Voici le second des trois ouvrages que, sur notre proposition, nous eûmes le devoir d'entreprendre, lorsque, le 1er juillet 1831, M. le vice-amiral de Rigny nous eut fait l'honneur de nous appeler à partager les travaux de la Section historique, établie au Dépôt de la marine.
Ces trois ouvrages [1], qui, s'ils étaient véritablement bons, seraient d'une utilité incontestable, et honoreraient probablement leur auteur aux yeux des marins instruits et des savants que touchent les choses de la marine, composent, dans notre pensée, un ensemble d'études d'un intérêt auquel on ne saurait contester ni la nouveauté ni l'à-propos.
La marine, on le sait, a des origines obscures.
D'illustres critiques, au seizième siècle et au dix-septième, essayèrent de les éclaircir. Mais, soit qu'ils manquassent des notions pratiques, sans lesquelles il est malaisé de trouver la solution de certaines difficultés; soit qu'en effet – et c'est une vérité manifeste pour nous, après plus de vingt-cinq années d'efforts – soit qu'en effet plusieurs de ces difficultés doivent rester insolubles tant que le hasard n'aura pas produit, pour éclairer la discussion, quelque texte précis, échappé jusqu'alors aux investigations patientes des hommes les plus zélés et les plus sagaces; les choses, au moins en ce qui touche la question si controversée de la construction navale chez les anciens, en sont aujourd'hui au point où les avaient trouvées Lazare Baïf, Scaliger, Saumaise, Godescalc, Stewech, J. Scheffer, le docteur Marc Maibom, et tous ceux qui ont marché à leur suite, adoptant ou contestant leurs hypothèses, ingénieuses souvent, mais, il faut le dire, toujours mal fondées.
De ce que l'organisation des rames, dans les trirèmes et les autres navires de cette famille célèbre et inconnue, est un mystère peut-être à jamais impénétrable, s'ensuit-il qu'il faille se décourager, et ne pas chercher à résoudre les autres questions relatives à la marine de l'antiquité?
Nous ne l'avons pas cru.
Il nous a semblé qu'il était nécessaire de connaître, de cette marine, tout ce qui peut en être connu : la mâture, la voilure, la manœuvre, la tactique militaire, la navigation, les armements, la loi.
Le moyen d'y parvenir, c'est de reprendre dans les historiens et les poètes tous les passages relatifs aux faits maritimes, et de les soumettre à un nouvel examen, afin de leur donner un sens qui les mette d'accord avec la pratique; but important qui n'a guère préoccupé les traducteurs, les auteurs de dictionnaires, et même les savants qui se sont le plus spécialement attachés à cette branche de l'érudition, dont la marine antique est le sujet.
Autant que nous l'avons pu, nous avons fait ce travail; et nous osons espérer que, pour toutes les personnes qui prendront la peine de comparer les résultats auxquels nous sommes parvenus, avec ceux dont se sont contentés les érudits, étrangers à des connaissances que, par fortune, notre première éducation nous a données [2], il sera démontré que cette étude était indispensable.
Si, comme les faits le prouvent, et comme on en verra de fréquents témoignages dans ce Glossaire, la marine moderne, un peu trop fière de sa perfection et trop dédaigneuse de son passé, continue, à bien des égards, la tradition antique, ne faut-il pas, pour avoir des notions sérieuses et complètes sur l'histoire de l'art, suivre cette tradition à travers les dédales obscurs des époques intermédiaires ?
Jusqu'à Girolamo Zanetti [3] et à Àntonio Capmany [4], on avait tout à fait négligé cette curieuse poursuite, parce que, semblables à toutes les époques qui se vantent trop du progrès, la Renaissance et le siècle qui la suivit se crurent autorisés à regarder, de l'œil du mépris, une marine que leur superbe ignorance réputait faible et inhabile. Le savant Vénitien et le docte Catalan, mus par un noble sentiment de patriotisme, firent, pour la gloire de Venise et de Barcelone, si longtemps puissantes par la guerre et le commerce, des travaux d'une critique solide, mais renfermés, par malheur, dans un cadre trop étroit.
Nous avons pensé qu'une voie plus large pouvait être ouverte, ou du moins pouvait être tentée sur ce terrain, encore à peu près vierge, du Moyen âge. Nous avons voulu savoir si la marine contemporaine des croisades; si la marine qui, du fond de l'Adriatique, allait se répandant sur les bords de la mer Noire et sur les rivages de l'Egypte; celle qui, de la mer Ligurienne, s'élançait vers la Flandre; celle enfin qui fit riches, grandes et redoutables Amalfi, Pisé, Naples, Gênes, Venise, Marseille, Barcelone et Constantinople, étaient aussi méprisables qu'on se l'imaginait : nous avons voulu savoir si l'on allait de l'Europe en terre sainte, si l'on passait de la Méditerranée dans l'Océan, seulement avec de chétives barques; et si les hommes montant ces légères caravelles qui exploraient la côte de Guinée, doublaient le cap des Tempêtes, poussaient jusque dans les Indes orientales leurs proues hardies, et poursuivaient à l'ouest le fantôme réalisé d'une terre inconnue, étaient de pauvres caboteurs, marins hasardeux, mais ignorants.
Six des mémoires composant notre Archéologie navale, publiée à la fin de 1839, furent les premiers fruits de nos explorations dans ce monde où nous allions à la découverte, remontant un fleuve inconnu, et guidé par le présent, notre seule boussole.
Ce fleuve, c'est la langue des navigateurs européens.
Tout d'abord nous reconnûmes qu'il est sinueux, vaste, et formé de deux affluents principaux, grossis par quelques petits cours venus de points divers. Nous sentîmes que nous aurions de la peine à pénétrer jusqu'à ses sources, au milieu des obstacles de tous genres qui entravent la navigation sur ses méandres capricieux. Mais, seule, cette voie pouvait nous conduire au but attrayant que nous entrevoyions dans le lointain par la pensée; et rien ne put nous faire renoncer à ce pénible voyage.
On comprendra que nous n'avions pas d'autre route à suivre. Quel obstacle a dû arrêter les érudits qui ont pu concevoir le même projet que nous? N'est-il pas évident qu'ils ont reculé devant les difficultés de la langue maritime, qui a toujours passé pour un argot barbare? Les termes qu'ils n'ont pas entendus leur ont rendu inintelligibles les documents anciens; ces documents, ils les ont alors délaissés, et l'histoire de la marine leur est restée fermée. Nous espérons que désormais elle sera ouverte à tous. C'est l'intention du présent livre; ce sera son avantage, si nous ne nous sommes pas trompé.
Plus nous avons lu les chroniques françaises et étrangères; les contrats de vente ou d'affrètement des navires; les statuts relatifs aux constructions des nefs et des bâtiments à rames; les vieilles et sages lois qui réglaient les rapports des propriétaires de navires avec les mariniers, et ceux des capitaines avec leurs équipages et leurs passagers; les ordonnances pour la police de la navigation; celles qui contrôlaient les armements en guerre et en marchandises, plus nous nous sommes convaincu que, si l'on ne sait pas la langue maritime, il est impossible de faire quelque chose de raisonnable sur la marine. Nous nous sommes bien expliqué alors pourquoi les historiens qui ont traité des variations de l'art, des combats livrés sur mer, et des développements du commerce maritime pendant les siècles antérieurs au dix-septième, se sont copiés l'un l'autre, et, reproduisant les erreurs consacrées, sont restés en même temps voilés et incomplets. On sent que leur allure est gênée quand ils traversent les siècles du Moyen âge; on sent qu'ils n'ont pas vu les documents originaux, ou que, s'ils les ont vus, ils n'ont pu les lire et les comprendre.
Notre mission (et ce n'est pas sans une sorte d'inquiétude que nous y pensons) est, après la publication de ce Glossaire nautique, d'écrire une Histoire de la marine française avec les synchronismes étrangers, depuis les temps les plus reculés de la monarchie. Nos études pour l'accomplissement de ce devoir sont déjà nombreuses; et l'Archéologie navale, présentée comme des prolégomènes à notre travail historique, est une sorte de restitution de l'ancien matériel naval, faite pour dégager le terrain de plusieurs questions qui embarrassent toujours un peu la marche de l'historien.
Cette histoire, nous sera-t-il donné de l'achever? Les forces seconderont elles en nous la volonté? La maladie ou la mort ne viendra-t-elle pas paralyser ou briser la plume dans notre main? Nous espérons qu'il n'en sera rien; mais Dieu se joue des espérances de l'homme, et nous avons dû agir comme si nous n'avions pas confiance en l'avenir.
Il nous a paru qu'ayant fait de longues recherches sur tout ce qui se rapporte à l'art naval, nous devions en publier les résultats, pour signaler aux futurs historiens de la marine des documents peu connus ou difficiles à trouver, et pour leur en faciliter l'intelligence.
Cette fois, la forme de Mémoires ne nous a pas semblé convenir à la publication que nous nous proposions de faire. Bien que souvent il nous faille discuter et démontrer, nous avons adopté celle du Dictionnaire, plus commode, et qui admet, sous la classification alphabétique, une foule de petits détails, impossibles à introduire dans les dissertations les plus étendues et les plus chargées de notes.
Le Dictionnaire, tel que nous le publions, est le développement du Glossaire en projet dans notre tête dès l'année 1831. Alors, nous voulions seulement recueillir les termes de marine qu'on trouve dans les chroniques rimées et les romans poétiques des douzième et treizième siècles, dans Geoffroy de Villehardouin, Joinville, Froissard, André de la Vigne, Jean d'Auton, et quelques écrivains plus modernes; termes qui étonnent et arrêtent nécessairement les lecteurs étrangers au langage de nos vieux marins.
Notre plan s'est donc élargi.
De français qu'il devait être, le Glossaire nautique est devenu polyglotte. A côté des mots de la nomenclature française ancienne, nous avons pensé qu'il fallait admettre ceux des nomenclatures grecque, latine, italienne, espagnole, portugaise et catalane, que nous ont fait connaître les auteurs de l'antiquité, les récits et les documents du Moyen âge.
Nous ne pouvions nous arrêter là. Notre but étant désormais de faire, en quelque sorte, une Histoire de la langue maritime – nous dirons tout à l'heure quelle utilité nous paraît avoir une pareille étude – les nomenclatures islandaise, groënlandaise, anglo-saxonne, anglaise, allemande, hollandaise, danoise et suédoise, allaient naturellement prendre place dans ce répertoire, qui devait s'enrichir des nomenclatures grecque moderne, turque, russe, illyrienne, dalmate et valaque.
Le dialecte génois ne devait pas plus être négligé que le vénitien, le provençal, le napolitain, le bas-breton, le corse, le languedocien et le basque. La langue des marins maltais et celle des riverains de la côte nord de l'Afrique, où l'arabe se mêle à l'italien et à l'espagnol, avaient aussi une place obligée dans un recueil comme celui-ci.
Les mers des Indes, de la Chine et de la Polynésie sont sillonnées par des navires dont les matelots ont des termes fort différents de ceux qu'emploient les marins de l'Europe : ne devions-nous pas, pour compléter le tableau curieux des locutions singulièrement poétiques, familières aux navigateurs de toutes les parties du monde, recueillir la nomenclature malaie, la nomenclature malgache, celle des différentes terres et îles polynésiennes, celle des Chinois, et même cette nomenclature convenue entre les Européens qui commercent dans l'Inde et les matelots du pays? idiome hindo-anglo-portugais, que, faute d'une désignation meilleure, nous appellerons la langue lascare, du nom donné aux matelots qui la parlent.
Ainsi, le Glossaire nautique, comme nous le concevions, devait être à la fois un Glossaire des termes de l'antiquité maritime grecque et romaine, un Glossaire des termes de toutes les marines du Moyen âge, et un Dictionnaire des mots de métier en usage dans toutes les marines modernes.
Le projet de cette vaste collection plut au savant amiral Roussin, qui, après l'avoir fait examiner en 1840, nous ordonna de le réaliser [5]
Nous avions supposé d'abord – on ne mesure jamais bien l'étendue de pareilles entreprises! – que cinq années d'un travail constant nous suffiraient pour mener à fin une tâche qui n'était pas sans difficultés réelles, et qui demandait, avec une patience à toute épreuve pour la recherche et la comparaison des textes, une activité incessante et une grande ardeur de volonté. Quatre ans écoulés, nous nous aperçûmes que nous étions bien loin encore du terme qu'il nous fallait atteindre.
Nous priâmes alors le ministre de vouloir bien nous donner un collaborateur que nous lui désignions. Il jugea qu'en effet un tel auxiliaire nous était indispensable, et il eut la bonté de nous le promettre; mais, après sept ou huit mois d'attente, on nous le refusa, parce qu'on ne pouvait ajouter à la dépense votée par les chambres pour l'exécution du Glossaire nautique.
Nous ne nous décourageâmes point; nous redoublâmes, au contraire, de zèle et d'efforts, comptant qu'au moins le temps ne nous serait pas mesuré d'une manière avare. Il n'en fut pas tout à fait ainsi.
Gardiennes vigilantes de la fortune publique, les Commissions du budget et des comptes de la Chambre des députés, que nos précédents travaux auraient dû rassurer peut-être, conçurent une certaine inquiétude, lorsqu'à la fin de l'année 1846 elles ne virent point notre œuvre achevée. Elles s'étonnaient que les fonds votés pour les études relatives au Glossaire fussent si longtemps improductifs : nous devions donner satisfaction à une impatience que nous ne pouvions modérer, car il ne dépendait point de nous que l'on vînt prendre connaissance de notre manuscrit pour savoir ce qu'avait fait jusque là l'auteur du Glossaire.
Cet aiguillon n'était pas le seul qui nous pressât. Quelques honnêtes personnes, de celles qu'on trouve toujours prêtes à troubler ce calme de couvent dont on a tant besoin lorsqu'on est appliqué à de longs et sérieux travaux de critique, blâmaient tout haut dans les ports, ou signalaient officieusement à la Chambre, la lenteur calculée que nous apportions, pensaient-elles, à la confection de notre Répertoire polyglotte. Sans doute nous n'étions tenu à rien envers ces hommes, qui, par un sentiment que nous ne voulons point qualifier, se portaient pour les contrôleurs de notre activité, et affectaient de transformer en une stalle de chanoine indolent le siège laborieux que nous occupons depuis dix-sept ans à la Section historique; mais il est de ces petits tourments devant lesquels on ne sait pas toujours être fort et résolu ! Aussi provoquâmes-nous tout de suite les ordres du ministre, qui annonça à la Commission des comptes que le Glossaire nautique serait sous presse à la fin de cette année.
Il était nécessaire que nous entrassions dans les détails qu'on vient de lire; ils suffiront pour nous justifier aux yeux des savants, s'ils remarquent que nous n'avons pas rempli tout le cadre tracé dans le plan exposé plus haut.
Notre ouvrage est moins complet que nous ne l'aurions voulu. Il nous fallait du temps, à défaut d'auxiliaires; le temps nous a été marchandé. On a pensé que six années étaient largement suffisantes pour un labeur immense et fatigant; on n'a pas considéré que nous étions le seul ouvrier de l'édifice à élever; on ne s'est pas rappelé que Johnson mit huit ans à achever son Dictionnaire, relativement beaucoup moins difficile à composer que ce Glossaire; on ne s'est pas demandé quel nombre d'années consacrèrent, à la composition de livres analogues à celui-ci, des congrégations religieuses, placées, sous tous les rapports, dans des circonstances bien autrement favorables pour leur exécution, que celles où peut être un homme d'études, même le plus reclus, qui a des devoirs à remplir comme père de famille et comme citoyen.
Si le Glossaire nautique n'est pas tout ce que nous avions espéré qu'il serait, la faute n'en est donc pas à nous. On jugera, par ce que nous publions, si nous étions capable de faire ce qui manque à ce livre, et si, en effet, son parfait achèvement n'était pas seulement une question de temps.
Que l'on ne croie pas cependant que notre travail arrive au public tellement mutilé qu'il soit indigne de quelque estime. Nous osons dire qu'à peu près tout ce qui était essentiel, c'est-à-dire tout ce qui devait naturellement trouver place dans un Glossaire proprement dit, on le trouvera dans ce volume. Ce que nos lectures nous ont signalé de mots difficiles à comprendre, tombés en désuétude, mal expliqués ou restés sans interprétation, nous l'avons admis d'abord dans ce recueil. Quelques termes anciens nous auront échappé sans doute; on n'en sera pas surpris: nous ne pouvions lire tous les livres et nous procurer tous les manuscrits.
Quant aux termes et aux locutions encore en usage, pour ce qui est du français, nous nous sommes appliqué à donner tous ceux qui ont une réelle importance. Nous avons enregistré les noms des pièces principales du Corps et du Gréement d'un navire, et les locutions les plus communément employées par nos marins. Nous avons mis en regard des mots français les termes qui leur correspondent dans les langues étrangères; mais nous ne l'avons pas toujours pu, ou parce que le temps nous a manqué, ou parce que certains éléments de ce travail comparatif ne pouvaient être récoltés que dans des ports ou sur des navires où nous n'avons pas eu accès.
Les nomenclatures étrangères laissent donc à désirer plus d'un terme; mais, en général, c'est sur des choses secondaires que portent ces lacunes, que nous regrettons cependant beaucoup. On le voit, en tant que glossaire – et c'est à ce point de vue surtout que l'ouvrage devait être fait – le répertoire des termes de marine que nous offrons aux marins et aux érudits répondra assez bien peut-être au besoin pour lequel il a été conçu; c'est-à-dire qu'avec son secours on pourra désormais comprendre ce qui, dans les histoires anciennes, les chroniques et les titres du Moyen-âge, se rapporte aux voyages sur mer, au commerce maritime et à la guerre des vaisseaux.
Le Glossaire nautique serait uniquement destiné à rendre ce service à la science, qu'encore pourrait-on le regarder comme un livre utile. Mais son utilité sera plus grande, nous l'espérons : sur une foule de points qui touchent à l'histoire de l'art et à celle de la langue, on y trouvera des solutions curieuses et nouvelles.
Si nous insistons sur ce qui regarde la langue des marins, c'est que là est, selon nous, un intérêt très grand et très peu compris.
La langue des hommes qui pratiquent un métier comme celui de la mer est l'expression historique du progrès et des conquêtes de ce métier.
Marine, ce fut d'abord, navire enfant, lutte courageuse contre des périls entrevus et des difficultés sans nombre; ensuite, navigation côtière et cabotage timide; enfin, navire grand et perfectionné, relations de voisinage et relations lointaines, c'est-à-dire, acquisitions et échanges.
De là, pour chaque peuple naviguant, un vocabulaire d'abord très-restreint, mais bientôt enrichi d'emprunts faits à toutes les nations qui agrandissent le navire, élargissent l'horizon du voyage, et imposent des noms à des agrès nouveaux, à de nouvelles manœuvres du vaisseau. De là, deux éléments dans ce vocabulaire : l'élément national et l'élément étranger.
Quand on étudie avec soin le vocabulaire d'un peuple marin, on sait bientôt tout ce qu'il doit aux autres. Chaque mot d'origine étrangère constate l'introduction sur le navire d'un objet emprunté à autrui, celle d'un perfectionnement apporté par imitation dans une méthode ou dans une manœuvre.
L'étude du vocabulaire nautique d'un peuple est donc, jusqu'à un certain point, l'étude de l'histoire de ses relations maritimes : l'étude comparative de tous les vocabulaires est donc une des faces intéressantes de l'histoire des nations qui ont un pied sur la mer.
Considérée sous cet aspect, la langue maritime ne méritait-elle pas qu'on fît de ses sources, de ses formes, de ses modifications, de son génie, l'objet de recherches attentives?
Lorsqu'à propos du langage, étrange et barbare en apparence, dont se servent entre eux les gens de mer, nous parlons de son génie, que le lecteur ne s'étonne pas trop. Oui, cette langue a son génie; et nous sommes d'autant plus autorisés à le dire, que, sur presque tous les points du globe, bien que les mots diffèrent souvent, elle a les mêmes figures, la même énergie, la même concision, le même éclat. Partout elle est vive, alerte, colorée; partout elle est bien faite, exacte, en même temps que brillante et poétique. L'habitude de braver les mêmes hasards, d'assister au spectacle imposant des mêmes scènes, de prêter le mouvement et la vie à des machines analogues, a donné aux marins de tous les pays l'idée des mêmes tropes. On trouve chez les Malais des locutions que l'on croirait traduites du grec ancien. Cela peut sembler incroyable; cela est pourtant, et nous ajouterons que cela est naturel: la poésie est une, et son expression ne peut guère varier.
Les mots de la langue d'un peuple maritime sont des mots de la langue vulgaire de ce peuple, ou de la langue vulgaire d'une des nations naviguantes avec lesquelles il est entré en relation.
Ces mots se sont altérés, corrompus, défigurés, en passant d'un pays dans un autre, en passant par la bouche des matelots, qui, comme tous les hommes illettrés, comptent pour peu de chose la pureté du langage.
Sous les formes étranges que ces mots ont revêtues, il est si difficile parfois de les reconnaître, que les marins instruits, et les savants qui ont cherché par curiosité le sens de quelques-uns de ces vocables si singuliers au premier aspect, ne les ont pas reconnus; et de là est né cet étrange préjugé : que les dialectes nautiques soient des patois informes, composés de termes capricieusement faits, et sans autre valeur qu'une valeur de convention [6].
Un travail analytique sur chacun des mots qui nous ont occupé, nous a montré l'absurdité d'une telle opinion. Si nous n'avons pu assigner à tous leur étymologie, nous l'avons fait pour le plus grand nombre.
Il en est quelques-uns dont nous n'avons pas su trouver l'origine, et qui restent, par conséquent, sans autre classement que celui de la langue du peuple auquel ils sont spéciaux.
Il nous a été possible, assez souvent, de faire l'histoire des mots : c'est lorsque les documents d'époques différentes que nous avons recueillis nous les ont présentés sous leurs formes diverses. Nous avons pu quelquefois fixer ainsi le moment où ces mots se sont introduits dans tel ou le!idiome marin, et déterminer par là le premier usage des objets nommés par eux.
La langue des marins français est la plus riche des langues maritimes de l'Europe; le Nord et le Midi lui ont apporté de larges tributs, si bien que notre vocabulaire groupe, autour de locutions dès longtemps françaises, plusieurs familles de mots où se reconnaissent l'irlandais et l'anglo-saxon, et des termes qui gardent, sous leurs figures provençales et languedociennes, un peu de leur air latin ou grec.
C'est surtout la partie française du Glossaire nautique que nous avons développée. parce que c'est celle qui se rapporte le plus directement à l'histoire de notre marine; celle aussi qui devait nous fournir, sinon le plus curieux, du moins le plus complet et le plus brillant chapitre de l'histoire de la langue. Nous n'avons épargné ni soins ni peines pour rendre cette partie complète. Nous n'oserions pourtant nous flatter de n'avoir rien oublié : c'était un champ si vaste!
Les exemples que nous avons cités, nous les avons empruntés aux vieux poètes des langues d'oc et d'oil, aux historiens du Moyen âge et de la Renaissance, aux anciennes ordonnances, aux vieux glossaires, aux correspondances officielles, à des traités imprimés ou manuscrits relatifs aux constructions des vaisseaux et des galères.
Quant à ces citations, nous avons eu une attention particulière. Voulant que le Glossaire nautique eût un intérêt historique en même temps qu'un intérêt philologique, nous avons choisi surtout des textes où se trouve une date bonne à connaître, un nom propre oublié et digne d'être remis en lumière, un fait utile à rappeler. Pour ce qui est du dix-septième siècle, c'est principalement aux grands hommes de mer, puis à Colbert, à Seignelay, aux intendants de la marine, que nous avons emprunté des exemples à l'appui de nos explications des mots techniques.
Le catalan, l'espagnol, le portugais et l'italien, ainsi que le grec et le latin des temps antiques et du Moyen âge, sont, avec le français, les éléments de la portion de ce livre qui, proprement, est le Glossaire; car nous avons demandé peu de chose aux langues du Nord.
Nous avions deux raisons pour cela.
D'abord, bien qu'aux huitième et neuvième siècles les flottes des Vikings normands se soient rendues redoutables; bien que, au treizième siècle, la Norvège ait eu un assez grand matériel naval pour s'engager a fournir à la France deux cents galères et cent grosses nefs [7]; bien que, de tout temps, l'Angleterre ait pu mettre à la mer beaucoup de navires forts et bien armés, le rôle des marines du Nord, jusqu'au seizième siècle, a été très secondaire, comparativement à celui qu'ont joué les marines du Midi.
Le grand intérêt de l'histoire générale de la marine, pendant l'Antiquité et le Moyen âge, est au Midi, par les rivalités de Carthage et de Rome, de Venise et de Gênes, de Marseille et de Barcelone; par les résultats politiques des longues guerres de la Grèce antique et de l'empire de Byzance; par les luttes vigoureuses entre les chevaliers marins de Rhodes et de Malte, et les terribles soutiens de la foi musulmane.
Ce n'est pas que l'histoire des marines Scandinaves et celle de la marine anglaise, antérieure à Henri VIII, soient indignes d'une étude sérieuse; mais nos rapports avec le Midi sont bien plus ordinaires qu'avec le Nord pendant les siècles qui précèdent le seizième; et notre histoire maritime a bien plus la Méditerranée que l'Océan pour théâtre. L'Islande, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Russie, attirent peu nos vaisseaux, qui se rendent à toutes voiles dans l'Archipel grec, dans la mer Noire et sur la côte sarrasine. Nous avons des rapports plus fréquents avec la Frise, la Zélande et les Flandres; nous communiquons tous les jours avec l'Angleterre, avant et après la conquête; mais les documents en langue vulgaire sur ces communications sont peu communs en France.
Les documents en langue latine ne manquent pas; la collection de Rymer et celles des historiens du Nord nous fournissent bien des mots de la basse latinité, bien des faits racontés en latin; à peine offrent ils quelques mots des dialectes marins du Nord. Les sagas, les lois maritimes publiées par le savant M. Pardessus [8], un petit nombre d'anciens titres anglais, deux ou trois historiens ou voyageurs, le Dictionnaire des gens de mer par le capitaine Henri Manwaring [9], et la Grammaire des hommes de mer par John Smith [10], nous ont offert les seuls articles que nous ayons pu consacrer à la vieille langue islandaise, à l'ancien dialecte marin de l'Angleterre.
Nous aurions pu devenir bien plus riche sous ce rapport; mais, pour faire des recherches profitables, il nous aurait fallu consacrer quatre ou cinq années à l'étude des langues du Nord; et puis nous aurions dû aller faire en Hollande, en Angleterre, en Suède, en Danemark et en Russie, ce que nous avons fait dans les principales bibliothèques de l'Italie, en 1834 et en 1841
Nous n'étions pas libre de vouloir : nous sommes pauvres, et le budget a des rigueurs nécessaires.
La part des langues du Nord, dans le Glossaire nautique, est donc petite; les mots de leurs vocabulaires ne manquent pas; mais, à côté de ces mots, après leurs étymologies et leurs explications, peu ou point d'exemples tirés d'anciens auteurs.
Le lecteur connaît maintenant le plan que nous nous étions tracé, et ce que nous avons fait pour l'histoire de la langue maritime; il jugera les résultats de notre travail, non interrompu depuis 1840, et commencé vers 1821. Si notre critique s'est trouvée en défaut plus souvent que nous n'aurions voulu, c'est notre sagacité et notre savoir qu'il devra accuser : ce ne saurait être notre persévérance à poursuivre la vérité.
On le remarquera peut-être : dans les solutions que nous proposons des difficultés qui se présentent à chaque pas sur notre route, nous affirmons peu. Les choses que nous affirmons sont, dans notre esprit, à l'état de croyances intimes et profondes. Il est des interprétations que nous présentons avec l'accent du doute; avec plus d'assurance qu'il ne nous convient d'en avoir, nous les aurions données d'un ton affirmatif. Cette réserve prudente nous a réussi déjà; les savants ont paru nous avoir su gré de nous être défendu, dans notre Archéologie navale, de la prétention dogmatique: nous espérons nous en trouver bien encore.
Il nous en coûte peu de dire que nous ne savons pas; il nous en coûte moins encore d'avouer que nous nous sommes trompé. Quand nous reconnaissons une erreur, nous la signalons nous-même, parce que nous ne craignons rien tant que d'égarer le lecteur, qui croit à ce que nous avons pu acquérir de pratique dans une étude où, par malheur, nous n'avons pas eu de maîtres. Certains documents que nous n'avions pu consulter quand nous avons écrit notre Archéologie navale, nous ont appris que nous avons mal interprété quelques termes; le Glossaire nautique donne les rectifications et les sens nouveaux.
A présent, nous devrions dire comment et où nous avons recueilli les nombreux matériaux nécessaires à l'exécution de cet ouvrage : nous ne présenterons cependant pas ici la liste fastidieuse des manuscrits que nous avons dépouillés aux Archives du royaume, dans les bibliothèques de Paris, aux archives des notaires de Gènes, dans les bibliothèques de Genève, de Milan, de Venise, de Gènes, de Florence, de Naples, de Rome et d'Ancône; dans les archives municipales de Toulon et de Marseille, dans celles de nos ports de Normandie et de Bretagne, etc., etc.
Les deux voyages que nous avons faits en Italie nous ont procuré des richesses considérables, qui sont venues accroître un fonds immense composé de passages extraits de nos lectures d'historiens et de chroniqueurs, tant français qu'étrangers. Nous devons beaucoup de textes aux collections diplomatiques et aux recueils des lois maritimes; nous n'en devons pas moins à du Cange et à ses continuateurs.
Et puisque nous parlons de du Cange, pourquoi ne dirions-nous pas que son Glossaire de la basse latinité [11] a été l'un des modèles que nous nous sommes proposé? L'autre, c'est l'excellent Dictionnaire anglais de Noah Webster [12]. Nous n'avons pas l'espoir d'avoir fait aussi bien que Webster et du Gange, qui ne sont pourtant pas infaillibles, et dont il nous est arrivé quelquefois de relever les erreurs. Du Gange et les bénédictins ne s'étaient pas appliqués à l'étude spéciale de la marine; ils pouvaient donc se tromper dans l'appréciation de certains faits: il est remarquable qu'ils se soient trompés si rarement. De mauvaises leçons de manuscrits les ont égarés, plus que leur propre jugement.
Une correspondance entretenue avec plusieurs savants de différents pays nous a procuré des renseignements très-utiles : nous sommes particulièrement redevable aux communications fréquentes de MM. Henri et de Saint-Mâlo, l'un ancien chirurgien de marine, archiviste de Toulon, après avoir été bibliothécaire de Perpignan, et auteur d'un savant ouvrage sur l'Egypte; l'autre, chercheur infatigable, qui demande aux archives du Roussillon les éléments d'une histoire du commerce maritime. M. Joseph Tastu, qui achève d'immenses travaux sur la langue catalane, n'a pas moins fait pour notre collection de mots catalans que les deux complaisants érudits dont nous venons d'écrire les noms.
Les marins étrangers se sont montrés aussi disposés que les savants à favoriser nos études. Au Pirée, où l'on mit gracieusement à notre disposition la corvette Amâlia, nous trouvâmes, en 1841, cinq officiers de la marine militaire grecque qui voulurent bien faire avec nous, sur le pont de ce navire, une double nomenclature des termes employés dans la marine de l'Archipel. Sous la dictée de ces officiers, dont le commandant était le bon et brave Papanicolis, célèbre comme brûlotier dans la guerre de l'indépendance, nous recueillîmes tous les mots nommant les cordages que nous touchions et les parties du navire que nous désignions : mots des dialectes vulgaires et la plupart corrompus de l'italien, mots de l'idiome hellénique, empruntés à la langue d'Homère par une commission d'érudits et de marins, qui, justement orgueilleux du passé maritime de leur patrie, veulent, au moyen du vocabulaire, en attendant mieux, renouer le fil de la tradition antique, depuis si longtemps rompu.
La nomenclature hellénique est destinée à remplacer un jour la nomenclature vulgaire; mais ce jour est éloigné encore : l'habitude a un empire si tyrannique! Elle sera d'abord obligatoire à bord des bâtiments de l'Etat; elle finira par s'impatroniser sur tous les navires. Alors la nomenclature italienne-grecque disparaîtra tout à fait, et on ne la retrouvera plus que dans notre Glossaire nautique; car elle n'a jamais été écrite ailleurs, et c'est une des raisons pour lesquelles nous l'avons soigneusement conservée. Pour le présent, elle est un des éléments nécessaires du dictionnaire polyglotte usuel; plus tard elle ne sera, dans notre Répertoire, qu'une page curieuse du Glossaire [13].
A Ancône, sur la Padre immortale, trabacolo de Sebenico, nous fîmes, sous la dictée du capitaine – un ancien caporal de la garde impériale! – le recueil des termes usités à bord des navires illyriens et dalmates. Nous complétâmes cette nomenclature, où le slave et le vénitien ont une part presque égale, en remontant le Danube, de Cserna-Voda à Orsova, dans des entretiens avec M. Daubroslawitch, marin ragusais, capitaine du paquebot à vapeur l'Argo. Le Dictionnaire illyrien de Joachim Stull [14] nous donna plus tard des locutions qui rendent assez complète cette partie de notre travail.
Un capitaine de vaisseau de la marine sarde, M. Charles de Persano, Génois fort distingué sous tous les rapports, nous promit, à Gênes, de faire pour nous une nomenclature navale dans l'idiome de son pays. Cet officier a largement tenu sa promesse. Nous avons reçu successivement de Gènes, du Brésil et de la mer du Sud, où il avait été envoyé en station, les trois parties d'un triple vocabulaire italien, génois et français, composé avec un soin extrême par M. Carlo di Persano.
Nous avions besoin, à Venise, de connaître les analogues français de certains termes employés autrefois par les constructeurs vénitiens, termes que nous avaient fait connaître d'anciens documents; nous nous sommes adressé à M. Novello, capitaine du génie maritime, qui a mis le plus gracieux empressement à nous satisfaire.
Le peu de turc vulgaire qu'on rencontrera dans cet ouvrage, nous le tenons des rameurs des qaïks de passage, et des matelots de ces navires à la poupe haute et recourbée qui trafiquent dans le Bosphore et la mer Noire. Il parait que rien n'est plus difficile que de faire, à Constantinople, une nomenclature navale; car ni les drogmans de l'ambassade française, d'ailleurs pleins de bonne volonté pour nous pendant notre séjour à Péra, ni les officiers français stationnés à la Corne d'or ou à Thérapia, n'ont pu y parvenir. Nous avions entrepris de la recueillir nous-même; mais la maladie nous ayant chassé de Constantinople, nous fûmes contraints de laisser ce travail inachevé. Nous n'y avons pas, au reste, un bien grand regret, parce qu'en général le vocabulaire des marins turcs est le même que celui des Grecs; et il est tout naturel qu'il en soit ainsi, les vaisseaux turcs ayant eu longtemps pour leurs équipages des matelots de Syra, de Chio, d'Hydra, de Ténédos et de tous les rivages de la Grèce. L'élément turc n'est cependant pas absolument éliminé de la nomenclature en usage sur les vaisseaux de Sa Hautesse : ce qui en a été conservé, nous l'avons trouvé en interrogeant des marins, par l'intermédiaire d'un matelot italien; nous l'avons trouvé aussi dans le Dictionnaire turc de MM. Bianchi et Kieffer.
Un brig de guerre appartenant à la flotte russe était au Pirée pendant que nous fréquentions assidûment ce port. Il nous offrait l'occasion de faire une nomenclature navale russe; nous n'en profitâmes point, parce qu'à Paris notre ami M. Alexandre de Stackelberg avait eu la bonté d'en composer une à notre demande, et que nous devions nous fier beaucoup plus à ce qu'avait écrit cet officier de marine, qu'à ce que nous aurions recueilli nous-même au travers des difficultés d'une prononciation étrangère. La nomenclature de M. de Stackelberg, comparée à celles du capitaine Alex. Chichkoff [15] et d'Alex. Boutakoff [16], nous a donné un vocabulaire que nous avons lieu de croire exact. Nous avons fait, sur les mots employés par les marins russes, le travail d'analyse que nous avons essayé sur ceux de toutes les autres langues. Nous avons séparé ainsi, de l'élément slave, l'élément hollandais, qui suivit Pierre le Grand du chantier de Saardam à l'embouchure de la Neva. Le Dictionnaire russe-français de M. Philippe Reiff (1835), remarquable par d'excellentes indications philologiques, nous a été du plus grand secours pour tout ce qui est des origines slaves.
Un honorable négociant de Malte qui a commandé ses navires, M. Schembri, a bien voulu dresser pour nous le catalogue des mots techniques aujourd'hui en usage chez les navigateurs maltais. Nous n'avions pu lui en épargner la peine pendant deux journées, trop courtes, passées dans l'île des chevaliers marins. Sous les formes hybrides de ces termes, nous avons recherché curieusement l'italien pour le séparer de l'arabe, auquel il est soudé.
Cinq marins français ont concouru d'une manière efficace à notre œuvre. Ils sont du petit nombre de nos officiers, nous le disons en toute humilité et sans amertume, qui n'ont pas regardé comme téméraire ou comme singulièrement futile l'entreprise du Glossaire nautique. Nos pères l'ont dit il y a longtemps : «On est rarement prophète dans son pays.» Tous les hommes de mer étrangers que nous avons consultés ont accueilli, avec un empressement intelligent, l'annonce d'un travail que des savants de toute l'Europe nous font l'honneur d'attendre avec quelque impatience; et ç'a été un grand réconfort pour le pauvre travailleur, auquel les dégoûts n'ont d'ailleurs pas été épargnés dans cette longue et pénible carrière, au bout de laquelle le voilà enfin arrivé.
Notre camarade d'école de marine, M. le capitaine de vaisseau Aubry-Bailleul, que nous avons toujours trouvé empressé à nous seconder, a fait recueillir pour nous, par M. Gabert, une nomenclature corse; il a obligeamment complété lui-même des nomenclatures provençale et languedocienne, que nous avions commencées à Marseille et à Toulon.
Feu M. le capitaine de corvette Pouyer, dont la marine déplore la fin prématurée, recueillit de la bouche d'un raïs algérien tous les mots du dialecte arabe-italien-espagnol, familier aux marins de l'ancienne régence et de toute la côte septentrionale de l'Afrique. Il fixa soigneusement les prononciations de ces termes barbaresques avant de nous les adresser.
M. Campagnac, capitaine au long cours, qu'en 1841 nous eûmes l'honneur de connaître lieutenant à bord du paquebot-poste le Mentor, rappelant, au profit de notre Glossaire nautique, ses souvenirs de l'Inde, a eu la bonté de réunir les mots de la langue que parlent les matelots lascars. Ces mots, corrompus de l'hindoustani, du portugais, de l'anglais et du malais, nous leur avons conservé leur orthographe auriculaire, transmise par M. Campagnac. Le Dictionnaire hindoustani et anglais du capitaine Joseph Taylor, revu par W. Hunter (1808), et le Parallèle des langues de l'Europe et de l'Inde par M. F. G. Eichhoff (1836), nous ont servi à trouver les véritables significations et parfois les étymologies de quelques-uns de ces termes. Les dictionnaires malais de W. Marsden et d'Elout nous ont aidé à fixer la valeur de quelques autres. Notre travail sur le lascar a été complété avec l'Englisk and Hindoostanee naval dictionary du lieutenant Thomas Roebuck (1813). Grâce à cet ouvrage, nous avons contrôlé la nomenclature faite par M. Campagnac, et reconnu combien elle était exacte.
Un bas Breton de Saint-Matthieu, quartier-maître à bord de la frégate la Junon, en 1841, maître Ézou, a fait avec nous, à Toulon, une nomenclature en breton vulgaire, où le français se cache assez mal sous les désinences et l'orthographe bretonnes, pour se laisser deviner tout de suite. Nous avons opposé à ces mots bâtards les mots celto-bretons représentant les mêmes objets ou les mêmes idées. Ceux-là, nous les avons puisés dans les dictionnaires estimés de Legonidec et de M. le commandant L. Troude, que nous avons rapprochés de celui du père Grégoire de Rostrenen.
M. Duval, enseigne de vaisseau, embarqué en 1841 sur le Neptune, a bien voulu se donner la fatigue de recueillir pour nous tous les termes employés aujourd'hui par les marins basques. Nous avons pu comparer ces mots altérés avec ceux du basque littéral que nous présentait le Dictionnaire trilingue du père Larramendi, et faire ainsi une nomenclature basque assez curieuse.
Les dettes que notre reconnaissance a contractées sont nombreuses, comme on vient de le voir, et nous sommes heureux de pouvoir les payer publiquement. Si nous n'avons pas eu de collaborateurs immédiats, nous avons eu le bonheur d'intéresser au succès de notre livre quelques hommes que leur dévouement a transformés, malgré l'ennui d'un pareil labeur, en zélés collecteurs de textes et de mots. Un tel concours nous a été bien précieux, et nous ne saurions trop remercier ceux qui ont eu la générosité de nous l'accorder.
Un concours non moins bienveillant, et dont nous voulons ici proclamer l'efficacité, c'est celui que nous avons obtenu de MM. les conservateurs et employés des Bibliothèques de Paris. Sans eux, rien ne nous était possible; par eux, les difficultés se sont considérablement amoindries. Nous avons eu la bonne fortune de trouver là des savants qui ont pris goût à nos recherches, et se sont senti quelque estime pour une entreprise si obstinément poursuivie, pour un ouvrage étudié avec une conscience si scrupuleuse. L'amitié de quelques-uns d'entre eux s'est montrée infatigable; nous n'avons pu la lasser par la constance de nos importunités.
Ferons-nous la longue énumération des dictionnaires mis à contribution pour notre travail? Nous avons peur de fatiguer le lecteur.
Un mot cependant sur les dictionnaires. Nous avons consulté surtout les plus vieux, qui, à notre sens, sont les meilleurs. Ils gardent une foule de mots anciens, tombés en désuétude, remplacés par d'autres ou tout à fait oubliés, parce que les objets qu'ils nommaient ont été supprimés. Ces débris de la langue – une langue que nous nous efforçons à reconstruire de toutes pièces – ces débris, la délicatesse des dictionnaires modernes ne saurait les admettre; elle les rejette dédaigneusement, impitoyablement. Ouvrez l'Académie ou la Crusca, cherchez-y ce que vous trouverez à toutes les pages du Thrésor de la langue Françoise par Nicot, du Thrésor des deux langues espagnolle et Françoise par César et Ant. Oudin (1660), du Dictionnaire italien et François par Nathaniel Duez (1674), du Dictionnaire portugais par Raphaël Bluteau ou par Moraës de Silva, et vous serez heureux si le hasard vous fait découvrir, caché, défiguré et comme oublié dans un coin, un des termes qui jadis avaient droit de cité dans tous les vocabulaires, dictionnaires ou trésors des langues vulgaires. Si nous avons recherché les vieux dictionnaires des langues, avec quelle plus grande raison n'avons-nous pas dû rechercher les anciens dictionnaires de marine! Ceux-là sont malheureusement rares. Nous n'avons pu en avoir à notre disposition qu'un bien petit nombre. Nous avons consulté souvent :
1° le Vocabolario nautico, imprimé en 1614 à Rome, à la suite de l'Armata navale, curieux traité composé par un capitaine des galères de Sa Sainteté, Pantero-Pantera, que nous croyons aussi l'auteur du Vocabolario;
2° un petit traité sur les galères, intitulé De la construction d'vne gallaire et de son équipage, par J. Hobier, conseiller du roy, thrésorier général de la marine du Leuant (Paris, 1622, in-8°);
3° le chapitre Marine, compris dans l'Essai des merveilles de nature, par le père René François, prédicateur du roy (Louis XIII); espèce d'encyclopédie qui eut un grand succès, et dont l'édition que nous avons eue sous les yeux fut donnée à Rouen en 1629;
4° l'Inventaire des mots dont on vse à la mer, catalogue très-incomplet de termes de marine, placé à la tête de son Hydrographie par le père Fournier (Paris, 1643 et 1667);
5° l'Explication des termes employés dans l'ordonnance, par Étienne Cleirac (1634);
6° la troisième partie (Art de la navigation) des Arts de l'homme d'épée, ou Dictionnaire du gentilhomme, par Guillet; encyclopédie militaire, dont la seconde édition est de 1683, et la première de 1678;
7° le Dictionnaire des termes propres de marine, par Desroches, officier des vaisseaux du roy
8° et enfin le Dictionaire (sic) de marine, par Aubin (Amsterdam, 1702), reproduction de Guillet et de Desroches , avec de nombreuses additions.
Ces ouvrages sont loin d'être parfaits; ils contiennent de nombreuses erreurs, de mauvaises définitions, des orthographes vicieuses; mais, tels qu'ils sont, ils nous ont été pourtant d'une grande utilité.
Il est un dictionnaire moderne qui, dans toutes les marines du Nord, jouit d'une célébrité justement acquise : nous voulons parler du Dictionnaire des termes de marine, par Jean Hinrich Röding [17]. Cet ouvrage, très-développé, présente, à côté des mots techniques en langue allemande,les mots correspondants des vocabulaires hollandais, danois, suédois, anglais, français, italien, espagnol et portugais. Les explications, simples et fort bonnes en général, reportent quelquefois le lecteur aux temps de la marine antique, mais jamais, ou bien rarement du moins, à la marine du moyen âge. Les termes étrangers sont trop souvent donnés d'une manière inexacte; mais qui pourrait, dans des livres de cette espèce et de cette étendue, se piquer d'une exactitude rigoureuse, impossible assurément à obtenir?
Souvent nous avons mis à profit le travail de Röding, jamais sans le contrôler, au moyen des dictionnaires que nous tenons pour bons, et que les différentes marines ont adoptés : ceux de Constant Vilsoét et de H. Fisker [18] pour les mots danois; celui d'Ekbohrn [19] pour le suédois; le Marine Dictionary, toujours cité par N. Webster, et le Dictionnaire de la marine anglaise par Romme, pour les termes anglais; le Dictionnaire trilingue du professeur Stratico [20] pour l'italien;le Dictionnaire de la marine espagnole, publié en 1831 à Madrid, sous la direction du savant capitaine Ferdinand de Navarette [21], pour les mots des dialectes catalan et castillan; enfin, pour les mots portugais, le Dictionnaire de Moraës, celui de Constancio, qui le reproduit en partie et le complète, et le polyglotte de Neumann [22], petit livre fait avec assez de soin, que nous avons appris à estimer pour tous les services qu'il nous a rendus.
Sans entrer dans de trop longs détails sur ce qui touche aux vocabulaires des marines de la Malaisie, de Madagascar, de la Polynésie et du Groenland, nous dirons que nous en avons recueilli les mots dans les dictionnaires malais de Marsden, d'Elout et de Roorda; dans le travail de Dumont-Durville sur les idiomes polynésiens, dans le dictionnaire groënlandais-danois-latin de Paul Egede 1750), dans le Gröndandske ordbog, d'Othon Fabricius (1804).
Pour ce qui est de la langue des navigateurs chinois, nous avons eu des informations moins certaines. Nous avions compté sur quelques officiers que leur séjour dans les ports de la Chine devait mettre à même de faire une collection des termes les plus usuels que les pilotes portugais auraient pu leur donner sans peine; mais le temps leur a manqué pour nous rendre ce bon office, et cette fois, comme pour le vocabulaire turc, nous avons éprouvé la vérité du proverbe emprunté par la Fontaine à Ésope ou à Aulu-Gelle : «Ne t'attends qu'à toi seul [23]
«Nous eu avons été réduits à suivre ligne à ligne l'énorme volume donné en 1813 par de Guignes, pour extraire de ce dictionnaire chinois une nomenclature que les critiques de Klaproth sur l'ouvrage de l'ancien consul de France à Canton ont un peu déconsidérée à nos yeux. Nous aurions pu nous dispenser de donner les mots chinois sur l'exactitude desquels nous ne sommes pas bien édifié; mais ils étaient entrés dès longtemps dans le classement de nos articles, avec ceux des nomenclatures étrangères par lesquelles nous avons commencé, en 1840, la rédaction de notre travail, et nous n'avons pas vu un grand inconvénient à les y conserver. Si quelques personnes sont bien aises de rencontrer dans le Glossaire nautique certains de ces mots que nous croyons bons, nous n'aurons point à nous repentir d’y avoir maintenu cette nomenclature chinoise, quelque imparfaite qu’elle puisse être.
On trouvera un assez grand nombre de mots hongrois et polonais dans les colonnes de ce répertoire de termes de marine. Si l’on nous demandait comment la Pologne et la Hongrie, n’ayant pas de vaisseaux, peuvent avoir un vocabulaire nautique, nous répondrions : « Si elles n’ont pas de mers, la Hongrie et la Pologne — celle-ci eut longtemps un port dans la Baltique, mais nous ne nous autorisons pas de cette circonstance — la Hongrie et la Pologne ont de vastes fleuves, et nous ne nous sommes pas interdit ce qui regarde la navigation fluviale ; elles ont en outre une littérature qui n’exclut pas la mer de son domaine poétique. Notre Glossaire, fait pour les marins et les érudits, est fait aussi pour les gens de lettres ; et il nous a semblé que nous ne devions pas de notre plan, qui, en définitive, par son côté philologique, appelle toutes les langues, rejeter les mots qui, dans les historiens et les poëtes polonais et hongrois, se rapportent aux choses de la navigation.
Peut-être qu’en ouvrant ce volume on sera frappé du grand nombre de renvois indiqués à la fin de la plupart des articles ; ces renvois n’ont pas un intérêt égal, mais tous concourent au but que nous nous sommes proposé. Pour les justifier, qu’il nous soit permis de citer un exemple. Nous demandons pardon au lecteur si nous le faisons descendre à de si petits détails ; mais nous lui devons l’histoire tout entière de notre travail. Prenons donc au hasard. Voici le mot Antenna qui tombe sous notre plume.
Antenna est un mot latin, adopté par les marins de toute l’Italie, de la Catalogne, du Portugal et de l’Espagne ; l’article qui traite de ce mot, après avoir cité des textes latins et vénitiens, renvoie aux mots Albore, Anlemna, Antena, Botta di mare, Entena, Far il carro, Fiamma, Galeacea, Gionco, Helena, Lampazza, Matafione, Mattone, Orza d’avanti, Tarida et Vellonum.
Si l’on se reporte à tous ces articles, on reconnaît d’abord trois variantes orthographiques du mot Antenna ; on trouve ensuite plusieurs exemples de l’emploi de ce mot ; enfin, on a des textes qui complètent les notions que l’on a pu acquérir sur l’Antenne, en lisant l’article Antenne, après avoir lu l’article Antenna. Ainsi, à l’article Albore, on apprend qu’au seizième siècle les Vénitiens faisaient grosses et lourdes les antennes de leurs galères, et que ce défaut leur était signalé par Christophe Canale, provéditeur de leur flotte, chargé par le sénat d’une inspection générale, de laquelle pourraient sortir d’utiles améliorations. A : Far il caro est décrit une des manœuvres importantes des antennes. L’article Gionco fait connaître le nom de la drisse qui hissait l’antenne au mât de l’avant des galères italiennes, comme les articles Mattone et Orza d’avanti disent les noms des cordages qui servaient à manœuvrer la grande antenne. On voit, au mot Helena, le feu Saint-Elme se poser sur l’extrémité des antennes, et au mot Galeacea, une mention des Gagliardi de Venise, jeunes matelots qui, pendant la tempête comme dans le calme le plus profond, montaient aux sommets des antennes avec une vivacité qui aurait « défié celle des singes, » avec un sang froid dont « seraient fiers les plus habiles funambules. »
Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse ; ce que nous venons de dire suffira pour faire comprendre le motif qui nous a porté à multiplier systématiquement les renvois. N’ajoutons qu’un mot. Presque tous les articles auxquels on aura recouru ayant eux-mêmes des indications de renvois, on passera sans effort d’un sujet à un autre, et il arrivera qu’un livre qui semblait être fait, comme les dictionnaires ordinaires, pour donner seulement des mots et l'explication des choses nommées par eux, pourra offrir une lecture variée et peut-être assez intéressante.
Il n'est pas besoin que nous disions pourquoi nous n'avons pas présenté, en regard des textes allégués, des traductions qui les eussent fait comprendre à tout le monde : notre tâche était déjà immense, et nous aurions doublé l'étendue de notre livre. Nous nous sommes contenté de traduire ou d'expliquer, par quelques mots placés entre parenthèses, les choses d'une intelligence difficile pour toutes les classes de lecteurs. Parmi ces explications, il en est dont les marins auraient pu se passer; mais elles étaient indispensables aux érudits qui n'ont pas la connaissance des faits de la marine: réciproquement, il en est d'inutiles aux savants, que les marins auraient regretté sans doute de ne pas trouver dans ce Glossaire.
Le classement des articles offrait plus d'une difficulté, on le comprendra.
Quel ordre devions-nous suivre?
Fallait-il faire autant de divisions, c'est-à-dire, autant de dictionnaires qu'il y a de langues?
Fallait-il, au contraire, faire rentrer tous les mots, sans acception d'idiomes, dans une seule série alphabétique ?
Le mode de division par langue est incommode. Henri Neumann l'adopta, et ce fut sans un grand inconvénient, bien qu'il faille une clef pour se reconnaître dans ses six nomenclatures assez courtes. L'index du dictionnaire de Röding procède par langues, et contient huit vocabulaires sous une seule couverture; les recherches y sont assez longues. Si nos libraires ont pu faire peindre de cinq couleurs différentes la tranche des cinq codes qu'ils réunissent dans un seul volume, on n'a pu indiquer par huit couleurs les huit vocabulaires de Röding. Ce qui était impossible pour le dictionnaire de Röding, comment aurait-il été possible pour un répertoire qui contient des mots de plus de trente langues ou dialectes?
L'ordre alphabétique, dans une série unique, nous a donc paru devoir être préféré à toute autre combinaison. Cet ordre est clair, naturel; il offre d'ailleurs cet avantage, qu'il groupe les articles relatifs à certains mots appartenant aux langues congénères, et présentant le même sens ou des sens analogues. Ce rapprochement n'est pas sans intérêt.
Mais l'ordre alphabétique, quelque simple qu'il soit au premier coup d'œil, ne nous laissait pas sans embarras.
Les alphabets grec, russe, valaque, islandais, ne suivent pas la marche de l'alphabet latin; ils ont des lettres qui manquent à celui-ci. L'alphabet anglo-saxon, que Bosworth a rapporté tout à fait au latin – et en cela nous avons suivi plutôt Bosworth que Webster, parce que nous avons cru bon de ne pas multiplier les caractères d'une lecture difficile – l'alphabet anglo-saxon a les lettres þ et Ð qui se rejettent après le Z latin. L'alphabet islandais a la lettre þ et la lettre Æ qui occupent le même rang. Le danois a une lettre : ou õ, qui prend place aussi après le Z; il en est de même des lettres suédoises , Ä, , õ.
Que faire de ces caractères, et où les ranger?
Voici le parti auquel, après bien des hésitations, nous nous sommes arrêté :
Pour la lettre A de tous les caractères, elle prend naturellement la tête de l'alphabet général.
Vient ensuite le
B de tous les alphabets qui procèdent de l'alphabet latin, et leur analogue le
ü russe et valaque. Le
B (bêta, vila gr.) (viedi, ve, quelquefois fe, russe) (í valaque) suit le B latin et précède le
C latin, qui marche avant le . Ici aurait pu se placer le K celto-breton, suivant la classification adoptée par Legonidec; mais le k de Legonidec n'est autre chose que le c et le q du père Grégoire de Rostrenen et de quelques autres auteurs; ce n'est pas un caractère essentiellement celto-breton, et il n'y a pas un grand inconvénient à le reporter au k latin. C'est ce que nous avons fait. Le
grec et slave prend place après le C, avant le
D latin, le grec et le russe, qui précèdent 1'
E de toutes les langues. L'
F latin devient la huitième lettre de cet alphabet combiné, et le
G la neuvième.
H le suit. Le
russe et valaque, qui, dans l'alphabet slave, suit l'E, n'a ici que le onzième rang. Le
Z grec et valaque, et le russe, marchent après le et avant le
H (éta, ita grec moderne). Ici viennent se placer le
CH breton et le
C'H de la même langue; puis le
grec qui précède 1'
russe, suivi de 1'
I latin, du J, du K de tous les alphabets, de
L latin, A grec et russe, de l'
M de tous les caractères, et de 1'
N latin, H (n) russe. Le
grec interrompt cette série de lettres communes aux divers alphabets; elle recommence avec L'
O et le P, grec, russe et valaque. Le
Q latin garde sa place après le P. Il est suivi de 1'
R latin, P grec, russe et valaque; de l'
S latin, C russe et grec, et du
T de tous les alphabets. L'
U latin, Y grec, (ou) russe, (ou) valaque, suivent le T, suivis eux-mêmes du
V latin, du W latin, de l'X latin, de l'Y français et du Z latin. C'est ici que nous plaçons les
(suédois), Ä (suédois), Õ (suédois), Ø (danois), Ö (suédois), espèces de diphthongues qui marquent des prononciations particulières, et n'ont pas d'analogues directs dans les autres alphabets, excepté dans le hongrois, où ö, sonnent eu. Le
Ø grec, russe et valaque, qui a cédé le pas aux lettres complémentaires des alphabets suédois et danois, seulement parce que, procédant par le français, il est naturel que nous voulions voir se compléter tous les alphabets qui tiennent au nôtre, c'est-à-dire au latin, avant ceux qui ont l'origine grecque ou slave; le se range avant le
X grec, russe et valaque, que nous faisons suivre du
grec et de l' grec. Les lettres russes et valaques :
et , suivent l'; elles précèdent naturellement les lettres russes :
, et ë. Nous mettons, à la suite l'un de l'autre, le
russe et l' valaque, qui ont à peu près le même son. Enfin, complétant l'alphabet russe, nous plaçons à son rang, après le , 1'
, que suivent le
valaque, le
þ islandais et anglo-saxon, et le
Ð anglo-saxon, que nous aurions placé à côté du grec moderne, si nous ne nous étions pas imposé l'obligation de ne point intervertir l'ordre de chaque alphabet. Nous terminons par 1'
Æ danois et islandais, que l'islandais rejette après le þ.
Le classement dont nous venons d'exposer la logique soulèvera-t-il des objections sérieuses? Nous osons espérer qu'il trouvera grâce devant les hommes qui auront quelquefois été aux prises avec des difficultés semblables à celles dont nous ne nous flattons pas d'avoir complètement triomphé, mais pour lesquelles nous avons arrangé une solution que nous croyons acceptable.
On dira peut-être – on nous l'a déjà dit – qu'il eût été beaucoup plus simple, puisque le Glossaire nautique est français par son point de départ, de classer dans l'alphabet français, au risque de leur faire subir une certaine contrainte, tous les caractères étrangers à côté des caractères analogues par le son, qui s'y peuvent trouver. Nous avons craint, en suivant ce système, de créer la confusion, loin d'établir l'ordre et la clarté. Nous étions d'ailleurs, à ce grand répertoire de mots de toutes les langues, un avantage qui nous a semblé très-apprécié par les étrangers que nous avons pu consulter : celui d'être, pour le Grec, le Russe ou le Suédois, aussi bien que pour le Français, l'Italien ou l'Anglais, un dictionnaire dans lequel chacun pourra chercher comme dans le dictionnaire de sa langue maternelle.
Voyons ce qu'aurait produit le classement des caractères étrangers sous l'alphabet français.
Le B (vita grec moderne, viedi russe), sonnant pour l'ordinaire ve ou vé, aurait dû être rejeté au V. Mais, dans le russe, il a le son accidentel de l'F; il aurait donc fallu le placer aussi à l'F, qui lui-même aurait reçu le Ø (phi grec, ferte russe), et aussi le (fita russe). Ainsi le B, le V, l'F, le et le Ø n'auraient formé qu'une seule division, classée au V ou à l'F; mais auquel des deux? Et ce n'est pas tout. Le V allemand aurait dû prendre place dans l'F, tandis que le W allemand serait allé chercher de son côté le B (yita\ qu'il aurait rencontré fourvoyé dans l'F. De telle sorte que le Vet le W allemands n'auraient plus fait qu'une même lettre! Assurément un Allemand et un Russe auraient été bien embarrassés pour se reconnaître dans ce chaos, que n'auraient guère éclairci les avertissements et les renvois.
Autres exemples. L'espagnol rejette le CH à la fin du C; le celto-breton le met après l'H, avec et avant le C'H, qui a un son fortement aspiré. Dans le système qu'on nous a opposé, il aurait fallu ranger les ch et le c'h au C, après le cg, avec le (che) russe et valaque, le (chiche) russe et l'S hongrois, qui sonne che. Par suite, il aurait fallu fondre aussi, dans le C, le (tché) russe et valaque, parce que le CS hongrois sonne tche. Mais, rigoureusement, aurait dû descendre au T français, et emmener avec lui le CS hongrois et le CZ qui sonne Ice; il aurait rencontré là le russe et valaque, très-étonné sans doute de se trouver côte à côte avec le T (tverdo] russe.
Le GY du hongrois aurait figuré au milieu du D, parce qu'il se prononce à peu près di; le NYde la même langue aurait passé au G, parce qu'il sonne comme le gne français; et le ZS aurait remonté au J, confondu avec le russe et valaque. Le valaque, qui clôt l'alphabet rouman, aurait dû aller retrouver le GY dans le D, car il sonne dje. Quant aux lettres russes , elles auraient été reléguées dans l'E ou l'I, un peu au hasard, parce que leur son n'est ni tout à fait i ni tout à fait e.
On le reconnaîtra, du moins l'espérons-nous, notre classement est moins imparfait que celui dont nous venons de relever les anomalies; il respecte, autant qu'il est possible de le faire, les classements alphabétiques de toutes les langues, et fait de ce Glossaire, au lieu d'une Babel confuse, un dictionnaire d'un usage facile pour les étrangers comme pour les Français.
Nous joignons à ces explications un tableau de l'alphabet général, résultat de la combinaison faite des alphabets de toutes les langues. Ce tableau doit être placé à la première page du Glossaire nautique.
Quant aux figures que le lecteur trouvera jetées dans le texte, cet accessoire était indispensable. Une figure, un trait, explique souvent mieux, en effet, une chose, même simple, qu'une définition, quelque peine qu'on ait prise pour la rendre précise et claire. Les principales de ces figures ont été faites par M. Auguste Mayer, habile dessinateur de marine, dont on connaît les beaux dessins exécutés pendant le cours de deux voyages en Scandinavie.
Nous avons eu l'honneur d'exposer au lecteur le but que nous entrevoyons en écrivant cet ouvrage, dont le département de la marine a bien voulu nous confier l'exécution. Nous avons dit notre plan élargi, nos recherches, nos longues études, notre travail étymologique, les obstacles que nous avons rencontrés au complet achèvement de cet ouvrage, le concours empressé qui nous a été libéralement prêté par quelques savants et marins français ou étrangers, le classement des articles admis dans ce répertoire polyglotte : nous n'avons plus rien à ajouter.
Nous voudrions que le Glossaire nautique eût un peu du succès que mériterait un livre bienfait sur la donnée de celui-ci. Nous le voudrions, afin que fût justifiée la confiance qu'a eue en nous le département de la marine, afin que nous pussions croire avoir mérité, jusqu'à un certain point, les encouragements pleins de bienveillance, reçus pendant sept années laborieuses, de M. Tupinier, directeur des ports, de MM. les amiraux Halgan et de Hell, directeurs du Dépôt de la marine; de nos supérieurs et amis MM. Fleuriau, directeur du personnel, Coster et Marée,sous-directeurs; les conseils éclairés de notre savant et bon camarade M. d'Avezac, archiviste de la marine; enfin, les sympathies honorables de plusieurs de MM. les membres éminents de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, sympathies qui nous ont suivi tant qu'a duré cette rude épreuve tentée sur notre zèle et notre patience.
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[modifier]5 août 1847.
Notes
1. Archéologie navale; Glossaire nautique; Histoire générale de la marine.
2. L'auteur est élève de l'École spéciale de marine, établie, en 1811, à Brest, à bord du vaisseau Le Tourville.
3. Il publia à Venise, en 1708, un curieux ouvrage intitulé Dell' origine di alcune arti principali a presso i Vinizian, libri due; in-4o.
4. Capmany composa d'excellents mémoires sur la marine ancienne de Barcelone, publiés sous le titre de Memorias historicas sobre la marina, comercio y artes de la ciudad de Barcelona. Madrid, 1779; in-4o.
5. Voici la lettre qu'à ce sujet nous écrivit M. le Ministre de la marine :
«Monsieur, j'ai fait examiner votre projet de publier, sous le titre de Glossaire nautique, un Dictionnaire polyglotte des termes de marine anciens et modernes, avec leur explication. D'après le compte favorable qui m'en a été rendu, j'apprécie l'utilité que cet ouvrage peut avoir pour la marine, et j'ai décidé que sa publication aura lieu aux frais de mon département.
Signé : vice-amiral baron ROUSSIN.
«Paris, 5 septembre 1840.»
6. Ce préjugé, que beaucoup de marins partagent encore avec les gens du monde et les érudits, le père Charles-François de Charleval, de la compagnie de Jésus, lui prêtait l'appui de son autorité, lorsque, à propos du mot étambord, dont il avait le tort de faire etamborgus, il disait :
........... Nec satis rationis in illo [nomine]; Sed quia cuique suæ vox est, quæ congruit arti Vox sacrata usu, populoque ignota prophano. »
Navis Carmen de 828 vers (Rennes, in-8o, 1695), vers 176.
On verra, à l'article Ètambord de ce Glossaire, qu'il y a une fort bonne raison pour que cette pièce principale de l'arrière du vaisseau porte ce nom incompris de Charleval, poète élégant, mais qui, ayant à traiter du navire, et à nommer quelques-unes de ses parties, avait négligé de rechercher les véritables origines des termes qu'il devait employer.
7. Nous avons publié, pages 294-300, t. II de notre Archéologie navale, la convention curieuse passée, en 1296, entre le roi de Norvège et Philippe le Bel, relativement à ce secours de trois cents navires que demandait, à Eric, l'ennemi d'Edouard Ier.
8. Collection des lois maritimes antérieures au dix-huitième siècle. 6 vol. in-4o; 1828-1845
9. The seamans Dictionary, by sir Henry Manwaring. 1644 et 1667.
10. The seamans Grammar, by captain John Smith. 1653.
11. Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ latinitatis, auctore Carolo Dufresne, domino du Gange. Paris, 6 vol. in-fol.;1733-1736.
12. A Dictionary of the english language, by Noah Webster. London, 1832.
13. Nous devons dire ici que, pour ce qui est du grec moderne, nous avons beaucoup profité du composé par M. F.-D. Dehèque, et publié à Paris en 1825.
14. Joakima Stulli Dubrocsanina Rjecsolüxje, u Dubrovniku, MDCCCVI. 2 vol. in-4o. – Nous avons consulté, pour ce qui est de l'illyrien, outre Joachim Stull, Bartholomeo Cassio: Institutiones linguæ illyricœ, libri duo; in-12. Rome, 1604; et Appendini : Grammatica della lingua illirica, in-12. Raguse, 1808.
15. Treïazitchnii morskoie slovar, 1795.
16. , 1837.
17. Allgemeines Worterbuch der Marine, von Johann Hinrich Röding. (Hamburg, 1794-1796-1798. 3 vol. in 4° et un volume de planches.)
18. Nouveau Dictionnaire de marine français-danois et danois-français, par Constant Vilsoët. Copenhague, 1830; in-8o.– Danskfransk sôordbog; samlet og udarbeidetaf H. Fisker, capitain-lieutenant i søetaten. Kjøbenhavn, 1839, petit in-8o.
19. Nautisk ordbog, innehållande populära färklaringar öfver de förnämsta svenska sjötermer, etc. (Anonyme. La préface, datée de Götheborg, est signée C. M. Ekbohrn.) Götheborg, 1840, petit in-8o.
20. Vocabolario di Marina in tre lingue (Anonyme. Le professeur Stratico). Milano; 3 vol. in4°, 1813-1814.
21. Diccionario maritimo español,... redactado por orden del rey nuestro señor. Madrid, 1831; in-8o.
22. A Marine Pocket-dictionary, of thé italian, spanish, portuguese, and german languages, with an english-french, and french-english index... By Henry Neuman. London, 1800; in-8o.
23. Aulu-Gelle, liv. Ier, chap. 29 : «... Fabula. .. præmonet, spem fiduciamque rerum, quas efficere quis possit, haud unquam in alio, sed in semetipso habendam.» – La Fontaine, liv. IV, fable 22 : L'Alouette et ses petits, avec le maître d'un champ.