Goethe au siège de Mayence

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GOETHE


ET


LE SIÈGE DE MAYENCE




Un peuple paraît toujours suspect lorsqu’il parle de ses souffrances ou de son courage. Ses voisins le soupçonnent volontiers, en l’entendant s’admirer lui-même, de céder, comme les particuliers, à ce penchant général de la nature humaine qui nous pousse à exagérer notre mérite en grossissant nos épreuves ; mais si l’éloge vient de l’étranger et surtout d’un ennemi, ce témoignage prend aussitôt dans une bouche impartiale une autorité très supérieure aux complaisances intéressées ou aux illusions naïves du patriotisme. L’histoire de France la plus flatteuse pour nous serait celle où l’on prendrait soin de recueillir tout le bien qui s’est dit de notre pays hors de nos frontières, pendant que quelque redoutable crise ébranlait notre existence nationale. La justice qu’on nous rend alors nous honore d’autant plus qu’il ne s’y mêle aucun désir de nous être agréable, et que c’est la vérité seule qui force nos voisins ou nos adversaires à reconnaître nos qualités. Quand un Allemand, entré sur notre territoire avec l’armée d’invasion, pendant la campagne de 1792, parle de l’énergie de notre résistance, de la fière attitude de nos soldats, de ce que souffrent nos paysans, de ce que la population civile garde de dignité et montre de courage au milieu des épreuves inattendues de la guerre, personne ne l’accusera de vouloir nous flatter, de travailler à notre gloire aux dépens de celle de son pays. On sent que, s’il écrit ainsi, il ne le fait que pour obéir aux scrupules de sa conscience, au besoin d’impartialité et de justice que l’acharnement de la lutte n’étouffe pas dans les âmes généreuses. Ce simple témoignage, arraché à un esprit sincère par l’évidence des faits, en dit plus en notre faveur que tous les éloges patriotiques que nous pourrions nous décerner à nous-mêmes.

C’est ce qui donne tant de prix à la relation que Goethe nous a laissée de la campagne de France[1]. Peu de chapitres de notre histoire ont été écrits dans de meilleures conditions de sincérité. La qualité d’Allemand et de volontaire au service de la Prusse défend l’auteur contre le soupçon de nous être trop favorable, en même temps que sa véracité bien connue nous assure de l’exactitude de ses récits, et que son estime pour nous, jointe à son équité naturelle, l’empêche de partager les préjugés nationaux de ses compatriotes. En racontant fidèlement ce qu’il a vu, il ne se fait le flatteur d’aucune passion populaire, le complice d’aucune haine aveugle ; il entend ne servir d’autre cause que celle de la vérité, il n’écrit pas pour satisfaire l’opinion des Allemands, fort divisés du reste, et dont une partie fait des vœux contre l’armée du duc de Brunswick, mais avec la pensée plus haute de les éclairer sur le véritable état de la France, de leur apprendre les véritables causes de l’échec de la coalition. On reconnaîtra la même indépendance de jugement, la même élévation de vues dans le récit du siège de Mayence, auquel il assista l’année suivante, où il allait rejoindre, comme il l’avait fait en France, le régiment au service de Prusse commandé par le duc de Weimar. On y retrouvera également l’exemple instructif de l’énergie que déployaient alors nos armées, Il ne sera peut-être pas inutile à notre génération de reporter les yeux vers de tels spectacles, de se rappeler quelle opinion les premiers soldats de la république inspiraient de leur audace et de leur patriotisme aux ennemis de la France.


I.[modifier]

Les choses étaient bien changées depuis le jour où le duc de Brunswick, précédé de son insolent manifeste, mettait le pied sur le territoire français à la tête des 80,000 hommes de la coalition. Quelques heures de combat et quelques jours de mauvais temps avaient suffi pour réduire à l’impuissance cette belle armée, ces généraux qui se croyaient invincibles et qui se préparaient à une marche triomphale vers Paris. Après la bataille de Valmy, il ne leur restait plus d’autre ressource que de battre en retraite péniblement sur des routes défoncées et d’aller se réformer derrière le Rhin. Le même désastre qui leur arrachait leurs rapides conquêtes de la Lorraine et de la Champagne déplaçait le champ de bataille, et reportait la guerre en pleine Allemagne en les forçant à défendre leur propre pays au lieu d’attaquer le nôtre. Dès le 30 septembre 1792, pendant qu’ils reprenaient lentement la route de Coblentz, une pointe hardie de Custine menaçait leurs derrières mal gardés, et jetait une armée française à Spire, puis à Worms, dans la direction de Mayence. Cette place forte elle-même, qui assurait seule leur ligne de retraite et où dans leur imprudente confiance ils n’avaient laissé qu’une faible garnison, tombait entre nos mains le 21 octobre, grâce à la connivence d’une partie de la population. Ce n’étaient pas seulement nos armes qui pénétraient en Allemagne, nos idées y pénétraient avec nos soldats et y commençaient la propagande révolutionnaire. Tandis que le manifeste royaliste du duc de Brunswick n’avait excité en France qu’un sentiment de colère et de dégoût, l’appel qu’adressait le peuple français aux peuples étrangers, en invoquant les principes méconnus de la liberté et de l’égalité humaines, nous créait des alliés et des amis sur les bords du Rhin, dans la classe moyenne, parmi les jeunes gens, partout où l’on souffrait de l’inégalité des conditions, où des esprits ardens accueillaient avec enthousiasme la prochaine espérance d’une régénération sociale. Si Custine avait su profiter de cette disposition des esprits et des faciles succès qu’il venait de remporter, si Dumouriez, gardant avec lui Kellermann, avait poursuivi les Prussiens sans leur laisser de repos jusqu’au-delà de notre frontière, pour descendre ensuite le long du Rhin et prendre à revers l’armée ennemie qui opérait contre nous dans les Pays-Bas, une seule campagne eût anéanti toutes les forces de la coalition et porté les limites de la France jusqu’à la rive gauche du fleuve, — de Strasbourg à Dusseldorf. Malheureusement nos généraux opérèrent isolément, sans concert préalable, et la négligence des uns, l’incapacité des autres, permirent aux coalisés de reprendre l’offensive dès les premiers jours du printemps de 1793. Mayence, il est vrai, demeurait en notre pouvoir, mais comme une sentinelle avancée et compromise, exposée aux coups les plus dangereux de l’ennemi. Custine, si heureux l’année précédente, ne réussit ni à prévenir l’investissement de la place, ni à la secourir. Beauharnais, son successeur, ne se montra ni plus habile ni plus entreprenant. On laissa le roi de Prusse et les Autrichiens franchir le Rhin sans obstacle et enfermer dans Mayence 20,000 Français qui allaient s’y couvrir de gloire sous le commandement de Kléber, d’Aubert-Dubayet, de l’ingénieur Meunier, et sous l’énergique direction des deux représentans du peuple Rewbell et Merlin de Thionville.

Le 14 avril 1793, l’investissement de la ville fut complet malgré les efforts que, le 11 du même mois, les assiégés avaient faits pour enfoncer les lignes ennemies sur la rive droite du Rhin. On connaît la forte position de Mayence, qui s’étend en demi-cercle sur la rive gauche du fleuve : à l’est, le fleuve lui-même la couvre, et au-delà du pont de bateaux le faubourg fortifié de Cassel la défend contre toute attaque venant de ce côté. Au nord, à l’ouest et au sud, depuis le ruisseau de Zalbach jusqu’à Weissenau, des fossés, une double enceinte, des forts, une citadelle, en rendent les approches très difficiles. Ces fortifications, qui ont été très augmentées depuis, pendant l’occupation française au commencement de ce siècle, auxquelles Napoléon fit travailler jusqu’en 1812, et dont lui-même surveilla plus d’une fois les travaux, constituaient déjà en 1793 une ligne de défense formidable. C’est cependant cette citadelle, rendue plus forte encore par les nouveaux ouvrages qu’y ont élevés les Allemands depuis 1815, pourvue d’un matériel de guerre considérable, que nous nous flattions d’emporter au commencement de la campagne de 1870, si nous avions réussi à pénétrer sur le territoire prussien. Voilà l’entreprise qu’on réservait à nos 200,000 soldats éparpillés sur la frontière, en leur demandant par-dessus le marché d’écraser 1 million d’Allemands. On verra par l’histoire du siège quelles difficultés attendaient notre armée dans le cas où elle aurait pénétré jusqu’au Rhin. En investissant la place, les assiégeans s’étaient partagé les rôles. Sur la rive droite, 10,000 Hessois, commandés par le général Schœnfeld, entouraient le faubourg de Cassel ; sur la rive opposée, où sont accumulés les grands obstacles, un corps d’armée autrichien formait l’aile droite de l’attaque, tandis que les Prussiens occupaient le centre et la gauche. Le quartier général du roi de Prusse, installé d’abord à Bodenheim, fut établi plus tard à Marienborn, position centrale et d’une grande importance. Pendant ce temps, deux autres armées, sous les ordres de Wurmser et du duc de Brunswick, tenaient la campagne pour surveiller les Vosges, pour barrer le chemin aux troupes de secours qui tenteraient de débloquer Mayence. La première période du siège fut marquée, du côté des Français, par une série de combats acharnés que Meunier dirigea contre les îles de l’embouchure du Mein, où il voulait empêcher les batteries ennemies de s’établir. Mayence n’est en effet défendue du côté du fleuve, même aujourd’hui, que par une simple muraille en briques percée de meurtrières et d’embrasures. L’assiégeant qui parviendrait à s’emparer de l’embouchure du Mein, au sud de Cassel, sur la rive droite, couvrirait la ville de feux, sans rencontrer de ce côté de grands obstacles. L’intrépide Meunier recommença plusieurs fois ses attaques contre les points dangereux, les prit, les perdit, et, dans un de ces engagemens, reçut au genou une blessure grave à laquelle il succomba quelques jours après. Blessé, il ne se consolait pas de ne pouvoir continuer cette guerre de surprises et d’escarmouches perpétuelles qui lui paraissait la véritable tactique de l’assiégé, par laquelle il espérait déconcerter, décourager peut-être les assiégeans. Toute la garnison assista aux funérailles de Meunier ; le roi de Prusse ordonna de suspendre le feu pendant qu’on lui rendait les derniers honneurs, et le fit saluer d’une salve d’artillerie. Telle était l’estime qu’inspiraient déjà aux ennemis de la France les soldats de notre jeune république.

Goethe arriva au camp prussien le 27 mai, quatre jours avant le combat dans lequel Meunier allait trouver la mort. Il rejoignait là ses anciens camarades du régiment de Weimar, les officiers avec lesquels il avait partagé et supporté les souffrances de la retraite l’année précédente. Il leur paraissait doux d’échanger à l’abri et en sûreté les souvenirs d’une expédition où chacun d’eux aurait pu laisser sa vie. Par une belle saison, sous de bonnes tentes, ils se rappelaient avec le contentement que l’homme éprouve au sortir d’un désastre les angoisses par lesquelles ils avaient passé ; le vin de Champagne, qu’il leur avait été interdit de goûter dans le pays même, mais dont on avait fait provision pour le siège, égayait leurs souvenirs, et lorsque la conversation devenait plus grave, chacun rendait hommage à la perspicacité avec laquelle le poète avait jugé les événemens le soir de la bataille de Valmy en annonçant qu’une nouvelle ère historique daterait de cette journée mémorable ; mais bientôt l’image de la guerre allait apparaître là aussi aux yeux de Goethe dans sa sanglante réalité. Animés par l’activité héroïque de Merlin de Thionville, qui en costume militaire prenait sa part de toutes les sorties, les assiégés n’étaient pas d’humeur à laisser beaucoup de repos aux assiégeans. Dans la nuit du 30 au 31 mai, pendant que Meunier préparait son attaque contre une des îles du Mein, 6,000 hommes, guidés par un paysan d’Oberulm, traversaient les retranchemens ennemis et pénétraient jusqu’au quartier général du prince Louis-Ferdinand de Prusse. Goethe, qui campait à Marienborn, fut réveillé par le bruit de la fusillade, courut à cheval vers la tente du duc de Weimar, d’où les domestiques se préparaient à emporter déjà les bagages. Vers le point du jour, les Français se retirèrent après une lutte acharnée, et le soleil levant éclaira le champ de bataille. « Je vis, dit Goethe, étendues les unes à côté des autres les victimes de la nuit. Nos cuirassiers gigantesques, parfaitement vêtus, contrastaient avec les sans-culottes à la taille de nains et en haillons ; la mort les avait indistinctement moissonnés. » Ce court tableau peint les deux armées. Les Allemands avaient tout pour eux, la supériorité de l’équipement, la haute stature des troupes d’élite, l’expérience de la guerre, la solidité des vieux soldats ; les volontaires de la révolution, hier encore ouvriers des faubourgs de Paris ou paysans de nos plus pauvres villages, défenseurs improvisés de la cause nationale, mal vêtus, mal armés, mais conduits par des chefs intrépides, se mesuraient peu à peu sans désavantage avec leurs redoutables adversaires. On les avait aguerris en leur montrant tous les jours l’ennemi, en les menant au feu tous les jours. La première fois qu’on les avait fait sortir, un coup de fusil tiré par mégarde avait jeté la panique dans leurs rangs ; beaucoup même avaient lâché pied, comme les soldats de Dumouriez le faisaient l’année précédente au défilé du Chêne-Populeux, quelques jours avant la bataille de Valmy. Les mêmes hommes, après trois mois de siège, refusaient de capituler, et composaient la meilleure armée qu’eût la France, la célèbre légion des Mayençais. En trois mois, que l’obtient pas un général d’une race guerrière comme la nôtre ! Il n’avait pas fallu tant de temps à Dumouriez pour former une partie des combattans de Jemmapes. Combien restait-il de vétérans à Napoléon après la campagne de Russie ? N’est-ce pas avec des conscrits, presque avec des enfans, disait M. de Metternich, qu’il gagna en 1813 les batailles de Lutzen, de Bautzen et de Dresde ? Ceux qui aujourd’hui en France s’en prendraient de leurs hésitations à la qualité de leurs troupes se condamneraient eux-mêmes. Si les bons soldats leur manquent, c’est qu’ils n’ont pas su les faire. Les bons soldats n’ont jamais manqué aux officiers qui savaient les commander ; mais la première condition pour conduire les hommes, c’est d’agir avec résolution et de leur tenir un langage décidé, de ne paraître à aucun moment douter ni d’eux, ni de soi, ni de la fortune.

Le récit de Goethe nous fait connaître en quelque sorte jour par jour les vigoureux efforts des assiégés, qui ne se bornaient pas à repousser ou attendre les attaques des assiégeans, qui prenaient eux-mêmes à chaque instant l’offensive, et déployaient la plus grande activité. C’est par ces continuels combats que les représentans du peuple et les généraux français développaient chez leurs jeunes troupes des qualités militaires qui ne s’acquièrent que sous le feu, le sang-froid, l’audace, le mépris du danger, le respect de la discipliné. Après les grands engagemens du 30 et du 31 mai, ils ne prenaient pas même une semaine de repos ; dès le 5 juin, ils recommençaient à se battre, près du faubourg de Cassel ; le 9 du même mois, ils attaquaient le bourg de Sainte-Croix, défendu par les Autrichiens, mettaient le feu à une partie des positions ennemies, et ramenaient des prisonniers ; le 10, profitant de la facilité avec laquelle les assiégés, qui ont toujours moins d’espace à parcourir que les assiégeans, peuvent déplacer leurs attaques, ils portaient leurs efforts à l’extrémité de la ligne ennemie contre l’aile gauche, où se trouvaient les Prussiens, et menaçaient le camp de Darmstadt ; le 14 pendant la nuit, ils tentaient une sortie générale sur tous les points de la ligne d’investissement. Au bout de deux mois de siège, les 60,000 assiégeans, toujours inquiétés, n’avaient encore pu ni ouvrir les tranchées, ni commencer aucune opération sérieuse. Sentant leur impuissance momentanée et désireux de s’épargner la longueur d’un blocus, ils essayèrent à plusieurs reprises de déconcerter la garnison de Mayence par de fausses nouvelles ou par des ouvertures pacifiques. Un jour, ils envoyaient un parlementaire annoncer à la ville qu’un messager de Custine venait d’arriver dans leur camp, et apportait aux généraux français des nouvelles importantes. Le général Doyré, qui commandait la place, et le représentant du peuple Rewbell se rendirent à l’invitation des Allemands, et acceptèrent une entrevue avec le prétendu messager en présence de l’état-major prussien et hessois. Là, ils trouvèrent un inconnu chargé de leur apprendre que l’armée de Custine, fort affaiblie, ne pouvait les secourir, que Paris venait de s’insurger, de dissoudre la convention et de proclamer roi le dauphin. Pour confirmer la vérité de ce récit, un officier prussien tira de sa poche un Moniteur de la république imprimé à Francfort qui contenait les mêmes détails. D’autres Moniteurs, répandus par les avant-postes, pénétraient dans la forteresse et devaient servir à jeter le découragement parmi nos soldats. Le système des fausses nouvelles faisait déjà partie, on le voit, de l’arsenal de guerre des Prussiens. On ne peut s’empêcher d’établir un rapprochement entre les communications qu’adressaient nos ennemis en 1793 aux défenseurs de Mayence et l’assurance donnée par eux à l’envoyé du maréchal Bazaine au quartier-général de Versailles que le drapeau rouge flottait dans les principales villes de France, que le pays tout entier était en proie à l’anarchie, qu’on n’obéissait nulle part à la délégation de Tours, que la province appelait l’étranger pour rétablir l’ordre, et qu’à Rouen les soldats prussiens veillaient à la sécurité des habitans de concert avec la garde nationale. Nous aussi, nous avons reçu à Paris des messages menteurs qui nous annonçaient le découragement de la population et la perte de toutes nos espérances au moment même où l’armée de la Loire combattait avec le plus d’énergie. Ni Doyré ni Rewbell ne tombèrent plus que nous dans le piège qu’on leur tendait, quoique la plus grande souffrance des assiégés fût de ne rien savoir de ce qui se passait au dehors et de combattre peut-être pour une cause perdue. Des ouvertures pacifiques ne réussirent pas davantage à désarmer la garnison. Un déjeuner auquel le prince Ferdinand de Brunswick invita Rewbell n’aboutit qu’à faire connaître aux Prussiens l’inébranlable résolution que les Français avaient prise de se défendre jusqu’au bout.

Malgré leur désir d’en finir au plus vite et de profiter de la belle saison pour commencer la campagne vers la frontière de France, les coalisés furent donc obligés d’ouvrir un siège en règle et d’attaquer la place par les moyens ordinaires, en traçant des parallèles, en creusant des tranchées. Leur première tentative, à laquelle Goethe assistait, échoua complètement par une de ces méprises qui ne sont point rares à la guerre, et dont on retrouverait des exemples dans presque tous les sièges de quelque durée. Le 16 juin, par une nuit très sombre, l’aile droite des assiégeans devait s’approcher sans bruit des murs et installer ses travailleurs sur des points fixés d’avance par les officiers du génie. Au milieu de l’obscurité, Goethe, qu’on avait prévenu de ce qui allait se faire et qui s’était porté à dessein sur une hauteur, voyait les soldats autrichiens, vêtus de gris, s’avancer en silence, emportant sur leur dos des fascines ; le bruit de quelques fers de pioches ou de pelles qui s’entre-choquaient par accident trahissait seul la marche de la colonne. Tout à coup une vive fusillade éclate à l’endroit même où la tranchée devait être ouverte et les travailleurs s’enfuient en désordre en jetant leurs fascines. C’étaient les avant-postes des assiégeans qui venaient de tirer sur leurs propres troupes, les prenant pour des Français. Il fallut retarder les travaux d’approche, qui ne purent commencer que le 18 juin.

Une autre tentative que firent les coalisés pour forcer le passage du Rhin ne réussit pas davantage. Ils construisaient mystérieusement sur la rive droite du fleuve au sud de Cassel une batterie flottante qui devait opérer contre les îles du Mein, et dont ils attendaient les plus heureux résultats. Goethe avait entendu parler de ce projet, et le hasard le rendit témoin de la malheureuse issue de l’entreprise. Un jour, pendant qu’il se promenait à cheval au-dessus de Weissenau sur des hauteurs d’où l’on découvre tous les environs de Mayence, il vit d’abord une batterie autrichienne diriger son feu sur des barques françaises et couvrir de projectiles l’embouchure de la rivière, puis tout à coup s’élancer du milieu des buissons et des arbres qui l’avaient masquée jusque-là une grande charpente carrée, une immense machine qui se mit à flotter dans la direction de la ville. Il faisait intérieurement des vœux pour que « ce monstre marin, ce nouveau cheval de Troie, » ainsi qu’il l’appelle, continuât sa route sans accident ; mais ses espérances ne se réalisèrent point. Bientôt la masse flottante, qu’aucune force humaine ne pouvait diriger, se mit à tourner sur elle-même, entraînée par le courant, et alla échouer non loin du pont de bateaux sur la berge de Cassel, où les soldats français s’emparèrent de tout l’équipage. Avec sa lunette d’approche, Goethe, du point culminant où il était placé, voyait les Français courir sur la rive droite du Rhin, et pouvait compter les prisonniers que les eaux rapides du fleuve amenaient ainsi entre leurs mains comme une proie inévitable.

Le 27 du même mois, après que les Autrichiens eurent emporté à l’aile droite, la position de Weissenau et une redoute qui dominait la Chartreuse, le feu fut dirigé contre la ville. Comme elles le font aujourd’hui, les troupes allemandes espéraient hâter la reddition de la place en bombardant les maisons et les monumens. Elles appliquaient déjà le même système de guerre impitoyable qui associe la population civile à toutes les épreuves des combattans et fait souffrir à dessein les êtres inoffensifs pour désarmer plus tôt ceux qui résistent. Au siège de Mayence, le bombardement paraissait d’autant plus odieux que les généraux de la coalition employaient des soldats allemands à détruire une des villes les plus florissantes de l’Allemagne, une de celles qui renfermaient le plus de souvenirs et de curiosités historiques. L’artillerie des alliés n’épargna pas plus la vieille cité germanique qu’elle n’a épargné Strasbourg en 1870. Dès le 27, les premières bombes mettaient le feu au Doyenné, une merveille d’architecture dont Goethe ne trouvait plus qu’une colonnade debout, lorsqu’il visita Mayence après la capitulation. Les voûtes magnifiques s’étaient écroulées sous une pluie de fer, et à l’endroit même où s’élevait l’élégant édifice on ne marchait plus que sur des décombres, on ne reconnaissait quelques vestiges de la grandeur ancienne que pour en maudire la destruction. Les jours suivans, les boulets atteignirent la cathédrale, en firent sauter les tours, en incendièrent les toitures, et détruisirent en grande partie l’église des jésuites. Le 3 juillet, un incendie éclatait dans la chapelle de Saint-Sébastien et embrasait les maisons voisines ; le 13 juillet, l’hôtel de ville s’enflammait à son tour, ainsi que d’autres monumens publics. Dans la nuit du 14 au 15, après un court armistice, le bombardement recommençait avec une effroyable violence. Du point qu’il occupait, Goethe voyait brûler le couvent des bénédictins, un laboratoire sauter, dans tout un quartier de la ville des cheminées s’écrouler, des fenêtres et des toits voler en éclats. Enfin le coup le plus terrible était porté aux assiégés par la destruction des moulins en bois qui occupent le Rhin sur une longue ligne d’une rive à l’autre, parallèlement au pont de bateaux, et qui nourrissent la ville.

Tout est spectacle pour les foules humaines. Les scènes de destruction, les ravages que fait la guerre, inspirent aux hommes une âpre, mais irrésistible curiosité. On veut voir, on veut repaître ses yeux des images les plus terribles, dût-on frissonner après coup au souvenir de ce qu’on a vu. Chaque jour, sur les hauteurs qui dominent Weissenau, et où Goethe aimait à se promener pour suivre comme d’un observatoire favorable l’ensemble des opérations du siège, des curieux venaient assister aux progrès du bombardement. Le dimanche, c’était le rendez-vous d’une multitude de paysans qui y accouraient comme à une partie de plaisir. Quoique les spectateurs n’y fussent point absolument hors de la portée des canons français, ils n’y couraient cependant aucun danger sérieux, les coups de nos batteries dirigés de bas en haut passant presque toujours au-dessus du parapet de la redoute autrichienne derrière lequel chacun s’abritait. Lorsque la sentinelle voyait les artilleurs français pointer leurs pièces dans cette direction, elle criait à la foule : « Baissez vous, » et tous ceux qui se trouvaient dans la batterie ne manquaient pas de s’agenouiller et de baisser la tête pour échapper aux boulets. Les habitans des villages environnans s’habituaient si bien à cette promenade qu’on les voyait venir en longue procession au sortir de l’église, tenant encore leurs livres de prières et portant leurs chapelets ; ils remplissaient la redoute, ils commençaient par regarder les toits fumans de la ville, puis, après le premier silence de la curiosité satisfaite, ils continuaient à causer et à rire, comme s’ils eussent assisté à une scène agréable ; mais aussitôt que la sentinelle poussait le cri d’alarme, « tous, dit Goethe, se prosternaient devant le dangereux phénomène, et semblaient adorer comme un être divin qui passait au-dessus de leurs têtes en sifflant ; le danger disparu, ils se relevaient et se raillaient entre eux, pour se prosterner de nouveau, s’il plaisait aux assiégés. »

Pendant les nuits transparentes d’un été magnifique, le bombardement offrait un spectacle pittoresque auquel une âme d’artiste se serait laissé séduire, s’il avait été possible d’oublier les maux inévitables qui en étaient la conséquence. Un de ces voyageurs anglais, comme on en rencontre partout où se présente une scène curieuse à observer, une émotion rare à ressentir, accompagnait l’armée prussienne, et dans des paysages improvisés reproduisait avec exactitude l’effet sinistre des incendies nocturnes allumés par les boulets. Goethe ne se sentait ni assez calme, ni assez indifférent au sort des victimes de la guerre pour tirer d’une telle calamité une distraction de paysagiste. Il voulait tout voir cependant ; une sorte de curiosité scientifique analogue à celle qui l’entraînait l’année précédente au milieu de la canonnade de Valmy l’amenait sur tous les points d’où l’on pouvait observer nettement les résultats du feu. C’était comme un besoin irrésistible de se rendre compte de chaque phénomène nouveau qui le poussait en avant, quelquefois même jusqu’aux postes les plus dangereux. Le voisinage et la menace incessante des batteries françaises ne l’empêchaient pas de visiter les lieux qui avaient servi de théâtre aux luttes les plus acharnées, où pénétraient encore les projectiles de l’ennemi. Il lui arrivait de se glisser à travers les décombres, sous les murs éventrés par les boulets, dans des redoutes ou dans des maisons abandonnées, pour regarder de plus près le champ de bataille et emporter de ce qu’il aurait vu un souvenir plus exact. Les artilleurs allemands le voyaient avec surprise s’aventurer derrière des gabions jusqu’à deux cents pas des redoutes françaises, sur les glacis de Mayence. Il y allait pour s’instruire, pour augmenter la somme de ses connaissances positives ; mais il y allait aussi pour ne pas demeurer inactif au milieu de l’activité générale, pour donner le change à ses pensées douloureuses, et tromper par le mouvement du corps les angoisses de l’âme. Au fond, les scènes lugubres de la guerre le remplissaient d’une tristesse à laquelle il essayait d’échapper par l’exercice physique et l’apparence de l’action, elles le pénétraient d’inquiétudes qu’il ne parvenait à maîtriser qu’à la condition de s’étourdir. L’ivresse même que donne le péril lui paraissait préférable à un repos où les pressentiment les plus sombres seraient venus troubler sa sécurité. Il a lui-même exprimé l’état pénible de son esprit dans un passage de sa narration où il s’excuse de laisser une lacune de plusieurs jours. « On ne doit pas s’étonner, dit-il, de trouver ici un vide. Chaque journée apportait son malheur ; on était à chaque instant inquiet de son prince, de ses amis, on oubliait le soin de sa propre conservation. Fasciné par le danger comme par le regard d’un serpent à sonnettes, on se précipitait spontanément dans les champs de mort, on parcourait les tranchées, on voyait les obus passer avec fracas au-dessus de sa tête et éclater à ses pieds, on souhaitait pour certains amis le prompt affranchissement d’atroces souffrances, on n’aurait pas voulu rappeler les morts à la vie… On s’exposait à tous les genres de péril pour étourdir son anxiété. » Aussi personne n’accueillit-il avec plus de joie la nouvelle que tant de souffrances allaient finir, et que les généraux français entamaient des négociations. Le 20 juillet, une première démarche fut tentée par les assiégés ; le 22, après un bombardement des plus violens, ils renouvelèrent leurs ouvertures. Goethe vit arriver au quartier principal du roi de Prusse le général Doyré, qu’il nous représente comme un homme d’un certain âge, bien fait, svelte, très simple dans sa tenue et dans ses manières. Le soir même, on convint d’un armistice pour discuter les termes de la capitulation. Le poète, montant à cheval, se rendit aussitôt à la porte de Mayence, où il trouva une foule anxieuse qui attendait le résultat. Les espérances qu’il apportait furent reçues par des acclamations. Déjà un grand nombre de personnes assiégeaient l’entrée de la ville pour rentrer dans leurs maisons abandonnées et apporter des vivres aux habitans. Le 23, les alliés prirent possession des ouvrages extérieurs de la place et des fortifications de Cassel ; le 24 commença le départ des troupes françaises, qui obtenaient de sortir avec armes et bagages, avec tous les honneurs de la guerre, sous la seule condition de ne pas servir pendant un an contre les alliés.

II.[modifier]

Cette capitulation, acceptée par les représentans du peuple et par les généraux français après trois mois et demi de siège, après vingt-six jours de bombardement, n’avait rien que d’honorable pour ceux qui la signaient. Plus de 2,000 hommes étaient tombés dans les différentes sorties de la garnison ; avec les 17,000 ou 18,000 combattans que l’on pouvait encore mettre en ligne, il ne restait aucun espoir de se frayer un passage à travers 60,000 assiégeans fortement retranchés et armés de 207 bouches à feu, tandis que l’artillerie de campagne manquait aux assiégés. Où aller d’ailleurs à cette distance de la frontière et loin de tout secours ? Derrière l’armée qui investissait la place, deux autres armées occupaient le pays, fermant la route de la France. Si on franchissait le premier obstacle, franchirait-on le second et le troisième ? Ne serait-on pas écrasé par des forces si supérieures avant d’avoir pu sortir des lignes ennemies ? Si on avait su où se trouvaient les deux armées françaises de la Moselle et du Rhin, l’une commandée par Bouchard, l’autre par Beauharnais, on aurait peut-être tenté un effort désespéré pour leur donner la main ; mais aucune nouvelle du dehors ne pénétrait dans Mayence. Les messagers qu’on avait envoyés ne reparaissaient plus. Un voyageur qui partait pour la Suisse, un prêtre qui prenait la route des Pays-Bas, un espion qu’on avait chargé de faire connaître au gouvernement français la situation des assiégés, n’avaient donné depuis leur départ aucun signe de vie. On jetait en vain des filets sur le Rhin, avec le vague espoir qu’on y trouverait peut-être quelque message enfermé dans une bouteille, et confié au cours du fleuve. La garnison en était toujours réduite aux renseignemens que lui transmettaient les Prussiens. Par cette voie, il ne lui arrivait guère, nous l’avons vu, que de fausses nouvelles. Peu de jours encore avant la capitulation, les assiégeans essayaient de lui faire croire que 30,000 Français venaient d’être dispersés en marchant au secours des assiégés. Dans cette ignorance absolue de ce qui se passait au dehors, Merlin de Thionville pensa qu’il fallait conserver à son pays d’excellentes troupes dont la France aurait peut-être besoin ailleurs. Ces 17,000 hommes enlevés à la défense de la frontière, mais gardant leurs armes et libres de servir ailleurs, allaient en effet rendre disponibles des forces retenues à l’intérieur par l’insurrection de la Vendée, où l’on envoya les Mayençais. La France n’y perdait rien. Les inconvéniens de la capitulation se réduisaient pour elle à un simple déplacement de troupes. Les défenseurs de Mayence ne doutaient point qu’on ne reprît avec avantage l’offensive sur le Rhin quand on le voudrait, et qu’on ne rentrât facilement dans la ville qu’ils abandonnaient. En la quittant, Merlin de Thionville exprimait l’intention et l’espoir d’y revenir un jour prochain. Seulement la première condition pour obtenir une capitulation favorable, c’est de ne pas attendre la dernière heure, de ne pas avoir épuisé toutes ses ressources. Si on capitule à la veille de mourir de faim et que l’ennemi le soupçonne, on n’obtient de lui aucun avantage. Il sait que la famine travaille pour lui ; il se montre d’autant plus dur qu’il croit moins à la possibilité de prolonger la résistance. Les généraux français avaient été très préoccupés, dès le commencement du siège, de la question des vivres, dont l’insuffisance leur inspirait de grandes inquiétudes. Custine, en quittant la ville, ne leur laissait que des approvisionnemens incomplets, quoiqu’il eût annoncé le contraire à la convention, et le rapide investissement de la place ne permit point de se ravitailler. Du 14 avril au 23 juillet, la ville fut réduite à ses propres ressources, et ne put recevoir du dehors aucun approvisionnement. Dès le 24 juin, les vivres devinrent si rares qu’il parut impossible, si le siège se prolongeait, de nourrir à la fois la garnison et la population tout entière. Il fallut faire sortir ce qu’on appelle dans une ville assiégée les bouches inutiles, les vieillards, les malades, les femmes, les enfans, tous ceux du moins qui ne pouvaient se suffire à eux-mêmes.

Ce fut l’épisode le plus douloureux du siège. Ces infortunés, conduits à Cassel par les Français, ne purent pénétrer dans les ligues allemandes, d’où on les repoussa impitoyablement, et passèrent toute une nuit sur le terrain qui séparait les combattans, exposés à un double feu. Le lendemain, des soldats français emportaient de petits enfans blessés dans le pan de leurs habits. « La détresse de ces pauvres gens, dit Goethe, écrasés entre les ennemis du dedans et ceux du dehors, a dépassé tout ce qu’on pouvait imaginer. » Après la capitulation, les habitans de Cassel lui parlaient encore avec effroi de toutes les souffrances auxquelles ils avaient assisté sans pouvoir les soulager. Ces tristes scènes nous apprennent avec quelle dureté les Allemands faisaient déjà la guerre. Dans un camp qui regorgeait de vivres, il eût été facile de recevoir et de nourrir les malheureux chassés de la place par la famine, de leur procurer tout au moins les moyens de gagner la campagne et de se mettre à l’abri ; mais, par un de ces calculs dont nous avons vu trop d’exemples en 1870, on aimait mieux les laisser à la charge des assiégés : afin de forcer ceux-ci à capituler plus tôt.

Les ressources de la garnison s’épuisaient en effet rapidement. La viande de bœuf manqua la première. Les soldats ne mangeaient plus que de la viande de cheval, et quelquefois même, pour augmenter leur maigre pitance, ils allaient chercher dans le Rhin les chevaux morts que le fleuve entraînait. D’autres animaux, que le siège de Paris a fait entrer dans la consommation, eurent aussi leur tour. Un chat se vendait 6 francs. Aubert-Dubayet fit servir un jour à son état-major un rôti de rats. Le vin et le blé durèrent plus longtemps. Goethe dit même que les assiégeans trouvèrent sous les voûtes de la cathédrale un grand nombre de sacs de farine qu’on y avait entassés à l’abri des bombes. Suivant lui, et il semble exprimer l’opinion de l’état-major prussien, la place aurait pu tenir quelques jours de plus ; mais c’étaient les jours nécessaires que doit se réserver un général prudent pour obtenir la capitulation la plus avantageuse, pour offrir quelque chose à l’ennemi en échange de ce qu’il demande, pour ne pas exposer ses soldats au danger de se rendre à la dernière heure sans conditions. Les assiégés qui n’ont plus rien à manger le jour où ils capitulent ne fixent pas eux-mêmes les termes de la capitulation ; ils la subissent telle qu’on la leur impose, puisqu’il ne leur reste aucun moyen d’y échapper. Ils se condamnent en même temps à la cruelle alternative de mourir de faim ou de se faire nourrir par l’ennemi, après s’être rendus. Merlin de Thionville fit donc sagement de ne pas attendre que les dernières ressources fussent épuisées. Peut-être même répandit-il avec intention le bruit qu’il lui restait encore des vivres, pour que cette nouvelle parvînt aux assiégeans par les émissaires qu’ils entretenaient dans la ville et les rendît plus accommodans. On estime qu’à la grande rigueur il eût pu prolonger encore le siège de quinze jours en imposant à ses soldats et aux habitans de cruelles privations. Il n’y eût absolument rien gagné, et il y eût perdu toutes chances de capitulation honorable.

Il devait d’ailleurs songer aux souffrances des habitans. Le bombardement avait causé à ceux-ci beaucoup de mal. La garnison ne pouvait voir sans tristesse que pour la forcer à se rendre les Allemands fissent tant de victimes parmi leurs compatriotes et accumulassent les ruines dans une place allemande. Après avoir essuyé pendant vingt-six jours le feu de vingt batteries, Mayence offrait le plus lamentable spectacle. « Nous l’avons trouvé, dit Goethe, dans le plus triste état. L’œuvre des siècles, où dans la situation la plus heureuse du monde les richesses des provinces affluaient, où la religion avait cherché à conserver et à multiplier les biens de ses serviteurs, n’était plus qu’un amas de décombres. Un trouble profond s’emparait des esprits à cette vue, on était beaucoup plus affligé que si l’on eût rencontré une ville réduite en cendres par le hasard. » On ne voyait de tous côtés que des murs qui menaçaient ruine, des tours ébranlées, des édifices à moitié détruits. De splendides résidences avaient presque complètement disparu. On cherchait inutilement sur les bords du Rhin le palais de la Favorite, les terrasses, l’orangerie, les jets d’eau, les cabinets de verdure, les vertes allées qui autrefois décoraient ces beaux lieux. Les pierres de la Chartreuse avaient servi à construire une redoute, et tout auprès un couvent de religieuses tombait en ruines. Parmi les œuvres d’art et les curiosités de la ville, le monument de Drusus, quoique situé dans la citadelle, avait presque seul échappé à l’atteinte des boulets. La campagne elle-même portait la trace des dévastations de la guerre. Tout autour de Cassel, les arbres fruitiers de la riche vallée du Rhin avaient été sciés à la racine, fichés en terre et enchevêtrés les uns dans les autres pour opposer un obstacle aux attaques de la cavalerie. Ces nécessités d’un siège que les Parisiens ne connaissaient autrefois que par l’imagination, nous les connaissons maintenant par expérience. Nous aussi, comme la plus modeste des forteresses, nous avons fait le sacrifice de ces parcs et de ces promenades où l’hiver dernier se donnaient encore rendez vous toutes les élégances de l’Europe. Bien des choses qui ne nous apparaissaient que dans le lointain vague de l’histoire nous apparaîtront maintenant avec le caractère positif de la réalité. Nous saurons par exemple quelle somme de souffrances et de privations une ville assiégée peut supporter sans que les courages y soient abattus, sans que les volontés y fléchissent.

La majeure partie des habitans de Mayence, favorable aux Français et surtout gagnée par les idées de la révolution, avait accepté courageusement les épreuves du siège. Si l’on ne souffrait pas pour la patrie, on croyait souffrir pour une cause aussi sainte, pour la liberté des peuples, pour les droits nouveaux de l’humanité. En échange du dévoûment que la ville avait témoigné à la France et des sacrifices que lui avait imposés l’occupation française, il était naturel que Merlin n’oubliât pas, avant de partir, ceux qui avaient servi notre politique. Il avait à les protéger contre de redoutables vengeances. Beaucoup d’habitans qui, par haine de la révolution, par crainte du parti populaire, avaient quitté la place au moment où nous y entrions, y rentraient maintenant en vainqueurs avec l’armée prussienne. La différence d’opinions qui divisait la France en partisans de l’ancien et du nouveau régime se reproduisait ici sur un plus petit théâtre. Les clubistes, — c’est ainsi que Goethe les appelle, — avaient triomphé tant que les Français étaient les maîtres ; leurs adversaires triomphaient à leur tour, et rapportaient de leur exil momentané un vif désir de représailles, des sentimens de vengeance analogues à ceux qui animaient contre les jacobins les émigrés de l’armée de Condé. Dès le jour même où la capitulation fut signée, on les voyait accourir des villages voisins, assiéger les portes de la ville, annoncer tout haut leurs projets. Ils eussent voulu qu’on ne laissât sortir de Mayence que les soldats français, que tous les clubistes les fussent arrêtés et livrés entre leurs mains. Les alliés n’épousèrent aucune de ces querelles intérieures ; on dut à l’intervention de Merlin de Thionville l’extrême modération dont ils firent preuve en cette circonstance, les proclamations conciliantes qu’ils affichèrent sur les murs de la place pour recommander aux habitans la concorde, et la liberté qu’ils laissèrent à chaque citoyen de quitter la ville à son gré.

Pendant les deux jours que dura le défilé des troupes françaises au milieu d’une foule irritée et menaçante, leur mâle contenance tint en respect les émigrés et protégea toutes les personnes qu’elles emmenaient avec elles, y compris les clubistes les plus connus. Le témoignage si impartial de Goethe ne laisse aucun doute sur la belle tenue de nos soldats et sur l’impression que produisit leur attitude… « Nous vîmes, dit-il, s’avancer de l’infanterie : c’étaient des troupes de ligne, des hommes alertes et bien faits. Des jeunes filles de Mayence les accompagnaient, les unes dans les rangs, les autres hors des rangs. Les unes et les autres étaient saluées par leurs connaissances, qui leur adressaient des signes de tête et des railleries. — Hé, Lisette, veux-tu aussi courir le monde ? — Tes souliers sont encore neufs : ils s’useront bientôt. — As-tu donc aussi appris le français depuis qu’on ne t’a vue ? Bon voyage ! — Et voilà comme elles passaient par les verges. Elles semblaient toutes joyeuses et confiantes : quelques-unes disaient adieu à leurs voisines : la plupart se taisaient et regardaient leurs amans. Cependant la foule était très émue : on proférait des insultes accompagnées de menaces. Les femmes reprochaient aux hommes de laisser partir ces créatures qui emportaient sans doute dans leurs nippes le bien de quelque honnête bourgeois de Mayence. La démarche sévère des soldats, les officiers qui bordaient les rangs pour maintenir l’ordre, empêchaient seuls une explosion. L’agitation était effrayante. »

Mais le moment le plus imposant fut celui où notre cavalerie, précédant le départ des commissaires français, défila musique en tète, en aussi bon ordre et aussi fièrement que sur un champ de manœuvres. « Nous vîmes, dit Goethe, arriver le cortège dans toute sa solennité. Des cavaliers prussiens ouvraient la marche ; la garnison française venait ensuite. Elle s’annonçait de la manière la plus étrange ; une colonne de Marseillais, petits, noirs, aux vêtemens bariolés et en guenilles, s’avançait à petits pas, comme si le roi Edwin avait ouvert sa montagne et lâché sa joyeuse armée de nains. Suivaient des troupes régulières, sérieuses et sombres, mais non abattues ni humiliées. Ce qui fit le plus de sensation, ce fut l’arrivée des chasseurs à cheval. Ils s’étaient avancés jusqu’à nous en silence : tout à coup leur musique fit entendre la Marseillaise. Ce Te deum révolutionnaire a quelque chose de triste et de menaçant, même lorsqu’il est vivement exécuté ; cette fois les musiciens le jouaient très lentement, en réglant la mesure sur la lenteur de la marche. C’était saisissant et terrible ; c’était aussi un spectacle imposant que celui de ces cavaliers de haute taille, maigres et d’un certain âge, dont l’aspect s’accordait avec ces accens. Isolément, ils tenaient du don Quichotte ; en masse, ils étaient très respectables. » Voilà les adieux que nos soldats de 1793 faisaient à l’Allemagne en attendant qu’elle les vît revenir en vainqueurs. Les mêmes hommes qui avaient lâché pied le 11 avril, au commencement du siège, mais qu’avaient transformés trois mois et demi de combats sous des chefs intrépides, étonnaient maintenant leurs adversaires par la fermeté de leur contenance. Il y a loin de cette fière attitude au triste défilé des troupes françaises après les capitulations de Sedan et de Metz, au spectacle de la garde impériale tout entière, déposant ses armes, en ordre de bataille, aux pieds de nos ennemis, pour suivre ensuite le chemin de l’étranger sous la conduite des caporaux prussiens, au sort lamentable de tant de braves gens qu’on a vus, du 2 au 4 septembre, grelottans de froid et de misère, mourant de faim, parqués comme des troupeaux dans des plaines sans abri ou poussés sur les routes à coups de crosse de fusil par des conscrits imberbes, pendant que celui qui avait causé tous leurs maux s’épargnait le souci de les partager avec eux. Ni Merlin de Thionville ni Kléber n’auraient consenti à faire passer leurs soldats sous les fourches caudines dont les généraux du second empire ont subi l’humiliation. Si on leur avait proposé de capituler à un tel prix, leur seule réponse eût été de saisir leurs armes et de se frayer un passage sous la mitraille, à travers mille morts, comme le fit Kléber en Égypte, quand il rompit la convention d’El-Arich, au risque d’être écrasé par 80,000 hommes, plutôt que de désarmer ses héroïques bataillons. Ceux qui nous commandent aujourd’hui n’auront point d’autres sentimens que les généraux de la première république. Les hontes de l’année 1870 ne se reverront plus dans notre histoire. Nos armées, instruites par l’expérience, ne se réduiront plus au rôle de garnisons ; elles ne s’exposeront plus, en s’enfermant derrière des remparts, à capituler encore une fois. Elles savent ce que le pays leur demande, ce qu’il leur faut de courage pour réparer nos désastres et relever notre honneur militaire ; elles n’attendront pas que l’ennemi les accule à la nécessité de mourir de faim ou de se rendre. Quels que soient les périls de l’entreprise, elles franchiront les lignes qui nous enveloppent ; inutiles au dedans, elles iront au dehors continuer avec nos infatigables défenseurs de la province les combats d’où doit sortir la délivrance.

A. Mézières.
  1. Voyez la Revue du 1er janvier.