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Girart de Roussillon (Manuscrit d’Oxford) avec traduction Paul Meyer - 2

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2. Le ton monte entre le roi Charles et Girart

42.
Carles part de girart e de borgoigne.
O cons la tant ſeruit nō augoigne.
600Vaiſent ꝑ lo(hereg)ne tro a coloigne.
f. 11vE mandes ſos baíuers e de ſaſoigne
E diſt a ſon conſeil quil ne reſoigne
Que ne preiçe un eu tote ſapoigne
Se girart de ſa terre fors ne redoige
605De ꝓuence e dauuerne e de gaſcoige
Ainc n̄ uiſtes nul rei tanz mauſ aioigne

39. Charles quitte Girart et la Bourgogne. Malgré tout le service qu’il avait eu du comte, il n’eut pas honte [de faire ce qu’il fit ]. Il s’en alla par la Lorraine à Cologne ; il manda ses Bavarois et ses Saxons, et dit, sans hésiter, à son conseil, qu’il ne prisait pas un œuf toute sa puissance s’il ne rognait à Girart sa terre, Provence, Auvergne et Gascogne. Jamais vous ne vîtes roi aussi irrité.

43.Carles mandet ſa gent n̄ dis ꝑ quei
E comandet caſcun caduie o ſei
Ses chiens e ſes lebriers eſō arnei
610E pur cheual e armes aquemanei
E tieberz demandet armes a quei
Apele o ſoi teuric efurent trei
A uos dous ou dirai o plus me croi

Girarz nō eſt mos om ne ne tient fei
615E ſeu mal li pois faire ne me deſlei
Jrai aroſſilon prendre que dei
Cache bois e ribere e mon conrei
E cele epluſ aſſaz ſi aiſe en uei
Jſ conſels diſt tieberz n̄ iſt de mei
620Quel conte faciez mal nil uos gerrei

40. Charles manda sa gent sans dire pourquoi, et commanda à chacun d’amener promptement avec soi ses chiens et ses lévriers et son harnais, simplement[1] un cheval et ses armes. Et Tibert demanda : « Des armes ! pourquoi ? » Le roi appela Thierri, et ils furent trois : « À vous deux je le dirai en qui j’ai le plus de confiance. Girart n’est pas mon homme et ne tient point fief de moi. En lui faisant du mal, si je le puis, je n’agirai pas déloyalement. J’irai à Roussillon prendre mon droit : la chasse en bois et en rivière et mon conroi[2] cela et plus encore, si j’en ai le loisir. — Ce n’est pas mon avis, » dit Tibert, « que vous fassiez mal au comte, ni qu’il vous guerroie. »

44.E uos que men direz diſel teuric
Seiner li paire ſunt mi enemic
Ne uos uuel dar conſeil ia dˉo bric
Que co dient tei ome ne tei amic
625Ques aie mes en gerre ne en ſtric
Co ſai tan ſunt donor e dauer ric
Griu ſerrunt conqueſut co uoſ afic
Non uuel co reſpont carles comínen p̄dic
Ere reſtent li uiel uiennent li fric
630f. 12rQues frai tot manant cel plus mendic
Don meſtier uos arant iouere e entic
Neu ne uos poiſ faillir au uerai afic

41. — Et vous, Thierri, » dit le roi, « que m’en direz-vous ? — Sire, les pères[3] sont mes ennemis ; je ne veux point vous donner le conseil d’un homme léger, pour que tes hommes et tes amis disent ensuite que je les ai jetés dans la guerre et dans la détresse : je les[4] sais si riches en terre et en avoir qu’ils seront malaisés à conquérir, je vous assure. — Je ne veux pas de sermon, » dit Charles : « que les vieux restent, et viennent les jeunes ! et je ferai riche le plus pauvre. — Sire, vous aurez besoin des vieux comme des plus jeunes, et je ne puis vous manquer au moment critique. »

45.Carles ueit taus cent contes de ſoz un bruel
Jouenceaus e meſcins e plains dorguel
635E brocet lo cheual obes ſecuel
Cache auam e ribere erbage e fuel
Mais ual aiſi annar queſtar dinz ſuel
Aiudez me ueniar dunt pluſ me duel
Queu uos am plus aſſaz queu ne ſuel
640Don cheuauge abandon e nos acuel
Conquer honor e tˉre e done e cuel
Ne gariſſe tes ſaus tors ne caduel
Ne nos tiegnēt tampez qui muel
Vos me donez conſeil tal con eu uuel
645Non i a un tan paubre ſamei ſacuel
Nou doigne quan uoldra de cor ne duel

42. Charles voit près d’un bois une centaine de comtes, tous jeunes et pleins de fierté. Il pique son cheval et les aborde : « Allons chasser en rivière et en bois : mieux vaut ainsi aller que de rester chez soi. Aidez-moi à me venger de celui qui me cause le plus de tourment. Je vous aime mieux qu’il[5] ne fait. — Sire, chevauche à bandon, et prends-nous avec toi. Conquier fiefs et terres, donne et reçois. Que tours ni donjon ne te défendent aucun trésor, et que pluie, ni tempête ne nous arrêtent ! — Vous me donnez le conseil que je demande ; il n’y a si pauvre, dès qu’il sera avec moi, à qui je ne donne tout ce qu’il pourra convoiter. »

46.Carles a cor ualent e cuer felon
E diſt non ſoufre par en ſa reion
Furent o lui ſi conte e ſi baron
650E ſon obes lor mitetes e lor bracon
E treſpaſſent ardane e bois dargon
E ꝑ hoc ſciant pres prou uena e on
La reine ou apres emandet lon
Girart. quere ſa grant de traition
655Mais li cons a cor noble tant e baron
Que nel creeit trouit la meſpreizon
E ꝑ hoc ſimandet conte folcon
E boſun e ſeigin de beſenzon

43. Charles a corps vaillant et cœur fier ; il dit qu’il ne souffre point de pair en sa terre. Avec lui furent ses comtes et ses barons ; ils avaient leurs meutes et leurs chiens braques. Ils traversent l’Ardenne et la forêt d’Argonne[6], prenant abondance de venaison. La reine l’apprit et manda à Girart d’avoir à se garder de trahison. Mais le comte a le cœur si noble qu’il n’y crut pas jusqu’au moment où il se vit provoqué ; et pour cela il manda le comte Fouque, Boson et Seguin de Besançon.

47.f. 12vCarle uent de chachar per un ſender
660Elauerent li tuit ſi conpaigner
Qua ſaint prezant ſe an au moneſt
Aiqui a aige dolce peſc e uiuer
Beuran aſgez ꝑgunt noſtre deſtrer
E peſtrant ꝑ ces praz mul e ſomer
665Es uos enchat laire e lenconbrer

De quei pois furent mort tant cheualer
Er auires de carle. girart. quequer

44. Charles vient de chasser par un sentier. Ses compagnons lui conseillent tous de se rendre au moûtier de Saint Prezant (?). « Là on trouve de l’eau douce, du poisson en vivier ; nos destriers entreront dans les terrains bas ; mulets et bêtes de somme paîtront par les prés. » Voici que commencent le ressentiment et la querelle dont moururent par suite tant de chevaliers. Vous allez entendre ce que Charles réclamait à Girart.

48.Carles uent de chachar del gaudardenie
Furent o lui cent conte dune iouenie
670Caus treit uautre o lebrer en ſa cadenie
E portent aurions a la fort peine
E ſec lautre maiſnade quel reis ameine
Entros ca roſſillon non tec ſa freine
De ſors le mur erbergent aes lareine
675E fant les cheuaus corre ꝑ la uareine
E li ſomer paiſcient a la paleine
Es uos enchat de gerre la pime eſtraine
Ml’t durra longes acheſte peine
Qel termine es enchaz quel lune ē plaine

45. Charles vient de la forêt d’Ardenne où il a chassé. Il avait en sa compagnie cent comtes tous jeunes, chacun menant enchaîné veautre[7] ou lévrier ; ils portent des alérions[8] à la penne vigoureuse. Suit le reste de la mesnie que le roi conduit. Jusqu’à Roussillon, il ne tira pas sa rêne. Ils se logent devant les murs, sur le sable, faisant courir leurs chevaux par la campagne ; les bêtes de somme paissent par la plaine, c’est la première étrenne de la guerre. Elle durera longtemps. Au temps où elle commença, la lune était en son plein.

68049.Soz toz omes eſt carles reis enuííous
Hanc ne uiſtes negun tan orgeillous
Soz roiſſilon erbergent eſ praz erbous
E fant tendre ſos traus ſeiſſante dous
En caſcun a poin daur reſpeſious
685E li cheual as lautres paiſſent lo rous
Lo reis ueit lo caſtel tan cobeitous
E iuret damlideu le glaurious
f. 13rSiou mere lai de ſus con ſui ca ious
Non ſerie girarz cons poderous
690Aiqui a un donçel manſit e tous
Qui li reſpont treis moz contrarious
Se per traicion nere ſeiner deuous
Cel cap que auez negre auriaz rous
Que laguiſſaz de geerre plain gant eſcous
695Tant ſai girart de gerre mal engignous
Quil ne preiçe lamſtre uaillent untrous

46. Charles est envieux plus qu’aucun homme. Vous ne vîtes onques roi si orgueilleux. Ils se logent sous Roussillon, dans les prés herbus, et font tendre soixante deux[9] tentes, chacune est surmontée d’une pomme d’or resplendissante, les chevaux, au piquet, paissent l’herbe couverte de rosée. Le roi vit avec convoitise le château, et, jurant le nom de Dieu glorieux : « Si j’étais là-haut, » dit-il, « comme je suis ici-bas, Girart ne serait pas un comte puissant ! » Il y avait là un jeune damoiseau qui lui répondit un mot vif : « À moins, sire, d’y employer la trahison, votre tête noire deviendra rousse avant que vous lui ayez enlevé de terre un plein gant. Je sais Girart si habile à la guerre, qu’il se soucie de vos attaques comme d’un tronçon de lance. »

50.Quant lot carles martels quel contrarie
Que ia naura la tor ſel neſt traie
Apelet un dolcel de ſa parie
700Bernart le fil poncon de tabarie
Bernart uaime agirart ſel me couie
Rende me del caſtel la maiourie
Queu hui uoldrai laiſſar ma donzelie
E ſel faire nel uelt quel me deſdie
705Jainz ne uerra paſſat carante die
Moſterrai li de gent tal oſt monie
Cent mile cheuailirs de lombardie
Eſtre gríuz e romains e ces dongrie
Eſcos e englezeis per eſtablie
710Giuera les amailes de rauchopie
Que mile auciſt ſon paire ſoz ꝗnq;⁎nie
E lai oprendrant terre ferant fuillie
Que anc ne fu ꝑers cis aſſaillie
Ques pouges retener murs ne charrie
715E ſi girart ne rendent en ma baillie
E ſeu prendre nel faz ia reis non ſie
f. 13vLi donzes eſ montaz e tec ſa uie

E carles feiz orguel e galaubie
Qi ꝑes tau meſſage lai enanuie
720Ci comence lorguels e la fulie
Qui nō fera oian liumēt fenie

47. Quand Charles Martel entendit qu’il ne pourrait avoir le château que par trahison, il appela un de ses damoiseaux, Bernart, le fils de Pons de Tabarie[10] : « Bernard » dit-il, « va de ma part auprès de Girart, et invite le moi à me rendre la seigneurie du château, je lui en laisserai la donzelia[11]. Et s’il n’y consent pas, s’il me refuse, avant quarante jours, je lui montrerai une ost où il y aura cent mille chevaliers de Lombardie[12], sans compter les Grecs, les Romains et ceux d’Hongrie, les Écossais, les Anglais, guidés par Amailes[13] de Ranchopie dont le père a été tué par Milon sous Quinquenie[14]. Là où la terre leur manquera, ils sauteront. Jamais par eux ne fut assaillie une cité dont les remparts aient pu les arrêter. Et quand ils auront mis Girart en mon pouvoir, que je cesse d’être roi si je ne le fais pendre ! » Le damoisel monte à cheval et se met en route. Charles fit un acte d’orgueil et de fanfaronade, quand il envoya un tel message. C’est le commencement d’une conduite orgueilleuse et folle dont on n’est pas près de voir la fin.

51.Fors au maiſtre portau de roiſſillon
A deſtre con on intre ac un perron
Fait une genelee tau denuiron
725De quel ſcint li pirar e leſtelon
Tuit obrat aſeldoine neiſ li cebron
Les croutes e les uoutes de m leiton
Aiqui diſne. girrarz. ſon aurion
Tau mil de ſa maiſnade tot enuiron
730De quel ſun obaufreis lor auchoton
E ſunt de uermeil paille lor tubiō
Atant es uos bernart lo ſil poncon
E ſaludet lo gent en ſa raizon
Dˉs ſaut girrat. is cōte com riu barō
735Amis e deus gart illi reſpon
Vos me ſambeis meſſage depar car
Si dex mauit diſ il car eu ſin ſon
Er te dirai ſanprere dun te ſomon
Que rendes le caduel e la maiſon
740E ſe uos deſdiſe ſes un mot q̃ non
Ja ne uerreiz la feſte de rouiſon
Moſterra uos mos ſeiger tā riu barō
E laifors per ces praz tā paueillō
Inde e uermeil e iauſne tuíligirō
745De color e ꝑguices come pouon
f. 14rCon nōuit tāt enſeignes en un cābō
Ne per bataille faire tan riu baron
Amis co diſt girraz baiſies aicon
Ja ne me mant lo reis nule auchaiſō
750Mais ſi prenge le mien come le ſon
Quant ſa maiſnade eſcide tote aūton
Ne tain de poindre a fou ne a bricon
Car ſe traire ten pouz per traicion
O il te fera pendre come lairon
755O toz iors te tendra en ſa priſon
Cainc mais ne fuſtes rei itāt ſelō
Qui conſenti lamort deſ fis ei on
Quant il ne porent faire fī adueon
Quant paſſerent la mar au rei otō
760Mais ne len pot moueir aute tēcō
Quain non ſosfri recet drazaualō

48. Par dehors, à la grande porte de Roussillon, à droite, quand on entre, il y a un perron. Tout autour règne une galerie dont les piliers et les colonnettes[15], et même les doubleaux [16] sont incrustés de sardoines ; les voûtes[17] sont de pur laiton. Là Girart gorge son faucon[18] ; autour de lui, un millier d’hommes de sa mesnie, vêtus de hoquetons bordés d’orfrois et de jupons de soie vermeille. Voici qu’entre Bernart le fils de Pons : il salua en homme bien appris : « Dieu protège le comte Girart, le puissant baron ! — Ami, » répond Girart, « Dieu te protége ! Vous me semblez un messager de la part de Charles. — Si Dieu m’aide, je le suis en effet. Je vais te dire de quoi je te semons : c’est de lui rendre le donjon et l’habitation ; et si vous dites non, vous ne verrez point passer la fête des Rogations sans que mon seigneur vous ait montré tant de riches barons, et là dehors, par ces prés, tant de pavillons, bleus, vermeils, jaunes, variés comme la queue du paon, qu’on n’aura jamais vu tant d’enseignes couvrir la campagne, ni tant de riches barons assemblés pour combattre. — Ami, » dit Girart, « laissez cela. Que le roi ne me cherche point querelle, mais qu’il prenne le mien comme le sien. » Alors sa mesnie entière s’écrie d’une voix : « Il ne faut point avoir affaire à un homme insensé ; car s’il peut te tirer d’ici par trahison, ou il te fera pendre comme larron, ou il te tiendra toute ta vie en prison. Jamais on ne vit roi si cruel : il a consenti à la mort des fils d’Yon[19].... »

52.Girrarz ot lo meſſage tan enreiſnat
E es drecaz en piez e a parlat
Bernart tu ten iras au carlon trat
765E dííaz me lo rei per quen debat
Car eu tien en aleu tot mon ducat
Ne irai a ſa cort de tot eſtat
Mais ne me ſai de ſes tan eſtragat
Queu rende le caſtel ꝑ tau foudat

770Ja dex nen aie manme en poeſtat
Sabāz nē ſut mil mort encāp iuíat
E meit franc cheual. ious cabentat
Si qan ſerōt li camp de ſanc moillat
Quāc nauiſtes nul rei tā coracat

49. Girart entend le messager à la parole hautaine. Il s’est levé et à parlé : « Bernart, tu t’en iras à la tente de Charles, et tu lui demanderas pourquoi il me cherche querelle ? Car je tiens en aleu tout mon duché. Je n’irai pas à sa cour de tout l’été. Je ne me sens pas assez dépourvu de sens pour lui rendre aussi folement le château. Que mon âme n’aille point à Dieu, si d’abord mille hommes n’ont eu leur jugement en champ de bataille, si maint franc chevalier n’est renversé à terre ! Les champs seront humides de sang, et jamais roi n’aura été si courroucé.

77553.f. 14vDune rin diſt bernarz que me direz
Er mandera lo reis toz celz de mez
Franceis e englezeis e dais lo ſeiz
Qn̄t uerrez ſetcēt mile armaz depz
Non aurez tan fort mur toz n̄ eſpeiz
780Tant ne ſerez dedinz ious nē annez
Bernart co diſt girrart ere maugez
Que par le bateſtire que uos tenez
Ne dout ueſtre manace ne ne laprez
Abaanz chiel el fouſat en aie dez
785En uerrez tant murir de pluſ euez
Ja ne cuit que prouoires lor ſietez
E meruel me molt ſe cauienez
Mort u uencut non eſtes ſi herbergez
E uos co diſt bernarz com ou ſabez
790Se maintenes lorguiel q̃ uos aueiz
Lo tort e la baudie que ca tenez
Mais ſera lo rois febles e quez
Se dai queſte paraule nō deſdiſſez

50. — Que me direz-vous de ceci ? » reprend Bernart ; « le roi mandera tous ceux de Metz, les Français, les Anglais[20] et ceux d’Aix-la-Chapelle. Quand vous verrez cent mille guerriers d’élite, vous n’aurez si fort mur qui ne soit abattu ; si nombreux que vous soyez dessus il vous faudra descendre. — Bernart, » dit Girart, « entendez-moi : par le baptême auquel vous avez foi, je méprise vos menaces. Avant qu’il y ait dix hommes dans le fossé, vous en verrez tant mourir, et des meilleurs, qu’il n’y aura pas un prêtre pour chacun. Si vous venez, je serais bien étonné de ne vous point voir hébergés ici morts ou vaincus. — Et qu’en savez-vous ? » reprend Bernart. « Si vous persistez dans votre orgueil, dans votre tort, dans votre manque de foi, le roi sera bien faible et bien pacifique, si vous ne rétractez point cette parole.

54.Dune rien diſt bernarz quē direz uoſ
795Tāt ſai charlon de gerre mal engigos
Et le ſai ſi fer e nartos
Quil mādera ſes omes deſmareníos
En uerraz ſet.c.mile armaz de ꝓs
Nē aurez tā fort mur toz nō eſcros
800Tant ne ſerez de dinz ne annaſ ious
Mais faizez une coſe qes es ganz ꝓus
Coilliez lenperador cainz a uos
Nirez a ces clocers e murs e tors
f. 15rNe cuit carles martels iabaut ꝑ uos
805Adunt paraulet folche dolzels ꝓs
Bernart dirai uos ou per glaurios
Tāt a carles martels enprez us nos
Car ſi intre cainz a plus de dos
Tan bon elme brunt uerres terros
810E maint franc cheualer mort tenebros
Enuers iaçer ſennant ꝑ cel perros
Qainc mais non uiſtes rei tan corecos

51. — Que me direz-vous de ceci ? » dit Bernart ; « je sais Charles si habile à la guerre, si dur et si plein de ressources, qu’il mandera ses hommes depuis la mer jusqu’en bas[21]. Alors cent mille preux guerriers fondront sur vous : vous n’aurez si fort mur qui ne s’écroule ; si nombreux que vous soyez en haut, il vous faudra descendre. Mais faites une chose qui est grandement de votre intérêt : recevez céans l’empereur avec vous, livrez-lui ces clochers, ces murs, ces tours.... » Alors parla Fouque en preux damoiseau : « Bernart, j’en prends à témoin le Dieu le glorieux, Charles Martel a de si grands torts envers nous que s’il entre céans avec plus de deux hommes, vous verrez de bons heaumes brunis souillés de terre, et maint franc chevalier étendu sanglant sur ce perron. Jamais roi n’aura été si courroucé !

55.Bernart co diſt girars ꝑ qel mon diz
Que tant coneis lo rei e ſos mauuiz
815Que ſil er en ca tor laiſus plus fiz
Verreit de mun caſtel cum ē baſtiz
E cum il eſt enchaz deſ la raiz
E uerreit mes eſtāz eſ bruiz fluriz
Si uerreit mes dōçelz queu ai nuriz
820Criem q̃ carleſ martels fuſ ſos mauuiz
E eu men remandrie folz es bahiz

52. — Bernart, » dit Girart, « pourquoi me dis-tu cela ? Je connais bien le roi et ses mauvaises intentions : s’il était dans cette tour, à l’endroit le plus sûr, il verrait mon château comme il est construit, comme il est cimenté depuis la base, il verrait mes étangs dans les bois fleuris, il verrait mes damoiseaux que j’ai élevés ; je craindrais qu’il me portât envie, et je demeurerais sot et ébahi.

56.Plus ten dirai bernarz girarz li dis
Quant uerreit mon palais qui reſplendis
E lun caire en lautre per mageſtis
825E uerreit les carboncle ꝗ reſplēdis
Sanble de mie nuit que ſoit midis
Criem que carles martels lencobeis
Cabanceis me deſfie queu le gerpis
E me metra lo ſiege ſi con tu dis
830Mais il nen prendra ia tāt cō il uis
Gran tort me fait li reis co meſ auis
Quant per itau folage ſi menuais

53. « Je te dirai plus encore, Bernart, » dit Girart, « quand il verrait ma salle resplendissante, toute de pierres de taille habilement appareillées, et l’escarboucle étincelante qui fait qu’à minuit on se croirait à midi[22], je craindrais que Charles le convoitât. Mais il me tuerait avant que je le lui abandonne. Il m’assiégera, comme tu dis, mais il ne me prendra pas tant que je vivrai. Grand tort me fait le roi quand il m’attaque sous un prétexte aussi fou. »

57.f. 15vAu darrain mot girarz dis ſon uiaire
Roiſſellons fu toſtens alues mō paire
835E ſil ma otroiat noſtre enperaire
E tote mautre onor tro aſenfaire
Ne len fera ſeruiſe li filz ma maire
Li caſtels ē bien forſ el murs de caire
Neu ne le tien de lui nen ſui bauzaire
840Ne nen ſa cheualer regun retraire
Catre nebous ai proz qui tuit ſunt fraire
Li ſordere len pout fulie faire
Seu uuel a monleum a ſon repaire

54. Au dernier mot, Girart dit sa pensée : « Roussillon a toujours été l’aleu de mon père. Notre empereur[23] me l’a ainsi octroyé avec tout le reste de ma terre jusqu’à Saint-Faire : jamais le fils de ma mère ne lui en fera service ! Le château est fort, le mur en pierres de taille ; je ne le tiens pas de lui, et je ne lui manque pas de foi. Il ne saurait me retirer aucun de mes chevaliers. J’ai quatre vaillants neveux tous frères : le moindre d’entre eux est capable d’aller le honnir, si je le veux, à Laon, sa résidence.

58.Bernart co dis girarz ere ten uai
845E diiaz me le rei q̃ ml’t mal fai
Queu tien tot en aleu des leire ēcai
Nē irai a ſon droit tāt cō uiuerai
Ja dˉs non laiſt ueeir lo meiſ de mai
Sabanz ne me metie en tal aſſai
850Que perdrie del cors del ſāc un rai
Que rendre le caſtel ꝑ iſt eſmai
Ne un dor de ma terre de qanq̃n ai
Per deu co diſt b’narz car biē ou ſai
Ab aicheſte paraule ſen torne e uai

55. « Bernart, » dit Girart, « maintenant va-t’en, et dis au roi qu’il agit très mal, car, de la Loire jusqu’ici, je tiens tout le pays en aleu. Je n’irai point à son jugement tant que je vivrai ; et puisse Dieu ne me point laisser voir le mois de mai, si avant ce temps je ne commence telle entreprise où je pourrai bien perdre du sang, plutôt que de rendre le château ou plein la main de ma terre ! — C’est bien, » dit Bernart, et il s’en retourne.

85559.Ere ſen uait bernarz e ſen partit
Endreit au trat lo rei eſt reuertit
E carles li demāde quant elle uit
Ere me di bernart quen as auit
E mal aie daico quil en mentit
860Aleus eſt roſſilluns au ueir afit
Ainc ome li siens paire reiſ ne fuit
f. 16rCar non fera il uos ſi com el dit
Quant lot carles martels ſē feraſit
De dol e de malame tot negreſit
865E at mandat ſos clerges ſos breus eſcrit
De france e dauuerne e de berrit
Lai aduiſtrent tan contes n̄ manatit
Sobre girart le cōte lo frāc ardit
E tindrent li lo ſiege tot un eſtit
870A une aube aparent ſonent litit
E uant a roiſſillun ant laſalit
E girrarz out tau deche qain n̄ gecit
Ne om de ſa maiſnade ne li faillit

A catrecent deſ ſeus quil ſen eſlit
875Armaz daubers e delmeſ fors ſen eiſit
A ces bares maienes tant en aucit
Quen corut ꝑ herberges de ſanc li rit
E ſe carles li ſiu len enuait
Jſte pimere uez ne ſen iauit

56. Bernart s’en retourne et se rend droit à la tente du roi. Et Charles lui demande en le voyant : « Dis-moi, Bernart, qu’as-tu entendu ? Malheur à toi si tu mens ! — Que Roussillon est véritablement un aleu : son père n’a jamais servi personne, et il ne vous servira pas non plus. » — À ces mots, Charles Martel se courrouça : de douleur et de rage, il devint tout noir. Il a mandé ses clercs, écrit ses brefs ; de France, d’Auvergne[24], de Berry, il réunit plus de barons qu’on en vit jamais pour marcher sur Girart le comte, le hardi guerrier. Ils tinrent le siége tout un été. Un matin, au point du jour, ils assaillirent Roussillon. Mais Girart ne s’oublia pas, et pas un de ses hommes ne lui fit défaut. Ils sortirent quatre cents, armés de hauberts et de heaumes, et aux grandes barrières[25] ils tuèrent tant de leurs adversaires que des ruisseaux de sang coulèrent par le camp, et si Charles avec les siens l’attaqua, cette première fois il n’eut pas à s’en féliciter.

88060.Aucis lor a girarz man franc doncel
Sen gonfanun en porte de ſanc uermel
Que len corut ꝑ laſte tes quen lartel
Nen a nul ome o lui non mereuel
E regarde ſor deſtre ꝑ un caumel
885Na cheualiers en cap aitat cabel
Com uit elmes luiſir contre ſolel
Jntret ſen el caſtel de ſoz un tel
Ni a porte negune qui ne coreil
E trait ſos meillors omes ab un conſel
890Vos ou diria armant de monbreſel
f. 16vBos e folche e ſegins ſunt mi feel
E annant per ma terre ab un adel
O trobent mon amic an ſen ob el
Sa carlon ne conbat ne pres un grel
895Se ne mue ab eſpades tant gn̄t eſuel
Ne gariſſe ſoz elme caſp ne cabel
E ſe deus en bataille men fait parel
Ainc mais rois uenot dol auers achel

57. Girart leur a tué maint franc damoiseau ; il rapporte son gonfanon rouge de sang, qui lui coule le long de la hampe jusqu’au pied[26]. Tous ses hommes en sont émerveillés. Il regarda à droite par les champs : il n’y a chevalier qui ait sur la tête autant de cheveux qu’il vit reluire de heaumes au soleil. Il entra au château, sous un tilleul ; fermant après lui toutes les portes, et réunit en conseil ses meilleurs amis : « Écoutez-moi, Armant de Monbresel[27] : Boson, Fouque et Seguin sont mes fidèles : ils vont parcourir ma terre, rassemblant mes amis. Si Charles me guerroie, je ne m’estimerai pas un grillon, si je ne le pousse l’épée à la main de telle sorte que son heaume aura de la peine à lui garantir la tête ; et si Dieu veut que je me rencontre face à face avec lui en bataille, jamais roi n’aura éprouvé douleur comparable à la sienne ! »

61.Er ſen uont li meſſage tuit trei garnir
900Ne uuelent lor ſeinor ꝑ rien faillir
Mais girart aiquel conte en grat ſeruir
Per une porte pauce ſen uan eiſir
Que carles ne li ſiu neſ pout chauſir
E reuont li meſſage ſecors querir
905Ainz ques ueie girarz criem que ſuſpir
Er fait ſemblant li cons de fol atir
Qui fait de ſes bordeis ſen mur garnir
E preie lor que uellent com ꝑ murir
E ſe carles uos uient cai aſſaillir
910Jetez peires e rauches ꝑ tal air
Que les facez arere loin repentir
Cui caut ſi le lor preie deus les air
Cainc ne lor en menbret au ſon partir
Qui a gente mullier uait i burdir
915E qui nen a ſamige uait la rauir
Vont ſen ꝑ lo caſtel ꝑ tot durmir
Ni auiſez parlar ne mot tentir
Ne gaite freſtelar ne cor bruir
E reſunt ml’t leger a eſcharnir
920f. 17rE li garſe leuet quis uait trair
Carlō e ſa maiſnade dedinz cuillir

58. Les trois messagers s’apprêtent : Il ne veulent pour rien au monde, faillir à leur droit seigneur et ne pensent qu’à servir Girart à son gré. Ils sortirent par une petite porte, sans être vus de Charles, ni des siens, et vont chercher du secours. Mais, avant de le revoir, Girart aura lieu de soupirer. Il eut une idée folle : ce fut de faire occuper les murs par ses bourgeois. Il les pria de veiller comme s’il y allait de leur vie. « Et si Charles vient vous assaillir, jetez pierres et roches, avec telle violence que vous les faciez reculer loin en arrière. » Ils se soucient bien de ses recommandations ! Dieu les maudisse ! Ils les oublièrent dès qu’il se fut éloigné : qui a gentille femme va jouer avec, et qui n’en a pas, va trouver sa mie. Tous par le château, vont se coucher, vous n’auriez entendu parler ni sonner mot, ni sentinelle jouer de la flûte, ni cor retentir. On n’aura pas de peine désormais à les honnir. Le garçon se leva, celui qui devait les trahir et faire entrer Charles et les siens.

62.Autre rien fait girrarz dūt meſtait mau
Car il pres dan fulcher le mareſcau
E lentremet la ius au trat reiau
925E fulcher quant i uint ne mes en au

Per ſon encantement lo mes en bau
Ni remaſt pauelluns tenduz ne trau
Ne ponz daur cuit darraibe ne de ciſtau
E u[int] ſoz mont laſcon el plan pradau
930Aichi paiſſent cent mur e cent cheuau
Aices en mena tos ne mes en au
Fait les cargar dauer bon conmunau
Paſſet ſoz roſſilon del primer iau
A carpion intret per lo portau
935Des uaiſele que ietat de fors enau
Ne ſai preizar les liures daur cuit que uau
E girart receit fraite quanc nō p̃ſtau
Que perdet roſſilun caſtel cabau
Ꝑ ricer de ſordane ſon ſenechau

59. Girart fit une autre chose qui lui porta malheur. Il envoya à la tente du roi don Fouchier le maréchal[28]. Fouchier fit un tel enchantement qu’il ne reste plus ni pavillon ni tref[29], ni pomme d’or cuit d’Arabie ou de cristal[30]. Puis il vint sous le Mont Laçois[31], dans la plaine. Là paissent cent mulets et cent chevaux. Il les emmène tous, les fait charger de butin, passe sous Roussillon au premier chant du coq, et entre à Escarpion[32] par la grande porte. La vaisselle d’or qu’il y mit en sûreté, je ne saurais en évaluer seulement le poids. Girart cependant reçut un terrible échec, car il perdit Roussillon, le château souverain, par Richier de Sordane son sénéchal.

94063.A deus com ele eſtait a bon gerrer
Qui de fil de uilan fait cheualer
An fait ſon ſeneſchal e conſeller
Com fait li cons girarz malet richer
Qui li dona onor grant e muillier
945Pois trai roſſillun a carle au fer
A deus que ne le ſot li cons tes er
Ni ageſt a la gaite ſi man porter

60. Ah Dieu ! qu’il est mal récompensé le bon guerrier qui de fils de vilain fait chevalier, et puis son sénéchal et son conseiller[33] ! comme fit le comte Girart de ce Richier, à qui il donna femme et grande terre ; puis celui-ci vendit Roussillon à Charles le fier. Dieu ! pourquoi fallut-il que le comte ne le sût point la veille ! il y aurait eu à la porte un meilleur portier.

64.Girarz ac un ſon dru ſon acreent
f. 17vTant mar i ment li cons ſon nuiriment
950E li dona muillier e chaſement
E porpenſa li garz en ſon iaçent
Traira ſen ſeinor a ſon dorment
Chauſe ſei e ueſtit mais non fais lent
E uent au lit au conte les chaus en prent
955E deſfermat la porte coitadement
Endreit au trat lo rei en uent corent
E cant fu au portau ſi ſe catent
Ere uuel quen diiaz uōre talent
Queu rendra roſſillon fera ou gent
960Sil en aura en france nul chaſement
E carles li reſpont ſenz mentenent
Sel ſe uout a rauane o boniuent
De ces dous dons le met a chauſiment
Maiſ ne len ſera nige tan paubrement
965Se el lo put tener alongement
Mil cheualers nen aie a ſon p̃ſent
E ie me don daiqui queu le te rent
E carles toz premers p̃s garnimēt
E ſa meiſnade ſarment tuit enſement
970Anz que paruſt del die laube aparēt
Agran de roſſillon le mandiment
E les claus de la porte el garz los rent
Er ne ſai de girart ſon gariment
Se deus ne len cōſeille nē uei neient

61. Girart avait un ami, son homme de confiance (c’était bien mal employer ses soins), à qui il donna femme et fief. Ce garçon résolut un soir, étant couché, de trahir son seigneur pendant son sommeil ; il se chaussa et se vêtit sans tarder, vint au lit du comte, prit les clés, ouvrit précipitamment la porte, et vint courant à la tente de Charles. Arrivé à la porte, « Dites-moi votre pensée : celui qui vous rendrait Roussillon, en serait-il récompensé ? aurait-il en France aucun fief ? » Et Charles répondit aussitôt : « À sa volonté, ou Ravenne, ou Bénévent ; je lui laisse le choix ; et il ne l’aura pas si pauvrement qu’il n’en ait, s’il peut longuement tenir la terre, mille chevaliers sous ses ordres. — À cette condition, je me donne à toi et te rend le château, » Charles, tout le premier, s’apprête, ses hommes s’arment également, et avant que l’aube eût paru, ils occupaient les approches de Roussillon, et le garçon leur rendait les clés de la porte. Je ne sais ce que deviendra Girart : si Dieu ne le conseille, il est perdu.

97565.Carles pres roſillon ſenz porte frece
Ni a drecat perrere ne grant eſtace
Nen i at colp donat de fuſt ne dace

f. 18rNem preſt cheualers pous meſtrace
La nuit ferent bordes fole eſcardace
980A lor enteuertit la pire frace
Tote la mare honte ſor els enbrace
Ai girars riſ cons cau la tan face

62. Charles prit Roussillon sans qu’il y eût porte brisée, pierrière ni palissade dressée, ni donné coup de bâton ou de hache, sans qu’aucun chevalier ait reçu horion ni blessure (?). Les bourgeois firent cette nuit une folle garde. Ce fut eux qui y perdirent le plus ; toute la male honte retomba sur eux. Ah ! Girart, riche comte, que t’ont-t’ils fait là !

66.Li cons girarz iazi en une tor
E ne furēt o lui mais trei contor
985Aicil ſūt condurmit a la fridor
E li cons raſidet de la freor
E entendet la neiſe e la ruor
Qe ſūt lafors dozeles e uauaſor
E eſtrāze e piuat grāt e menor
990E reclament girart lor deeit ſeinor
E uiſt aubc e elme qui la for cor
E pres eſcu e lance quil ſat meillor
La o ſat ſon cheual cele part cor
Ja len traie fors trei lecador
995A caſcun fait uolar la teſte por
Pois es montaz li cons de gan uigor
Ꝑ une porte pauce ni ſai menor
Per la ſen iſt li cons a grant iror
E cubice lo rei periur tracor
1000Dˉs cō mau uait del conte ꝗ ꝑt ſonor

63. Le comte Girart reposait dans une tour ; il n’y avait avec lui que trois comtors[34]. Ceux-ci s’étaient endormis au frais. Le comte se réveilla au bruit ; il entend le tumulte et la rumeur que font au dehors damoiseaux et vavasseurs, étrangers et hommes de la ville, grands et petits, qui appellent Girart leur droit seigneur : il revêt son haubert et met son heaume le plus fort ; il prend son écu et sa meilleure lance, et court où il savait qu’était son cheval. Déjà quatre vauriens l’entraînaient ; à chacun il fait voler la tête, puis il monte vitement et s’enfuit plein de tristesse par une petite porte, en appelant le roi traître parjure. Dieu ! quelle affliction pour un comte de perdre sa terre !

67.Quant la nuis eſt tenerge qis fait eſcur
E la maiſnade carle ſunt ꝑ lo mur
Eſgarderent les rurs fort e adur
E il nen i a ome negun tan pur
1005La mort girart ne parle o ne la uir
Per une porte pauce point adaſur
f. 18vPer la ſen iſt li cons qui quel rancur
E ſes cheuas len porte de tal atur
Ne cuit que meldre bisce derbe paſtur
1010E iuret ſeint martin lo bon tafur
Mais am la gerre afaire que tot ia fur
San deuie murir a lei de tur
Sin aucirai lo rei iouene e maur
Quainc ne uiſtes maiſ gerre tan longeſ dur

64. La nuit était ténébreuse lorsque les hommes de Charles entrèrent par le mur. Ils occupèrent vigoureusement les rues, et parmi eux il n’en était pas un qui ne complotât ou ne jurât la mort de Girart. Le comte s’enfuit, malgré tout, par une petite porte peinte d’azur. Son cheval l’emporte d’une telle allure que je ne crois pas qu’aucune bête meilleure paisse l’herbe. Il jura par saint Martin le bon tafur[35], qu’il aimait mieux se battre que de fuir ; « dussé-je en mourir comme un parjure, je tuerai le roi, tôt ou tard, et jamais on n’aura vu guerre durer si longtemps. »

101568.Vne tor i a fort gente e caucine
Li cartel ſunt de pirre alemandine
Le ꝑget faiz de fors gent ſarrazine
E fu de ſus cuberte ꝑ art tapine
Liſol⁎s en fu tan uerz come ſabine
1020Cel qui uol bon auer uerſ lai ſazine
O cobertor de matre gris o ermine
Non aie dargent mere oiaſterine
Caus en a un ſeſter o plane mine
Mais en agrent garcon e gent rapine
1025Qui nen ot el treſor milon daigline
Er uait lauer gerart a deſcepline
Qui trobe ſa parente ne ſa cuſine
En iſ leuc en fait fur rap o tragine
E li cons en eſſit la caire encline

1030Carles comence gerre caloin define

65. Il y avait à Roussillon une tour de pierre cimentée dont l’appareil était de pierre alamandine[36] ; le porche, en dehors, avait été fait par les Sarrazins ; elle était munie d’un toit (?), le sol en était vert comme sabine[37]. C’est là que vont tous ceux qui veulent riche butin, ou couverture de martre, de gris ou d’hermine, coupe d’argent ou d’or : tel en a un setier, tel une émine. Les garçons, les gens de rien eurent plus de richesses qu’il n’y en a dans le trésor de Milon d’Aigline[38]. L’avoir de Girart est ainsi mis au pillage. Qui trouve sa parente ou sa cousine[39], lui fait violence sur place. Le comte s’enfuit la tête baissée, et Charles commence une guerre qui sera de longue durée.

69.Ere ſen uait girarz ſus en ramunt
Sobre un cheual tan bon tan leſemunt
Non pot trobar de corre qui puis launt
E puige raus e flors un pui rodunt
1035E torn7 ſoz foz un iu a une font
f. 19rOt la neiſe el caſtel quel raial funt
E le gap en la tor e ſat bien dunt
De ſon treſaur quen traien li ner el blunt
De mautalent ſe plaint 7 dire grunt
1040E porpenſe en ſon cor conreis ahunt
E uint ſoz roſſillon au ſobrer pont
E trobet maneſer lo fil reimunt
O lui doz filz de contes qui aiqui ſūt
Aices ietet toz morz el ga pergunt
1045Ꝑ lo caſtel ſeſcrident cuns n̄ e rebunt
E girarz a la uie eſ leuc ſapunt
E iur7 damlideu e ſain ſimont
Qe ſe carlon de gerre tot ne confunt
Mais li fera de mal que om diſmunt

66. Or s’en va Girart au galop, sur Ramont[40], un cheval si bon qu’en tout le monde on n’en trouverait pas un qui pût le vaincre à la course. Il gravit Saint-Flor[41], un pui arrondi, et passa sous..... [42] auprès d’une fontaine ; il entend la noise que les Royaux font dans son château, et les rires dans sa tour, et il sait bien pourquoi : c’est son trésor qu’on emporte ; il pousse des gémissements de douleur, des rugissements de colère, et dans son cœur il pense comment il pourra faire honte au roi. Il vint sous Roussillon, auprès du pont ; là il trouva Manecier le fils Raimon, avec lui deux fils de comtes : il les jeta morts dans le fossé profond. On poussa des cris par le château... et Girart se met aussitôt en route, jurant Dieu et saint Simon que s’il ne réussit pas à écraser Charles par les armes, au moins lui fera-t-il plus de mal qu’homme du monde.

105070.Anne uiſtes eſtor ſi porſegut
Es uos primers rener un carlon drut
Vat manecat girart qn̄t la uegut
Vait le ſouont clamant dan cōfundut
Le cap de uoſtre onoz aues ꝑdut
1055Ancui rendreis au rei dolent ſalut
Girarz la bien auit e entendut
E ſau conte fu greu il aparut
E uiret lo cheual ꝑ grant uertut
E annele ferir ſobre les ſcut
1060Que treſtot le li a frait e fendut
E ſon hab’c fauſat e deſcuſut
E crabentat lo mort el prat erbut
E diſt une paraule quant la uencut
De la folie dire uos uei tot mut
1065f. 19vA tont mont enuait e deus maiut

67. Jamais vous ne vîtes chasse pareille ! Voici d’abord venir Renier, un fidèle de Charles : il se met à menacer Girart aussitôt qu’il le voit, lui criant : « Sire vaincu, vous avez perdu la capitale de votre terre ; c’est aujourd’hui que vous ferez au roi un salut douloureux ! » Girart l’entend, et si cette parole lui fut cuisante, il le fit bien voir. Il fit tourner vivement son cheval et alla le férir sur l’écu de telle sorte qu’il le lui a brisé et fendu ; il lui fausse et découd le haubert et l’abat mort sur le pré herbu. « On ne vous entend plus faire le fanfaron, maintenant ! » lui dit-il ; « voilà ce qu’on gagne à m’attaquer, puisse Dieu me secourir ! »

71.Carles a un donzel garatolein
Cil a lo cors felon e dire plain
E uait ferir girart aiſi couein
Li aubres qua ueſtit ne li uaut rein
1070E girarz firt ſi lui de plain en plain
Que li trence le col per mi lo ſeim
E crabentet lo mort au caut ſerein
Puis diſt alaltre mot ten dei nein
E cobre le cheual ꝑ mi lo frein

68. Charles avait un damoiseau... au cœur fier et plein de rage qui frappa Girart au passage et lui perça son haubert ; et Girart à son tour le frappa si bien qu’il lui trancha le cœur dans la poitrine. Il l’abatit mort, puis lui dit : « Nous voilà quittes ! » et il prit le cheval par la bride.

107572.Ere enporte girarz ml’t aſpre plaie
Que li ſans ꝑ hauberc de fors len raie
E mal aie daico quil ſen eſmaie
E a pres los cheuals cum nen il aie
E diſt une paraule qui ml’t fu gaie
1080Atant men prendrai ere tro plus en aie
Mal ait quin prent oian trege ne paie

Qui premers de la gerre nen ſen aſaie

69. Girart s’en va avec une grave blessure ; le sang lui coule à travers le haubert. Il ne s’en soucie guère : il a pris les chevaux[43] comme si de rien n’était, et dit une fière parole : « J’en prendrai encore ! Malheur à qui acceptera une trêve avant d’avoir encore tâté de la guerre ! »

73.Ere ſen uait girarz uers auignun
Qui ne deignet tornar dreit a diſon
1085Au ſetme ior i fu de roſſilon
Aſ li primers uengut conte boſon
Qui lannaue ſecorre a drei bandun.
O lui mil cheualer qui ml’t ſunt bon
Quant ueit nafrat lo conte dolenz en fun
1090E quant ueir quil uenra a gariſon
Puis demande les noues de roſſilun
Lautreſer lo tout carles ꝑ traicun
Ꝑ un men bauſador de ma maiſon
f. 20rNe men caut co diſt bos ſe deus bien dun
1095Puis dˉs uos a eſtors de ſa priſon
Eu ne pris uˉre ꝑte un moiſſerun
Tres cens caſtels aueis en ſa reion
Trente citaz demenes ob auignun
Metun le de la gerre en tau tencun
1100Que len liurā aſſaz ob eſperun
E gerram lo rei lo mau felon
Is conſel dis girarz tiem eu ꝑ bun

70. Girart s’en va vers Avignon, sans vouloir s’arrêter à Dijon. Il y fut sept jours après avoir quitté Roussillon. Voici que vient au devant de lui le comte Boson, qui arrivait en hâte le secourir avec mille bons chevaliers. Lorsqu’il vit Girart blessé, il en fut tout dolent, mais quand il vit que la blessure pouvait se guérir, il ne s’en soucia pas plus que d’un bouton ; puis il lui demanda des nouvelles de Roussillon. — « L’autre soir Charles me l’a enlevé par trahison, grâce à un traître de ma maison. — Je m’en moque », dit Boson, « puisse Dieu me venir en aide ! Dès que Dieu vous a fait échapper à sa prison, je ne fais pas plus de cas de votre perte que d’un denier[44]. Vous avez trois cents châteaux en son royaume[45], trente cités seigneuriales y compris Avignon : faisons lui une telle guerre qu’il ait besoin, pour s’en tirer, de ses éperons. Faisons la guerre à ce roi, le mauvais félon ! — Voilà un conseil que j’approuve », dit Girart.

74.Aſ ſegin lo uiſconte deuers beers
E uint doutre narbone e de lamers
1105O lui furent doi mile dozel apers
De lor armes portar non ſunt auers
Deuant ices ne dure acers ne fers
Li cheual deſoz els ſunt de uaumers
Corent e rabinor plus que nus cers
1110Aicil ferunt girart quant ioe enq̃rs
Roſſillon li rendrunt tant n̄ ert fers
Quel reis en ert dolanz e tris e ners

71. Voici Seguin le vicomte, de vers Béziers[46], il vint d’au-delà de Narbonne et....[47] ; avec lui furent deux mille damoiseaux vaillants qui ne sont pas chiches de montrer leurs armes. Devant eux ne dure acier ni fer. Les chevaux qu’ils montent sont....[48], courants et emportés plus que des cerfs. Ces hommes là feront à Girart grande joie : ils lui rendront Roussillon, si fort soit-il, et le roi en sera dolent, triste et sombre.

75.Folche entre en auignū deuers les iarz
E lai o deſcendi n̄ ſamble garz
1115O lui furent dez mile de eſcobarz
De ꝓs e des hardis e des gaillarz
Nuiriz en la montaigne q̃ clot lonbarz
Qui dures des prouence des pons deſiarz
Deſci quen alemaigne en bel regarz
1120Aiſi con le d[euiſ mōſ] beliarz
Li marcheis amadeus ponz e ricarz
Furent ſeignor daicheste e folche eſ carz
f. 20vLor cuſin eſt germainz lo cons girarz
Ꝑ co uiennent ſecorre de tantes parz
1125Folche les i menra ne cuit que tarz
Ne ſen tornera carles ſenz grāz regarz

72. Fouque entre en Avignon du côté des jardins (?). Quand il descendit de cheval il n’avait pas l’air d’un garçon. Avec lui étaient dix mille Escobarts[49] preux, hardis, vaillants, nourris dans la montagne qui ferme la Lombardie, et qui s’étend depuis la Provence, du Pont du Gard (?)[50], jusqu’en Allemagne, en Beauregard[51], à l’endroit où Montbeliart forme la limite. Le marquis Amadieu[52], Pons et Ricart étaient leurs seigneurs, et Fouque était le quatrième. Girart est leur cousin germain ; c’est pourquoi ils arrivent au secours de tant de côtés. Fouque les conduira, et sans tarder Charles ne s’en retournera pas sans courir de grands dangers.

76.Girarz en auignon de ſobre el roine
En une cambre uielle pointe alioine
Dunt ſunt li capitel uermel ſerdoine
1130Li pilar de liois e li coloine
Li caire e li eſtel furent marmoine
Bien entaillat a lobre de ſalemoine
De ſobre un feltre obrat de capadoine

Se iaz li cons girarz deuant un moine
1135Na tau mige deſci quen babiloine
Lainz intre dans folche e o lui coine
Li marcheis amadˉs e don anſtoine
A ces dira ſen pere de ſon eſſoine
Son enemic en trait a teſtimoine
1140Conques nuſ cons nen ot mellor ꝑſone

73. Girart est en Avignon sur le Rhône, en une chambre voûtée peinte en brun[53] ; les chapitaux sont de rouge sardoine, les piliers et les colonnes de liais ; les pierres d’angle (?) et les bases[54] sont de marbre bien entaillé à l’œuvre de Salomon[55]. Sur un feutre ouvré de Capadoine[56] gît le comte Girart ayant près de lui un moine : il n’y a tel médecin jusqu’en Babylone. Là entre Fouque et avec lui Coine, le marquis Amadieu, don Antoine. Girart va leur faire connaître son projet. Son ennemi même porterait témoignage que jamais comte n’eut meilleur conseiller (?).

77.Quant li cambre ē tenerge cil eſt enchai
E ne cuide parlar cun ſi aut ai
Leſ feneſtres ſunt clauſes quan ior ni uai
Leſ cortines tendues ei bor daufrai
1145Mais pirres i reluiſent de tant eſlai
Quainc ne uiſtes nul cirge qaiſi clarai
E girarz en un lit nafrat co crei
De carlon ſe porpenſe con le gerrei
Lains intrent ſet conte ob un marchei
1150Folche parlat primers car faire ou dei
Con ueis ci ta maiſnade qui uiē a tei
f. 21rE girarz fu tan bons que dreca ſei
E ne cuit de baiſar cun en fait nei
Buis les feſz aſezer toz entor ſei
1155Vos eſſes mi amic fei que uos dei
Mi ome e mi parent en cui me cei
Ꝑdu ai roſſillon ꝑ grant niſlei
Laute ſeir lo tout carles ꝑ ſō bofei
Or uuel caſcūs de gerre aiſi ſaigi
1160O trobe ſon amic ſi le gerrei
Mort o uencu lo face monſtrer au dei
Jraim a roſſillon tener tornei
Quar eu ne pres ma plage mige un bolei

74. La chambre est obscure ; tous gardent le silence, personne n’oserait parler. Les fenêtres sont closes et arrêtent le jour ; les rideaux bordés d’orfrois sont tendus, mais les pierres précieuses répandent plus de clarté que ne ferait un cierge[57]. Girart, étendu blessé sur un lit, pense à la guerre qu’il veut faire à Charles. Là entrent sept comtes et un marquis. Fouque parla le premier, comme il convenait : « Comte, voici ta mesnie qui vient à toi. » Girart en fut si heureux qu’il se dressa, et croyez bien qu’il n’oublia pas d’en baiser un seul[58]. Puis, les ayant fait asseoir autour de soi : « Vous êtes mes amis, mes hommes, mes parents en qui j’ai confiance. J’ai perdu Roussillon, par grande trahison : Charles me l’a, enlevé l’autre nuit, l’impudent ! Maintenant, que chacun se dispose à la guerre ! Où il trouvera son ennemi, qu’il le combatte ! Qu’il le fasse montrer au doigt mort ou vaincu ! Nous irons à Roussillon faire tournoi. Ma blessure, je m’en soucie comme d’un champignon ! »

78.Girarz pres dan folcon e dan boſon
1165E ſegin lo uiſconte de benſencon
A une part les trait en un reſcon
Vos eſſes mi amic et mi baron
Fazes dire la fors aices qui ſon
Quil erbergent es praz ſoz auignon
1170Mais nen i tendent trau ne pauillon
Atacent lor cheuas con en maiſon
Fai cridar au bordeis ꝑ un garcon
Que lor face la fors grant liuraſon
Pan e uin e cibade ꝓu a fuiſon
1175Quil troberunt del erbe per lor canbon
Apelet dan foucher lo marecaucon
Cuſins uos men irez a garignon
Diiaz gilbert lo conte que gart deldon
Del bos de la foreſt de montargon
1180Que cant uerra lauar un fumacon
f. 21vSi tramete cenbel a roſſillon
Sient cen cheualer a un panon
Qui firent a la porte a dreit bandon
E tuit eſcrident carle traitor felon
1185E puis tornaz uos enues carpion

E il uos ſigrant ſempres a eſperon
E nos uendrons detras ꝑ lo ſablon
Aitant prendrōs de ces cō noſ er bō
Si ou penſe girarz cō les deſpon

75. Girart prit don Fouque et don Boson et Seguin, le vicomte de Besançon ; il les tira à part en un coin : « Vous êtes mes amis et mes barons ; faites dire à ceux qui sont là dehors qu’ils campent dans les prés sous Avignon. Mais qu’ils ne dressent ni trefs ni pavillons : qu’ils attachent leurs chevaux comme chez eux. Faites crier dans la ville par un garçon qu’on leur fasse au dehors de grandes livraisons de pain, de vin, d’avoine ; de l’herbe ils en trouveront par la campagne. » Puis il appela don Fouchier le maréchal. « Cousin, vous m’en irez à Garignon ; dites au comte Gilbert qu’il se donne garde du côté de la forêt de Montargon : quand il verra s’élever une fumée, qu’il envoie une troupe à Roussillon : cent chevaliers avec une bannière qui frapperont de toutes leurs forces à la porte en criant que Charles est un traître félon[59]. Puis, tournez vers Escarpion[60]. Ils vous suivront au galop ; nous viendrons par derrière, par la rive (de la Seine ?), et nous prendrons des leurs autant qu’il nous plaira. » C’est ainsi que Girart leur expose son plan.

119079.Folchers monte el cheual tec ſa uie
Aīc nē fu tā̄ bōs laires ne tauſ eſpie
Mais a auer emblat na en pauie
E ꝑ hoc per lignage nol auendrie
Quil nē a melz ait cōte to en ongrie
1195Mais ne ſe pot tener de laronie
Set cheualers menoit en conpagie
E fu en garignō au cincain die
Co que quiſt a gilb’t ne ſifa die
Er oiaz de girart ſa galoubie
1200Ne cuidaz de ſa plage que rien li ſie
Dune faiſſe de paile ſe ceint lie
Cauſe ſei e ueſti com faire ſolie
E montet en un mur de bogerie
Ne uait cheua galos tant cōſābie
1205E ſunt uint e cinc mile en ſa parie
E folche le gidet a ſa cauſie

76. Fouchier monte à cheval et se met en route. Jamais il n’y eut si parfait larron, ni tel espion. Il a plus volé de richesses que Pavie[61] n’en possède ; et pourtant, à un homme de sa naissance cela ne convenait guère, car il n’y a meilleur comte jusqu’en Hongrie, mais il ne pouvait se tenir de faire le larron. Il emmena sept chevaliers avec lui ; au cinquième jour il fut à Garignon, et ce qu’il pria Gilbert de faire fut fait sans délai. Écoutez maintenant la prouesse de Girart. Ne croyez pas que sa blessure lui fasse rien ; il se ceint et se lie d’une bande de soie, se chausse et se vêt comme il avait accoutumé ; il monte sur un mulet de Bulgarie qui à l’amble allait plus vite qu’un cheval au galop. Vingt-cinq mille hommes le suivent, guidés par Fouque.

80.Er cheuauge girarz cō ꝑ iornade
Quil ne a ſoſt monie ne loin mandade
Ꝑ hoc ne fu tan pauce la cheuaugade
1210f. 22rQue ſunt uint e cinc mile gn̄t bien armade
A leun ant del roine laige paſſade
E a maſcons ſaone tuit trauerſade
Cele nuit erbergerent ious eli laprade
Entros uint lendemain a laniornade
1215Per mi calon ſen paſſent de grant diade
Suz mont aguz erbergent ꝑ la contrade
E prendent le conrei ꝑ mi leſtrade
Daiqui not a diion reſne tirade
Defors le mur erbergent lonc la taillade
1220E donent as cheuaus erbe eſſiuade
Gillelmes doſteum e gent ſenade
Gardent le pas del bos e la ramade
Que rien ni pot paſſar qui ſie nade
Que a carlon nen ſie noue contade
1225Anz quel ſache lo reis ne ſa maiſnade
En ſera ml’t ſa gent greu ꝑfolade

77. Girart chevauche comme pour une courte expédition. Il n’a point convoqué son host, ni envoyé au loin ses messagers, et pourtant sa chevauchée ne comptait pas moins de vingt-cinq mille hommes bien armés. À Lyon, ils traversent le Rhône, et à Macon, la Saône. Ils campèrent la nuit dans la prairie jusqu’au lendemain à l’ajournée ; ils passent Chalon pendant le jour, logent à Montaigu[62], par la campagne, et prennent le conroi[63] au milieu de la route. De là à Dijon, il n’y eut rêne tirée[64]. Ils se logent hors des murs, près de la brèche[65], et donnent aux chevaux de l’herbe et de l’avoine. Guillaume d’Autun et sa troupe exercée gardent les passages du bois, ne laissant passer âme qui vive, de peur que Charles soit informé[66]. Avant que le roi ni sa mesnie sachent ce qui se prépare, sa gent aura subi un rude échec.

81.Le ior ont ſoiornat que mauez dir
Conreent leſ cheuaus e uant durmir
Entres que uient la nuit au fredizir
1230Que folche les gidet a ſon cauſir
Ne cuit ke trueſca ſeine uns reiſne i tir
Soz caſtellun deſcendent el bruel demir
Entrues ke uit del die laube eſclacir
Si fant a mont argun un fun baſtir
1235Gilb’z de ſeneſgarz les pout cauſiṣr
Enquet a ſa maiſnade a eſbaudir
Armaz uos cheualer co uos uuel dir

Jren a roſſilun aſſaut baſtir
f. 22vDe girart ferai noues carlon auir
1240E tau rien li cuit faire de quei ſuſpir
Cil ne furent mais cēt qui uont garnir
Ꝑ une porte pauce ſen uan eſir

78. Pendant le jour, ils se reposent : ils pansent les chevaux et vont dormir jusqu’à tant que la nuit vienne avec la fraîcheur. Alors Fouque les conduit selon sa volonté. On ne tira pas les rênes jusqu’à la Seine. Ils mettent pied à terre sous Châtillon, dans le bois, pour dormir jusqu’à l’aube. Alors ils font allumer un feu à Montargon. Gilbert de Senesgart reconnut le signal ; il encourage sa mesnie : « Armez-vous, chevaliers ; nous allons livrer assaut à Roussillon. Nous donnerons à Charles des nouvelles de Girart, et je pense lui faire telle chose dont il aura lieu de s’affliger. » Ils n’étaient pas plus de cent ceux qui allèrent s’apprêter ; ils sortent par une petite porte.

82.
Gilberz gidet leſ ſeus ꝑ une uau
E ne furent mais cent pur a cheuau
1245E uont a roſſillun baſtir aſſau
E gilberz de ſa lance fer el portau
E eſcridet lo rei tracor e mau
E apres cobeitos e deſleiau
Ne fu carlon tant mal ne crit en au
1250Armaz uos cheual e mei catau
E li reis toz pimers ſail el cheuau
E pres eſcu e lance kainc ni ꝗs au
Per la porte ſen iſſent tuit conmunau
Ne furent que dez mile aiqui reiau
1255E li reis uient primers plus que deiſau
E eſcridet gilbert fuir que uau
E ꝑ hoc nafret le mais nen ot mau
E girarz uient laz ſeine ꝑ un coſtau
E ſunt uint e cinc mile lonc le boſcau
1260Apres lo rei ſe metent en ſos eſclau
Vinent les conſiuent de ſoz belfau
Aiqui (en) furent fait tant colp mortau
O carles receit frete canc n̄ preſt tau

79. Gilbert guida les siens par une vallée ; ils n’étaient pas plus de cent cavaliers. Ils vont livrer assaut à Roussillon. Gilbert frappe de sa lance à la grande porte, et appelle Charles traître et mauvais, envieux et déloyal. Charles fut rempli de colère, toutefois il s’écria à haute voix : « Armez-vous, chevaliers ! » Lui-même, tout le premier, saute sur son cheval, prend son écu et sa lance, sans vouloir rien de plus[67]. Ils sortent ensemble par la porte ; ils n’étaient que dix mille royaux. Le roi galoppait en avant, criant : « Gilbert ! Que sert de fuir ? » Charles le frappa, mais sans l’atteindre grièvement. Girart cependant vient par la rive de la Seine ; ils sont vingt-cinq mille qui se jettent sur les traces du roi et l’atteignent sous Belfau[68]. Là furent frappés tant de coups mortels, que le roi éprouva un échec comme il n’en avait jamais éprouvé.

83.Sos belfau les conſegent en une plaigne
1265Las eſcridet girarz e ſa conpaigne
A ces pimers not aſtre quaiqui ne fraigne
Moſterra lor li cons de ſa bargaigne
f. 23rAs eſpades ſe mouent dol e malaigne
Li reis cauſiſt la ꝑte qi fu tant maigne
1270E eſcridet aſ ſeus lenchaus remaigne
Trai uos a gilberz qui que ſen plaige
Enquet ſen atornar laz une ſeigne
E gilberz le uiret lonc le montaigne
E corut le ferir en la canpaigne

80. Sous Belfau ils les[69] atteignent, en une plaine. Là Girart et ses hommes poussèrent leur cri. Au premier engagement il n’y eut lance qui ne fût brisée. Le comte leur montrera de quoi il est capable. À l’épée les deux partis se poussent vigoureusement. Le roi vit sa perte, qui fut si grande ; il cria aux siens : « Cessons la lutte. Gilbert nous a pris en traître ! » Et il se mit en retraite près d’un marais. Mais Gilbert tourna sur lui près de la montagne et courut l’attaquer dans la plaine.

127584.Folche uient premerains en plaine paue
Sobre un cheual mouent at come ſaue
E de pur ardement la color paue
E uait ferir bernart de roche maue
Tau li det en leſcu que tot leſtraue
1280Son aub’c li deſrunt e li deſclaue
Del cors en trait uermeille ſenſenge blaue
Co eſt li iorz de que girarz ſe laue
Lenſeigne au rei martel le ior fu raue

81. Fouque vint, le premier, par une petite plaine, sur un cheval rapide, à la crinière fauve, le visage coloré par l’ardeur de la lutte. Il va frapper Bernart de Rochemaure ; du coup, il lui perce l’écu, lui rompt le haubert, en arrache les clous, et retire son enseigne bleue toute rouge de sang. Girart eut lieu de se louer de cette journée, tandis qu’en ce jour l’enseigne de Charles Martel fut enrouée[70].

85.Carles ſecor les ſeus par un plantert
1285A pres dun ſoudader elme e aubert
E eſcridet ſenſeigne lat uos uuert
Firaz leſ cheualer pos tant i pert
Aiqui uiraz donar tan colp apert
Que tau mil en cairent ꝑ lo codert

1290Que uns de ces nen a cor ne cap encert
Ne ne ſauant conoiſtre clar de tenert
Nainc pois nen tornat uns a ſon abert

82. Charles vient au secours des siens par la plaine ; il a pris le heaume et le haubert d’un soudoyer et poussa son cri... « Frappez-les, chevaliers... » Là vous auriez vu donner tant de bons coups, que tels mille tombèrent par le pré, dont pas un n’avait le cœur ni la tête intacts, ni n’était en état de distinguer la clarté d’avec l’obscurité. Aucun de ceux-là ne revit plus sa demeure.

86.Carles ueit deſ girart quil uant ſobrant
E ueit folcon lo conte uenir deuant
1295E portet une enſeigne tote ſeignant
Aucis lor a bermart lo fraire armant
f. 23vE ueit boſun ſon fraire quil uait reíuant
El marches amadieus ſen eſt traiant
E quant carles leſ ueit not ais que cant
1300F[ir]az leſ cheualer pos uos comant
Ja nen ꝑderunt onor uoſtre enfant
De mi pie ne un dou ne un plan gant
E cil com il lauirent irat les uant
E corent leſ ferir el dois ſeſpant

83. Charles voit que les hommes de Girart ont le dessus. Il aperçut Fouque le comte qui s’avançait, portant une enseigne toute sanglante : il leur avait tué Bernart le fils Armant. Le roi vit Boson qui rangeait les siens, le marquis Amadieu, chevauchant après eux. Alors Charles n’eut pas envie de chanter : « Frappez sur eux, chevaliers, je vous le commande : nos enfants n’y perdront de leur terre, ni un demi pied, ni plein la main, ni plein un gant ! » Et les siens, à ces mots, s’élancent pleins de fureur, et la lutte[71] s’étend.

130587.Onques ni ot de ſcale plait ne conrei
Ne derengar bataille fai que uos dei
Mais li caus abanz pot poin adeſtrei
E uos carlon primers e uc de brei
Galeran de ſaint liz e godefrei
1310Carlon plot cant leſ ueit toz entor ſei
Mais autre riens le met ml’t [en] effrei
Quil ueit folcon uenir laz un auſnei
E deſpeget ſenſegne ꝑ quei balei
Sanglent en ſunt li pan e tuit li plei
1315E uindrent o lui conte a catre o trei
Ponz e ricarz e coines el deſertei
Caſcuns cridet ſenſegne ſegun ſa lei
E lai o aioſterent a grant abei
Ni tan bon eſcu que non pecei
1320Aſte reide ne freigne o non arcei
Ne uaint maille daub’c maiſ cal correi
Folche ioinſt a albert girarz au rei
Eſuos albert cau del bai morei
E girarz de ramunt laz un mafei
1325Mais al eſcoſſe delz ot tau trepei
f. 24rCaichi fu eferit ne non chaei
Bin a deu a garent e ſaint romei
Folche retient arbert denant lo rei
Trei mile en i reſterent que mort q, frei
1330Ml’t en retient gerarz des uiſ o ſei
Mar uit carles martelz ſon grant bofei
Quant creeit traitor lauſengier chei
Quant el pres roſſillon ꝑ annelei

84. Du côté de Charles, il ne fut pas question de former les lignes, mais chacun joue de l’éperon et se porte en avant le plus qu’il peut. Voici au premier rang Charles et Hugues de Broyes[72], Galeran de Senlis et Godefroi. Le roi fut bien aise de les voir autour de lui. Mais une autre chose le met en grand effroi : c’est qu’il voit venir Fouque, le long d’une aunaie. Il déploya son enseigne, pour la faire flotter au vent ; les pans et les plis en étaient pleins de sang. Avec lui vinrent trois ou quatre comtes, Pons, Ricart et Coine et les Desertois[73]. Chacun cria son enseigne, et là où ils se heurtèrent il y eut grand fracas. Il n’y a si bon écu qui ne se brise, raide lance qui ne vole en éclats ou ne se courbe. La maille du haubert ne valut pas plus qu’un morceau de cuir. Fouque se mesure avec Arbert[74], Girart avec le roi. Voici Arbert renversé du cheval noir, et Girart abattu de Ramon près d’un..... Mais à leurs secours, il y eut un tel tumulte, que celui qui fut frappé et ne tomba pas, eut certes la protection de Dieu et de saint Remi. Fouque fit prisonnier Arbert sous les yeux du roi. Trois mille restèrent morts sur le champ de bataille ; Girart fit beaucoup de prisonniers. C’est pour son malheur que Charles se laissa entraîner à l’orgueil, qu’il crut un traître, un trompeur, pour s’emparer de Roussillon par des moyens déloyaux.

88.Girarz apie li cons en un garaut
1335Carles eſt cheualers qant ꝑ lui chait
Sa force li cregeſt feſeſt li lait
Aiqui íuraz mes tan cobes fait
E (d)e cai e de lai tant eſcut frait
E tant uaſſal nafrat qui ſeigne arait
1340E girarz ſe remas li dreiz del plait
Tant i reſte ſes carle mil ne ſen uai

Aſſaz aura li cons don les ſeus pait

85. Girart le comte est à pied dans un guéret : il fallait que Charles fut bon chevalier pour l’avoir abattu ; il lui eût fait pis, s’il lui était venu du secours. Là vous auriez vu tant de beaux coups, de çà et de là tant d’écus brisés, tant de vassaux blessés dont le sang s’échappe à flots ! Girart eut gain de cause ; de ceux de Charles il en resta tant sur le champ de bataille qu’il ne s’en échappa pas un millier. Le comte aura de quoi payer ses hommes.

89.Amadieus e e[n]telmes cil de uerdum
Li cons bos e gillelmes ques doſteum
1345Jntrēs en la bataille a un eſtrum
C⁎⁎ ferent fu pareir aſ branz ſens fum
E meſclar e moillar ſanc e ferum
E tan cors iaçer blouz dame ieum
Vnques puis au rei carle uns nen reſcum
1350Melz uougre eſſere lo reis a mont leum

86. Amadieu et Antelme, celui de Verdun, le comte Boson et Guillaume d’Autun, entrent dans la bataille précipitamment. Du choc des épées, ils firent jaillir du feu sans fumée, répandirent le sang..., couchèrent sur la terre tant de corps privés d’âme, dont aucun ne vint puis à la rescousse du roi Charles. Le roi eût mieux aimé être à Mont-Laon.

90.A[l] tans que faille e flors par en la rauſe
Fu faite iſte bataille ſoz fiere nauſe
La maiſnade au rei ne ſe repauſe
Carles ſe trait arere a gent deſclauſe
1355f. 24vE girarz prez lo camp car faire lauſe

87. Au temps où la rose se couvre de feuilles et de fleurs[75] fut faite cette bataille sous Fierenause[76]. La mesnie de Girart du roi ne se repose point : Charles bat en retraite avec une troupe en désordre, et Girart reste maître du champ de bataille.

91.Ainz ne íuſtes eſtor ſi fuſ feruz
Tan bon uaſſal uiraz mors caaguç
E tante teſt ab elme ſeurar de buz
Li gonfanons lo rei fu abatuz
1360Lai en la maior preſſe toz deſrumpuz
Arbers li cons de troies es retenguz
Mil barons eſtres mors i a perduz
Carles ueit de ſenſegne leſ ſens ſi muz
E trais ſe loin areres el pui aguz
1365Gace e li cons ioifreis lai eſ uenguz
E unt lui eſcridat cartan conduz
Nen as de dez mil ome ſet cenz eſcuz
Li tors de roſſillon entes ſaluz
Les maupas e les uieſ noſ ūt toguz
1370Les bos e les entrages e les paluz
Co dis carles martels ſui dunc uencuz
Non ſegner car non eres aꝑcobuz
Vai ten a ſain romei aſ arſuoluz
Aiqui mande tes omes ꝑ que taiuz
1375Ere ſen uait li rois toz iraſcuz
Gace e li cons ioifreis qui len conduz

88. Onques vous ne vîtes un combat l’on ait si bien frappé : vous auriez vu tant de bons vassaux étendus morts, tant de têtes séparées du tronc à coup d’épée ? Le gonfanon du roi fut abattu, mis en pièces au fort de la mêlée, Arbert le comte de Troyes fut pris ; Charles a perdu mille barons faits prisonniers, sans compter les morts. Charles voit que les siens ont cessé de crier son enseigne ; il se retire au loin en arrière, sur Pui-aigu. Gace[77] et le comte Joffroi[78] sont venus l’y rejoindre et lui crient : « Fuis d’ici ! de dix mille hommes il ne te reste pas sept cents écus. Point de salut du côté de Roussillon ; ils nous ont enlevé les passages et les voies, les bois, les entrées, les terrains bas. — Suis-je donc perdu ? » dit Charles. — « Non, sire, si tu es habile. Va à Saint-Remi[79], sous l’église voûtée, et là mande tes hommes, appelle-les à ton aide. » Là-dessus le roi s’en va, plein de dépit ; Gace et le comte Joffroi l’accompagnent.

92.Ere ſen uait li reis ſor carbonel
Gace e li cons ioifreis laz le ramel
E girarz e li ſeu fant le mazel
1380Retengun unt deſuis qui unt caſtel
Duos [c]enz e catreuins en un tropel
Girarz lor diſt paraule qui lor fu bel
Pos dˉs uos a uegut e ſeant michel
f. 25rNe deuom encauchar maiſ hui cenbel
1385Tornons nos en enſanz uers lo caſtel
Dans richers de ſordane ait lo cadel
Cui lo reis det lonor doutre uerdel
Moi que caut con diſt folche diquel fradel
Eu li metrai el col tel charcanel.
1390Qua nororai laforces de mon ſaurel
Trait leſcu deuant ſei torne eſt cantel
Aiſi ſen uon enſanz con eſtornel
Entroſca roſſilon de ſoz lolmel

E girarz eſcridet ſeige nouel
1395Mais ne uol del mur peir ne deſclauel
Eſlenc ſunt deſcendut mil iouencel
Qui trencerunt les bares e le flaiel
Mais ne trobent dedinz ques contrapel
Caſuns ſen uait fuiant en ſun batel
1400Vengut ſunt au conduit carlon martel

89. Or, s’en va le roi sur Carbonel[80], avec Gace et le comte Joffroi, sous la ramée. Cependant Girart et les siens font le massacre[81]. Ils ont gardé entre les vivants, deux cent quatre vingts hommes possesseurs de châteaux, qu’ils ont mis à part. Puis Girart dit aux siens une parole qui leur plut : « Puisque Dieu et saint Michel nous ont accordé la victoire sur Charles Martel, nous ne devons plus désormais continuer la chasse. Retournons ensemble au château [de Roussillon]. Don Richier de Sordane[82] en a la garde, à qui le roi a donné la terre d’outre Verdel[83]. — Je m’embarrasse peu de ce misérable[84] », dit Fouque, « je lui mettrai au cou un tel carcan qu’il donnera à faire au gibet de Montsorel ! » Il place l’écu devant lui, en chanteau[85] ; ils vont ensemble, comme un vol d’étourneaux[86], jusqu’à Roussillon, sous l’orme. Girart s’écria : « Nouveau siège ! mais je ne veux pas qu’on descelle une seule pierre du mur ! » Là sont descendus [de cheval] mille jeunes guerriers qui se mettent à trancher les barrières et le fléau[87], mais ils ne trouvent personne qui du dedans leur résiste ; chacun s’en va fuyant en bateau[88], ils sont venus se réfugier auprès de Charles Martel.

93.Autre rien fait girarz dum meſtait gent
Sa bataille a uencue ſon caſtel prent
Cheualers ne ſos om ne li defent
E folche en la riuere aual ſeſtent
1405Au dos le ſegrent bie mais de ſet cent
Tot ſunt de ſa maiſnade ꝓu e ualent
Nul ne trobent deſ carle mort ne cabent
Li traice ſen annaue a gariment
Folche li fu deuant a un pandent
1410A une peſcadoire de ſaine uent
Li nauclers qui menaue le meſcredent
Cui richers ot batut e fait ſanglent
f. 25vOant reconoiſt folcon au cors iauent
En trauerſe la lau ſon eſſient
1415De tau frei fert a terre que tote fent
E fouche quant lo ueit lai uent poignent
Na lage quil paraule ne il content
Mais ꝑ cabel le cobre iradement
Con cheual len meine a mont auuent
1420A unes autes forces cuit quel preſent
Aici branlera mais tro en auent
Aſuos del traitor pres uengement
Qui tanz na fait aucire de tel iouent

90. Girart fit une chose dont je me réjouis. Il a gagné la bataille, repris son château : chevalier ni personne ne le lui défend. Fouque descend vers la rivière, ayant bien sept cents combattants à sa suite, tous hommes preux et vaillants de sa mesnie. Ils ne rencontrent pas un des hommes de Charles sans l’étendre mort. Le traître[89] s’en allait, cherchant à s’échapper. Fouque le rencontra à la descente d’une colline, comme il arrivait à une pêcherie de la Seine. Le batelier qui menait le mécréant, et que celui-ci avait battu et fait sanglant, quand il reconnut Fouque, eut le cœur joyeux : il vira de bord à dessein, et heurta le bateau contre terre si violemment qu’il le rompit[90]. Et Fouque, à cette vue, accourut au galop ; il ne laisse pas au traître le temps de parler ni de le défendre, mais il le saisit furieusement par les cheveux, et le tenant au long de son cheval, il le mène en haut au vent[91], et le conduit à un gibet élevé. Là il branlera à tout jamais. Voilà vengeance prise du traître qui a causé la mort de tant jeunes hommes !

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  1. E pur cheval ; c’est-à-dire un cheval de guerre, non pas un palefroi.
  2. Mon conrei ; c’est une variété du droit de gîte ou de procuration ; voy. Du Cange au mot conredium. Dans les anciens textes, conroi est l’hospitalité offerte à titre gracieux ; voir, par exemple, Aye d’Avignon, v. 2386 et 2439. Un homme que sab gent conrear (Gir. de Rouss., éd. Hofm., v. 3466) est un homme qui reçoit bien ses hôtes. C’est à tort que Raynouard fait deux mots distincts de conrei et de conre (Lex. rom., II, 48-9).
  3. Drogon, et Odilon, le père et l’oncle de Girart ; cette inimitié, dont la cause n’est nulle part expliquée, est dans le poëme l’objet de fréquentes allusions.
  4. Girart et les siens.
  5. Girart ; le sens n’est pas très-assuré ; le vers manque dans P.
  6. On a vu plus haut que Charles, en quittant Girart, s’était rendu à Cologne.
  7. C’est le terme de l’ancien français ; ital. veltro, sorte de grand chien de chasse.
  8. Voir § 21 et la note.
  9. « Deux » est là pour la rime.
  10. Nom qui ne peut être qu’un souvenir des croisades ; voy., sur les princes de Tabarie et de Galilée, les Familles d’Outre-mer, de Du Cange, p. 443 (dans les Documents inédits).
  11. C’est à-dire la jouissance avec le titre de « donzel », en français « damoisel ». Le titre de damoiseau était attaché à certaines seigneuries ; voy. le P. Daniel, Histoire de la milice françoise, I, 130 (l. III, ch. vi.)
  12. On sait que ce nom désigne très-souvent au moyen âge toute l’Italie.
  13. Sic dans Oxf. ; Aracles, dans P. (v. 139), est peut-être préférable. Au temps où a été rédigé le poëme, le nom d’Eracle était bien connu.
  14. Allusion à un récit qui d’ailleurs nous est complètement inconnu.
  15. Li pirar e l’estelon, Oxf., lhi pilar e li stilo, P. (v. 154). Raynouard, Lex. rom., V, 179 traduit stilo par « les péristyles », ce qui est évidemment erroné. Je crois qu’il s’agit des bases des piliers, des stylobates, et je rattache ce mot par l’intermédiaire du bas-latin (voy. Du Cange, stillus), au grec στύλος. Cette interprétation, qui reste conjecturale, convient assez au v. 555 du ms. de Paris (ci-après § 73) où sont mentionnées li estel, à côté des piliers et des colonnes.
  16. Mot à mot « les chevrons », ce qui ne peut trouver son application ici. Ce mot termine le vers, et peut avoir été appelé par la rime.
  17. Mot à mot « les cryptes et les voûtes. »
  18. Cf. la mort de Garin, éd. du Méril, p. 124 ;

    Fromondin trove sor le pont torneïs,
    Desor son poin ot un espervier mis,
    Gorge li fait d’une aile de pocin.

  19. Eion Oxf., Yo P. (v. 183). Allusion fort obscure à un récit, d’ailleurs inconnu, où se trouve mêlé le roi Yon, peut-être cet Yon de Gascogne que nous connaissons par divers poëmes, Renaut de Montauban, par exemple, Aiol, Girart de Vienne, et qui a récemment été identifié avec le duc d’Aquitaine Eudo, voy. Longnon, Revue des Questions historiques, 1er janv. 1879, p. 185 et suiv. Voici l’une des façons dont on pourrait traduire le texte, probablement corrompu dans les deux mss., qui est remplacé ci-dessus par des points : « ... des fils d’Yon qui ne purent obtenir un accord à Dueon (sic Oxf., Dijon : Doro dans P.), passèrent la mer pour se rendre auprès du roi Oton ; ne pouvant rien faire de plus à celui-ci, il l’empêcha de leur donner asile dans Avalon. »
  20. Selon P. (v. 202) : les Normands et les Français.
  21. Depuis le Nord jusqu’à la limite méridionale de ses possessions.
  22. C’était une croyance généralement répandue que l’escarboucle possédait par elle-même un pouvoir éclairant. Ainsi, le palais qui est décrit à la fin de la célèbre lettre du Prêtre Jean était illuminé par des escarboucles : « Nec foramina nec fenestre sunt in palatio, quia satis videmus intus ex claritate carbunculorum et aliorum lapidum », édit. Zarnke, dans les comptes-rendus de la Société royale de Saxe. 1877, p. 153. Cf. encore Floire et Blancheflor, édit. Du Méril, p. 24.
  23. Charles Martel lui-même, voy. § 33.
  24. D’Allemagne, selon P. (v. 289).
  25. Il s’agit probablement de retranchements du camp de Charles.
  26. Il portail sans doute la lance appuyée sur le pied.
  27. Ou « de Mon Espel », dans P. Ce personnage qui ne reparait plus dans la suite, a probablement été inventé pour le besoin de la rime.
  28. Ce personnage, qui est ici représenté comme un enchanteur, comme Maugis dans Renaut de Montauban, est peut-être à rapprocher du Folcers lo laire qui figure au v. 1251 des fragments d’Aigar et Maurin, publiés récemment par M. Scheler.
  29. Sorte de tente. Il faut conserver ce mot.
  30. Les boules qui surmontaient les tentes.
  31. Mont Lascon, Oxf., Mon Leo dans P. (v. 351). Le mont Laçois, connu maintenant sous le nom de montagne de Vix (Vix est un village voisin), est situé entre Pothières et Châtillon-sur-Seine. Il tirait son nom de l’ancienne ville de Latisco, détruit à l’époque des invasions barbares. Sur les limites du pagus Latiscensis, voy. d’Arbois de Jubainville, Bibliothèque de l’école des Chartes, 4e série, IV, 349-54.
  32. Ici et plus loin (§ 75) Carpion dans Oxf., mais Escarpion au § 91, Escorpio, dans P. (v. 356) ; ce lieu, d’où Boson, l’un des cousins de Girart, tirait son surnom, a résisté à toutes mes recherches.
  33. Cette défiance à l’égard des vilains est constante au moyen âge et se manifeste dans des écrits de nature très-différente, et même dans des compositions (par exemple Baudouin de Sebourg), qui se distinguent par une grande liberté d’idées. Dans le Couronnement de Louis, Charlemagne, conseillant son fils, lui dit (édit. Jonckbloet, v. 206-10) :

    Et autre chose te veill, fiz, accointier
    Que, se tu veus, il t’aura grant mestier :
    Que de vilain ne faces conseillier.
    Fill à prevost ne de fill a voier :
    Il boiseroient à petit por loier.

    Dans le Roman d’Alexandre, Aristote donne des conseils, tout semblables à son royal élève (voy. édit. Michelant, p. 8, v. 35, et p. 251, v. 4 et suiv.) On lit dans Cleomadès (édit. Van Hasselt, v. 161-4) :

    Li haus homs moult folement œuvre
    Qui grant conseil vilain descuevre,
    Car qui par vilain veut ouvrer
    De s’onnour bien doit meserrer.

    Dans Baudouin de Sebourg. (I, 120, v. 759) :

    Qui d’un serf fait signour il a malvais loier.

    Adam de la Halle (éd. Coussemaker, p. 45) dit de même :

    Car qui de serf fait signour
    Ses anemis mouteplie.

    La même idée a été exprimée avec concision en latin : « Non exaltabis servum », est l’un des conseils qu’un chevalier français, sur le point de mourir, donne à son fils, selon Gautier Mape, De nugis curialium, p. 106.

  34. Voy. p. 11, n. 1.
  35. Tafur, ce mot est ici bien détourné de son acception primitive et même de l’acception dérivée qu’il recevait au moyen âge. C’est un mot qui est sûrement d’origine arabe bien qu’il y ait doute sur l’étymologie (voy. Diez, Etymologisches Wœrterbuch, I, tafuro). Il apparaît pour la première fois dans les Gesta Dei per Francos de Guibert de Nogent. Cet historien nous apprend qu’un chevalier normand s’étant mis à la tête d’une troupe de gens sans aveu qui faisaient partie de la première croisade, fut dès lors appelé « le roi Tafur ». Guibert donne de ce surnom l’explication que voici : « Tafur autem apud Gentiles dicuntur quos nos, ut minus litteraliter loquar, Trudennes (= truands) vocamus. » (VII, xxiii de l’édition des Historiens occidentaux des croisades ; VII, xx des éditions de d’Achery et de Bongars.) Le « roi Tafur », qui paraît être une sorte de roi des ribauds, figure à la cour de Charlemagne dans Huon de Bordeaux, v. 38. Tafur est employé dans le sens de ribaud, truant, dans maints textes, voy. par ex. Alexandre, éd. Michelant, p. 167. v. 17 et p. 467, v. 24 (l’éditeur lit à tort cafur), la chanson des Albigeois, vv. 863 et 1590, Aspremont, dans Bekker, Ferabras, p. lxv, v. 1180, Rambaut d’Orange, dans Mahn, Gedichte der Troubadours, nos 626-7, couplet 6 ; pour d’autres exemples, en français et en provençal, voy. Gachet, Glossaire du Chevalier au cygne, et Raynouard, Lexique roman, V, 294. Ici, Tafur paraît signifier « guerrier », et ce que ce nom comporte de défavorable est corrigé par l’épithète « bon ».
  36. Du Cange, sous alamandinæ, a plusieurs exemples d’alamandina ou de gemma alamandina ou alavandina qu’il interprète, d’après d’anciens glossaires, par pierre précieuse venant d’Alabanda, en Asie mineure (Carie). Alabandicus « genus marmoris », également dans Du Cange, est sans doute une autre forme du même mot.
  37. Sorte de genevrier.
  38. Aigline peut bien être une forme arrangée en vue de la rime. Milon d’Aiglent est mentionné dans le fragment de Maurin, publié par M. Scheler, v. 96, dans Gui de Nanteuil, v. 1213, etc. ; Milon d’Aiglant ou d’Anglé, selon la rime, paraît dans Renaut de Montauban, éd. Michelant, p. 45. v. 17, p. 146, v. 25, etc.
  39. Il faut entendre même ou fût-ce sa parente...
  40. Ce cheval sera nommé de nouveau au § 84.
  41. Leçon de P. (v. 457) ; raus et flors (roseaux et fleurs) dans Oxford. Il n’y a pas de colline qui porte actuellement le nom de Saint-Flour ou aucun nom approchant dans les environs de la montagne de Vix, où était bâti le château de Roussillon.
  42. La leçon d’Oxf., soz un ni, cache probablement un nom de lieu ; la leçon de Paris, escotet sot si (v. 458), paraît refaite.
  43. Des chevaliers qu’il vient d’abattre ; il pouvait y en avoir trois ou quatre.
  44. P. moissato (v. 520), un denier de Moissac ? moisserun, Oxf., m’est encore plus obscur.
  45. Le royaume de Charles.
  46. Beers dans Oxf., ce pourrait être le Béarn ; « au-delà de Narbonne » qui vient ensuite, s’expliquerait mieux dans cette hypothèse. Ce Séguin est le Séguin de Besançon mentionné §§ 43 et 57, et qui paraîtra fréquemment par la suite.
  47. De lamers Oxf., et da nivers (ou vivers) P. (v. 528), me sont également obscurs. Viviers, et surtout Nevers, ne sauraient convenir ici.
  48. De vaumers Oxf., tan evers P. (V. 352) ?
  49. Nation que je n’ai jamais vu figurer en aucun autre texte ; peut-être y a-t-il ici un souvenir des Ascoparts ou Azoparts, qui figurent dans plusieurs anciens poëmes ? voy. Romania, VII, 440, note 5.
  50. Oxf. des pons des jarz, P. dels poinh desartz (v. 542), la leçon serait donc corrompue de part et d’autre.
  51. Ou Belesgart P. (v. 543), lieu que je ne saurais déterminer.
  52. Le même personnage est appelé plus loin, § 145, « le marquis Amadieu del val de Cluis » (de Clus, P. v. 1806) et « le marquis Amadieu à qui fut Turin » (P. 1809). Le nom d’Amadieu (Amédée) a été porté dès le xie siècle par plusieurs comtes de Maurienne et de Savoie. L’auteur de Renaut de Montauban, peut-être par une réminiscence de Gir. de Roussillon, fait paraître « Amadex » à côté de Girart et de Fouque ; voy. éd. Michelant, p. 36, v. 10, p. 37, v. 3, 37.
  53. A lioine, peut-être cette expression signifie-t-elle que des lions étaient peints sur les murs, mais dans un exemple qui, à la vérité, n’est que du xvie siècle (Du Cange, leonatus), on voit « color castaneus » ayant pour synonyme « leonatus ».
  54. Cf. ci-dessus, p. 22, n. 2.
  55. A l’obre de Salemoine. Je conserve l’expression devenue proverbiale en ancien français, et qui exprime la perfection du travail. On en trouvera de nombreux exemples dans Depping et Fr. Michel, Véland le Forgeron (Paris, 1833, in-8), p. 80-1.
  56. Probablement Cappadoce, altéré en vue de la rime. Dans Rolant, v. 1571, Capadoce figure dans une laisse féminine en o ouvert, comme ici.
  57. Cf. § 53.
  58. L’usage de baiser les amis qu’on recevait est constaté par un grand nombre de textes ; voy. Huon de Bordeaux, v. 345 ; Flamenca, v. 7273, etc. Cet usage se conservait encore au xvie siècle en Angleterre, et était pratiqué par les deux sexes ; Erasme le constate avec une satisfaction non dissimulée dans une de ses lettres, éd. de Bâle, 1558, p. 223, cf. la préface de M. Furnivall, à la nouvelle édition de Harrison. Description of England (New Shakespere Society), p. lxj.
  59. C’est une forme de défi.
  60. Dans P. (v. 608), Scorpio (en d’autres passages Escorpio, voy. § 59). Je ne puis identifier les diverses localités mentionnées dans ce passage, bien qu’elles ne paraissent pas imaginaires.
  61. « Por tout l’or de Pavie », Raoul de Cambrai, p. 168, etc. Pavie au moyen âge est surtout célèbre par ses heaumes ; voy. Fr. Michel, Guerre de Navarre, p. 535.
  62. P.-ê. le château de Montaigu, dont les ruines existent encore sur le territoire de Touches, à 12 kil. N. O. de Châlon.
  63. Voy. p. 19, n. 1.
  64. C’est-à-dire « on ne s’arrêta point. »
  65. Lonc la taillade ?
  66. Cela est notable : il est rare qu’on voie, dans les récits du moyen âge, une troupe prendre soin de cacher ses mouvements.
  67. Probablement sans prendre le temps de revêtir le haubert.
  68. Lieu que je ne puis déterminer.
  69. Le roi et les siens.
  70. C. à d., si je comprends bien, le cri de guerre du roi ne se fit pas longtemps entendre. Le cri et l’enseigne sont, comme on sait, très-fréquemment associés.
  71. Dois Oxf. que je n’entends pas ; reis P. (v. 725) n’a pas de sens ici. P.-ê. doils ?
  72. Broyes était au moyen âge une baronnie relevant du comté de Champagne. Dans la maison de Broyes, dont l’histoire a été écrite par Du Chesne, le nom de Hugues paraît avoir été héréditaire. Ce personnage et les deux qui suivent paraissent encore ensemble plus loin, § 106.
  73. Desertei (rime), Desertes, v. 1282 (rime). Desertan 2068, Desertenc v. 2173, 4380 (rime), mêmes leçons dans O. et P., Desertanz del Pui de Trez, 1796, sont autant de variantes d’un nom qui désigne assurément les habitants d’une contrée déserte : du Berry peut-être (il faudrait trouver dans cette région le Pui de Trez) qui paraît avoir porté le nom de « Terre déserte ». On lit dans Lancelot du Lac : « Li rois [Bans] avoit .j. sien voisin qui marchissoit a lui par devers Berri, qui lors estoit apellée la Terre deserte. Icil voisins avoit a nom Claudas, et estoit sires de Beorges (Bourges) et del païs tot environ... La terre de son regne estoit apelée deserte porce que tote fu adesertée par Uter Pandragon » (Bibl, nat., fr. 844, fol. 184 b). Il se peut qu’en effet le Berri ait porté ce nom ; toutefois il n’est pas impossible qu’il y ait là un essai d’étymologie populaire du nom Berri ; on sait qu’en ancien fr. berrie désigne une plaine déserte, voy. Du Cange, beria, Raynouard, Lex. rom., II, 213, berja (lisez beria). Il semble toutefois difficile que le Berry ait été tenu de Girart.
  74. Arbert de Troyes, comme on va le voir. Ici il est appelé Albert, mais plus loin Arbert. Ce n’est pas un personnage inventé. Deux Herberts, comtes de Champagne, ayant aussi porté le titre de comtes de Troyes, figurent dans l’histoire au xe siècle ; voy. d’Arbois de Jubainville, Hist. des ducs et des comtes de Champagne, I, 75 et suiv., 158, note 1, etc.
  75. Au printemps.
  76. Peiranausa, P.
  77. Gace de Dreux, qui reparaîtra plus loin.
  78. Joffroi d’Angers (cf. v. 2015). Quatre comtes d’Angers ont porté ce nom aux xe et xie siècles. « Gefreiz d’Anjou » paraît dans la Chanson de Rolant, 106, 2883, etc. ; « Jofroi l’Angevin » est père de Gaidon, dans ce poëme consacré à ce dernier personnage.
  79. Saint-Remi de Reims.
  80. Son cheval.
  81. Le massacre des blessés ou des prisonniers, après la victoire.
  82. Voy. §§ 60, 61.
  83. D’otra Vezel, P.
  84. Fradel (P. v. 809, cf. v. 8132) est vraisemblablement analogue pour le sens au fr. frarin, l’un et l’autre étant également dérivés de frater.
  85. Je conserve cette expression du moyen âge, qui naturellement n’a pas de correspondant en français moderne, puisque l’idée même n’existe plus, les boucliers étant hors d’usage ; « en chanteau » exprime la même chose, avec plus de précision, que « devant soi », c’est-à-dire, comme l’explique avec raison Gachet (Glossaire du Chevalier au Cygne, cantiel), la surface extérieure du bouclier, le chanteau ou cantel (le même mot s’employait pour désigner le dos de la main), faisant face à l’ennemi.
  86. On sait que les étourneaux vivent en bandes qui se plaisent à tourbillonner en l’air :

    E come gli stornei ne portan l’ali,
    Nel freddo tempo, a schiera larga e piena.

    (Inferno, v. 40-1.)
  87. La barre de bois ou de fer qui tient fermée les deux ventaux d’une porte.
  88. Roussillon était sur une hauteur, à quelque distance de la Seine ; on verra plus loin le traître Richier chercher à fuir en bateau.
  89. Richier de Sordane, qui avait livré Roussillon à Charles.
  90. La scène est contée d’une façon concise et par suite obscure ; sans doute Richier était monté dans le bateau et allait s’échapper en passant le fleuve, lorsque le marinier manœuvra de façon à se rapprocher de la rive qu’il venait de quitter.
  91. Sur la colline.