aussitôt le tour de l’Italie. Les étudians des universités de Bologne, de Pise, de Turin, en récitaient des fragmens. Ces étudians d’alors sont aujourd’hui des hommes jetés dans des voies bien différentes. Il n’en est pas peut-être un seul qui ne se rappelle ces vers avec un visible bonheur. Un membre du parlement piémontais, appartenant à l’académie des sciences de Turin, mathématicien renommé, me répétait récemment des vers du poème tout en corrigeant les épreuves d’un traité scientifique. L’auteur d’Edmenegarda était M. Giovanni Prati, qui alors achevait à peine ses études de droit à l’université de Padoue. M. Prati s’est fixé depuis à Turin, et il est aujourd’hui le poète casareo de la maison de Savoie, dont il a chanté les espérances et les épreuves douloureuses, comme Métastase, avec lequel il a plus d’une ressemblance, fut le poète cesareo de Marie-Thérèse. Quelle est donc la nature de ce talent, et comment l’auteur d’Edmenegarda a-t-il tenu les promesses que laissait concevoir sa première inspiration ?

Les poètes tout à fait contemporains n’abondent pas au-delà des Alpes, et M. Giovanni Prati, on peut. Le dire, est aujourd’hui l’un des plus distingués. Il est né d’une famille patricienne déchue, à Dascindo, petit village de la province de Trente, le 27 janvier 1815. Son père et sa mère avaient assez de culture d’esprit pour aimer à lire dans les soirs d’hiver, autour du foyer, la Jérusalem du Tasse ou les Vies de Plutarque, les Nuits d’Young, les pièces de Métastase. Né sur les Alpes qui séparent l’Italie de l’Allemagne, ému tour à tour par les traditions de la race teutonique et par les merveilleux aspects d’une nature luxuriante, M. Prati a dû peut-être à ce hasard de sa naissance l’éclat descriptif de son talent et le goût des traditions légendaires qui a inspiré quelques-uns de ses essais. Il quitta bientôt la vie familière et libre des montagnes du Tyrol pour aller suivre un cours de philosophie à Trente. De là il allait étudier la jurisprudence à l’université de Padoue, où il fut reçu avocat, et c’est là qu’il commençait à révéler son instinct littéraire par deux odes sur l’homme et la femme. C’est là aussi qu’il publiait Edmenegarda. Le succès du poème inspira à l’auteur la pensée d’un voyage en Italie. Il parcourut les diverses villes de la péninsule, accueilli et fêté partout, jouissant de sa jeune renommée, mêlant peut-être à ses courses quelques aventures romanesques, mais ne s’endormant pas dans cette première ivresse. M. Prati était déjà un écrivain, et le nom du poète n’a fait que se répandre depuis quinze ans à mesure qu’il multipliait les œuvres où se laissent apercevoir le caractère, la marche, les progrès ou les transformations de son talent. Après l’Edmenegarda paraissaient successivement les Canti lirici, les Canti per il Popolo, les Ballate. Durant un premier voyage en Piémont, M. Prati publiait deux volumes de Nuovi canti, les Memorie e Lacrime et les Lettere à Maria. De Turin, le poète allait dans le canton du Tessin, et de là il retournait encore une fois à Padoue, où il mettait au jour les Passeggiate solitarie, les promenades solitaires. C’est là ce qu’on pourrait appeler la première période de la carrière poétique de M. Prati, le premier essor de son talent.

Tout ici a un caractère de vive et brillante spontanéité. Ces Canti lirici, ces Nuovi canti, ces Memorie e Lacrime ne sont qu’une collection variée de morceaux détachés où se révèle tout entier le talent du poète, talent souple et ingénieux, harmonieux et pénétrant, essentiellement lyrique par-dessus tout, et n’ayant d’autre préoccupation que l’art, l’expression sincère et pure de l’idéal. M. Prati n’a point évidemment la force de la pensée, la puissance de l’invention, mais il a une sorte de grâce émouvante et douce, tempérée parfois d’une certaine ironie humoristique. Il aime à évoquer les souvenirs de la jeunesse, les émotions intimes du cœur, les spectacles merveilleux de la nature, thèmes ordinaires de son inspiration dans ces premiers vers. Un des genres où M. Prati a le plus excellé peut-être est le sonnet ; nul n’a mieux réussi à condenser en quelques traits rapides une impression d’attendrissement ou une pensée fugitive. Tel est le sonnet qui a pour titre un Jour d’hiver. « Toutes les fois que l’heure silencieuse du crépuscule approche, dit le poète, une calme mélancolie s’empare de moi et humecte doucement mes yeux d’une larme de douleur. — Je regarde le feu mourant, et j’éprouve un charme irrésistible à y tenir mon regard fixé tant qu’un peu de braise étincelle encore au milieu des cendres. — Le dernier pétillement de cette vie qui s’éteint, l’ombre qui s’épaissit et la neige qui tombe me serrent le cœur d’une tristesse plus sombre. — Un cri s’échappe de ma poitrine, remplie de terreur : Mon Dieu ! quel rêve que cette courte existence ! mon Dieu ! quelle solitude que cette terre ! » Mettez à côté cet autre sonnet sur l’isolement : « J’aime bien mieux la fleur solitaire que celle qui égaie le sol au milieu de mille autres. J’aime le ruisseau qui coule au milieu des champs dans un tout petit lit, et l’oiseau qui prend un vol court du rameau au rameau, qui épanche en chantant une ancienne douleur. J’aime l’astre qui brille au pôle sans cortège dans le ciel limpide. J’aime le petit nuage qui se teint d’une pâle pourpre et qui court toujours, comme poussé par un désir mystérieux. Je suis épris de toute chose isolée, parce que j’y vois l’image de mon âme isolée pour toujours et affligée. » Tous ces petits poèmes de quatorze vers sont en général ravissans. Ils sont ravissans peut-être parce qu’ils se composent de quatorze vers seulement, et qu’il suffit d’une seule idée bien traduite, bien amenée, pour les rendre charmans. On voit de plus comment l’auteur possède l’art de représenter un objet, de résumer une pensée, un sentiment dans une pure et limpide poésie. C’est de la poésie intime, personnelle, qui diffère assez sensiblement de deux genres dans lesquels le poète s’essayait bientôt, celui de la légende et celui des chants populaires ou du moins des chants destinés au peuple.

Les Ballate de M. Prati n’ont pas eu moins de succès que ses sonnets. Personne dans ce siècle n’avait traité ce genre en Italie. Cesarotti, par la traduction d’Ossian, avait à la fin du siècle dernier essayé d’introduire dans la patrie de Dante les créations du barde du Nord. La tentative de Cesarotti n’avait pas échoué ; son livre fut lu et goûté, mais on s’en tint à l’approuver. Il n’eut pas d’imitateurs, et la raison en était simple. La ballade et les poésies fantastiques prennent leurs sources dans les traditions populaires ; or il n’existe que fort peu de ces traditions au-delà des Alpes. Le poète du Tyrol pouvait mieux que tout autre faire cette tentative. La tournure de son esprit, son talent descriptif et narratif, un certain sentiment puisé dans la vie des montagnes, se prêtaient à chanter les aventures d’amour ou d’héroïsme d’un autre temps. L’ironie qui éclate parfois d’une manière inattendue complète l’heureux mélange de qualités nécessaires pour faire le conteur fantastique. Les Ballate, dont les sujets sont presque tous imaginaires et semblent empruntés aux traditions slaves ou allemandes, ne sont donc pas un essai sans valeur. Ce sont pour la plupart des contes saisissans où les images se succèdent. Une étincelle de sentiment brille à côté d’un sourire railleur. Simple et naïf par momens, l’auteur se montre aussi parfois touchant et émouvant, Seulement les Ballate commencent à révéler que l’invention n’est pas le principal mérite de l’auteur. Dans ses Canti per il Popolo, M. Prati a eu une pensée généreuse en se proposant de rendre la poésie accessible aux classes inférieures. L’auteur n’a point eu sans doute l’intention de créer une poésie populaire, ce qui ne se fait pas ainsi de propos délibéré ; il a eu la pensée plus modeste d’écrire des vers que le peuple pût comprendre, de nature à faire arriver jusqu’à ce lecteur nouveau le charme de la poésie. Mais dans ces limites mêmes a-t-il réussi complètement ? On peut dire que le poète resserre souvent sa pensée de peur de n’être point compris de ceux à qui il s’adresse ; d’autres fois aussi la simplicité dans ses vers ressemble singulièrement à de la recherche et même à l’absence d’idées. Si M. Prati n’a point donné à l’Italie un chansonnier populaire, il est du moins telle de ses chansons qu’on peut sous certains rapports appeler nationale. La Vengeance, le Rapporteur, sont de nobles et morales inspirations qui prennent leur source dans l’amour du peuple et de la nation italienne. Un souffle bien léger encore, et à peine sensible, commence à circuler dans les vers du poète tyrolien. Ce fut assez à cette époque pour que le roi Charles-Albert, qui semblait épier depuis longtemps l’apparition d’un Tyrtée, fît inviter l’écrivain à composer un chant guerrier pour une fanfare militaire. Le poète répondit avec empressement aux désirs du souverain piémontais, et même la pensée de l’hymne était assez claire, assez agressive pour que la diplomatie s’en mêlât. On ne parla plus de la fanfare ni du chant belliqueux, et l’auteur n’a livré son morceau à la publicité qu’après les événemens de 1848. C’est par ce fait que M. Prati commence à se mêler en quelque sorte à la politique. Le roi piémontais, qui nourrissait depuis longtemps ses projets d’indépendance, saisissant toute la valeur de la popularité du chantre d’Edmenegarda, l’avait pris par la main pour l’introduire dans cette voie où l’Italie tout entière allait se précipiter.

Rien jusque-là, il faut le dire, n’avait semblé préparer M. Prati à ce nouveau rôle ; mais le poète, après des compositions nombreuses, arrivait déjà à la maturité du talent, à cette heure où l’esprit sent le besoin d’aspirer à des conceptions plus sérieuses, de se mêler à la vie active et universelle. Le livre de Storia e Fantasia et les Canti politici sont les fruits principaux de cette période de la carrière poétique de M. Prati. Dans le premier de ces ouvrages, l’auteur a visiblement des prétentions philosophiques, il se livre même à des interprétations du catholicisme qui lui ont suscité quelques démêlés fort peu littéraires avec Rome. Quant aux Canti politici, — Chants politiques, — ils sont le vivant témoignage d’une époque qui est déjà loin de nous, et où le poète n’est pas sans avoir eu sa part active. Emprisonné à Padoue par la police de l’Autriche à la veille de la révolution italienne, il était persécuté bientôt à Venise et à Florence par la révolution triomphante, et c’est ce qui donne un cachet de sincérité indépendante aux sentimens de fidélité qu’il a voués à la maison de Savoie. Nés avec les circonstances, à mesure que les événemens se succédaient, et récueillis depuis seulement, les Canti politici sont certainement l’œuvre d’imagination qui reproduit avec le plus de vivacité et d’animation le mouvement italien de 1848.

Tous ces chants divers, l’Hymne à l’Italie, le 8 Février 1848 à Padoue, Nous et les Étrangers, Pie IX, Charles-Albert, ramènent invinciblement à ces temps d’illusions et d’espérances. Un souffle prophétique passe à travers cette poésie. Les soulèvemens populaires ne peuvent longtemps se faire attendre. On sent qu’aux aspirations vont bientôt succéder les faits. L’idée de l’indépendance se dégage enfin, et le mouvement éclate d’un bout à l’autre de la péninsule. Le poète entonne alors son Cantique de l’Avenir, l’hymne Apres la Bataille de Goïto, celui qui a pour titre Chassons l’étranger. Dans ce siècle, où les événemens se succèdent avec une si étonnante rapidité, où les impressions sont si fugitives, il est peu de personnes qui se rappellent d’une manière précise la sensation que produisaient de toutes parts les premières victoires de Charles-Albert. Les Canti politici font revivre dans ce temps. Ce sont bien là les cris de victoire et de joie, les chants de triomphe et la foi aux destinées nationales qui éclataient autour de nous.

On trouve dans ces pages les traces de ce besoin de croire à l’union de tous les Italiens, à la concorde des esprits, — besoin qui était dans toutes les âmes. On pressentait que le danger était là, et M. Prati, fidèle à sa mission de vates, menaçait du haut de son trépied celui qui réveillerait les discordes, qui refuserait de suivre le drapeau du roi de Sardaigne. Le poète avait raison, mais les vers n’arrêtèrent point les partis : sa muse alors prend les voiles de deuil à l’aspect des divisions qui surgissent. M. Prati, se trouvant à Florence au moment où l’on y proclamait la république, se voit en butte aux mauvais traitemens des exaltés. Les chants Tristis anima mea, A Joseph Mantanelli, Armes ! Armes ! Douleurs et Justices, représentent ces tristes journées où les partis, oubliant les victoires de l’étranger, s’entre-déchiraient avec une fureur incroyable. Les uns et les autres s’accusent sans trop savoir pourquoi ; à côté du drapeau constitutionnel qui subit des revers, le drapeau républicain s’élève à Florence, à Rome, à Venise. L’hymne va bientôt se changer en élégie. Au sein du Piémont lui-même, ce dernier refuge de l’indépendance nationale, un esprit de dissolution et de folie commence à pénétrer. Celui qui a entrevu dans son chant prophétique les différentes phases de l’insurrection italienne, qui excitait les peuples à s’unir autour de Charles-Albert et poussait ce roi au-delà du Tessin, va tout à l’heure chanter un chant funèbre sur son cercueil. La mort ne se contente pas de cette proie illustre. Les principaux promoteurs de l’indépendance succombent bientôt et disparaissent successivement : Balbo, Gioberti, Pinelli, Bava, Silvio Pellico, Berchet, Giusti. M. Prati consacre ces noms illustres à des titres différens.

Une des pièces les plus originales des Canti politici est la Statue d’Emmanuel-Philibert et la Sentinelle, que M. Prati faisait en 1849, au moment où il rentrait dans le Piémont pour s’y fixer désormais. C’est une vive et mordante satire. Le héros de Saint-Quentin sur son piédestal s’émeut des idées subversives qui ont envahi toutes les têtes, et il engage une conversation sur les événemens du jour avec la sentinelle qui garde le monument. Dans un premier dialogue, on est à la veille de la bataille de Novare. Emmanuel-Philibert blâme hautement l’imprudence de cette entreprise, la faiblesse du gouvernement et les sottises de la populace. La sentinelle de la garde nationale est un type curieux de bourgeois inepte esquissé en traits rapides, mais plein de vérité. Le soldat-citoyen riposte avec une dignité burlesque à l’amère et hautaine ironie de son royal interlocuteur. Le second dialogue a lieu après la défaite de Novare et entre les mêmes personnages.

« Dans la nuit d’hier, Philibert s’est réveillé de nouveau ; la sentinelle a tremblé, mais elle n’a osé l’interroger ; elle a baissé la tête vers la terre, pressentant l’orage. Déjà il lui semblait entendre ce roi de fer jurer comme un coupe-jarret.

« — Maudite indépendance ! liberté bouffonne ! Nous avons perdu la plante et la graine, nous voilà flambés de la bonne sorte ! — Pardonnez-lui, seigneur ! c’est un moment d’affliction, murmurait le bon soldat, quelque peu scandalisé.

« — Dis-moi donc : le bulletin ? — Majesté,… ce n’est que trop vrai. — L’étranger est donc sur le Tessin ? — L’étranger est sur la Sesia. — Quoi ! Alexandrie serait envahie ?… Ô honte de ma maison ! — Il détourna les yeux du palais royal, et il se mordit les mains avec fureur.

« En ce moment, l’endroit ténébreux s’éclaira d’une pâle lumière ; les pilastres, le monument, le bronze, tout était en feu. Ce nouveau Roland se prend à tempêter, il brise en deux morceaux son ancienne épée, et lance sur la place son grand casque et sa cuirasse.

« — Malheureux ! ne vous l’avais-je point dit ? Cette folle guerre ne pouvait qu’ouvrir des abîmes honteux à mon pauvre pays ! Le roi-soldat vient d’acquérir une belle gloire sur le champ de bataille !… — Majesté, trêve de reproches inutiles. Vous fûtes grand, soyez poli.

« — Tu as raison. Pauvre Albert ! triste jouet d’illustres tromperies ! De quel crêpe viens-tu de te couvrir, ô pensée de dix-huit ans ! La victime insigne est tombée, et c’est toi, fatale Novare, qui as servi d’autel. Maintenant il dirige son pas solitaire vers l’exil, et il va on ne sait où.

« Va, choisis un endroit tranquille, tu n’entendras pas un reproche de moi. La honte ne retombera pas sur toi, mon digne enfant, mais bien plutôt sur l’Italie. Regarde pour quelle contrée lu jouais ton épée et ton bonheur ! Quelle récompense on réservait à tant de foi !

« Ce malheureux et brave enfant de ma race t’a secouée, ô dormeuse ! Tu le trahissais, tu l’accusais, ingrate Italie ! Est-tu contente maintenant ? Sur l’Arno et sur le Capitole, on lui a enlevé son trône et son honneur. Présente donc tes poignets à la chaîne ; ta punition est terrible, mais juste.

« — Majesté, je ne sens que trop la justesse de vos reproches ; j’en ai la rougeur au front. Et maintenant que va dire l’Europe et le monde de nous, lâche troupeau ? On rira sous cape, comme on rirait en voyant un haillon exposé au soleil s’écrier : « Je fus un jour pourpre impériale ! »

« Majesté, le roi Victor est monté hier sur le trône de ses ancêtres ; ne pourrait-il point se faire qu’il eût à nous laver de la rougeur des injures reçues ? Ce jeune rejeton de Savoie a un cœur de lion dans la poitrine, et si la saison devient propice, le lion pourrait bien se réveiller.

« — Silence ! que le caduc maréchal ne t’entende pas au moins, lui qui tire maintenant de nos champs le fourrage pour ses chevaux !

« — Majesté, vous parlez en homme sage ; cependant ce fourrage est une honte : tant que l’on parle, on ne pense point à venger cette honte.

« — Silence ! tissons sans faire de bruit ; malheur à nous si la navette est trop bruyante ! Les belles journées reviendront. — Majesté, vous me consolez, tout espoir n’est donc pas perdu ? — Tais-toi, et ne te montre point trop curieux. Le coq et l’œuf sont encore dans le nid de l’Italie.

« Mais chassez une bonne fois les pharisiens rouges et noirs. Ce sont eux, ces charlatans du bonnet rouge et de l’Agnus, qui ont traîné jusqu’à la honte, par le fil de la marionnette, le royaume subalpin.

« Et toi, monarque qui viens de monter au sommet que ton père descendait tout à l’heure, toi qui as rajeuni mon nom, lion parmi tes légions, fais attention à bien choisir ta voie ; elle est inégale et trompeuse. Ne tiens pas compte des sourires, mais des cœurs ; arrache les masques et regarde aux visages…

«….. Que ta mémoire se rappelle les douleurs d’à présent, et que ton regard soit toujours fixé sur les Alpes et sur la mer. Là où les roses poussent, cherche aussi à entretenir les lauriers. Aime les vaillans, honore les justes, et attends l’heure dans le silence. — Majesté, vos paroles me consolent !

« — Je te console ?… Et pourtant, si je ne me trompe, il y a peu de jours tu te montrais tout épris de la république. On aurait dit que son esprit avait envahi tous tes membres. Bien plus, dans un accès de fureur, tu m’as menacé de ton fusil, et je crois même que tu es allé jusqu’à me dire….. lâche !

« — Je suis un pauvre soldat qui pense fort peu et qui n’y voit pas clair du tout. Ces fripons m’ont donné, je m’en aperçois maintenant, un bien triste credo, que j’ai répété jusqu’ici en vrai perroquet, sans y prendre garde et sans y voir de mal…..

«….. Mais, majesté, si Dieu le veut, le canon ira bien encore au-delà du Tessin. — Trêve aux vains mots ! la jactance sied bien mal au vaincu. Écoute-moi cependant. Si un jour, pour nous laver du double outrage, nous surgissons tous, depuis la mer jusqu’aux Alpes, en peuples véritables et non en taupes aveugles,

« Le vieux Philibert alors saura voler au milieu des cohortes avec Victor et ses preux, avec Fernand et avec Umbert. Je plongerai dans l’Isonzo vaincu ces rênes de bronze, et à défaut de cette épée, que je viens de briser, avec des sanglots de rage,

« Dans cette lutte suprême. Dieu lui-même me fera don à moi, son fidèle, de la sombre épée de l’archange Michel. Le nouveau Lucifer qui empoisonne la fleur du monde sera pour toujours chassé de l’Eden d’Italie.

« Ô cheval de mes gloires, tu ressens ta vieille ardeur. Tu flaires dans le vent l’odeur d’une victoire. Arrête-toi, laisse retomber ta crinière. Étouffe tes hennissemens. Les personnes qui nous entourent, toutes depuis l’enfant jusqu’à l’aïeul, sont maintenant en proie au sommeil.

« Mais si l’Italie ne sait pas, en dix ans, arracher le bandeau qui couvre ses yeux amollis et paresseux, qu’un hurlement sorte de ta poitrine. Que le fer et le feu descendent dans son sein et qu’ils la consument ! Que l’ouragan et l’avalanche se précipitent sur elle, et qu’il n’en reste pas un seul souvenir ! — Majesté, nous sommes d’accord. »

Ce n’est point une certaine originalité vigoureuse, familière, et même parfois presque brutale, qui manque à ces vers, fils d’un moment de passion et lancés au milieu de la mêlée des partis. On voit quel sentiment l’auteur des Canti portait dans la politique de son pays, et en comparant ces derniers chants à ceux par lesquels il débutait, on peut voir aussi le talent de M. Prati se révéler sous ses divers aspects. Dans la première partie de sa vie, c’est un lyrique émouvant, harmonieux, tout personnel, qui semble ne se point douter qu’il y ait au monde des écoles eu lutte, des nations qui souffrent, des dogmes qui se livrent un éternel combat. Dans la seconde période, le poète sent frémir en lui l’ardeur des émotions nationales, et sous ce rapport il se rattache à la tradition de la pensée italienne.

Depuis quelque temps cependant, on dirait que cette double voie ne suffit plus à M. Prati, et que l’auteur d’Edmenegarda s’est mis à la poursuite d’une transformation nouvelle, d’un idéal philosophique. On l’a remarqué, le livre de Storia e Fantasia témoignait déjà de ces tendances, qui n’ont fait que s’accuser de plus en plus dans ces dernières années. Dans un court intervalle, M. Prati a multiplié en effet les tentatives en ce sens. À cette évolution de son esprit se rattachent les poèmes assez récens encore de Rodolfo, la Bataille d’Imera, Satan et les Grâces, et le poète même ne vise à rien moins qu’à composer une vaste épopée sous ce titre grandiose : Dieu et l’Humanité. L’auteur ne dissimule point l’immensité de son dessein ; il veut faire revivre les grandes ères de l’humanité, raconter les époques biblique, grecque, romaine, chrétienne, le moyen âge et les temps modernes, montrer Dieu accompagnant perpétuellement l’homme pour l’aider à combattre le mal, pour le diriger dans la voie de la vérité, de la justice, de la liberté et de la civilisation. C’est la lutte du Tout-Puissant et de Satan décrite dans une œuvre où se mêleront l’élément lyrique, l’élément dramatique, l’élément épique. Il est plus facile, ce semble, de tracer ce programme que de le remplir. Les essais nouveaux de M. Prati ont eu leurs apologistes en Italie, et ils ont eu aussi leurs détracteurs ou leurs juges sévères, chose nouvelle pour un poète dont les vers étaient environnés jusqu’ici d’une popularité universelle. Ils ont été d’autant plus contestés, que l’auteur, en se posant comme l’interprète d’une philosophie catholique, assez vague il est vrai, venait se mêler, sous une autre forme, à toutes les querelles des partis et des opinions. Or, indépendamment de la valeur philosophique des idées du poète, il y a ici un bien autre problème : de telles entreprises sont-elles dans la nature du talent de M. Prati ? Quelque réel que soit le mérite de l’auteur de Satan et les Grâces, quelque généreuse que puisse être dans son principe la pensée qui a dicté ses récentes tentatives, M. Prati n’est point évidemment de cette race de poètes qui embrassent l’horizon intellectuel dans son immensité, qui parviennent à rassembler tous les élémens d’une vaste épopée philosophique. Ses derniers essais ne semblent prouver qu’une chose, c’est qu’il a senti le besoin de chercher à exprimer, lui aussi, une idée, comme il y a la pensée religieuse chez Manzoni, la pensée fataliste chez Leopardi, la pensée purement patriotique chez Niccolini.

Le dernier mot des tentatives épiques de M. Prati n’est point dit encore sans doute ; mais l’originalité, par conséquent l’aptitude réelle de son talent, est facile à saisir dans une carrière qu’on pourrait presque dire privilégiée. Il est peu d’hommes parvenus avec moins de peine à la renommée. La nature a mis un soin extrême à lui frayer la route, à écarter de son chemin les obstacles qui rendent souvent si difficile le début d’un jeune talent. En mère dévouée, après avoir doué cet esprit des qualités les plus propres à rendre toutes les sensations intérieures, elle a choisi son nid pour ainsi dire. C’est sur les Alpes qui séparent la souriante Italie de la rêveuse Allemagne qu’elle plaça le berceau de l’auteur d’Edmenegarda. Dans ces douces années de l’enfance qu’il rappelle si souvent dans ses vers, le poète a pu admirer les tableaux qu’offrait à ses yeux une nature luxuriante ; il a pu aussi pénétrer dans les ruines des vieux châteaux allemands, dont il entendait pendant les nuits d’hiver raconter les légendes. Lorsqu’il exprime toutes les impressions d’une enfance qui s’est développée en plein air, face à face avec les plus belles œuvres de la création, M. Prati est vraiment lui-même. Il est encore dans la vérité de son talent quand il chante les vicissitudes de l’Italie, lorsqu’il reproduit les mystérieuses douleurs de l’homme, ou qu’il raconte les scènes fantastiques des Ballate. Son esprit a la flexibilité, la grâce d’un Métastase, pourvu qu’on y ajoute la vibration de l’instinct national en certaines heures. En attendant que M. Prati ait réalisé ses entreprises épiques, c’est une part suffisante. D’ailleurs, quand l’auteur d’Edmenegarda ne serait ni un philosophe, ni un politique, ni même le créateur d’une épopée nouvelle, quand i ! ne serait qu’un simple poète écrivant des vers pleins d’harmonie, n’a-t-il pas dit lui-même un jour que ce qu’on faisait pour les lettres, on le faisait pour la patrie ?

Marchese.