Goethe et Charlotte de Stein/01
Les relations si étroites qui unirent pendant plus de dix ans la destinée de Gœthe à celle de la baronne Josias de Stein, née Charlotte de Schardt, sont restées totalement inconnues du public jusqu’à l’heure où les descendans de cette femme distinguée firent imprimer les quelque mille lettres ou billets d’amour que le grand homme avait adressés à son inspiratrice. Les plus nombreux parmi ces documens sont naturellement datés de 1776 à 1788, période de liaison intime entre les deux correspondans : les autres se rapportent aux quarante années de relations plus distantes qui les associèrent ensuite dans le cercle si étroit de l’existence weimarienne. Indiquons dès à présent que toutes les lettres de Charlotte antérieures à 1788 ayant été réclamées et brûlées par elle aussitôt après la brouille qui sépara les deux amis à cette date, la correspondance demeure unilatérale pour toute sa période intéressante. On n’y entend plus que la voix du grand poète.
Imprimées vers le milieu du siècle dernier, les lettres de Gœthe à Mme de Stein semblèrent une révélation véritable. L’opinion cultivée se trouvait soudain mise en présence de la seule femme qui eût exercé, de toute évidence, une action durable et en quelque façon méthodique, sur l’esprit comme sur la volonté du poète. Et quelle influence que celle-là ! Despotique, indiscutée, acceptée à genoux par lui le plus souvent. Il sembla que jamais mortelle n’eût été adorée d’un grand homme avec cette humilité dévote, avec cette soumission passionnée de tous les instans.
Toutefois, depuis les dernières années du XVIIIe siècle, et, plus encore, depuis sa fin si paisiblement glorieuse, Gœthe avait été placé par l’admiration de l’Allemagne et de l’Europe sur un tel piédestal que la disproportion parut choquante entre la valeur intellectuelle de l’adorée et celle de son adorateur. Les exaltés du gœthisme se sentirent d’instinct mal disposés pour cette amie souveraine, qui justifiait si peu par l’insignifiance de sa carrière et par l’obscurité de sa mémoire le choix du demi-dieu dont elle avait été la déesse. Lewes, un Anglais, qui fut un des biographes les plus lus du grand poète allemand il y a soixante ans, commença l’œuvre de dénigrement à l’égard de Charlotte, Il la présenta comme une coquette dépourvue de scrupule qui aurait longuement torturé Gœthe par une résistance calculée à son amour, en sorte qu’elle stérilisa pour un temps son génie. Adolphe Stahr, Robert Keil, autres critiques de quelque réputation, se montrèrent plus acharnés encore et déchirèrent la vertu de Charlotte tout autant que son caractère.
En revanche, elle trouva bientôt un défenseur convaincu dans le polygraphe gœthéen le plus fécond peut-être du XIXe siècle, dans Henri Duentzer, qui lui consacra, dès 1874, une étude apologétique[1] principalement fondée sur sa correspondance avec son fils cadet, Fritz de Stein. Ces pages demeurent la source la plus abondante pour l’étude de cette personnalité énigmatique, et nous y aurons largement recours. — Après cette chevaleresque intervention, il semblait que l’apaisement se fût fait peu à peu autour de Charlotte. Elle était jugée d’ordinaire avec plus de sang-froid, traitée avec une plus équitable modération que par ses premiers censeurs.
Hier toutefois, l’attaque a été renouvelée contre elle, aussi passionnée que jamais, par un savant de réelle valeur, le professeur Engel, de Berlin. Familier des littératures étrangères, de l’anglaise et de la française principalement, cet écrivain s’est affranchi, dans sa récente biographie de Goethe[2], des traditions, sur certains points trop étroites, qui président encore trop souvent aux commentaires de la critique gœthéenne au delà du Rhin. M. Engel aime de tout son cœur le plus grand poète de sa patrie, mais il regrette amèrement que ce poète ne soit pas demeuré, sa vie durant, le protagoniste et le coryphée de la première génération romantique en Allemagne, le génie par excellence de l’époque dite « des génies » dans l’histoire littéraire allemande, l’assaillant le plus ardent de cet assaut à la tradition esthétique et morale que fut le Sturm und Drang, l’homme d’avant Weimar en un mot. Une pareille disposition d’esprit entraîne nécessairement le professeur berlinois à dénigrer l’influence de Weimar et par conséquent l’action de Mme de Stein dans la vie de Goethe, de même qu’il déplore, par la suite, son fameux voyage italien, dont le résultat aurait été de « dégermaniser » fort malencontreusement l’ancien élève strasbourgeois de Herder, l’apologiste éphémère de l’art gothique allemand.
En revanche, certaines tendances morales, aujourd’hui fort actives autour de nous, conduisent M. Engel à magnifier en Christiane Vulpius, — cette petite fleuriste qui fut dix-huit ans la maîtresse et la ménagère du grand homme avant d’être tardivement épousée par lui en 1806, — la compagne prédestinée à sauver de Gœthe, le Poète, ce qui en pouvait être encore sauvé après son activité ministérielle à Weimar, l’influence de Mme de Stein, le voyage au delà des monts et ses absorbans travaux d’amateur en matière de science naturelle, travaux qui lui prirent, comme on le sait, tant d’heures précieuses dont il aurait pu mieux profiter. Il y a certes une tentative fort intéressante dans cette interprétation poursuivie avec une érudition impeccable, une réelle finesse de vues, une fougue d’expression vraiment remarquables. C’est une justice que nous tenons à rendre à ce prestigieux biographe de Gœthe avant de combattre quelques-unes de ses conclusions.
Que le professeur Engel soit au surplus retourné à la charge contre Mme de Stein avec cette pétulance, et, jusqu’à un certain point, ce succès, cela démontre surtout, à notre avis, que la physionomie morale de la baronne n’a pas encore été tracée par ses historiens avec une précision suffisante pour la mettre à l’abri d’une si fâcheuse aventure et pour lui épargner des reproches exagérés de tous points. Il est vrai qu’hier notre Racine, dont Sainte-Beuve a chanté les larmes touchantes, nous fut présenté délibérément comme un « tigre : » mais aussi la protestation fut-elle unanime, tandis que M. Engel, à bon droit applaudi pour l’ensemble de sa biographie gœthéenne, ne nous paraît pas avoir été directement réfuté pour le portrait grimaçant qu’il a tracé de Charlotte. Celle-ci a trouvé néanmoins un nouvel ami dans la personne de M. Wilhelm Bode, le gœthéen bien connu, qui lui a consacré un volume[3], après avoir publié sa correspondance avec Knebel, qui fut le premier ami de Goethe dans l’entourage du duc de Weimar[4]. Nous nous servirons de ces élémens divers, ainsi que des récentes publications allemandes et françaises sur la vie de Gœthe pour élucider de notre mieux l’attachant problème d’une influence féminine qui, soit à son détriment, soit à son profit, fut, d’un commun aveu, décisive dans l’évolution morale du patriarche de la littérature romantique en Europe.)
Charlotte de Schardt était née en 1742 d’une famille de noblesse récente qui, pourtant, comptait déjà deux générations de courtisans assidus. Son père fut un homme fort honorable, mais dépourvu de portée intellectuelle et affecté de quelque bizarrerie. Il avait grandement compromis sa fortune et celle de sa femme pour satisfaire deux penchans qui lui étaient pareillement reprochés : la manie de la représentation et le goût, plus excusable, des collections d’art. On cite un trait plaisant de sa vieillesse. Afin de présenter un front sans rides à la table ducale où sa charge de cour lui donnait le droit de s’asseoir chaque jour, il se faisait, dit-on, tirer en arrière la peau du crâne qu’on liait ensuite en forme de tampon sous sa perruque ! Nous possédons sur cet original une appréciation topique de la duchesse-mère de Weimar, Amélie, qui, après avoir rendu justice à son honnêteté, ajoute néanmoins : « Il est vrai qu’en revanche il n’est pas bon administrateur, qu’une grande partie de l’argent qu’il emprunte à la fortune de sa femme passe à des futilités inutiles, qu’il a fait des dépenses de représentation dont il pouvait éviter la plus grande part et qu’il s’est ainsi placé par sa faute dans une situation embarrassée. »
Mme de Schardt, née d’Irving, dont la famille se disait d’origine écossaise, était au contraire une femme de grand mérite, courageusement dévouée à des devoirs difficiles et soutenue dans ses épreuves conjugales ou maternelles par une solide piété protestante : elle y joignait le goût innocent de la littérature pastorale et des petits vers de bergeries. Elle transmit ses qualités les plus sérieuses à sa fille Charlotte, l’aînée de onze enfans dont cinq seulement survécurent et dont nul autre qu’elle ne devint, à quelque degré que ce fût, remarquable. De ses frères et sœurs pareillement médiocres (quelques-uns même héritiers de la bizarrerie paternelle), on la distinguait, on l’exceptait d’ordinaire, mais non sans lui reconnaître avec eux quelque ressemblance. Traçons donc à grands traits leur silhouette.
L’aîné des garçons, Ernest-Charles, fut un administrateur étroit et routinier, bien que consciencieux et sûr. Il devint le mari de Sophie de Bernstorfi, qui a joué un certain rôle dans le Weimar de l’époque classique, aux côtés de sa belle-sœur Charlotte, et qui était désignée chez les Stein par le surnom affectueux de la « petite tante. » Le second des Schardt, Louis, embrassa la carrière des armes, qui se réduisit pour ce gentilhomme à un pur service de parade dans les antichambres de Weimar. Il se fit surtout connaître comme danseur comique, apprécier par ses « cabrioles, » et finit par un mariage absurde et suspect vers la fin de sa vie. La plus jeune des filles, Amélie, appelée Malchen dans la famille, était d’esprit fâcheusement borné et dut passer sa vie dans un chapitre protestant de filles nobles. Enfin Louise de Schardt, fort belle personne, mais sans portée intellectuelle, fit le plus singulier mariage en épousant le baron Charles d’Imhoff, gentilhomme du pays de Nuremberg.
Ce personnage s’était, dans sa jeunesse, enflammé d’amour pour la très jolie fille d’un simple sous-officier français établi en Allemagne, Marianne Chapusset. Il l’épousa contre le gré des siens qui coupèrent aussitôt les vivres au jeune ménage. Sur quoi les tourtereaux se rendirent à Londres où le mari espérait pouvoir vivre de son pinceau, car il avait un certain talent de miniaturiste. Vain espoir ! Bientôt, en compagnie de sa femme et d’un fils de dix-huit mois (qui fut plus tard le général anglais connu sir Charles Imhoff), il devait s’embarquer pour l’Inde afin d’y chercher la fortune. Il l’y rencontra en effet, mais par une voie fort inattendue. Sur le même bateau que les Imhoff voyageait le célèbre Warren Hastings, alors âgé de trente-sept ans. Celui-ci s’éprend de la belle Marianne qui, sans doute, ne reste pas insensible à ce nouvel amour. Des explications s’ensuivent entre les deux hommes : elles aboutissent au plus singulier contrat. Imhoff se fait acheter sa femme et son fils : il se les fait payer si cher par le nabab britannique que lui-même reparaît peu après dans sa patrie avec les allures et la réputation d’un nabab. Après quoi, séparé légalement de sa première femme avec qui il demeurait au surplus dans les meilleurs termes, il épousa Louise de Schardt, la rendit assez malheureuse et la laissa dans une situation fort médiocre après sa mort.
Revenons cependant à Charlotte de Schardt qui, totalement dépourvue de dot, fut attachée dès sa seizième année, en 1758, à la duchesse-régente de Weimar, à titre de demoiselle d’honneur. Elle porta donc dans ses bras le futur ami et protecteur de Gœthe, le duc Charles-Auguste alors au berceau. Mais contrainte de servir une princesse au caractère fantasque, presque dur parfois, elle se façonna de bonne heure au renoncement stoïque, à la ferme maîtrise de soi, soutenue, il est vrai, sur cette voie épineuse par le préjugé de caste, et par la fierté de ses origines nobles qu’on lui avait appris à considérer comme une sorte d’élection divine ici-bas. Les psychologues qui nous révélèrent depuis peu une culture tout aristocratique, celle du Japon d’hier, nous ont dit les sous-entendus stoïques du fameux sourire nippon, si profondément analysé par Lafcadio Hearn en particulier. C’est un sourire de cette nuance qui se fixa dès lors sur les lèvres de Mlle de Schardt, avec une grâce quelque peu teintée d’amertume, et Gœthe devait un jour apprendre beaucoup de ce sourire-là.
Que savons-nous cependant de l’aspect physique de Charlotte au temps de sa jeunesse ? Peu de chose, car les médiocres dessins que nous possédons de ses traits, le plus souvent de sa propre main, se rapportent tous à une période plus avancée de sa vie. Elle était assurément de petite taille. Vers sa trentième année, deux ans avant sa rencontre avec Gœthe, le médecin Zimmermann, dont nous dirons le rôle dans sa destinée, la décrivait en ces termes à Lavater : « Elle a d’immenses yeux noirs de la plus grande beauté. Sa voix est douce et contenue. Le sérieux, la douceur, l’amabilité, la vertu souffrante, une sensibilité fine et profondément imprimée dans son âme se lisent sur son visage au premier coup d’œil. Les manières de cour qu’elle possède au plus haut degré apparaissent chez elle ennoblies par une rare et haute simplicité. Elle est très pieuse et trahit de touchantes aspirations mystiques. En observant sa légère démarche de zéphyr, son adresse aux danses de caractère, tu ne devinerais pas, ce qui est pourtant très certain, que vers minuit le silencieux clair de lune remplit son âme d’un ravissement divin. Elle a un peu plus de trente ans, beaucoup d’enfans et des nerfs faibles. Ses joues sont très rouges, ses cheveux sont noirs, son teint est italien comme ses yeux. Elle a quelque maigreur : toute sa personne est élégante avec simplicité. »
Il faut nous contenter de ce signalement qui ne manque pas de précision au surplus et qui n’est nullement influencé par la destinée ultérieure de Mme de Stein, puisqu’il précéda sa rencontre avec Gœthe. Les frères Stolberg venus à Weimar sur l’invitation de ce dernier à la fin de 1775 diront simplement de Charlotte qu’elle est belle et charmante (allerliebst). En revanche, Schiller affirmera plus tard, en 1787, qu’elle « ne peut jamais avoir été belle ! » Mais elle avait alors quarante-cinq ans, elle venait de subir le plus grand chagrin de sa vie par la fuite de Gœthe vers l’Italie, et l’appréciation du second des grands poètes allemands nous reste suspecte. Au surplus, et c’est là une notation fort topique du professeur Engel, il est remarquable que Gœthe ait presque toujours préféré à la beauté proprement dite l’expression de la grâce et de la bonté chez les femmes qui l’ont attaché tour à tour. Dès son adolescence, il écrivait de Leipzig à sa sœur, en français : « Pour la beauté, elle ne me touche pas, et vraiment toutes mes connaissances sont plus bonnes que belles. »
Ajoutons enfin, pour achever le portrait de Mme de Stein, qu’il nous reste d’elle plusieurs de ces « silhouettes » dont les dessinateurs de l’époque savaient découper si habilement les contours. Charlotte nous y apparaît, ainsi que sa sœur, la belle Louise d’Imhoff, sous ces vastes coiffures ou chapeaux Louis XVI que Mme Vigée-Lebrun peignait alors sur ses toiles charmantes, et ces documens trop sommaires nous parlent néanmoins d’élégance et de séduction.
Par la vertu de ses grands yeux calmes et de sa douce gravité, Mlle de Schardt fit à vingt-deux ans un beau mariage. Elle fut distinguée par le baron Josias de Stein-Kochberg, de bien meilleure noblesse qu’elle-même, de sept ans seulement plus âgé, pourvu d’une fortune suffisante en terres et peu après d’émolumens honorables en raison de sa charge de cour, celle de premier écuyer ou de grand-écuyer (Oberstallmeister) du duc de Weimar. Son domaine de Kochberg, situé à sept lieues environ de cette petite capitale, dans une région montagneuse, était un fief de haute et basse justice, très vaste, quoique de médiocre rapport, et s’étendant jusque dans l’enceinte de la ville voisine, Rudolstadt. Son château du XIIe siècle, légèrement modernisé, avait encore fière tournure.
Si Mme de Stein demeure une figure historique dont il est difficile de pénétrer tout le secret, M. de Stein pose devant la postérité une énigme beaucoup moins attachante sans doute, mais presque également irritante. Quand les lettres enflammées de Goethe à Charlotte eurent été révélées au public, on fut tenté de tenir Josias, ami cordial du galant de sa femme, soit pour un butor ridicule, soit pour un mari complaisant. On s’aperçut bientôt qu’il n’était ni l’un ni l’autre, car il avait été fort estimé de son vivant. Parlant le français de façon courante, musicien de quelque goût, capable de tenir son rôle avec succès dans les ballets de cour, jouant au besoin la comédie, il était surtout homme de sport, de chasse et de cheval, comme l’exigeaient ses fonctions officielles. Lorsque Charles-Auguste devint majeur, sa mère lui laissa le choix, pour la charge de premier écuyer, entre Stein alors âgé de quarante ans et un autre gentilhomme de leur entourage ; proposition à laquelle le jeune duc répondit : « Chère maman, donne-moi Stein. Je l’ai aimé depuis mon enfance. Je serai ravi de l’avoir toujours près de moi ! » Et c’est là un témoignage de quelque autorité, on en conviendra.
Plus tard encore, nous verrons Gœthe mander de Leipzig à Charlotte qu’à « sa grande joie, » il a rencontré Stein au cours de son voyage et la confiance réciproque deviendra si grande entre les deux hommes que le poète ira jusqu’à se charger d’écrire à Charles de Stein, fils aîné de Josias et de Charlotte, pour le morigéner sur ses prodigalités d’étudiant, au nom de son père ! Enfin ce même Charles de Stein, caractère indépendant et sincère, esprit jovial et droit, célébrera parfois dans ses lettres d’âge mûr, avec un visible attendrissement, la bonté du baron Josias, ainsi que le désintéressement parfait avec lequel il subvenait aux frais de son ménage, ne gardant rien pour lui de son traitement.
Charlotte ne fut pas néanmoins fort heureuse avec cet époux de bon caractère et de bonne volonté. En partie par sa faute ? Cela est possible, car la tolérance et la largeur d’esprit ne lui vinrent guère qu’avec l’âge et sans doute trouva-t-elle tout d’abord un peu vulgaire ce parfait gentleman-farmer. Un jour qu’elle s’est égarée dans les bois de Kochberg au cours d’une promenade solitaire, elle proteste dans une lettre à sa belle-sœur, Mme Ernest de Schardt, qu’elle n’en dira rien à Stein pour éviter son rire trop insistant et ses plaisanteries de clown ! Réserve qui en dit long sur les relations habituelles entre les deux époux. « Moi qui ai connu si peu d’heureux jours avec votre père, » écrira-t-elle sans ambages à ses fils après la mort de Josias ! Et, une autre fois : « Dans ma jeunesse, je m’étais fait, moi aussi, une image fantaisiste d’un mari tout autre que la nature ne les façonne, et, en général, une conception fort romanesque des hommes ! »
De bonne heure, elle dut en outre juger son mari quelque peu bizarre et de cerveau mal organisé pour le moins, puisque la maladie cérébrale qui emportera Stein vers la soixantaine ne sera « nullement inattendue » de sa femme. Dans l’administration de Kochberg, elle le trouvait à la fois chimérique et dépourvu d’énergie, alors que pour sa part il croyait simplement faire preuve de bonhomie et de longanimité à l’égard de ses vassaux ou tenanciers. « Combien souvent, écrira-t-elle enfin, dans une phrase révélatrice, combien souvent ne me suis-je pas fâchée à propos de l’inconséquence que je remarquais dans les concepts et dans les actions de ce pauvre Stein ! Eh bien ! quand on ouvrit sa tête après sa mort, on trouva un os qui lui avait poussé dans le cerveau. » Cette anomalie, qu’on expliqua par un accident de cheval au temps de sa jeunesse, fut peut-être en effet le grain de sable de Cromwell, le rien décisif qui, s’opposant au bonheur conjugal entier de Charlotte, prépara l’un des plus décisifs épisodes de l’histoire morale contemporaine.
Quant à Gœthe, qui demeura toujours en relations sincèrement cordiales avec Josias de Stein, ainsi que nous l’avons indiqué, il a résumé son impression sur le grand écuyer dans son journal intime, dès 1777, alors, il est vrai, que leur amitié n’était pas encore d’ancienne date : « Bonté de Stein. Se garder de pareils hommes. Bons à voir, mais rarement : ils vous entraîneraient dans une pauvre et étroite manière de sentir. » Jugement qui concorde fort bien avec celui de Charlotte. — Au total, un brave gentilhomme terrien associé par les jeux de l’amour et du hasard à une intellectuelle de nature plus fine et de sensibilité plus exigeante, tel fut Stein. Et si Charlotte ne finit pas comme Mme Bovary, du moins a-t-elle connu sans doute, dès la première génération romantique, quelques-uns des états d’âme qui tourmentèrent plus tard l’héroïne de la quatrième génération de ce grand mouvement sentimental. Une incompatibilité d’intelligence et de culture plus encore que de caractère, tel est le ver rongeur qui mina rapidement la félicité conjugale de la jeune baronne, alors que son avenir semblait si favorablement préparé par le sort.
Elle débuta d’ailleurs dans la vie de ménage par sept maternités consécutives qui lui donnèrent, en neuf ans, quatre filles, toutes mortes quelques jours seulement après leur naissance et trois fils, qui vécurent, Charles, Ernest et Fritz. Sa santé ne résista pas à ces fatigues sans répit. En 1773 et 1774, elle dut se rendre aux eaux de Pyrmont pour y retrouver des forces et c’est de ce moment que sa physionomie morale va se préciser quelque peu sous notre regard. Elle se créa en effet dans cette ville balnéaire quelques amitiés de marque, en particulier celle de la princesse héritière de Brunswick, une épouse insatisfaite elle aussi, et avec de plus justes sujets de plainte. Cette jeune femme goûta si fort la société de Charlotte qu’elle voulut se charger de l’éducation de son fils aîné par la suite. Mais surtout Mme de Stein gagna la bienveillance d’un homme alors célèbre, à qui nous avons emprunté déjà quelques traits de son portrait physique et moral, le médecin Zimmermann dont il nous faut préalablement scruter le caractère.
Originaire de Brugg, près de Berne, ce Suisse, émule du grand guérisseur Tronchin, s’était fait connaître à la fois par quelques écrits philosophiques, qui le mirent en relations avec tous les penseurs de l’Allemagne, Haller, Bœhmer, Lavater, Wieland et par quelques cures retentissantes, qui lui créèrent une immense clientèle, surtout une clientèle princière. Il devint bientôt, à Hanovre, le premier médecin de l’Electeur, roi d’Angleterre : situation qui lui laissait des loisirs parce que George III n’habitait jamais sa capitale allemande. La figure régulière et grave de Zimmermann, la parfaite distinction de ses manières et de son esprit lui donnaient grande influence sur le moral de ses malades. Et pourtant, ce médecin de nerveux était lui-même, en 1773, un névropathe épuisé par une douloureuse opération aux entrailles et surmené par les obsessions ininterrompues de sa clientèle. Les Mémoires de Gœthe mentionneront son passage à Francfort où il fut l’hôte des parens du poète pendant l’été de 1775, et ces pages nous surprendront en nous révélant dans ce charmeur un véritable tyran domestique. Son fils perdit la raison de bonne heure, et sa fille se trouvait près de lui si malheureuse qu’elle supplia la Conseillère Gœthe de la garder auprès d’elle pour la dérober au supplice quotidien qu’elle endurait sous le joug paternel.
Ce personnage énigmatique, fait de singularités et de contrastes, s’intéressa vivement à Charlotte dont il était plus capable que tout autre de comprendre par expérience la dépression morale ; dépression d’autant plus douloureuse que les causes en étaient plus banales, mais qui ne revêtit pas pour longtemps chez elle une forme aiguë, il faut s’empresser de le dire, car nous verrons que l’énergie faisait le fond de son caractère et que, sans jamais venir à voir la vie en rose, elle la regarda le plus souvent en face. Elle atteignit en effet un âge avancé sans avoir jamais plié sous le faix d’épreuves réitérées de toutes sortes. Quoi qu’il en soit, Zimmermann avait dû subir bien profondément le charme de la baronne pour lui écrire encore, deux ans après leur première rencontre : « Partout où j’ai passé au cours de mon récent voyage, madame, en Allemagne, en France, à Genève, j’ai trouvé l’occasion de parler de vous ! »
Cependant Knebel, ce major prussien doublé d’un poète romantique qui avait accepté du service à la cour de Weimar, étant revenu dans cette petite ville en décembre 1774, après ses premières visites à Goethe, avait entretenu Mme de Stein de la puissante personnalité du jeune écrivain. Celle-ci s’adressa par lettres à Zimmermann pour lui avouer sa curiosité sur ce sujet : « Avez-vous lu Clavijo, écrivait-elle, c’est un morceau excellent ! » Quant à Werther, elle expliquait que le livre avait été trouvé dangereux dans son entourage, mais elle ajoutait que Wieland l’appréciait néanmoins, bien qu’il eût été personnellement fort maltraité par l’auteur dans un morceau satirique publié quelques mois auparavant. — Zimmermann répondit le 19 janvier 1775 en dépréciant Clavijo, mais en portant Werther jusqu’aux nues. Il ajoutait : « Vous désirez que je vous renseigne sur Goethe et vous souhaiteriez de le voir ! Je vais donc vous parler de lui. Mais, ma pauvre amie, vous ne songez guère à ce que vous osez là ! Vous demandez à le connaître et vous ignorez à quel point ce personnage aimable, ou plutôt enchanteur, peut vous devenir dangereux ! » Le médecin avait joint à sa lettre une silhouette du jeune poète « à la physionomie d’aigle, » selon son expression imagée, et il poursuivait cependant : « C’est un grand génie, mais c’est aussi un terrible homme. Une femme du monde qui l’a rencontré souvent me disait de lui : Gœthe est l’homme le plus beau, le plus vif, le plus original, le plus ardent, le plus impétueux, le plus doux, le plus séduisant, et, pour un cœur de femme, le plus dangereux que j’aie jamais vu de ma vie. » Voilà des semences qui manquent rarement de germer dans l’imagination d’une femme quelque peu déçue par une première expérience d’amour.
Quelques mois plus tard, Zimmermann revenait d’ailleurs sur ce thème attachant auprès de sa correspondante, et de quelle façon insistante, on va le voir : « A Strasbourg, j’ai choisi votre silhouette entre cent autres pour la soumettre à l’examen de M. Goethe. Or voici les paroles qu’il a écrites de sa main au-dessous de l’image : — Ce serait un magnifique spectacle que de voir comment le monde se reflète en cette âme. Elle sait le voir comme il est, et pourtant à travers l’atmosphère de l’amour. C’est pourquoi la douceur en résume l’impression d’ensemble ! — Jamais, à mon avis, on n’a jugé d’une silhouette avec plus de génie, jamais on n’a parlé de vous, madame, avec plus de vérité ! A Francfort, j’ai habité chez M. Gœthe, un des génies les plus extraordinaires et les plus puissans qui aient jamais paru en ce monde. Il vous fera sûrement visite à Weimar, Rappelez-vous alors que tout ce que je lui ai dit de vous, à Strasbourg, lui a causé trois nuits sans sommeil. » Y avait-il quelque hyperbole galante, à la mode du temps, dans un pareil récit ? S’il fut sincère de tout point, ce serait là une des plus curieuses anticipations de l’avenir dont nous soyons assurés par documens authentiques. Quoi qu’il en soit, une fois de plus, la prophétie aura contribué à préparer l’événement dont elle annonçait l’imminence. Zimmermann a certainement joué de la sorte, entre Gœthe et son Égérie du lendemain, un singulier rôle d’entremetteur intellectuel et nous devons le reconnaître étrangement clairvoyant quant aux affinités secrètes de ces deux êtres que tout semblait devoir écarter plutôt l’un de l’autre : origine, éducation et milieu.
Les jeunes gens se rencontrent en effet quelques semaines plus tard, au début de novembre 1775, à Weimar, sous les auspices de ce véritable magnétiseur à distance. Ses passes hypnotiques préalables paraissent avoir eu, sur l’un d’entre eux tout au moins, le plus foudroyant effet ; sur l’autre, elles exercèrent une action plus discrète, mais non moins caractérisée cependant. On en jugera sans peine par les deux lettres que Charlotte adressait au médecin hanovrien durant le printemps de 1775, lettres qui ont été récemment remises au jour, à notre grand profit. Ce sont aussi les premiers témoignages directs que nous possédions sur le caractère de la jeune femme. A ce titre, elles méritent d’être reproduites à peu près in extenso.. Elles sont écrites en allemand, sauf le début de la première qui l’est en français. : Nous donnerons naturellement de façon littérale ce passage qui est rédigé dans notre langue et nous l’imprimerons en caractères italiques, pour le distinguer des pages qu’il nous faudra traduire ensuite.
D’un jour à l’autre, cher ami, j’ai voulu vous écrire et vous remercier de votre lettre du 29 décembre de l’année passée, et me voilà presque un quart d’an, dans la présente, sans vous avoir payé le reste de ce que je vous devais de l’ancienne. Je serai à jamais malgré moi votre débitrice en tout jusqu’à la fin de ma vie.
Le retour du printemps, j’espère, vous rendra plus content de votre santé que vous ne l’étiez il y a quelques mois et vous tirera de cet abattement de l’âme qui est le pire de tout et dont je sais aussi chanter quelque chose, avec cette différence que je n’ai rien à perdre comme vous autres génies. Dernièrement au soir et hier à midi, Wieland a soupe et dîné chez moi et devient de bon cœur votre ami. Je dois son amitié à Goethe et le tout à vous.
Nos souhaits pour Herder sont accomplis. Je pourrais bien vous chanter ici quelque chanson politique, mais à quoi bon ?
Gœthe est ici un objet aimé et haï, vous sentirez qu’il y a bien de grosses têtes qui ne le comprennent pas. Louise (la duchesse) augmente pour moi de jour (en jour) en amitié, mais beaucoup de froideur entre les époux, pourtant je ne désespère pas : deux êtres si raisonnables, si bons, doivent enfin s’accorder.
Au moment où Gœthe m’envoie votre billet, je vous ai déjà confessé mes péchés. Adieu, avant le départ de la poste, je vous dirai, cher ami, encore une fois bonsoir et bonjour.
« Je viens maintenant vous souhaiter une bonne nuit. Je n’ai pas été au concert avec Gœthe ce soir. Il y a quelques heures, il entra chez moi, me donna pour vous le billet ci-joint et se montra fort agité par votre lettre qu’il se mit à me lire. (Il s’agit sans doute ici d’une lettre de remontrances sur les folies que la voix publique prêtait à Gœthe au début de son séjour weimarien, et qui suscitaient, vers le même temps, un autre avertissement de Klopstock au jeune poète.) Je pris votre défense : je lui avouai que je désirais fort moi-même qu’il corrigeât quelque peu cette attitude désordonnée qui le fait juger par les gens d’ici tout de travers. Au fond, il n’y a pas là autre chose que chasses, rudes chevauchées, claquemens de fouets, le tout en compagnie du duc. Certes, ce ne sont pas là ses inclinations naturelles, mais il doit se conduire quelque temps de la sorte, pour gagner le cœur du duc et, ensuite, réaliser par lui quelque bien. C’est du moins ainsi que j’en juge pour ma part. Il ne me donna pas, quant à lui, ce motif et se défendit par des raisons bizarres, qui me parurent sans valeur. Il se montra très tendre vis-à-vis de moi et me tutoya dans la confiance de son cœur. Sur quoi, je l’avertis, avec le ton le plus doux du monde, de ne pas prendre cette habitude parce que personne ne saurait l’interpréter comme je le fais et que, au surplus, il néglige déjà trop souvent mainte autre convenance. Il se lève aussitôt d’un bond du canapé avec un air exaspéré, déclare qu’il doit partir, court un instant de-ci de-là pour chercher sa canne, ne la trouve pas et court à la porte sans prendre congé ni seulement dire bonsoir ! Voyez, cher Zimmermann, telles furent mes relations d’aujourd’hui avec notre ami ! Déjà plus d’une fois j’ai eu d’amers chagrins à son sujet. Cela, il ne le sait pas et ne doit point le savoir. Encore une fois, bonne nuit. »
Il s’agit sans doute dans ces dernières lignes des remontrances que Charlotte dut subir de la part des siens, en raison de l’attitude werthérienne que Gœthe se permit tout d’abord auprès d’elle, avant d’avoir été amené par son influence à une plus stricte maîtrise de soi. Nous savons que sa mère, Mme de Schart, en particulier, crut devoir l’avertir au début sur les familiarités « géniales » du jeune étranger. Elle reprend la plume deux jours plus tard pour continuer la même lettre.
Du 8 (mars 1776). — « Maintenant vous aurez aussi le bonjour. Je pourrais même vous dire encore une fois bonsoir avant le départ de la poste, mais je ne serai pas à la maison ce soir et il faut me séparer de vous dès la matinée. Je devais aller hier soir chez Wieland avec la duchesse mère, mais, comme je craignais d’y trouver Gœthe, je n’en fis rien. J’ai en effet bien des choses sur le cœur qu’il me faudrait dire à ce monstre (Unmensch). Non, ce n’est pas possible ! Avec cette conduite-là, il ne réussira pas dans le monde. Si notre doux Législateur se vit crucifier, celui-ci sera haché en morceaux ! Pourquoi cette constante attitude satirique (pasquilliren) ? N’avons-nous pas été tous créés par l’Être parfait qui sait bien supporter ses créatures telles qu’il les a faites ? Pourquoi donc en outre ces façons indécentes, ces jurons, ces basses expressions populaires ? Peut-être resteront-elles sans influence sur son attitude morale quand il s’agira de passer à l’action, mais il risque au moins de gâter ceux qui l’entendent. Le duc est étrangement changé depuis quelque temps. Hier il vint me voir et prétendit que tous les gens de tenue et de bonnes manières ne pouvaient mériter le nom d’honnêtes gens. Je lui accordai bien qu’on trouve parfois l’honnête homme sous une rude écorce, mais tout aussi souvent sous une enveloppe de bonne éducation. Cette opinion l’amène à ne pouvoir plus supporter personne qui n’ait quelque chose d’inculte (ungeschliffnen) dans ses façons d’être. Et tout cela vient de Goethe, de cet homme qui a pourtant plus de tête et de cœur que tant d’autres, qui voit si clairement toutes choses sans nul préjugé dès qu’il le veut bien et qui est à la hauteur de toute circonstance dès qu’il le souhaite seulement. Je ne le sens que trop : Goethe et moi, nous ne deviendrons jamais amis ! Ses façons avec notre sexe ne me plaisent pas davantage. Il est ce qu’on nomme à proprement parler coquet. — (Le mot est en français dans le texte, mais « cavalier » rendrait mieux la pensée de Mme de Stein à notre avis, si l’on tient compte du membre de phrase qui suit.) — Il n’a pas assez de retenue avec les femmes.
« Déchirez ma lettre. Elle me fait l’effet d’une ingratitude vis-à-vis de Gœthe. Mais, pour ne pas tomber dans la fausseté, je lui dirai tout cela à lui-même aussitôt que j’en trouverai l’occasion. Portez-vous bien, cher Zimmermann et ne m’oubliez pas auprès de nos amies. »
Cette lettre est charmante autant que caractéristique. Il y a bien de la pénétration, de la bonne volonté morale et de la franchise derrière ce style décousu, qu’on dirait parfois d’une bien plus jeune femme, presque d’une petite fille. La situation de Gœthe à la cour et son influence sur le duc en particulier y sont appréciées avec autant de modération que de clairvoyance. Il nous semble qu’on peut entrevoir à travers ces lignes sans apprêt de quelle qualité devait être le charme indiscutable de Charlotte. Voici quelques passages de la lettre du 10 mai, de la même année 1776.
« Cher Zimmermann, je suis fâchée contre vous. Je me sentis toute joyeuse quand Gœthe m’apporta votre lettre et voilà que je n’ai pas trouvé un mot pour moi dedans. A la Saint-Jean, j’irai à Hanovre vous voir, pour me rendre ensuite à Pyrmont... Mes relations avec Gœthe sont étranges.. Huit jours après m’avoir abandonnée, avec la vivacité que je vous ai dite, il me revint avec une surabondance d’amour. J’ai été conduite à bien des réflexions par son attitude. Plus un homme peut comprendre et embrasser par l’esprit, me semble-t-il, plus l’ordre général de la société lui devient à charge et plus facilement il délaisse les voies consacrées par l’expérience. Certes, les anges tombés du Ciel devaient avoir plus d’intelligence que les autres !
« Ecrivez-moi d’un mot si vous serez à Hanovre à la Saint-Jean ou faites-le-moi dire par Gœthe. Je suis venue par notre cher Gœthe à écrire en allemand, comme vous le voyez et je le remercie de ce qu’il fera encore de moi dans la suite. Quand il est ici, en effet, il vit sans cesse à mes côtés. Récemment, je l’appelai mon Saint et là-dessus, il m’est devenu invisible. Il est disparu depuis quelques jours et vit sous la terre, à cinq milles d’ici, dans les mines... Je ne sais si je vous ai dit que Gœthe et moi, nous avons été parrain et marraine chez Wieland : notre filleule est une jolie petite fille qui ressemble entièrement à une enfant que j’ai perdue et que j’aimais beaucoup. Je me figure qu’elle est revenue au monde chez les Wieland, et c’est pourquoi je la considère tout à fait comme mienne. Lenz, l’ami de Gœthe, est ici, mais ce n’est nullement un Gœthe... Bonsoir, mon cher Zimmermann. Pardon pour toutes les inutilités dont j’ai bavardé avec vous. »
La lettre est en effet moins significative que la précédente. Mais l’amitié amoureuse perce désormais à toutes les lignes dans ce document malgré tout si précieux, et nous allons dire comment se développèrent des sentimens déjà fort enracinés dans ces deux âmes après six mois seulement de vie commune.
Les pages que nous venons de traduire en partie nous permettent en effet de pressentir ce trait éducateur et moralisateur qui reste au total le plus saillant dans la physionomie intellectuelle de Charlotte. Quand on se prend à étudier de près son caractère, elle fait songer nécessairement à Mme de Maintenon, bien qu’elle soit certes fort inférieure par la culture de l’esprit à la fine moraliste qui résuma l’expérience psychologique de notre grand siècle rationnel et chrétien. Mais peut-être fut-elle en revanche l’égale de la grande marquise par la fermeté du caractère et par la saine méfiance de la nature humaine : « Je ne puis aimer par instinct comme je vois tant d’autres mères en user avec leurs enfans, « écrit-elle un jour[5] à Fritz, son fils préféré, auquel elle fit au surplus les plus touchans sacrifices. « J’ai besoin, poursuit-elle, de perfection dans l’objet de mon affection, autant du moins que la perfection est possible ici-bas. » Et cette profession de foi, qui serait choquante à la prendre trop à la lettre, a, tout au moins, le mérite de contredire à la veule morale du sentiment que le romantisme avait mise à la mode. — « Une amitié, dira-t-elle encore un peu plus tard, ne peut se maintenir durable qu’au prix d’un effort réciproque pour devenir meilleur en vue de l’ami[6]. » Et pourtant, elle dut reconnaître à la longue combien de pareilles aspirations sont le plus souvent mal satisfaites par le train ordinaire de la vie : « J’ai constaté avec le temps, écrivait-elle en 1793, que toute amitié durable qui se noue sera fondée plutôt sur l’indulgence réciproque que sur l’effort pour se perfectionner l’un l’autre. J’ai longtemps cherché dans le monde la seconde sorte d’amitié, et j’ai fini par pratiquer tout simplement la première. »
Oui, Goethe avait été quelques années auparavant sa plus éclatante avant de devenir sa plus cuisante expérience en matière d’amitié de la seconde sorte, celle qui se fonde sur l’effort pour se perfectionner l’un l’autre. Et ce fut assurément tant mieux pour le poète, quoi qu’en disent les actuels détracteurs de Charlotte, car les exigences évidemment outrées qu’elle ne craignit pas de formuler à son sujet assurèrent à cette femme de volonté ferme la plus efficace action formatrice sur l’âme du grand homme. Action continuée pendant plus de dix ans comme on le sait et qui ne cessa donc point sans laisser en lui des traces profondes. — Wieland, l’ancien précepteur du duc de Weimar, avait été dès le premier abord conquis par son jeune émule et rival en littérature : il disait de lui, à l’heure même des folies qui marquèrent ses premiers mois de séjour à Weimar, qu’en dépit des apparences l’auteur de Werther avait dans son petit doigt plus de savoir-faire et d’esprit de conduite que les courtisans dont il partageait la vie n’en montraient dans toute leur lourde personne. Cet esprit de conduite devait en effet bientôt se manifester à tous les yeux, après une éphémère ivresse de liberté et de grand air. « Je veux devenir le maître, » écrit Gœthe à Charlotte en ce temps, et telle sera désormais son « impérialiste » devise : à savoir le maître de lui-même avant toutes choses. L’effort vers la maîtrise de soi a en effet laissé sa trace dans toutes ses belles poésies lyriques de ce temps.
C’est que le favori du duc Charles-Auguste a réfléchi, sans trop le laisser voir, sur l’initiale réprobation de l’opinion publique à son endroit, sur les avertissemens de Klopstock, de Zimmermann, de Charlotte enfin et surtout. Bourgeois d’origine et d’éducation, il demeure un sagace et prudent calculateur du lendemain, en dépit des inquiétudes intermittentes nées de son tempérament génial. Il ne tarde donc pas à s’apercevoir qu’il lui manque encore beaucoup pour tenir, sur la scène politique étroite où l’a confiné le destin, le rôle de ministre réformateur qu’il a rêvé d’y jouer, pour y figurer le Choiseul, le Pombal ou le Struensée au petit pied qu’il voudrait à ce moment devenir. Ce qui lui manque avant tout, comme les lettres de Charlotte à Zimmermann ne nous l’ont que trop laissé voir, c’est le sang-froid, la tenue, l’art de se dominer dans ses impressions du moment, en un mot tout ce qui ne trouvait nulle place dans cet idéal romantique qui fut d’abord le sien, toute cette moitié d’un homme complet qu’il dessinera, non sans complaisance, quoi qu’on en ait dit par la suite, dans l’Antonio Montecatino de son Tasse. S’abandonnant néanmoins à la pente de sa nature émotive et sentimentale, il demandera le complément d’éducation qui lui apparaît chaque jour plus nécessaire à une femme plutôt qu’à un homme et il choisira cette femme avec clairvoyance lorsqu’il se tournera vers la baronne de Stein, fort qualifiée pour tenir ce rôle de Mentor, dans lequel elle n’apportera pas trop de rudesse.
On trouve dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister[7] dont les premiers livres furent écrits sous l’inspiration, sous les yeux, quelquefois par la main de Charlotte, un passage qui semble résumer l’état d’esprit de notre novice homme d’État vers 1776. C’est celui où Wilhelm s’adresse en ces termes à la fine Aurélie : » Ma digne amie, le sentiment de n’être encore qu’un écolier en matière de vie m’est souvent à charge et je vous devrai beaucoup si vous m’aidez à voir le monde avec plus de clarté. J’ai tourné depuis ma jeunesse l’attention de mon esprit vers le dedans plutôt que vers le dehors et il est donc fort naturel que j’aie appris jusqu’à un certain point à connaître l’Homme sans concevoir et sans comprendre le moins du monde les Hommes pour cela ! » Oui, s’efforcer de révéler à l’enfant gâté, à l’étudiant en belle ou maussade humeur que fut, jusqu’à vingt-cinq ans, le génial Wolfgang Gœthe, cette vie au plus haut degré pratique et réaliste qui est la vie des cours, — existence où la lutte se fait plus âpre qu’ailleurs parce que le prix immédiat en est la puissance directe sur les hommes ou les choses, — telle fut la tâche à laquelle s’appliqua sciemment^ fermement, méthodiquement Charlotte de Stein.
Nous nous rendrons plus exactement compte de ce que fut la formation morale de Gœthe par Mme de Stein, si nous reproduisons les propres commentaires du poète sur un instructif épisode de sa vie de courtisan. Il s’agit du séjour qu’il eut l’occasion de faire au château de Neunheiligen à la fin de l’hiver 1781, en compagnie de Charles-Auguste. La châtelaine, comtesse de Werthern, née Stein (des Stein de Nassau qui se disaient cousins éloignés de ceux de Kochberg) et sœur du célèbre homme d’Etat restaurateur de la Prusse après Iéna, était une femme de tout point accomplie, dont le duc de Weimar se montrait fort enthousiaste. Son mari passait au contraire pour un assez déplaisant maniaque. ; Le portrait du couple figure d’ailleurs dans le premier Wilhelm Meister, sous les traits du « Comte » et de la « Comtesse. »
« Cette femme, écrit Gœthe à Charlotte le 8 mars 1781, est aimable, simple, avisée, bonne, raisonnable, gracieuse, tout ce que vous voudrez encore et sa manière d’être est faite précisément pour me remémorer ce que j’aime ! » Retenons ce rapprochement entre la comtesse de Werthern et la baronne de Stein, afin d’en faire notre profit par la suite. « Elle est malade, poursuit le voyageur, mais supporte cet état comme les femmes seules savent le faire. Elle aime le duc de façon bien plus belle qu’il ne l’aime de son côté, et dans ce miroir où je me suis contemplé j’ai reconnu que vous aussi vous m’aimez de façon plus belle que nous n’en sommes d’ordinaire capables, nous autres hommes. » Si nous soulignons ces comparaisons préalables sous la plume de Gœthe, c’est qu’il va parler un peu plus loin comme s’il découvrait pour la première fois chez la comtesse une conception du monde et de la vie qui lui rappelle et lui éclaire précisément celle de son amie. Sans doute a-t-il goûté plus vivement, chez une femme peu connue de lui jusque-là, des traits que l’habitude l’empêchait désormais de discerner aussi nettement chez la baronne en qui il les avait découverts jadis de façon plus graduelle et moins inopinée.
Voici en effet les commentaires qui lui sont suggérés par son intimité de fraîche date avec Mme de Werthern. « La comtesse, écrit-il le 11 mars 1781, m’a fourni mainte vue nouvelle et permis de mieux grouper entre elles bien des vues que je possédais déjà. Vous savez que je n’apprends rien que par irradiation pour ainsi dire et que, seuls, la nature ou les grands maîtres me font entrevoir la réalité des choses, car il m’est impossible de comprendre isolément ou partiellement un objet. Combien de fois n’avais-je pas cependant ouï parler du monde, du grand monde, de la qualité qui consiste à avoir du monde, sans pouvoir rien me figurer de précis derrière ces mots-là. La plupart des gens qui se flattent de posséder un pareil mérite m’en auraient plutôt obscurci que facilité la nette intelligence. Ils me rappelaient ces mauvais musiciens qui écorchent sur leurs instrumens les symphonies des maîtres consacrés par la renommée. Je pouvais bien concevoir un pressentiment de l’ensemble d’après tel ou tel fragment de mélodie saisi au vol, mais en vain je cherchais à me figurer ce qui n’avait pas encore été exécuté à grand orchestre devant moi ! » La comparaison est topique. Oui, il crut entendre exécuter à grand orchestre par la comtesse de Werthern la symphonie de morale pratique que, sous forme de musique de chambre, il savourait chaque soir depuis cinq ans déjà dans l’intimité d’un petit cercle dont Charlotte était l’âme. Et la familiarité de cette musique discrète l’aida fort à goûter enfin les suprêmes virtuosités de celle qui lui était offerte à Neunheiligen.
« Cette petite personne, explique-t-il en effet, est venue m’éclairer subitement. Oui, certes, elle a du monde, la comtesse, ou mieux elle possède le monde, elle tient le monde dans sa petite main. Elle a la manière (ces deux derniers mots en français dans le texte). Elle ressemble au vif-argent qui, dans l’espace d’une seconde, se divise en mille fragmens pour se rassembler aussitôt après en un seul globule. Assurée de sa valeur, consciente de son rang social, elle agit néanmoins avec une délicatesse et une grâce qu’il faut voir à l’œuvre pour les apprécier à leur juste prix. Elle semble donner à chacun ce qui lui est dû quand elle ne donne rien du tout en réalité. Elle ne délivre pas à tout venant, ainsi que je l’ai vu faire par tant d’autres, son petit paquet préparé d’avance et soigneusement ficelé, en proportion des charges ou dignités du destinataire. Non pas, elle paraît se laisser vivre sans effort entre les hommes, et la jolie mélodie qu’elle exécute sans cesse naît de ce que ses doigts n’attaquent pas des notes quelconques, mais seulement des touches soigneusement choisies... Ce que le génie est dans les autres arts, elle le possède dans l’art de la vie... Elle connaît la plus grande partie de ce qui est illustre, riche, beau, intelligent en Europe... elle se pare de ce que chacun de ces élus du sort a dû lui abandonner au passage... J’ai encore trois jours à passer ici, et, grâce à Dieu, rien autre chose à faire que de la contempler. »
La lettre n’est-elle pas pénétrante et charmante, une des plus accomplies qui soient sorties de la plume de Gœthe à coup sûr et c’est un témoignage en faveur du large esprit de Charlotte qu’il n’ait pas eu de scrupule à la lui adresser. On y devine ce que la baronne avait de cette séduisante comtesse et aussi ce qu’elle n’en avait pas, car il faut nous la figurer plus discrètement femme du monde, mais non moins révélatrice, à la longue, de savoir-vivre impeccable et de sagesse raffinée. On applique souvent à Gœthe en Allemagne l’épithète d’ » artiste en matière de vie (Lebenskuenstler). » Il est facile de voir, après nos citations, à quelle école il développa cette disposition capitale de son vaste génie.
L’étude de sa correspondance avec Mme de Stein nous permet d’assister aux étapes de sa transformation progressive. Sous l’action de cette morale rationnelle par excellence qui est la science du monde, telle qu’elle est pratiquée et codifiée sur les sommets de la vie, le wertherien jadis déréglé, agité, fatigant aux autres comme à lui-même (ce portrait est de sa propre plume) apprend à se vaincre et à se tenir en bride. Il traite, dit-il, ses occupations de toutes sortes comme des exercices salutaires : il accroît chaque jour l’importance de son gain parce qu’il use en bon économe du trésor amassé par ses soins jusque-là. Morale stoïcienne et chrétienne au premier chef que cette morale-là : c’est celle de Sénèque et de Marc-Aurèle aussi bien que de François de Sales ou de Fénelon. Aussi le conseiller du duc de Weimar commence-t-il de son propre aveu à connaître les hommes et à ne leur demander jamais plus qu’ils ne peuvent donner. C’est assez dire qu’il ne croit plus à la bonté naturelle, assise de la psychologie mystique qui est celle du romantisme de Rousseau, car une pareille illusion a vite fait de s’évanouir dans l’atmosphère réaliste d’un cabinet ministériel. Or, le poète que Charlotte nous montrait naguère absorbé en apparence par les chevauchées, les danses et les glissades de l’hiver, s’est mis franchement aux affaires : il y a poussé le duc à son exemple, et tout le monde va rendre à bref délai justice au bon vouloir dont il fait preuve, à son application, à son heureuse influence sur l’esprit du prince.
La « pureté » devient son idéal et le mot reparaît souvent sous sa plume à cette époque de sa vie. C’est ainsi qu’il écrit à Charlotte en août 1779 : « Puisse l’idée de pureté qui s’étend jusqu’aux morceaux de nourriture que je porte à ma bouche devenir en moi sans cesse plus déterminante. » Au total, un bel ensemble de réformes dans son brillant, mais tumultueux organisme psychique : il résume son effort en traits heureux dans une lettre à sa mère qui est datée du même mois d’août 1779 et fait prévoir sa prochaine visite à Francfort : « J’ai tout ce qu’on peut désirer, ayant une vie par laquelle chaque jour je me sens grandir. Et cette fois, je vous reviendrai sain de corps et d’esprit. » C’est ici une allusion à ses fâcheux retours de Leipzig, de Strasbourg et même de Wetzlar. « Je vous apporterai un cœur que rien n’agite, un esprit que rien ne préoccupe, une énergie qui exclut les velléités troubles. Je vous reviendrai comme un être aimé de Dieu. J’ai dépassé la moitié d’une vie humaine. (Il va fêter son trentième anniversaire quelques jours plus tard.) J’ai puisé dans les épreuves du passé plus d’un utile enseignement pour l’avenir. J’ai tenté d’armer mon âme contre les souffrances qui peuvent m’être réservées encore. Si je vous trouve heureux tous deux, je retournerai ensuite avec plaisir à ma besogne et aux difficultés quotidiennes qui m’attendent ! » — Certes c’est là une des apogées de l’intermittent moralisme de Goethe, une des plus belles heures de sa carrière terrestre.
C’est ainsi que les cinq premières années du séjour de Goethe à Weimar s’écoulent sans incidens bien notables. Il n’adresse guère à Charlotte en ce temps que de beaux poèmes lyriques improvisés ou de courts billets de circonstance, si ce n’est toutefois pendant le voyage qu’il fait en Suisse avec le duc à la fin de l’année 1779. A ce moment, en effet, de longues lettres renseignent son amie sur l’itinéraire des voyageurs et sur les incidens de la route ; les autres effusions de sa plume sont de ton fort chaleureux, mais de contenu insignifiant le plus souvent, car c’est de vive voix que s’échangent naturellement les confidences intimes entre voisins séparés par quelques mètres à peine. Côte à côte ils figurent dans les divertissemens de la cour, par exemple dans cette redoute de carnaval[8] où Gœthe paraît en taffetas gris, représentant le Sommeil, tandis que Mme de Stein incarne la Nuit, M. de Stein, le Vin, Ernest de Stein, le second fils de Charlotte, un des quatre tempéramens humains, enfin, le duc de Weimar, dans un beau costume espagnol, le coryphée de la mascarade. Ajoutons que la belle et bonne artiste lyrique Corona Schrœter tient alors une certaine place dans la vie de Gœthe, concurremment avec l’épouse du Grand Écuyer, car le journal quotidien du ministre nous tient au courant de ses fréquentes rencontres avec la cantatrice. ; Les détracteurs de Charlotte ont même avancé que la baronne se montra fort jalouse de cette dangereuse rivale et qu’elle finit par sacrifier sa vertu à son jeune ami, afin de le fixer plus sûrement auprès d’elle. Mais son biographe le plus copieux jusqu’ici, Duentzer, a consacré tout un volume[9] à réfuter cette assertion que rien ne semble en effet confirmer de façon sérieuse, ainsi que nous allons mieux le dire par la suite.
Il est certain toutefois que l’hiver de 1781 apporte dans ces relations, déjà d’ancienne date cependant, comme une recrudescence de cordialité dont les motifs n’apparaissent pas très nettement au premier coup d’œil. Il nous faudra les rechercher de notre mieux dans la correspondance de Gœthe, seul témoignage auquel nous puissions nous fier sans scrupule. — Cette ère nouvelle semble s’ouvrir au lendemain du séjour de Gœthe au château de Neunheiligen, séjour dont nous avons parlé plus haut à propos des leçons de sagesse mondaine et de clairvoyance psychologique qu’il en sut tirer de façon si abondante. Le ton de sa correspondance avec Charlotte se modifie déjà visiblement pendant le début de ce voyage : ses lettres se font de loin moins ardentes et moins saccadées, plus expansives au contraire et plus doucement confiantes que par le passé. Il se déclare heureux de la détente que lui procure cette agréable excursion qui le délivre du souci quotidien des affaires. Il se dit joyeux de constater qu’il demeure en pleine possession de lui-même et n’a vraiment rien compromis jusque-là des réserves de forces mentales accumulées dans le passé par ses soins. Il propose successivement deux comparaisons quelque peu subtiles, mais caractéristiques, pour célébrer l’influence apaisante et moralisatrice qu’il reconnaît à son amie. Tout d’abord il s’identifie lui-même avec un repaire de brigands dont elle aurait chassé les hôtes dangereux, non sans peine, mais dont il importe grandement qu’elle continue d’assurer la garde, menacé qu’est cet asile de retomber aux mains de ses précédens détenteurs. — Ou encore l’ancien stagiaire au tribunal impérial de Wetzlar assimile de façon plutôt pédantesque l’action de son amie sur sa personne morale aux travaux d’une Commission impériale qui aurait été déléguée à la surveillance du budget de quelque petit souverain trop prodigue !
Il a reconnu que Charlotte l’aime mieux qu’il ne l’aime et il ajoute avec bonne humeur : « Pourtant, je ne renonce point à me mesurer avec vous sur ce terrain : je me sens même piqué au jeu et je prie les Grâces de donner à ma passion intérieure, puis de lui conserver ensuite la bonté essentielle qui est l’unique source de la beauté. Gardez-moi soigneusement pour le retour ce que vous avez de bon à me dire. A moi aussi les esprits du grand monde ont chuchoté à l’oreille bien des choses utiles à connaître. L’on m’a fait, sur moi-même et sur d’autres sujets encore, de bien précieuses ouvertures. J’espère vous trouver seule jeudi au débotté, et être tout à vous les premières heures. »
Examinons maintenant ce qui s’est passé lors de ce retour, impatiemment escompté de part et d’autre, qui aurait précipité la chute de Charlotte, s’il fallait en croire ses détracteurs. — Tout d’abord, huit jours s’écoulent durant lesquels les billets de Gœthe gardent le ton de douce affection qui est leur nuance ordinaire à cette époque de sa vie : certes, ces lignes paisibles n’indiquent nullement que les amoureux, attendris par la séparation, soient tombés sans délai dans les bras l’un de l’autre. Puis, le jeudi 22 mars 1781, il écrit : « Cette première ondée de printemps fera tort à notre promenade en voiture, mais en revanche elle arrosera les plantes, afin que nous puissions bientôt nous réjouir au spectacle de la verdure naissante. Nous n’avons encore passé ensemble aucun printemps si parfaitement beau. Puisse-t-il ne pas connaître d’automne ! » — Puis, le lendemain, après la promenade dont parle par anticipation le billet du 22 ; « Je ne puis dire et je ne puis comprendre quelle révolution ton amour opère dans le plus profond de mon âme. C’est un état qu’à mon âge je ne connaissais pas encore. Et qui donc a jamais fini d’apprendre en matière d’amour ! Adieu ! Que Dieu te garde ! Ci-joint une lettre que j’adresse à Lenz (le poète connu du Sturm und Drang). Tu y verras dans quel sens tu as à lui écrire de ton côté. Adieu. » Enfin, de la même matinée encore, ce nouveau billet : « Mon projet de rester au logis est de nouveau traversé : le duc m’a invité à sa table ; mais je me retirerai de bonne heure. Pour midi, je vous envoie une pièce de gibier, que j’aurais bien voulu déguster avec vous. Adieu, ma nouvelle (meine Neue) ! Ci-joint un petit filet (Netzgen, une bourse ?) Envoyez-la ensuite à Mlle de Waldner (dame d’honneur de la duchesse Louise). »
Telles sont les pièces essentielles, le nœud même du procès de Charlotte. Cette épithète ambiguë de « ma nouvelle » est la charge principale que les ennemis de sa vertu ont exploitée contre elle et qui a fait couler à flots l’encre des publicistes d’outre-Rhin. Nous fournit-elle ou non la preuve de la chute de la baronne ? Et sinon, de quelle sorte était cette nouveauté-là dans les relations de Mme de Stein avec son ami de plus de cinq ans déjà ? C’est un problème qu’il faut bien aborder, puisque l’autorité de Charlotte moraliste en dépend.
Nous remarquerons tout d’abord à quel point le ton des trois billets dans lesquels s’encadre l’adjectif fatidique est paisible. Le vous y alterne avec le tu, comme c’est l’usage du poète. La lettre à Lenz, la pièce de gibier rôti, le colifichet destiné à la dame de cour y trouvent tout naturellement leur place. Est-ce là l’accent d’un amant au comble de ses vœux après cinq ans et demi de stage préalable ? — En outre, l’apostrophe à la « nouvelle » ne peut-elle se rapporter à un incident de détail, à une phrase prononcée par l’un des amoureux durant la promenade en voiture du 22 mars, phrase qui aura frappé Goethe et lui sera revenue le lendemain à la mémoire ? Peut-être une banale comparaison entre leur affection rajeunie par l’absence et le gracieux renouveau de la nature éveillée par un printemps précoce ?
Mais encore, à y regarder de plus près, un fait « nouveau » nous est connu qui s’était réellement produit peu auparavant entre les deux promeneurs de Weimar. C’est en effet de Neunheiligen que Gœthe avait écrit, le 12 mars, à la veille de son retour, cette phrase qui dut peser lourdement par la suite à sa conscience inquiète : « Je voudrais qu’il existât un vœu ou un sacrement quelconque qui me fît aussi tien de façon ostensible et légale. Combien ce sacrement me serait précieux ! Et mon noviciat a été assez prolongé cependant pour me donner le temps de la réflexion ! » Passage que Charlotte devait plus tard souligner amèrement de sa main dans la lettre originale où il figure, quand il lui fallut constater le total oubli d’un si solennel engagement chez celui qui l’avait spontanément proféré. Si elle a pris au sérieux, comme on ne saurait s’en étonner, cette parole si caractéristique en effet de son ami, comment n’aurait-elle pas été pour lui une femme nouvelle, au moins par l’affection expansive et par l’ouverture de cœur, au lendemain d’un tel mariage spirituel ? En juillet de la même année, le poète précisera d’ailleurs leur situation réciproque en ces termes : « Nous sommes mariés, n’est-il pas vrai, c’est-à-dire unis par un lien dont l’étiquette porte amour et joie, dont la moisson ordinaire est croix, soucis ou misères. Adieu, mes souvenirs à Stein ! »
Rien donc dans les lettres de Gœthe au printemps 1781 qui ne s’explique facilement sans capitulation de la part de Charlotte. Nous avons dit que la question fut vers 1875 à l’ordre du jour chez nos voisins de l’Est et que la vertu de la baronne, fort contestée à cette époque, fut défendue avec âpreté et, selon notre avis, avec succès par l’érudit Duentzer. Il semble qu’aujourd’hui cette controverse n’ait plus le don de passionner la critique gœthéenne. Bien mieux, l’adversaire le plus décidé de Mme de Stein sur le terrain de son influence intellectuelle, celui dont l’assaut sans quartier nous a, pour une part, amené à l’étude que nous poursuivons en ce moment, le professeur Eduard Engel, si empressé à sacrifier la vertu de Frédérique Brion, proclame que celle de la baronne est vraisemblablement demeurée intacte, au sens matériel de ce mot vertu tout au moins. Charlotte, explique-t-il, était trop froide, trop calculatrice pour s’abandonner jamais sans réserve entre les bras de son ami. Maint passage des dernières lettres qu’ils échangèrent avant leur rupture définitive, implique qu’elle n’avait pas cédé dans le passé, si nous en croyons le professeur berlinois. Il ajoute que Charlotte n’aurait jamais eu l’audace d’accabler Christiane Vulpius, la maîtresse de Goethe, de son mépris insultant jusqu’au point où elle l’a osé par la suite, si elle avait eu la même faiblesse que la fleuriste à se reprocher. En outre, Goethe, homme d’honneur, parait avoir toujours reculé devant l’adultère au cours de sa vie amoureuse : il n’aurait pas trompé Josias de Stein en continuant de l’appeler son ami. Enfin nous avons sur la résistance de Charlotte le témoignage de Schiller lors de son arrivée à Weimar, pendant le voyage de Gœthe en Italie. Il constata que, selon l’unanime opinion de la petite cour, la liaison du ministre avec Mme de Stein était demeurée purement platonique, une école de réciproque perfectionnement moral.
Interrogeons encore quelques récens historiens de solide autorité. M. Bode, qui vient d’écrire une vie de Charlotte, nous répondra que sa sympathie, son respect pour elle n’ont fait que s’accroître à mesure qu’il l’étudiait de plus près. Elle n’a véritablement eu d’ennemis qu’après sa mort, écrit-il dans une remarque topique. Bielschowsky, le plus lu des biographes de Gœthe, est également pour l’amour pur. Notre compatriote M. Loiseau ne l’est pas moins dans sa considérable étude[10]. Il admet toutefois qu’à dater du printemps 1781, Charlotte « autorisa les tendres caresses et les douces privautés. » Il ne faudrait donc pas le pousser beaucoup pour lui faire dire que le poète eut dès lors licence de lutiner, de chiffonner à l’occasion son amie. A tout le moins lui aurait-elle à cette heure avoué son amour, sans mettre dans cette confession les mêmes réticences que par le passé.
Quant à nous, nous appliquerions volontiers aux relations de nos amoureux un passage des célèbres Confidences d’une belle âme, qui figurent dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister : « Nous étions, Narcisse et moi, écrit la Belle Ame, d’avis fort différens sur les bornes de la vertu et de la convenance. Je ne voulais rien hasarder et ne permettais d’autres libertés que celles dont le monde entier aurait pu être informé au besoin. Pour lui, accoutumé aux friandises, il trouvait fort sévère la diète que je lui imposais, et, de ce désaccord, naissaient des contestations perpétuelles entre nous. Narcisse louait ma conduite et n’en cherchait pas moins à ébranler ma résolution... Je ne remarquais pas que je souhaitais et recherchais la chose même qui me rendait inquiète. » Mais la Belle Ame ne cède pas à Narcisse et sans doute en alla-t-il de même entre les amoureux de Weimar.
Il est vrai qu’un autre reproche se présentera dans tous les cas à la pensée du moraliste sévère et c’est celui sur lequel insiste le professeur Engel, tout en délivrant à Charlotte un brevet de fidélité conjugale au sens strict de ce mot. N’a-t-elle pas, dit-il, tout donné à l’ami, excepté sa personne et par là commis l’adultère du cœur, sans avoir eu du moins la franchise de son impulsion passionnelle comme Christiane Vulpius, qui sacrifia sa réputation à son amour ?... Tout en reconnaissant volontiers ce qu’il y a de fondé dans une pareille critique, on pourrait du moins excuser en partie Charlotte par les mœurs sentimentales que l’influence du roman anglais, puis celle de Rousseau, avaient introduites en Allemagne vers le milieu du XVIIIe siècle. On rappellerait à sa décharge cette correspondance bien connue que Gœthe entama de Francfort avec une jeune fille de la haute aristocratie qu’il ne devait jamais connaître de vue, sa vie durant, avec l’aimable Auguste de Stolberg. Qu’on parcoure ces lettres, purement amicales à coup sûr, et l’en se rendra mieux compte de ce que permettait, en toute honnêteté, l’exaltation mystique de l’époque « géniale » au delà du Rhin. Avant Char- lotte en effet, la jeune Auguste se voit tuyoyée, apostrophée avec un mélange de familiarité et d’emportement qui est la chose la plus amusante du monde : elle ne s’en crut pas plus coupable pour cela cependant ! Avec le ménage Kestner après Wetzlar, beaucoup plus tard avec les Willemer de Francfort, Goethe prit, en tout bien tout honneur, à peu près les mêmes libertés qu’avec le ménage Stein entre 1775 et 1788.
Non, Charlotte mariée à un homme excellent, mais d’esprit vulgaire, préparée d’ailleurs à comprendre l’exaltation sentimentale chez autrui par l’atmosphère morale de son époque, Charlotte ne se crut pas même imprudente sans doute, — après avoir triomphé des premiers scrupules que nous avons soulignés chez elle, — lorsqu’elle permit à un ami si soigneusement maintenu dans les limites de son rôle, le tutoiement qui apparaît çà et là dans les lettres de Gœthe et les exagérations de langage dont il fut de tout temps prodigue envers elle. Ces façons-là lui paraissaient devoir être tolérées chez un grand artiste, chez un privilégié du génie. Encore ramenait-elle de son mieux son ami, par intermittence, à des formules plus respectueuses et n’acceptait-elle les épithètes adoratrices qu’à la louange de ses qualités morales, la morale étant le terrain d’élection sur lequel elle s’efforça sans cesse de maintenir leurs relations quotidiennes. La preuve en est qu’on serait fort embarrassé s’il fallait tracer un portrait physique de la baronne d’après les mille lettres ou billets que lui adressa son adorateur !
N’est-il pas frappant aussi qu’à partir de ce printemps 1781, date que certains historiens de Gœthe ont considérée comme celle de son triomphe amoureux, ses lettres indiquent une préoccupation de moralisme plus évidente que jamais. Nous en indiquerons par quelques citations le caractère. Dans un billet, écrit trois jours seulement après l’apostrophe à la « nouvelle, » le 26 mars 1781, — billet où le vous alterne une fois de plus avec le tu, — l’ami conclut de la sorte : « Termine ta bonne œuvre : conserve-moi dans le bon et dans la jouissance du bon. » Puis le lendemain 27 : « J’ai chanté dans le silence du matin un hymne de louange aux femmes en général et à toi en particulier. La sincérité et le repos de mon cœur que tu m’as restitués seront désormais pour toi seule. Le bien qui en résultera pour les autres et pour moi t’appartiendra tout entier de même. Crois-moi, je me sens tout autre. Mon ancienne bienfaisance (Wohllætigkeit) se réveille et, avec elle, la joie de ma vie. Tu m’as rendu la jouissance dans l’action de faire le bien, sensation que j’avais entièrement perdue. Je le faisais par instinct et n’en recueillais plus nulle joie. Adieu ! »
Le « vous » revient dans le billet du 7 avril 1781 et y persiste même jusqu’à la fin. Le 14 mai : « Au milieu de maints travaux accablans, je crie vers toi que je t’aime. Parfaite, ce que tu ne cesseras jamais d’être, crée-moi et façonne-moi donc aussi à demeurer digne de toi ! » Obligé de se rendre avec le duc a Ilmenau, Gœthe semble même y renier pour cette fois les souvenirs de folle et joyeuse jeunesse qui se rattachaient pour lui à cette petite ville sylvestre du duché et qui seront plus tard si chers à son cœur. Il écrit en effet le 2 juillet 1781 : « J’ai soif d’être loin de ce lieu. Les fantômes d’une période aujourd’hui terminée ne m’y laissent pas une heure joyeuse. Je n’ai pu gravir aucune montagne, car les souvenirs désagréables les marquent toutes d’une souillure. Comme il est bien que l’homme meure, ne serait-ce que pour effacer certaines impressions en lui et reparaître ensuite purifié à la lumière du jour. Ton amour est la seule chose que je veuille garder à jamais. »
Le 1er janvier 1782, il avoue qu’il était tenté de rester à la maison, mais qu’il en sortira néanmoins parce qu’il voudrait remporter une victoire sur lui-même, afin de commencer par là dignement l’année nouvelle. Trait stoïcien qu’il faut retenir pour comparer au besoin le Gœthe de 1782 à celui de 1788, si éloigné de cette disposition ascétique. Le 2 mars, il envoie à l’amie le nouveau Théâtre allemand, traduit en français par Friedel, recueil qui contient son Clavijo et sa Stella. Il ajoute, en français, cette galanterie : « Vous y trouverez une tragédie d’un M. Gœthe, qui s’est acquis une grande renommée par ses écrits et qui naquit en 1749 pour vous aimer en 1782 et toute sa vie. » Le 3 avril : « J’essaye de mettre en œuvre tout ce que nous avons discuté récemment à propos de la conduite, du savoir-vivre, de la tenue ou de la convenance... Combien ce jeu m’est agréable puisque je n’ai nulle ambition ni vœu que de te plaire et de t’être à jamais bienvenu... » On voit par le début de ce dernier billet que Charlotte continuait ses leçons de convenance mondaine avec moins de maëstria peut-être, mais avec plus de suite que la comtesse Werthern. Gœthe n’écrit-il pas de Weimar le 10 avril 1782 : « Dans l’espérance de te revoir sous peu, je veux être bien sage, puisque tu t’es une fois chargée de me façonner. » Enfin, c’est dans le même sentiment d’humilité touchante, dans la même attitude de disciple et presque d’écolier, qu’il citera deux ans plus tard un témoignage en sa faveur de Mme de Lichtenstein, femme d’un fonctionnaire ducal à Gotha. Cette dame, écrit-il en français, a dit à l’une de ses amies « qu’elle m’avait trouvé entièrement changé, que je n’étais pas seulement présentable partout, mais même aimable ! » L’élève dut recevoir ce jour-là un satisfecit de sa patiente institutrice.
Voici qui ne plut pas moins à Mme de Stein sans nul doute : (le 9 avril 1782) « Quand je suis seul, je me raconte à moi-même ce que j’ai vu comme si je te le contais de vive voix, et tout s’éclaircit aussitôt de soi-même ! » Quel plus beau témoignage en faveur de Charlotte et de la sûreté de son coup d’œil, qu’une semblable pratique, de la part de son amoureux ! Et voici une autre impression passionnée que retrouvera plus tard Stendhal, discernant jusque dans la ligne d’horizon du paysage quelques traits de sa bien-aimée du moment : « Tu es comme transsubstanciée pour moi en tout objet. Je distingue fort bien les choses et te vois néanmoins en chacune d’elles. Je ne suis ni absent, ni distrait de ma besogne et cependant toujours en ta présence et toujours occupé de toi ! » Réminiscences d’éducation chrétienne qu’une si fervente dévotion, car les mystiques disciplinés du christianisme parlent seuls ainsi de leur Dieu ! « Mon gain moral, ajoute-t-il le 12 mai 1782, s’agrandit chaque jour et je me garde d’en rien gaspiller à la légère... Je ne pourrais tenir huit jours cette conduite, si mon esprit ne vivait dans une bienheureuse union de tous les instans avec le tien. Qui t’a rencontrée sait désormais pourquoi il est en ce monde ! » Il faut admirer le grand homme sans nulle réserve durant cette période si virilement active, si courageusement réformatrice de lui-même, qui ne s’est pas renouvelée avec cette efficacité au cours de son éclatante carrière et qui marqua sur lui sa trace indélébile en dépit de ses avatars ultérieurs.
On comprendra mieux la place que tient à ce moment Mme de Stein dans la vie de son quotidien commensal, en observant l’attitude de ce dernier lorsqu’il peut croire leur intimité menacée. Au milieu de juillet 1782, s’élève entre les deux amis une contestation passagère dont on ne connaît pas bien le sujet. Duentzer, dans son livre sur Charlotte de Stein et Corona Schroeter, l’explique par un projet de vente du jardin de Gœthe, projet qui n’aurait pas eu l’approbation de Mme de Stein. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de noter dans quel désarroi mental cet incident a tout aussitôt jeté le poète. « Dis-moi, écrit-il d’abord, est-ce chez toi dépression physique ? Ou bien n’aurais-tu pas dans l’âme quelque chose qui te blesse ? Tu ne saurais croire combien ton état d’hier soir m’a préparé d’angoisses. Le seul intérêt de ma vie est de te savoir sincère vis-à-vis de moi... Tu possèdes mon cœur en dépôt, et tu n’as besoin de rien autre pour te rassurer. Le temps va venir sans doute où le tien s’ouvrira de nouveau pour moi... Je ne veux pas être importun, mais seulement te dire que je n’ai pas mérité cela, que je le sens profondément et que je me tais ! »
Puis l’horizon commence à s’éclaircir quelque peu : « C’était donc un malentendu, Dieu merci, qui te fit écrire ce billet, soupire l’ami rebuté. J’en suis encore tout abasourdi. C’était comme la mort : on a bien un mot pour exprimer pareille chose, mais on ne saurait se la figurer que par expérience... Cela va mieux, mais je n’ai pas encore repris l’usage de mes facultés. Je ne sais pas encore où j’en suis ! Ah ! puisse ce pénible état disparaître bientôt... Tout mon être est secoué jusque dans ses assises. Aussi profondément que pénétra ton amour pour me rendre heureux, aussi profondément la douleur a trouvé en moi son chemin et me contracte aujourd’hui vers le dedans de moi-même. Je ne puis pas pleurer et ne sais que devenir. Adieu, pardonne-moi. Ta douleur est ce qui m’angoisse. Si tu ne peux me reprendre en gré, je renonce à connaître jamais une heure de félicité en ce monde... Je suis beaucoup mieux maintenant : comme un homme récemment touché de la foudre, je sens encore un peu de paralysie toutefois... Quand j’y ressonge, j’en ai de nouveau le frisson et ne pourrai retrouver le calme avant d’être assuré contre le retour d’une pareille crise entre nous ! » Voilà le tempérament de Goethe dans toute sa vérité frémissante, et ceux qui tiennent pour son égoïsme imperturbable et contre son émotivité sincère n’y ont donc pas regardé d’assez près, on en conviendra sans doute. Mais quelle ténacité, quelle étendue d’influence de la part de Mme de Stein ne révèlent pas de semblables paroxysmes, surtout si l’on songe que l’amour de Gœthe est alors vieux de près de sept ans déjà, que la femme qui l’inspire en a quarante et que cet amour fut nourri dans la sphère des idées pures comme nous avons tenté d’en communiquer la persuasion à nos lecteurs. L’appréhension d’analogues secousses mentales, qu’il n’était pas de force à subir, fut vraisemblablement pour quelque chose dans la fuite de Gœthe vers l’Italie quatre ans plus tard.
Pour cette fois, la paix est enfin rentrée dans le cœur de l’ami : comme à son ordinaire, le mari a prêté son concours à l’accord : « Stein me dit que tu veux sortir avec moi en voiture, » écrit Gœthe le 5 août, et les conversations sans fin de reprendre : « Je suis si habitué à être prolixe vis-à-vis de toi, à te confier tout ce que je pense, qu’il me devient difficile de te l’écrire. Tout se présente à la fois à mon esprit, et je voudrais tout te dire d’un seul mot ! » — Le 10 septembre 1782, il adresse à Charlotte qui part pour Kochberg un beau poème, tout parfumé de morale stoïcienne :
Von mehr als eine Seite verwaist,
Klag ich um deinen Abschied hier !
Nicht allein meine Liebe verreist,
Meine Tugend verreist mit dir…
« Ce n’est pas seulement mon amour qui s’éloigne, c’est ma vertu qui me quitte avec toi... La passion, la légèreté m’entraînent... Ange gardien, accours à moi, etc. »
Cette année 1782 marque assurément le zénith du règne de Charlotte. Depuis 1783, un sourd travail de détachement a dû commencer dans le cœur du poète, si nous en jugeons par ses décisions, ainsi que par ses commentaires ultérieurs. Rien n’en transparaît toutefois dans ses lettres, et nous glanerons encore quelques traits caractéristiques dans la correspondance des quatre années qui précèdent le voyage italien de Gœthe. Le prince Constantin de Weimar, frère cadet du duc Charles-Auguste, a noué à Paris une intrigue galante avec une certaine Mme Darsaincourt, femme de théâtre sans nul doute. Puis il l’a abandonnée, enceinte de ses œuvres, et la délaissée est venue le rejoindre à Weimar où il refuse de la revoir. Sans espoir et sans ressources, la Française a la bonne inspiration de se tourner vers le ministre dirigeant du duché et d’implorer sa pitié « au nom de ce qu’il a de plus cher. » Cette formule, si banale dans notre langue, évoque aussitôt devant l’esprit de Goethe l’image de Charlotte et le décide à rapatrier la pécheresse, après l’avoir fait héberger et soigner jusqu’à ses relevailles.
Pendant une période d’environ un mois, d’août à septembre 1784, les lettres du poète à Mme de Stein sont écrites en français, sans doute parce que Charlotte, toujours un peu pédagogue, a imposé cette pratique à son ami comme un exercice utile durant une visite diplomatique à la cour de Brunswick, où il aura sans cesse l’occasion de parler notre langue. On reconnaît qu’il a été contraint sur ce point lorsqu’on constate le plaisir avec lequel il rejettera bientôt ce pensum. C’est donc en français qu’il écrit alors : « La présence de Jacobi me serait doublement chère si tu étais avec nous. Il m’est impossible de parler de toi à qui que ce soit. Je sais que je dirais toujours trop peu et je crains en même temps de trop dire. Je voudrais que tout le monde te connût pour sentir mon bonheur que je n’ose prononcer. Vraiment, c’est un crime de lèse-amitié que j’existe avec un homme comme Jacobi, avec un ami si vrai et si tendre, sans lui faire voir le fond de mon âme, sans lui faire connaître le trésor dont je me nourris. J’espère que Herder lui parlera de toi et lui dira ce que je n’ose lui dire ! » — Et le lendemain 21 septembre : « Jacobi m’a parlé de toi et je n’ai pu lui dire que très peu. Il souhaiterait de te connaître parce qu’il sent bien que, sans cela, il n’a qu’une idée incomplète de l’existence de mes amis ! »
Toutes nos citations démontrent assez que Goethe ne rendra pas suffisante justice à son passé lorsqu’un peu plus tard il se peindra sous de si tristes couleurs à lui-même les années de son activité ministérielle à Weimar. La disposition amère qui se fit jour en lui vers la fin de cette période a jeté son ombre sur bien des jours de calme félicité dont il a trop négligé le souvenir. Le 22 avril 1781, ayant, dit-il, calculé, dans le silence de la nuit, la somme de ses satisfactions actuelles, il a trouvé leur total si considérable qu’à l’exemple de Polycrate, il est tenté de jeter son anneau dans les ondes ! Ajoutons que le progrès moral dont nous avons dû faire honneur à Charlotte pour une si grande part devient en lui visible à tous les yeux. Il se fait respecter par sa gravité, par sa réserve, par son mutisme imposant qui alterne alors avec une affabilité de bon goût. Ses amis le considèrent comme un nouveau Marc-Aurèle qui, pour l’amour de ses semblables, combattrait les aspirations de sa nature et mettrait son orgueil comme son plaisir dans le sacrifice de ses préférences natives.
On connaît la profession de foi de son Tasse à la Princesse, dans le drame qui reflète si évidemment, au cours de ses premières scènes tout au moins, les relations de Charlotte avec son auteur : « Un regard de toi m’a guéri de toute fantaisie déréglée, de toute hantise malsaine, de toute vaine imagination. Tandis que mes désirs se perdaient jadis dans le vide en se portant à la fois vers mille objets divers, du jour où je te connus, je rentrai en moi-même avec contrition et j’appris à discerner ce qui est vraiment digne de désir... Exige encore de moi ce qui convient... Que je sache renoncer désormais, que je me montre en tout homme de mesure, et que je mérite ainsi ta confiance ! » Charlotte n’a-t-elle pas réalisé de la sorte, pour un temps du moins, dans l’homme qui se soumit à son hygiène intellectuelle, une de ces patientes et graduelles conversions par les œuvres, que les grands directeurs d’âmes du siècle précédent, les Bossuet, les Fénelon, les Maintenon recommandaient à leurs pupilles spirituels ? Ces conversions-là laissent d’ordinaire après elles des traces morales plus durables que celles qui procèdent par la subite illumination de la foi.
On en trouvera la plus vivante description dans la lettre de Gœthe à sa mère, qui est datée du 11 août 1781. « Merck et quelques autres, écrit-il, portent un jugement absolument erroné sur ma situation ministérielle. Ils ne voient que les sacrifices que je fais en la conservant. Ils ne voient pas ce que j’y gagne : ils ne peuvent comprendre que je m’enrichis chaque jour tout en donnant chaque jour davantage de moi. Vous vous souvenez des derniers temps que j’ai passés près de vous ? A la longue, un tel état de choses eût été ma perte. L’antagonisme entre cette atmosphère bourgeoise, étroite, cette vie mesquine, languissante et l’élan fougueux de ma nature eût égaré ma raison. Malgré ma vive imagination et mon intuition des choses humaines, j’eusse à jamais ignoré le monde et je serais éternellement demeuré un enfant. Or être enfant, c’est être outrecuidant, c’est devenir enfin odieux aux autres comme à soi-même ! » — Le voilà loin du paradoxe rousseauiste de Werther.
« Combien au contraire, poursuit le fils éloigné du foyer paternel, il a été heureux pour moi de me voir transplanté dans un milieu qui m’est, à tous égards, supérieur, où je trouve largement l’occasion d’apprendre à mes dépens, à travers mes erreurs et mes fautes, à me connaître moi-même et à connaître les autres ; dans un milieu où, livré à moi-même et à mon destin, j’ai traversé et soutenu tant d’épreuves. Inutiles peut-être à des milliers d’autres, elles étaient indispensables à mon développement. » — Oui, le grand poète lyrique, si extraordinairement privilégié par les dons de la fantaisie et du verbe, se sentit d’abord inférieur à maint esprit vulgaire par sa médiocre capacité d’adaptation à la vie sociale. En dix ans d’efforts, il a rattrapé, dépassé bientôt sur cette voie ceux dont il enviait jadis la sûreté d’allure à travers les difficultés de la vie. Ne faut-il donc pas un parti pris bien tenace pour lui reprocher à la fois le ministère de Weimar et l’intimité de Charlotte, pour lui refuser jusqu’au droit de mesurer ses profits en personne, pour attribuer à une pure illusion d’amour tout ce qu’il déclare devoir à sa résolution de 1775, et, — sans qu’il ait pu le dire aussi haut, par discrétion, dans une lettre à sa mère, — à sa liaison décisive avec Mme de Stein ?
E. SEILLIÈRE.
- ↑ Charlotte ton Stein, Cotta, Stuttgart.
- ↑ Gœthe. Berlin, 1910.
- ↑ Charlotte von Stein. Berlin, 1912.
- ↑ Publiée en partie dans les Stunden mit Gœthe (Berlin, Millter, VII).
- ↑ En 181. Voyez Duentzer. Charlotte von Stein, II, 142.
- ↑ En 1803. Duentzer, II, 178.
- ↑ Livre IV, ch. XVI.
- ↑ Duentzer, Charlotte von Stein, 1, 147.
- ↑ H. Duentzer, Charlotte von Stein und Corona Schroeter, Stuttgart, 1876.
- ↑ L’Évolution morale de Gœthe. Alcan, 1911.