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415. Girart a pris du butin tant qu’il a voulu. Il se rend à Roussillon, son séjour habituel. Il est plein de joie tandis que le roi est dans la douleur. Il ne laisse [vivant] bon chevalier jusqu’à Baiol[1], ni trésor en moutier ni sous voûte, ni châsse ni encensier, ni croix ni vase sacré : tout ce qu’il enlève, il le donne à ses chevaliers. Il fait une guerre si cruelle qu’il ne met pas la main sur un homme qu’il ne le tue, le pende ou le mutile. |
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416. Pendant cinq ans ils ont ainsi tenu la campagne sans jamais se rencontrer en champ de bataille. Souvent le roi se met à sa poursuite avec de grandes forces, et ne lui laisse ni bourg, ni village, ni cimetière. Mais Girart a encore tant d’amis que le roi n’arrivera pas aisément à le prendre, s’il ne réussit à le bloquer en un château |
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417. Charles voit qu’il ne peut plus arriver à rencontrer Girart en champ de bataille, comme autrefois. Il manda tous ses hommes jusqu’à la mer. Il ne resta chevalier ni riche baron, ni bourgeois ni sergent qui puisse marcher. Tous se rendent à Roussillon pour l’assiéger. Ils bâtissent des logements, dressent des trefs, déracinent les arbres, tranchent les vignes[2]. Girart et les siens, Fouque, Gilbert de Senesgart, revêtent leurs armes et font des sorties contre l’ost. Et Charles est déterminé à résister jusqu’à ce qu’il voie l’orgueil [de ses ennemis] croître ou baisser. |
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418. Le roi mit le siège[3] en mai, et y resta jusqu’à la Saint-Remi[4]. Il ne laisse en France aucun avoir quelconque, ni rente en sa terre, ni cens ni tonlieu[5] qu’il ne fasse venir au siège, jurant par notre Seigneur et saint André qu’il ne se retirerait pas de l’été ni de l’hiver avant d’avoir réduit Roussillon en son pouvoir. Là dedans il y avait un portier mauvais et endurci, faux chrétien et plus félon qu’un juif. Il avait en garde l’une des portes : c’était son fief. Une fois encore[6] ils l’ont livrée, lui et les siens. Il fit dire au roi par un émissaire déguisé en pèlerin, qu’il pouvait par lui avoir bientôt la porte. Ainsi il trahit son seigneur et perdit Dieu[7]. |
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419. L’épouse de Girart avait pour femme de chambre une vieille femme pleine de méchanceté qui prit les clefs de la porte et les donna au portier, son mari. |
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420. Le traître était sournois, rusé et fermé. La nuit était sombre : nulle clarté n’y brillait. Il sortit du château par une ouverture et vint au roi, lui disant : « Je ne vous trompe pas : je vous apporte la clef de l’huis de la tour. » Charles, à ces mots, se met en mesure : il prit le comte d’Angers[8] et celui de Clus ; l’un avait mille chevaliers et l’autre plus. Écoutez comme le gredin les guida. Ils cheminèrent si doucement qu’il ne se fit aucun bruit ; personne ne parlait à son voisin, il n’y avait ni chuchottement ni toux, jusqu’à ce qu’on fût au haut de la tour. |
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421. Quand ils sont dans la tour, ils crient : « Trahis ! » tandis que d’autres appellent le roi en allumant un feu. Girart qui dormait se réveilla : il vit la clarté du feu et ouït le cri ; il s’arma et monta à cheval. Ils n’étaient que quatre ensemble. Girart vint à la porte, l’ouvrit et vit au dehors tant de heaumes brunis ! Il put sortir grâce à la connivence du duc Milon[9]. |
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422. Une fois dans l’intérieur, les brigands se livrent au pillage et au rapt ; ils ne laissent coupe d’or ni bon henap, ni paile ni étoffe rouée[10]. Le duc Milon prit le portier à part sous un sapin : « Tous tes parents furent traîtres, » lui dit-il, et il lui tranche la tête, en disant : « Corrigez-vous de ce vilain défaut ! » |
Ne bons pailes rodas dras uielz ne nos
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423. À minuit, avant l’heure où chante le coq, fut livré le fort château de Roussillon. Les écuyers vont fouillant cryptes et cachettes ; il ne reste croix ni châsse robe, ni froc, ni bon paile roué ni drap vieux ou neuf. Ils mirent le feu au bourg couvert en roseaux. Des lardiers et des greniers à blé la flamme s’élève jaune et bleuâtre (?) ; la charpente des clochers brûle et les cloches tombent[11]. Le puissant comte Boson était couché en son hôtel ; il fit fermer sur lui les portes, et s’arma à l’intérieur avec cent des siens. Quand il fut en selle sur son bon cheval, il ne refuse le combat avec personne. Onques ne fut chevalier plus solidement bâti. |
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424. Le feu, le vent, la clameur produisent un tel vacarme que jamais on n’ouït pareil. Écuyers et sergents, race vile et rapace, ne laissent à piller ni autel ni crypte. Don Boson va les frapper dans le tas. Qui il atteint est un homme fini. Il vit la maisnie du roi entrer tout entière, et là il fit un acte plein d’audace et de témérité. |
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425. Le comte Girart sort par une porte, affligé de n’avoir point emporté avec lui sa femme. Don Boson laisse à l’autre porte du château tant d’ennemis morts ! Les vilains vont criant tous : « La hart[12] ! » Don Boson court les frapper, son enseigne roulée [autour de la hampe], et ne croyez pas qu’il se retire avant d’avoir vu paraître en force la mesnie du roi. |
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426. Don Boson courut les frapper aussitôt qu’il les reconnut : il ne frappe chevalier qu’il ne lui fracasse la tête et le....[13] jusqu’à la barbe. Il en a laissé morts vingt....[14]. Les maisons et les soliers[15] font entendre des craquements tels que jamais on ne vit incendie si violent. Si Boson reste là plus longtemps, ce sera folie. Son épée brisée, sa lance rompue, il se retira, les vêtements couverts de sang et tout souillés. |
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427. Don Boson vit entrer la mesnie du roi, massacrer les siens, occuper les remparts et les soliers, incendier les maisons du bourg. Il entendit les cris des dames ; il vit la femme de Girart descendre d’un escalier. Si vous l’aviez entendue se plaindre à Dieu ! Elle s’écriait à haute voix : « Girart, cher sire, jamais je ne vous verrai ceindre l’épée ! » Et Boson, l’entendant, fut ému : il courut prendre la dame et la plaça devant lui. |
E paſſet ſeine laige u ga de bale
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428. Anglais et Bretons, une gent mauvaise, vont pillant, criant et faisant grand tapage[16]. Ils ne laissent à prendre palefroi, ni mule, ni caisse. Don Boson prit la comtesse sur l’escalier ; avec le peu qui lui reste de sa mesnie il descend, sort par la poterne sous la grande salle et passe la Seine au gué de Bale[17]. |
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429. Vous avez ouï comme le roi prit Roussillon, comment le portier livra la place et reçut sa récompense sur le lieu même, car il eut la tête tranchée de la main de Milon. Ainsi doit on traiter un félon endurci. Girart le comte s’en va au galop, les pieds nus, en langes[18], sans chausses, ayant revêtu son haubert sans hoqueton[19]. Il n’avait avec lui que trois compagnons[20]. En arrivant au bois, sous Montargon, il rencontra Gilbert et Fouque. Il fut content de les voir : « Quel désastre ! » leur dit-il ; « je veux retourner en arrière vers l’ost de Charles, car Français et Frisons emmènent ma femme. » Et Gilbert répondit : « Sire, n’en faites rien. Ne plaise à Dieu, le roi du ciel, que vous vous mettiez en un tel danger. » Comme ils parlaient ainsi, Girart regarda vers droite par la campagne : il vit venir sa femme et don Boson qui la tenait devant lui, sur l’arçon de la selle. Il avait un tronçon de lance à travers son écu, la banderolle pendant au dehors, et son cheval gascon en avait un autre par la tête[21]. Il avait bien l’air d’un chevalier qui sort de la mêlée. « Vous m’avez fait, » dit Girart, « un bon service. Puisse Dieu me donner de vous en récompenser ! » |
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430. Gilbert de Senesgart parla le premier : il était vaillant aux armes et bon guerrier. « Sire, puisque tu as éprouvé un si grand désastre, allons-nous en tout droit à Dijon. Le château est très fort, avec ses murs et ses terre-plains. Mandez Bourguignons et Bavarois, formez une troupe de soudoyers. Donnez tout : or, deniers, hanaps, vases, chandeliers ; et, si Charles se présente avec ses forces, nous nous soucierons de son attaque comme d’un denier faux. — Vous êtes, » dit Girart, « bon conseiller. » Ils chevauchèrent toute la nuit. Ils entrent à Dijon par le pontet crient à la porte : « Ouvrez ! portier. » Celui-ci les reconnut et s’empressa d’ouvrir. |
Mais el non a talent ke uers un rie
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431. Girart arriva à Dijon au jour : il descendit au perron, auprès du rempart, et entra au moutier Notre-Dame. Il demanda à Dieu de lui conserver la vie jusqu’à ce qu’il se fût vengé de Charles. La prière finie, la messe ouïe, il sortit du moutier, joignit sa mesnie et leur parla ; il n’avait pas envie de leur faire une mine riante. |
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432. Où il trouva sa mesnie, il leur dit : « J’ai perdu Roussillon, l’antique château : hier soir, à minuit, Charles s’en est emparé. Il ne l’eût pas eu, s’il n’avait usé de trahison. Présentement je viens à vous, en ce pays. » Ils lui répondent tous, sans qu’un seul hésitât : « Sire, honni soit qui vous faillira ! Charles croit vous tenir, mais la Saint-Denis[22] se passera, et sept cents chevaliers auront eu la tête coupée, vos cheveux de noirs seront devenus blancs, avant que vous soyez par lui chassé de votre terre. » Girart leur répond : « Seigneurs, merci : c’est au besoin qu’on reconnaît l’ami[23]. Le roi Charles, malgré sa puissance, aura à se repentir d’être entré dans Roussillon. Ceux qui y resteront y seront assiégés : ils ne verront pas la Saint-Denis que la misère leur fera paraître le temps long ! » Charles quitte Roussillon pour se rendre à Paris, et Girart fit comme il avait dit. |
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433. Ce fut à l’issue du temps de Pâques, à l’entrée de mai. Charles était à Paris, en son palais : il avait convoqué sa cour et tenait ses plaids. Ses barons l’interrogent et il leur expose l’état de ses affaires. « Je leur ai pris Roussillon, qui m’a été rendu par trahison. Lundi a été pour moi un jour heureux, un mauvais jour pour Girart. Je connais les embûches (?) du comte : désormais son orgueil est abaissé. |
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434. — Maintenant Français et Bourguignons savent que Girart est coupable de la trahison dont est mort Thierri, qu’il a incité Fouchier et Boson à la commettre[24]. Je lui en rends de mon mieux la récompense. Il a perdu Roussillon et Avignon. Les Goths[25] et les Gascons l’ont abandonné. Si je vis et si mes hommes me restent fidèles, je ne lui laisserai de terre la longueur d’un bâton. » Le roi, en parlant ainsi, se sentait plein de joie. |
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435. « La trahison de Girart est débattue à nouveau. Il ne peut s’en défendre, quand on l’en accuse. Nous avons pour cela combattu en champ de bataille sous Mont-Amele : je l’ai chassé du champ, lui et les siens[26]. Je l’ai ensuite rencontré à Civaux, près Bordeaux[27]. Là Girart a mal placé son mereau[28]. |
Li pimers mes i fail au ſeneſchau
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436. « Nous avons combattu en champ de bataille à Civaux, là Girart a perdu Fouchier, son maréchal[29]. Là je prouvai sa félonie et sa déloyauté. Ce jour-là il apprécia ses éperons et son cheval. » À ce moment lui arriva un messager : « Sire, à Roussillon on est logé à mauvaise enseigne ; dès le premier mois, le sénéchal manque de tout. |
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437. « Sire, Roussillon a de mauvais voisins : Girart a son cousin à Senesgart, qui bloque l’entrée et intercepte les chemins. Il ne peut entrer ni marchand ni paysan. Le pain, le vin, l’avoine, leur manquent. — Je ne veux pas, » répond Charles, « être ainsi abaissé. » Il descendit et monta à cheval au bas de l’escalier de marbre. Avec lui partirent Garin d’Escarabele[30], Gace le vicomte de Dreux et Baudouin[31]. Le roi ne s’arrêta pas jusqu’à Orléans ; là il demande conseil à ses amis. |
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438. Charles prend conseil avec ses fidèles : il munira Roussillon de toutes parts ; grand sera l’avoir qui y sera mené. Belfadieu le juif[32] fut appelé. En cela le roi fit un grand péché, car Dieu n’aime pas les Juifs ni leur compagnie. Partant Charles fut abaissé, vaincu en bataille et poursuivi, ainsi que vous allez l’entendre. |
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439. En la cité d’Orléans, il y avait un juif qui était fils de Benjamin, fils d’Abel, qui donnait chaque année à Fouque, pour son fief[33], quinze muids de froment...., autant de vin, trois cerfs de saison à la Saint-Mathieu[34], quinze vaches grasses à la Saint-André[35]. Il assista au conseil dans la chambre du roi, et, une fois dehors, il écrivit une lettre en hébreu et l’envoya à Fouque par un courrier : « Qu’il fasse savoir au comte Girart que Charles et les siens vont ravitailler Roussillon. Ce sera pour la Saint-Remi : ils seront quinze mille, tant à pied qu’à cheval. » Fouque, apprenant cette nouvelle, loua Dieu : « Je tiendrai encore l’étrier au roi Charles mon seigneur[36] ! » |
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440. Fouque va conter la nouvelle au comte Girart qui mande aussitôt Boson, Berart, Gautier, le vieillard de Mont-Escart[37]. Boson lui amène une troupe vaillante : mille chevaliers le heaume en tête, tous ses hommes. Le messager est parti à temps pour que Charles ne puisse s’en retourner sans grand danger. |
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441. Girart a donné ses ordres au messager : il a mandé tous ses hommes à la fois. Partout où il a de bons amis, il les envoie chercher. Il en eut quatre mille avant de se mettre en marche. Avant l’aube du jour, il les a embusqués en un bois fermé[38]. Le roi, cependant, part pour ravitailler Roussillon. En tête vont les chars conduits par les bourgeois[39]. Le roi suivait avec ses marquis, quand Girart leur apparut, sortant d’un bois épais. Le roi vit alors qu’il était trahi. |
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442. Girart a mis ses hommes en embuscade. Lui-même, seul, à pied, est sorti [du bois] pour observer. Le roi se dirige vers Roussillon. En tête viennent les chars et les.....[40], les bêtes de somme et les caisses avec les...[41]. Le roi suivait avec des hommes choisis. Girart se tourne vers les siens et crie : « Sortez ! » Puis il ajoute : « Par ici ! frappez, tuez, faites des prisonniers ! Qui veut de l’avoir en prenne à sa volonté ! Il ne tient qu’à vous d’être à tout jamais à l’abri de la pauvreté. » Ce jour-là, Girart se releva. |
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443. Charles voit ses hommes éperdus, et Fouque qui amène les siens. « Je suis trahi, » s’écrie-t-il, « et je ne sais par qui. — Nous avons encore, » dit Hugues[42], « plus de monde que Girart : il n’y a qu’à combattre ou à fuir ; je n’y sais autre conseil. » Et, tandis qu’il parle, tous deux s’arment. |
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444. Tandis que le roi s’arme, sept cents hommes s’ébranlent, revêtus de leurs hauberts blancs comme argent, couverts de leurs bons écus, le heaume luisant en tête, montés sur des chevaux de prix, excellents coursiers. Aubert les conduit, un parent du roi. C’est le roi qui l’envoie, et il en fut dolent[43]. Voici une bataille qui se prépare, s’il est qui la commence. Quand la mêlée se sépara, Fouque en eut double garant[44]. |
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445. Fouque avait le teint bronzé, les cheveux blonds. Jamais je n’ouï parler d’un tel chevalier. Son heaume et son haubert avaient été faits par un forgeron si habile qu’il n’y a pas à craindre qu’une maille en tombe[45]. Il avait ceint l’épée de Gren[46] de Madaur. Il portail un écu d’azur à la boucle d’or, et tenait une lance de....[47] d’un château de Bigorre situé sur le Gaur[48]. Il chevauchait un cheval balzan, de robe claire. Il entra en la bataille avec sa troupe et lutta contre Arbert, le clerc, de Vilemaur. |
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446. Le clerc vit Fouque sortir du rang. Il piqua des deux et courut le frapper ; il lui fit craquer sa lance sur le haubert, mais il ne put le prendre assez en plein pour le jeter à terre. Ne croyez pas que Fouque ait bougé sur sa selle. |
Que dequi lo deroc mouer nos poc
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447. Fouque frappa le clerc sur son....[49]. Il lui brisa son bouclier en haut, au-dessus de la boucle ; si fort que fût son haubert, il le lui trancha et troua, et lui fit au côté gauche une telle ouverture (?) qu’il l’abattit sans mouvement. |
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448. Charles se rendait à Roussillon, avec sa mesnie privée. Il n’avait pas convoqué son ost, et pourtant sa chevauchée n’était pas si petite, car une fois que ses hommes se furent reconnus et mis en ligne, voyant le petit nombre de ceux de Girart, ils les chargèrent à fond. Il y eut bientôt à terre une charretée de tronçons de lances. Girart s’enfuyait, le gonfanon plié, la lance baissée, quand Boson d’Escarpion accourut sur le terrain, avec mille chevaliers de sa mesnie. On poussa le cri Mareston ! Mareston[50] ! L’enseigne de Girart reprit le dessus et celle de Charles fut fort abaissée. Vous auriez vu maint bon guerrier étendu mort sur la place. |
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449. Le fils de Drogon[51] s’en allait battu : personne ne répondait au cri de son enseigne[52] : il portait baissé son gonfanon, dont les franges étaient ensanglantées ; il avait tourné les rênes vers Dijon, quand voici venir le comte Boson, avec lui mille chevaliers d’Escarpion. Il cria l’enseigne de Mareston, et dit au comte Girart : « Frappez ferme ! » Le comte reprit courage : plein de joie, il cria aux siens : « Chargez, barons ! Malheur sur le roi et les siens, Normands, Français et Bretons ! » |
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450. Don Boson d’Escarpion vint par le champ. Il était largement fourché[53], mince de taille : on ne peut souhaiter plus beau chevalier. Son heaume et son haubert étaient d’une éclatante blancheur ; il avait ceint une épée vieille et bien tranchante ; l’écu suspendu à son col était d’os d’éléphant[54], tel que jamais vous ne vîtes si fort et si léger. Il chevauchait un coursier gris et avait fixé à sa lance une oriflamme. Il poussait le cri Mareston ! Mareston ! et allait élevant[55] l’enseigne de Girart, abaissant celle de Charles, et renversant maints bons chevaliers. Il demandait Hugues le duc de Broyes ; celui-ci, l’ayant entendu, sortit des rangs, et ils se frappèrent avec une telle violence qu’ils se trouèrent les hauberts et les....[56]. Ils s’enfoncent mutuellement de leurs lances près du gant[57]. Ni l’un ni l’autre ne reste en selle. Maintenant ils ont besoin qu’on les étende [sur un lit]. |
Qa cons fu de pontiue e tent belclar
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451[58]. Voici par la mêlée Eliazar. Je ne sais si vous avez jamais entendu parler de lui[59]? Il était comte de Ponthieu (?) et tenait Belclar[60] ; c’était l’un des conseillers du roi. Il aperçut dans la mêlée Landri de Mont-Guinar[61] : piquant des deux, il va le frapper sur son haubert safré[62], le lui fausse, et lui passe par le corps sa lance aiguisée, avec l’enseigne rouge, et l’abat mort du cheval. En voilà un dont on n’aura plus à se garder ! |
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453. « Garin, franc chevalier, cela va mal pour vous. En quel état vous avez le ventre !....[66] qui m’a enlevé tel comte, Dieu le lui fasse payer ! » Garin entend cette parole, mais il n’y fait pas attention ; il éperonne son cheval et va frapper Pons de Mont-Armant : il lui tendit l’écu, lui déchira le haubert, et le jeta mort à terre, de sa lance. Puis il dit : « Sire, voilà un coup qui paiera pour ma blessure ! » |
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454. Voici par le champ Tibert de Vaubeton. C’était un excellent chevalier, apparenté à Charles. Il demande, par la bataille, le comte Fouque. Et celui-ci, quand il l’entend, se présente aussitôt. Ils se frappent si violemment qu’ils se trouent boucliers et hauberts. Ils se renversent l’un l’autre sur la place, mais Fouque se releva et Tibert non. |
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455. Là où les Français s’alignèrent contre les Bourguignons, il y eut douleur, massacre et rage. Vous auriez vu tant de lances rompues sur les boucliers, tant d’épées rompues brisées près des arçons, tant de damoiseaux morts, frappés à travers leurs hoquetons, ou la gorge tranchée sous le menton ! Là fut pris le convoi destiné au ravitaillement de Roussillon. Charles Martel s’enfuit par les champs, ayant à ses trousses deux cents gonfanons : vous auriez dit un chevreuil poursuivi par les chiens. Ce jour-là Charles n’eût pas donné ses éperons pour Orléans, pour Chartres ni pour Soissons, ni pour cent mille marcs de mangons[67]. Ce qu’il lui fallait, c’était un bon cheval et Roussillon[68]. |
A roſſillon ſen fuit carles lo ſer E girarz o les ſeus ol cāp iazer
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456. Le soir, Charles s’enfuit à Roussillon. Girart et les siens couchèrent sur le champ de bataille. Il eut désormais assez à donner et à garder. Il peut être assuré de ne plus manquer de rien, pourvu qu’il fasse bonne justice et soit de bonne foi. |
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457. Le roi Charles s’enfuit à Roussillon ; Girart garde le champ de bataille avec les siens. Il assemble ses meilleurs hommes et leur demande conseil : « Seigneurs, conseillez-moi, au nom de la foi que vous me devez. Comment agirai-je maintenant à l’égard de Charles, mon seigneur ; comment dois-je me comporter envers lui ? » Fouque, qui est sage, répondit le premier : « Sire, prenez un messager qui soit preux et courtois ; demandez merci au roi. Vous lui rendrez tout ce que vous lui avez pris ; de plus, nous lui donnerons le meilleur de ce que nous possédons, pour que la rancune et la guerre prennent fin. S’il refuse, vous vous en soucierez peu, car je ne vous abandonnerai pas, quoi qu’il arrive. » |
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458. Girart suivit le meilleur conseil, celui que lui donnèrent ses hommes. Il ne voulut pas envoyer à Charles un homme de haut rang : il savait quelle rancune la guerre avait fait naître, mais il envoya au moutier Saint-Sauveur et fit venir le prieur : « Moine, vous irez trouver mon seigneur, le roi Charles-Martel, l’empereur, et demandez-lui humblement de me rendre sa confiance et son amitié. » Le moine s’empresse d’accomplir le message : jamais, jusqu’à ce moment, il n’avait une peur comme celle qu’il éprouva. |
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459. Charles était à Roussillon, sous un orme ; vous l’auriez vu se tenir debout, dépité, triste, morne. Voici que se présente à lui le moine, suivi d’un serviteur : il prononce sa bénédiction......[69]. |
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460. Mais le roi n’est pas en train de parler : il se borne à lui demander son nom : — « Sire, j’ai nom frère Bourmon. C’est Girart, votre homme qui m’a envoyé vers vous. — Comment as-tu osé venir ! |
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461. — Sire, Girart m’envoie de loin à vous. Il viendra vous faire droit d’une façon complète, selon la décision de vos hommes et de vos barons, pourvu que vous le fassiez juger...[70] — Son droit, » dit Girart, « je ne m’en soucie guère : je lui enlèverai Valerne[71] et Mont-Saint-Proin[72] ; je ne lui laisserai pas une poignée de terre, et vous, qui avez accompli ce message, je me demande quel traitement honteux je vais vous infliger. » Et le moine, quand entend ces paroles, voudrait être loin. |
Sobre uos cuit dun monges quen tort li ſorz
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462. « Ce n’est pas par sa force que Girart m’a battu, car, si je n’avais été surpris, il était pris ou tué : aucun lieu de refuge, si fort qu’il fût, ne l’eût sauvé, bourg, cité, ni château, non plus qu’un simple verger. Mais c’est vous, sire moine, qui paierez pour lui. J’ai l’idée de vous faire couper les génitoires[73] ! » Et le moine, quand il entend ces mots, voudrait bien s’en aller. |
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463. Le moine voit que Charles se fâche, il entend ses menaces et craint qu’on lui coupe ses génitoires. Après cela il ne serait guère avancé si Charles en faisait pénitence. Aussi parla-t-il en homme plein de sagesse. Il lui demande, de par Dieu, congé et licence de se retirer. « Je voudrais, » dit-il, « revenir à mon obédience[74] ! » Et le roi réfléchit qu’il n’est pas de son intérêt de le faire mutiler : « Moine, dites à Girart, et gardez-vous de mentir ! qu’il n’aura pas la paix avec moi jusqu’à ce que je l’aie brisé et vaincu par la guerre. Mon père l’a entretenu dès son enfance jusqu’à tant qu’il ait pu nourrir mille hommes de ses revenus. Je croyais qu’il resterait avec moi, quand il m’a fait la guerre. Pour l’en punir, je lui enlèverai sa terre jusqu’en Ardenne[75]. Girart ne fera plus séjour de ce côté-ci de Roussillon, en dehors de la Provence. |
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464. « Moine, je te jure, par Jésus du ciel, que si je tenais Girart de Roussillon, je le ferais pendre comme un larron par les pires goujats de ma maison. « Et le moine, entendant ces mots, ne dit pas non, mais il voudrait être loin de Charles. |
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465. « Moine, comment avez-vous osé venir à moi ? Vous auriez mieux fait de rester dans votre moutier à dire la messe, ou dans votre cloître à lire vos livres, à prier pour les morts, à servir Dieu, que de m’apporter le message de Girart. Si ce n’était la crainte de Dieu et de la mort éternelle[76], j’aurais envie de vous faire enlever les génitoires. » Et le moine, s’entendant parler de la sorte, ne sut que dire, mais il prit son serviteur par la main et se mit en route ; et, s’étant mis en selle au perron, il partit sans se retourner. |
Quar iamais ꝑ meſſage nō trametras
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466. Voilà le moine de Saint-Judas[77] parti. Il descendit par l’escalier en courant, monta à cheval au perron et s’avança rapidement le long de la rivière. Le serviteur le suivait à distance. Le moine ne lui dit pas un seule fois : « Pourquoi es-tu si en arrière ? » Il ne s’arrêta pas jusqu’à ce qu’il fût auprès de Girart. Le comte lui demanda ce qu’il avait fait : « Ne me pressez pas ! » dit le moine, « car je suis trop las. Je vais d’abord entrer au moutier pour sonner la cloche, puis je dirai un Te Deum, et une prière à saint Thomas[78] pour le remercier de m’avoir sauvé des mains de Charles-Martel, qui, pour un peu, nous eût dépouillé de nos génitoires. Vous vous arrangerez comme vous pourrez avec lui, mais, pour sûr, vous ne m’aurez jamais plus pour messager ! |
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467. — Mais d’abord dites-moi, sire moine, comment vous avez quitté Charles. — À Roussillon, j’ai été, sire, fort mal reçu. Je lui dis que son avoir serait bientôt rassemblé et que tu le lui enverrais par tes hommes[79]. Lui, cependant, se montra furieux contre moi : il dit que vous vîntes tout jeune à son père et fûtes nourri par lui mieux qu’on ne le fût jamais ; que lui-même, le fils, vous adouba. Lorsque vous fûtes parvenu à la plénitude de vos forces, et qu’il s’attendait à être servi par vous, vous avez été le premier à lui faire du mal. Il ne fera point accord avec vous jusqu’à ce qu’il vous ait ruiné de fond en comble et réduit à vous exiler outre-mer[80]. |
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468. — Seigneurs, » dit Girart, « il m’est douloureux de me voir enlever si vite ma terre. Le roi ne dira pas que je l’aie trahi, puisque je propose de m’engager à réparer le dommage que je lui ai causé depuis que je suis chevalier. Mais il aura moissonné et rentré le blé qu’il sème en son champ, et avril et mai seront passés avant que j’aie conclu avec lui trêve ou accord ! |
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469. « Moine, sais-tu d’autres nouvelles du roi Charles ? — De mauvaises, oui, » dit le moine. « Je l’ai entendu jurer par Jésus du ciel que, s’il peut vous prendre, vous ou don Boson, il vous ferait pendre comme larrons [par le pire garçon de sa maison[81]], » Girart sourit sous sa moustache : « Puisqu’une démarche comme celle que nous avons faite auprès de lui ne le satisfait pas, mes barons et mes hommes ont leurs chevaux et le butin ; avec tout cela nous nous rendrons à Dijon. » |
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470. Il se rend à Dijon, lui et ses compagnons. Oton lui offrit une large hospitalité. Les sénéchaux, et les bouteillers ne sont pas regardants : on sert largement paons et grues ; les écuyers reçoivent de grandes soldes. La nuit on fait le guet sur le rempart jusqu’au moment où sonnent les cloches. Les chevaliers allèrent entendre la messe ; puis Girart sortit, s’assit sous un laurier, et, ayant mandé son conseiller Fouque, il se fit apporter de l’or et des deniers, et amener des mulets, des palefrois, des destriers, pour payer les soudoyers. On demanda des hôtes pour les logements, et qui n’en put trouver se mit à la recherche d’un charpentier[82], et Girart leur jura qu’il ferait à Charles guerre et dommage...[83] |
E mandet ſos franceis quel ſegent tuit
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471. Charles fut à Roussillon ; on ne vit jamais roi aussi irrité. Il manda à ses Français de se rendre tous auprès de lui. Girart en fut informé la nuit suivante. Il rassemble des soudoyers, leur faisant savoir qu’ils seraient bien payés en argent et en or[84]. Il y aura encore bataille, je pense. |
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472. Girart fit faire cent lettres, les scella et manda des chevaliers par toute la terre. À qui voulut de l’argent, Girart en donna. Il y en eut bientôt quatre mille qui se dirigèrent vers Dijon. Girart et ses neveux commencent une guerre dont un jour ils seront tous dolents[85]. |
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473. Le comte Girart convoqua tous ses barons. Il envoya ses messagers pour les Bourguignons jusqu’aux montagnes[86] ; pour les Bavarois et les Allemands jusqu’en Saxe. Partout où il savait un bon guerrier, il le fit appeler, lui faisant des promesses et de riches dons. Vous auriez vu sous Dijon, dans les champs, un si grand nombre de refs de couleur, de pavillons, d’enseignes, de fanions. Girart entra en sa chambre, en un lieu secret, et là il prit un avis qui ne lui fut pas profitable. |
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474. Boson prit séance au commencement du conseil. Il avait revêtu un manteau de gris neuf, orné de pourpre ; il était grêle par les flancs, gros de la poitrine. Il a encore le teint pâle et jauni par l’effet de sa blessure[87]. Ce n’était pas un couard, mais un homme hardi : son goût pour la guerre était toujours nouveau. « Charles nous tient trop, » dit-il, « pour mous. Il occupe en paix Roussillon, et pourtant il faut qu’il ait peur, pour s’y tenir enfermé. Sans ma blessure, je lui fourrerais ma lance jusqu’aux clous[88] ! Et s’il ose livrer bataille, il y aura bientôt perdu ou gagné grand honneur[89]. » |
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475. Après lui parla le comte Fouque : « On a de la peine à sortir d’une guerre quand on y est entré légèrement. Comment pourrons-nous triompher de Charles par les armes ! Le meilleur avis que je sache, c’est que chacun se tienne prêt à l’attendre et à se défendre s’il nous vient assaillir. Que tous, grands et petits, se préparent à lui faire face. On pourrait faire prisonnier tel de ses barons pour lequel Charles mon seigneur serait disposé à traiter. » |
Li gaus fun enconbros el paſ ſerrant
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476. Ensuite parla Gilbert : « Votre conseil est le meilleur, selon moi. Nous avons déjà trop perdu à combattre[90]. Nous avons assez de châteaux et d’argent pour tenir la campagne encore un an. Mais Charles a mandé son arrière-ban ; il marchera contre nous avec fureur. Les bois sont semés d’obstacles, les passages difficiles. Il perdra beaucoup de monde avant de se mettre au retour. — Pour moi, » dit Boson, « je ne prendrais rançon de personne, dût le prisonnier m’offrir son pesant d’or. Girart a une mesnie bonne et nombreuse de soudoyers bavarois et allemands, qui ne demandent qu’à se battre. N’envoyez pas en avant ni hommes de pied ni éclaireurs, mais chevauchons dès ce soir, au coucher du soleil, et soyons en face d’eux au point du jour. Si nous pouvons chasser Charles du champ de bataille, je ne donnerais plus un gant de sa guerre. Il sera ruiné lui et ses enfants. » |
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477. Girart goûta fort ce discours. Les paroles de Boson lui rendirent le courage. « Seigneurs, » dit-il, « je ne puis continuer la guerre plus longtemps, car je n’ai plus rien à donner ni à recevoir[91]. J’ai perdu les barons qui me devaient le service militaire. J’aime mieux en finir d’un coup que de languir dans une longue anxiété. — Faites en, » dit Fouque, « comme il vous plaira. » Et là-dessus ils s’en vont. |
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478. C’est sur cet avis qu’ils se séparèrent. On suivit le conseil de Boson qui, en une autre occasion, leur avait été d’un grand secours. Girart monta sur le cheval balzan aux longs crins. Il se rendit dans les prés sous Dijon, où les barons avaient planté leurs tentes. Il leur adresse à tous force remercîments et les prie, au nom de Dieu, de ne pas bouger jusqu’au soir. Alors ils se mettent en marche, passent sous le couvert du bois, et, au point du jour, arrivent sous Pui-Aigu ; ils descendirent de cheval dans la plaine sous Châtillon. Dieu veille sur eux ! Car il y aura encore bien des écus neufs de brisés. |
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479. Ils descendent, au point du jour, sous Châtillon. En la cour de Girart, il y avait un vavasseur né du meilleur lignage de France. Il avait été pris à la bataille sous Vaucouleurs, où Girart vainquit l’empereur Charles[92]. Le comte n’avait exigé de lui aucune autre rançon que son service. Pour l’en récompenser, celui-ci appela cette nuit même un damoiseau, fils de sa sœur : « Neveu, » lui dit-il, « va dire à Charles l’empereur, sous Roussillon, où il tient rassemblé le gros de son armée, que Girart a convoqué son ost et lui livrera bataille demain au jour ; que Charles fasse bien garder son oriflamme, de peur qu’on la lui enlève par surprise. » Le damoiseau, plein de joie, court où on l’envoie. |
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480. Le damoiseau monte à cheval et part au galop. Il ne s’arrêta pais qu’il fût devant le roi. Il le trouve sous Roussillon, tenant un conseil pour établir un accord entre les Gascons et le duc d’Aiglent[93]. Charles parlait lorsque le messager, descendant de cheval, le prit à part, au vu de tous, et lui dit : « Je suis, à la cour de Girart, le serviteur d’un de vos parents qui vous fait savoir par moi secrètement que le comte a mandé toute sa gent. Il a avec lui de nombreux soudoyers à qui il donne de l’argent. Sachez pour certain que j’en arrive. Girart vous livrera bataille aujourd’hui même. » Cette nouvelle fut désagréable à Charles. Pourtant il prit une mine riante. « J’espère bien, » dit-il, « lui faire payer le mauvais sang qu’il me fait faire ! » |
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481. Charles leva les yeux vers le ciel pour implorer Dieu : « Seigneur, » dit-il, « fais qu’aujourd’hui je me venge ! » Puis : « Dis-moi, combien sont-ils de chevaliers ? Peux-tu en estimer le nombre ? — Je n’ai pu les voir tous ni m’en faire une idée, mais seulement de soudoyers achetés il y en a quatre mille ; je les ai vu compter. Depuis hier matin à l’aube, Girart n’en a pas fini de leur donner de l’argent. Il a donné ordre à sa mesnie et se revêtir d’armes vermeilles. Je l’ai entendu hier, lui et Boson, se vanter[94]. Ils comptent bien d’ici peu vous chasser au loin. — Dieu me soit en aide ! » dit Charles. « Si je ne puis le dépouiller de sa terre, je renonce pour toujours à porter la couronne. » Il manda sa mesnie pour lui adresser des exhortations, Pierre[95], Aimon[96] et Aimar[97], qui l’avaient quitté la veille au soir. Il envoya un chevalier convoquer ses barons au conseil. |
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482. Charles manda ses hommes pour prendre conseil : « Seigneurs, écoutez-moi, et qu’on ne dorme pas[98]. Maudit soit le trésor qui luira à mes yeux, si mes fidèles hommes n’y ont part ! Je vous dirai comment Girart se réveille. Il a perdu Roussillon, ce qui lui est douloureux. Ce messager m’apporte une nouvelle étonnante : Girart a fait armer sa gent d’armes vermeilles. » Après parla Hugues, le duc de Broyes[99] : « Sire, ne faites pas ici la sourde oreille, mais faites armer votre gent ; tenez-vous prêt. |
Qui tan tenges a car uaſſal ardic
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483. — Seigneurs, » leur dit Charles, « je vous le dis, à vous que j’ai aimés et nourris. Aidez-moi, à venger mon ami, le duc Thierri[100], le noble chevalier. Si, dans la bataille prochaine, je puis chasser du champ mon ennemi, je ne laisserai pas un seul été, de lui enlever des châteaux. » Tous l’assurent qu’ils lui viendront en aide. Jamais vous ne vîtes un roi d’une amitié aussi sûre, qui eût autant d’attachement pour un guerrier vaillant. On le vit bien ce jour-là, à la façon dont on frappa en la bataille[101]. Le comte Girart fit une sottise quand, après cela, il chevaucha contre Charles. |
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484. Quand la nuit fut passée et que le jour parut, le comte Girart, qui avait l’expérience de la guerre, forma trois échelles de chevaliers, quatre de sergents et de bourgeois[102]. Ils abandonnent les bois et chevauchent par la plaine, serrés comme les gouttes de pluie, les grêlons ou la neige ; les lances se touchent. Quand Charles les vit, il en fut tout ému. Il s’adressa à ses barons et à ses marquis : « Qui s’est vanté de porter les premiers coups[103] ? — Sire, ce sera moi, dit Oton le champenois. — Grand merci, » reprit Charles ; « si je puis me tirer d’ici, j’accroîtrai votre fief, si je suis encore roi portant couronne. » |
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485. Girart était entendu à la guerre et animé d’un vif ressentiment. Il dit à Boson, qui n’était pas homme à reculer : « Vous prendrez l’avant-garde avec les Lorrains. Je manœuvrerai, de mon côté, avec ma troupe. » Boson monte à cheval, l’épée ceinte. Avec lui étaient cinq cents hommes avec des enseignes[104], armés de hauberts saffrés[105] et d’écus peints. Le roi de Reims[106] en envoya autant de son côté[107] sous la conduite de Pons de Braine. Je voudrais bien que Charles eût moins de monde. Aujourd’hui, puissant comte Girart, tu auras lieu, je crois de t’affliger ! |
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- ↑ Sic Oxf. et P. (v. 5452) ; est-ce Bayeux modifié pour la rime ?
- ↑ C’est la façon ordinaire de conduire la guerre au moyen âge ; voy. la Chanson de la Croisade albigeoise, vv. 1890, 5691, etc.
- ↑ Apleu, subst. formé sur applicare, dans le sens de « camper » ; voy. Du Cange, applicare, et Gloss. med. et inf. grœcitatis ἀπληκεύειν et ἄπληκτα.
- ↑ 1er octobre.
- ↑ Droit d’octroi.
- ↑ Allusion à la trahison par laquelle une première fois Roussillon avait été livré à Charles ; voy. §§ 60 et suiv.
- ↑ Sur l’expression « perdre Dieu », c’est-à-dire l’espoir de la vie éternelle, voy. la Chanson de la croisade albigeoise, I, note sur le v. 3473 ; cf. B. de Ventadour En cossirier, coupl. 4 (Ged. d. Troub., n° 115).
- ↑ Le comte Jofroi d’Angers, voy. p. 41, n. 4, et cf. § 154 ; mais le suivant m’est inconnu. Ce ne peut être Amadieu de Val de Clus ( § 144), qui est tué au § 146.
- ↑ Le Milon d’Alui du § 129 ? ou est ce le duc Milon d’Aiglent sur lequel voy. plus loin, p. 221, n. 1 ? C’est en tout cas, un des hommes, de Charles, bien qu’on le voie, au § suivant, châtier la trahison du portier.
- ↑ Étoffe ornée de dessins en forme de roue ; voy. le vocab. de Daurel et Beton, sous rodat.
- ↑ Cf. ces vers de Raoul de Cambrai dans le récit de l’incendie d’Origni :
Ardent les sales ; si fondent li planchier,
Li vin espandent, s’en flotent li celier :
Li bacon ardent, si chieent li lardier,
Li sains fait le grant feu engreignier :
Fiert soi es tors et el maistre cloichier ;
Les covertures covint jus trebuchier.
Entre deus murs ot si grant charbonier,
Itant com puet uns hom d’un arc gitier,
Ne puet nus hom vers le feu aprochier. - ↑ Je ne sais comment traduire autrement le vers Li vilan vant cridant tuit la rodorte, de même P. (v. 5543) ; mais j’ignore le sens de ce cri. Est-ce un nom de lieu tel que la Redorta de Beaucaire, sur laquelle voy. mon édition de la Chanson de la Croisade albigeoise, II, 213, n. 2 ?
- ↑ Lo catais Oxf., manque dans P.
- ↑ Que mois que lois, cheville qui paraît vouloir dire « tant épuisés (?) qu’éborgnés ».
- ↑ Étage d’une maison, et, par extension, maison ayant au moins un étage au-dessus du rez-de-chaussée.
- ↑ Cornant lor gale, voy. Du Cange, galare.
- ↑ D’Elbala (del Bala ?) P. (v. 5572).
- ↑ Vêtements de laine.
- ↑ On passait d’ordinaire le haubert par-dessus le hoqueton, sorte de vêtement rembourré.
- ↑ Voy. § 421.
- ↑ Dans le roman français de Joufroi, on voit de même un cheval continuer à courir ayant dans la tête, près des oreilles, un tronçon de lance « en cui pendoit uns penonceaus (v. 3021). De telles merveilles ne se voient que dans les romans de chevalerie.
- ↑ 9 octobre.
- ↑ Proverbe très fréquent au moyen âge ; voy. Le Roux de Lincy, Le livre des proverbes, II, 231-2, et 485.
- ↑ Le roi semble considérer la défaite de Girart comme un jugement de Dieu.
- ↑ « Les Limousins » P. (v. 5650), mauvaise leçon qui fausse le vers. — Les Goths sont ici probablement les mêmes que les Bigots mentionnés aux §§ 115 et 149, Gothi, à une époque où les anciens Goths étaient fondus dans la population romane, désignait les habitants de ce qui fut plus tard le Languedoc. Un texte cité par Du Cange (s. v. Goti) les place « in provincia Montis Pessulani ». Au temps de la première croisade, on les distingue des Auvergnats et des Gascons (Raimon d’Aiguille, ch. v ; Fouchier de Chartres, vi, dans les Histor. occid. des Croisades, III, 244 d et 327 e).
- ↑ Voy. §§ 320-345.
- ↑ Voy. p. 189, n. 3.
- ↑ C’est-à-dire « mal joué », allusion au jeu de marelle ; cf. Bodel, Saxons, I, 177 : Cele nuit ont en Rune mestraite la marele.
- ↑ Voy. § 396.
- ↑ Déjà mentionné au § 230.
- ↑ Bauduoin le Flamand, voy. §§ 155 et 160.
- ↑ Voy. p. 53, n. 3.
- ↑ On a vu, §§ 105, 106, 113, que Belfadieu appartenait à Fouque.
- ↑ 21 septembre.
- ↑ 30 novembre.
- ↑ Tenir l’étrier à quelqu’un, c’est faire envers lui acte d’humilité, c’est en quelque sorte un hommage ; voy. Du Cange, strepa. Fouque veut dire (si le texte est correct, car Oxf. et P. ne s’accordent pas) qu’il espère, à la suite du succès qu’il prévoit, réussir à faire sa paix avec le roi. Telle est, en effet, l’intention qu’il exprimera plus loin. § 457.
- ↑ De Mont-Esgart, selon P. (v. 5704). Nous avons vu, au § 230, un Gui de Mont-Ascart qui paraît avoir été l’un des hommes de Charles.
- ↑ Entouré de palissades ou de fossés.
- ↑ Bourgeois pour la rime ; ordinairement on réquisitionnait des vilains pour accompagner les convois.
- ↑ Oxf. dumez, P. (v. 5723) somes.
- ↑ Oxf. o les garmez ; l. (v. 5724) e los saumes.
- ↑ Hugues de Broyes, voy. le § 450.
- ↑ Faut-il entendre que cet Aubert périt dans le combat ? En ce cas il y aurait peut-être lieu de l’identifier avec le clerc Arbert dont il est question ci-après.
- ↑ Cela veut dire qu’il abattit deux de ses adversaires ; voy. §§ 447 et 454.
- ↑ Une maille du haubert.
- ↑ D’après P, (v. 5749) ; ce nom est omis dans Oxf. où le vers est, par suite, trop court.
- ↑ Il faut un nom de personne qui doit se trouver, plus ou moins corrompu, dans la leçon d’Oxf. de vin maur ; la leçon de P. (v. 5751) de sicamaur que Raynouard (Lex. rom., V, 225) rend par « sycomore » est pour plusieurs motifs inadmissible.
- ↑ Gaur Oxf., Maur P. (v. 5752). C’est l’une des rivières appelées Gave (Gabarus). Le forme Gaur, désignant le Gave de Pau, se trouve dans le cartulaire de S. Jean de Sorde, éd. Raymond (1873), p. 30.
- ↑ Esgoc Oxf., osgoc P. (v. 5761).
- ↑ Morestom P. (v. 5778).
- ↑ Girart.
- ↑ Cf. § 195.
- ↑ C’est un trait qu’on n’omet guère au moyen âge quand on veut décrire un homme solidement bâti ; nous le verrons reparaître dans le portrait de Girart, au § 488. La furcheüre ad asez grant li ber, est-il dit de Baligant dans Rolant, v. 3157 ; et de même l’Alexandre d’Alberic de Besançon a Lo cors d’aval ben enforcad ; cf. Tobler, dans la Germania, II, 442.
- ↑ Les écus sont ordinairement de bois et de fer, et recouverts de cuir ; parfois ils sont faits d’os de poisson de mer (Blancandin, vv. 1199-1200 ; Alexandre, version décasyllabique, v. 374, « poisson » désignant ici quelque grand cétacé ; enfin, il est fait mention exceptionnellement d’écus en os d’éléphant, c.-à-d. en ivoire ; c’étaient les plus précieux (Blancandin, vv. 258, 4109 ; Alexandre, éd. Michelant, 40, 29, etc.).
- ↑ Au figuré.
- ↑ Auuant ; p.-ê. un dérivé d’alvea, alva, partie de la selle.
- ↑ À la hauteur de la main droite, qui tenait la lance serrée au corps.
- ↑ Cette courte tirade manque dans P.
- ↑ Non ; c’est la première fois qu’il paraît dans le poëme.
- ↑ Lieu inconnu dans le Ponthieu.
- ↑ Nom de lieu qui paraît déjà au § 259, mais non pas comme surnom.
- ↑ Voy. p. 164, n. 3.
- ↑ Paraît déjà au § 230.
- ↑ Le texte ajoute « sous l’aisselle », mais c’est là une cheville qu’on ne peut traduire, car il en résulte un sens qui s’accorde trop mal avec ce qui suit.
- ↑ Trait fréquent au moyen âge dans les descriptions de bataille :
Car les lances roides et fors
Lor metent trés parmi le[s] cors
Si qu’es arçons, devant les seles,
Lor font espandre les boieles.
(Guillaume de Palerne, 2601-4 ; cf. 2067-8.) - ↑ Ici un vers, manquant dans P., que je n’entends pas : L’escot e les romeses la vunt roment.
- ↑ Voy. p. 131, n. 4.
- ↑ Pour lui servir de refuge.
- ↑ Dist benedicite e fait son torn. Le benedicite (voy. Du Cange à ce mot) est la formule de salutation du moine abordant un supérieur, mais j’ignore le sens des derniers mots du vers ; e pres son dorn, P. (v. 5881) n’est pas plus clair.
- ↑ Avenadoin Oxf., avenaldonh P. (v. 5890) ; y a-t-il là un nom propre, « a .... le seigneur » ?
- ↑ Valence. P. (v. 5892).
- ↑ Oxf. Sein Proin, P. (v. 5892) Sompronh. Ce nom de lieu s’est déjà rencontré comme surnom au § 335.
- ↑ Ce genre de supplice est fréquent dans l’ancien moyen âge, en dehors même du cas d’adultère ; voy. Du Cange, castratione, extesticulare ; cf. Guib. de Nogent, Gesta Dei per Francos, II, 14.
- ↑ C’est le nom qu’on donnait à des maisons situées dans la dépendance des monastères et occupées par des moines ; voy. Du Cange, IV, 667 b.
- ↑ Argena Oxf., Ardensa P. (v. 5918) ; je suppose que le mot a été modifié en vue de la rime ; le vers suivant indique qu’il s’agit d’un pays situé au nord de Roussillon.
- ↑ E per perir, il s’agit de la mort de l’âme. Voy. p. 97, n. 1.
- ↑ Sic dans les deux mss.
- ↑ La rime est en as.
- ↑ C’est, en effet, ce que Fouque a conseillé de faire ; voy, § 457.
- ↑ Cf. p. 67, n. 3.
- ↑ Dans P. seul (v. 5979).
- ↑ Pour construire un abri temporaire.
- ↑ Le dernier vers de la tirade qui manque dans P., est, pour moi, inintelligible.
- ↑ Cf. p. 69, n. 1.
- ↑ D’après P. (v. 6007) ; Oxf. : « dont tel homme puissant fut un jour dolent. »
- ↑ Le Jura, les Alpes.
- ↑ Voy. § 450.
- ↑ Les clous qui fixent l’enseigne.
- ↑ Locution usuelle ; ainsi dans Alexandre, éd. Michelant, 424, 35-6 : Se demande bataille... Jou i avai bientost gaegnié ou perdu.
- ↑ À combattre en rase campagne, je suppose. Gilbert conseille une guerre défensive, comme Fouque.
- ↑ Mot à mot « ni à tenir ». Il veut dire qu’ayant perdu la plus grande partie de ses terres, il n’a plus de revenu.
- ↑ Ci-dessus, §§ 412-414.
- ↑ « Gascons » est fourni par P. (v. 6099) ; il y a dans Oxf. Cacon.
Peut-être faut-il, en combinant les deux leçons, lire Gacon, Gace de
Dreux. Le duc d’Aiglent peut bien être le duc Milon d’Aiglent, appelé
dans notre poëme Milon d’Aigline (§ 65) sur lequel plusieurs témoignages
ont été cités ci-dessus, page 33, note 3. À ces témoignages
on en pourrait ajouter plusieurs autres, ceux-ci, par exemple, que fournit
le poëme de Fouque de Candie :
De vesteüre i met tant pour sa gent,
Ne l’esligast li dus Miles d’Aiglent
(Musée Brit. Old. roy. 20. D. XI, fol. 262 r° c.)
Plus li feras doner or et argent
C’onques n’en ot li dux Miles d’Aiglent.
(Ibid., fol. 263 v° a)
Enz el batel sailli Miles d’Aiglent.
(Ibid., fol. 265 r° c.)Milon d’Aiglent figure encore dans Mainet (Romania, IV, 309) dans Ogier, édit. Barrois, v. 9960.
- ↑ C’était, au moyen âge, l’usage des chevaliers de se vanter, le soir, après boire, de leurs futurs exploits. Qu’on se rappelle la scène des gabs dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem, et ci-dessus un passage du § 307. Le même usage est constaté dans les romans chevaleresques de l’Italie ; voir les textes cités par M. Vitali dans sa préface du Cantare di Madonna Elena imperatrice (Livorno, 1880, per nozze), pp. 17-8. Ces bravades ont été souvent tournées en ridicule par les contemporains ; voir les textes cités par M. Tobler dans sa dissertation sur le proverbe : « Plus a paroles en plein pot de vin qu’en un mui de cervoise », Zeitschrift für romanische Philologie, IV, 80.
- ↑ Pierre de Mont-Rabei. On a vu, au § 385, qu’une blessure l’avait mis hors de combat pendant cinq ans ; mais, depuis lors, cinq années se sont écoulées ; voy. § 416.
- ↑ L’un des neveux de Thierri, voy. §§ 107, 213 ; l’un de ses fils, selon le § 184.
- ↑ Personnage qui n’a pas encore été mentionné.
- ↑ Le conseil avait lieu la nuit.
- ↑ Voy. ci-dessus, p. 39, n. 3.
- ↑ D’après P. (v. 6143). Dans Oxf., il y a seulement « mes amis, aidez-moi à me venger ».
- ↑ L’auteur contraste le caractère de Charles avec celui de Girart tel qu’il est dépeint aux §§ 374-7.
- ↑ C’est-à-dire de fantassins.
- ↑ Voy. p. 149, note 4.
- ↑ Entreseins, ce ne sont pas des enseignes au sens de « bannière », mais des signes distinctifs, tels que des armoiries.
- ↑ Voy. p. 164, n. 3.
- ↑ Pour la rime.
- ↑ On a déjà vu plus haut qu’on s’efforçait, de part et d’autre, au début de la bataille, de mettre en présence des forces égales ; voy. § 143.