Grammaire de l ornement/Chap I

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Day & Son, Limited-Cagnon (p. 13-Image).
Chapitre I. — Planches 1,2, 3.
ORNEMENTS DE TRIBUS SAUVAGES.
1. 
Toile. Otahiti. — Musée du Service-Uni.
2. 
Nattes de Tonga-Tabou. Îles des Amis.
3. 
Toile. Otahiti. — M.S.U.
4. 
Toile. Îles Sandwich. — M.S.U.
5-8. 
Toiles. Îles Sandwich. — Musée Britannique.
9. 
Nattes de toile de Tonga-Tabou. Îles des Amis.
10. 
Toile. Otahiti. — M.S.U.
11. 
Toile. Îles Sandwich. — M.B.
12. 
Toile.
13. 
Toile faite du murier à papier. Îles Fidji. — M.B.

1. 
Amérique du Sud. — Musée du Service-Uni.
2. 
Îles Sandwich. — M.S.U.
3. 
Owaïhi. — M.S.U.
4. 
Nouvellen Hébrides. Bouclier incrusté. — M.S.U.
5. 
Îles Sandwich. — M.S.U.
6. 
Îles de la mer du Sud. — M.S.U.
7. 
Îles Sandwich. — M.S.U.
9, 10. 
Tahiti. Hachette. — M.S.U.
11, 12. 
Îles des Amis. Tambour. — M.S.U.
13, 14. 
Tahiti. Hacette. — M.S.U.
15. 
Îles Sandwich. — M.S.U.
16, 17. 
Nouvelle Zélande. — M.S.U.
18-20. 
Îles Sandwich. — M.S.U.

1. 
Owaïhi. Massue. — Musée du Service-Uni.
2. 
Îles Sandwich. Massue — M.S.U.
3. 
Nouvelle Zélande. Patoo-Patoo. — M.S.U.
4. 
Tahiti. Hachette. — M.S.U.
5. 
Nouvelle Zélande. Pagaie. — M.S.U.
6. 
Nouvelle Zélande. Pagée, ou massue de guerre — M.S.U.
7. 
Îlee de la mer du Sud. Massue de guerre — M.S.U.
8. 
Mouche, grandeur naturelle de la figure 5. — M.S.U.
9. 
Îles Fidji. Massue. — M.S.U.

Le témoignage universel des voyageurs tend à établir le fait qu’il n’y a guêre de peuple, quelque primitif que soit l’état de sa civilisation, chez lequel le désir de l’ornementation n’existe comme un instinct très-prononcé ! Ce désir qui ne fait défaut à aucune notion, croit et augmente en raison des progrès qu’elle fait dans la civilisation. Partout l’homme se sent ému et pénétré des beautés de la nature dont il est entouré, et il cherche à imiter, dans les limites de son pouvoir, les œuvres du Créateur.

La première ambition de l’homme est de créer. C’est à ce sentiment qu’il faut attribuer la pratique de se tatouer la figure et le corps, à laquelle le sauvage à recours, soit pour rehausser l’expression par laquelle il cherche à frapper d’épouvante ses ennemis ou ses rivaux, soit pour créer ce qui lui apparaît comme une beauté nouvelle [1]. Comme nous avançons en montant l’échelle, depuis les décorations d’une tente ou d’un wigwam, jusqu’aux œuvres sublimes de Phidias et de Praxitèle, nous trouvons le même sentiment qui se manifeste partout : la plus haute ambition de l’homme est toujours de créer, de graver sur cette terre l’empreinte de l’esprit individuel.

De temps en temps un esprit plus puissant que ceux qui l’entourent, parvient à marquer de son empreinte toute une génération, entraînant avec lui une multitude d’esprits moins forts, qui le suivent dans la même voie, mais pas d’assez près pour détruire l’ambition individuelle de créer ; c’est là, la
Tête de femme de la Nouvelle Zélande, musée de Chester.
cause des styles et des modifications de ces styles. Les efforts d’un peuple dans la première phase de la civilisation ressemblent aux efforts de l’enfance, lesquels malgré le défaut de vigueur qu’ils trahissent, possèdent une grave, une naïveté qu’on trouve rarement à l’âge moyen et jamais au déclin de l’âge viril. Il en est de même de l’enfance des arts. Cimabue et Giotto ne possèdent ni le charme matériel de Raphaël ni la puissance mâle de Michel-Ange, mais ils surpassent l’un et l’autre en grace et en vérité. L’abondance même des moyens dont nous disposons nous porte à en abuser : tant que l’art lutte, il réussit ; dès qu’il s’abandonne aux délices de ses succès, le succès le fuit. Le plaisir que nous ressentons en contemplant les tentatives grossières d’ornementation de la plupart des tribus sauvages, a sa source dans notre appréciation de la difficulté vaincue ; nous sommes charmés de l’évidence de l’intention, et surpris en même temps des procédés simples et ingénieux à l’aide desquels le résultat a été obtenu. Ce que nous cherchons dans une œuvre d’art, qu’elle soit humble ou prétentieuse, c’est l’évidence de l’esprit — l’évidence de ce désir de créer dont nous avons parlé, et tous ceux qui sont animés de l’instinct naturel, se réjouiront de trouver ce désir développé dans les autres. C’est étrange, mais c’est un fait, que cette évidence de l’esprit se trouve plus facilement dans les tentatives grossières d’ornementation d’une tribu sauvage, que dans les productions innombrables de la civilisation la plus avancée. L’individualité décroît en proportion des moyens de la production. Lorsque l’art est fabriqué, pour ainsi dire, par des efforts combinés au lieu d’avoir son origine dans l’effort individuel, nous cherchons en vain à y reconnaître ces instincts vrais qui constituent le principal charme des arts.

Planche I. Les ornements sur cette planche sont pris de quelques parties de vêtements faits principalement d’écorces d’arbres. Les dessins N°. 2 et N°. 9 sont empruntés à une robe que M. Oswald Brierly a apportée de Tonga-Tabou, l’île principale du groupe des îles des Amis. Elle est faite de feuilles minces de l’écorce intérieure d’une espèce d’althéa, aplaties et jointes ensemble de manière à former un parallélogramme de toile, qu’on panse plusieurs fois autour du corps en guise de jupon, laissant à nu la poitrine, les bras et les épaules, et qui forme le seul vêtement des indigence. Il ne pourrait rien y avoir de plus primitif, et pourtant l’arrangement du dessin trahit un goût des plus raffinés et une habileté consommée. N°. 9 représente la bordure à l’extrémité de la toile ; il serait difficile de faire mieux avec les mêmes ressources limitées. Les dessins sont formés à l’aide de petits poinçons de bois, et quoique le travail soit un peu grossier et d’une exécution irrégulière, l’intention s’y révèle partout. On est frappé, en même temps, de Phabileté avec laquelle les masses sont balancées, et du remède judicieux employé pour corriger la tendance de l’œil à se porter dans une et même direction, moyennant des lignes opposées qui tendent dans une direction contraire.

Lorsque M. Brierly visita l’île, une seule femme fournissait tous les dessins qui y étaient en usage, et pour chaque nouveau dessin, elle recevait comme récompense un certain nombre de mètres de toile. Le dessin N°. 2 qui vient du même endroit, contient également une leçon admirable de composition que nous pouvons tirer d’un artiste appartenant à une tribu sauvage. Il ne peut y avoir rien de plus judicieux que l’arrangement général des quatre carrés et des quatre points rouges. Sans les points rouges sur le fond jaune, il y aurait eu un grand manque de repos dans l’arrangement général ; sans les lignes rouges qui entourent les taches rouges et qui servent à soutenir le rouge i. travers le jaune, l’arrangement aurait encore été imparfait. Si les petits triangles rouges au lieu d’être tournés en dedans, avaient été tournés en dehors, le repos du dessin aurait également été perdu, et l’effet produit sur l’œil aurait été louche ; tandis qu’actuellement l’œil se trouve concentré dans chaque carré, et concentré dans chaque groupe, au moyen des points rouges qui entourent le carré central. Les poinçons qui forment le dessin sont fort simples, chaque triangle de même que chaque feuille étant un poinçon détaché ; nous voyons par là, qu’un outil fort simple placé entre les mains de la personne la moins cultivée, mais qui se laisse guider par l’observation instinctive des formes qui prévalent dans l’arrangement de toutes les œuvres de la nature, conduirait facilement à la création de tous les arrangements géométriques de la forme que nous connaissons. L’étoile à huit pointes qui se trouve au coin supérieur à gauche du dessin N°. 2, est formée par l’application huit fois réitérée du même outil ; de même que la fleur noire avec seize pointes tournées en dedans et seize autres tournées en dehors. Les dessins les plus compliqués des mosaïques byzantines, arabes et mauresques pourraient s’engendrer par les mêmes moyens. La production d’un effet large et général par la répétition de quelques éléments simples, c’est là le secret du succès dans toute espèce d’ornementation : Il vaut mieux viser à la variété dans l’arrangement des différentes parties du dessin, que la chercher dans la multiplicité des formes variées.

L’impression des dessins sur les objets d’habillement, que ceux-ci soient faits de peaux d’animaux ou de matériaux comme celui dont nous traitons ici, serait le premier pas fait vers l’ornementation, après le tatouage du corps, à l’aide d’un procédé analogue. Dans l’un comme dans l’autre il resterait plus d’originalité et plus d’individualité, que dans les procédés subséquents qui deviendraient de plus en plus mécaniques. Ces premières notions du tissage, qui naitraient du procédé de tresser la paille ou les bandes d’écorce, au lieu de s’en servir en feuilles minces, auraient également pour résultat de former par degré l’esprit à l’appréciation de la juste disposition des masses : l’œil du sauvage, accoutumé comme il l’est de ne contempler que les harmonies de la nature, ne tarderait pas de se pénétrer de la perception d’une vraie balance de la forme et de la couleur. Le fait est que cela est arrivé déjà, et nous trouvons que dans les ornements des sauvages, la balance de l’une et de l’autre est toujours maintenue fidèlement.

Après la formation des ornements à l’aide de l’impression et du tissage, suivrait naturellement le désir de former des ornements en relief ou en sculpture. Les armes pour la défense et pour la chasse seraient les premières à réclamer et a captiver l’attention. Les hommes les plus braves et les plus capables concevraient le désir de se distinguer de leurs semblables par la possession d’armes non seulement plus utiles, mais aussi plus belles. Après avoir trouvé par l’expérience,
Dessin pris du flan d’un canot, Nouvelle Zélande.
la forme la plus convenable et la mieux adaptée pour atteindre à ce but, le désir naîtrait, tout naturellement, d’enrichir la surface au moyen de la sculpture ; et l’œil étant déjà accoutumé
Avant de canot, Nouvelle Guinée.
aux formes géométriques produites par le tissage, la main s’évertuerait bientôt à imiter ces formes par la répétition semblable d’autant d’entailles faites avec le couteau. Les ornements sur la planche II. décèlent cet instinct clairement et pleinement. Ils sont exécutés avec la plus grande précision et trahissent beaucoup de goût et de jugement dans la distribution des masses. Les numéros 11 et 12 sont fort intéressants, en ce qu’ils font voir jusqu’à quel point ce goût et ce jugement peuvent se déployer
Avant de canot, Nouvelle Guinée.
dans la formation des dessins géométriques, pendant que les dessins qui résultent de la combinaison des lignes courbes, et ceux de la forme humaine surtout, restent à l’état le plus primitif.

Les ornements représentés dans les gravures sur bois placées ci-dessus trahissent un bien plus haut degré d’avancement dans la distribution des lignes courbes ; la corde torse en forme le type comme elle serait le type de toutes les lignes courbes dans l’ornementation. L’union de deux torons, joints pour leur donner une force additionnelle, ne tarderait pas à accoutumer l’œil à la ligne spirale, forme que nous trouvons dans les ornements de toutes les tribus sauvages, côte à côte avec les dessins géométriques formés par l’entrelacement de lignes égales ; et la même forme est retenue dans l’art plus avancé de toutes les nations civilisées.

L’ornement d’une tribu sauvage, étant le résultat d’un instinct naturel, est nécessairement toujours la vraie et fidèle expression du but proposé ; tandis que dans bien des ornements des nations civilisées, la première impulsion qui engendre des formes reçues, se trouve affaiblie par la constante répétition,
Massue, Archipel de l’Est
de manière que l’ornement est parfois déplacé, car au lieu de chercher d’abord la forme la plus convenable pour y ajouter ensuite la beauté, on détruit la beauté en détruisant la
Manche de pagaie — M. B.
convenance, à force d’accumuler l’ornement sur une forme mal-conçue. Si nous voulons rentrer dans une voie plus saine, il faut que nous fassions comme les petits enfants, ou comme les sauvages ; il faut nous défaire des notions accises et des moyens artificiels, pour recommencer à suivre et à développer les instincts de la nature.

La belle pagaie de la Nouvelle Zélande, planche III., Nos. 5-8, pourrait rivaliser avec les œuvres de la civilisation la plus avancée :  [2] il n’y a pas une ligne sur la surface qui soit déplacée. La forme générale est des plus élégantes, et la décoration est partout on ne peut mieux adaptée à développer la forme. Un manufacturier moderne, avec ses raies et ses carreaux, aurait continué à travers la pelle, les bandes ou anneaux qui entourent le manche. Le sauvage de la Nouvelle Zélande a tiré de son instinct une inspiration plus heureuse. Il a voulu, non seulement que son aviron fût fort, mais qu’il en eût l’apparence et il a disposé ses ornements de manière à donner à la pagaie une apparence de force bien plus grande qu’elle n’aurait eu, si la surface en était restée dépourvue de décoration. La bande centrale dans la longueur de la pelle se continue tout autour de l’autre côté, joignant la bordure sur l’arête, laquelle fixe elle-même toutes les autres bandes. Si ces bandes avaient terminée comme celle du centre, elles auraient eu l’apparence de tomber en glissant. Il n’y avait que celle du centre qui pût continuer comme elle le fait sans troubler le repos.

La forme bombée du manche aux points où il fallait un poids additionnel, est conçue et ménagée admirablement, et la croissance du bombement est parfaitement définie par le dessin plus hardi des anneaux.

  1. Le tatouage de la tête prise du musée de Chester et reproduite sur la page suivante, est digne de remarque, en ce qu’il démontre que même dans ou usage si barbare, se manifestent les principes les plus éleva de l’art de l’ornementation ; chaque ligne tracée sur la figure est on ne peut mieux adaptée à en développer les traits naturels.
  2. Le capitaine Cook, de même que d’autres voyageurs, parle maintes fois du goût et du génie des habitants des îles de la mer Pacifique et des mers du Sud : citant comme exemples, des étoffes peintes « d’une variété de figures infinie, à tel point qu’on serait tenté de croire, qu’ils ont emprunté leurs dessins à un magasin de mercier, contenant une collection des produits les plus élégants de la Chine et de l’Europe, sans compter les dessins originaux qui leur appartiennent en propre. » Mention est faite aussi, presque constamment, des « mille différents dessins » de leurs paniers et de leurs nattes, ainsi que de la fantaisie déployée dans leurs riches sculptures et dans leurs coquillages incrustés. Voyez The Three Voyages of Captain Cook, 2 vol. Lond. 1841-43 ; Voyage au Pole du Sud, par Dumont d’Urville, 8 vo. Paris, 1841 ; Id. Allas d’Histoire, fol. ; Natural History of Mas, par Prichard, Lond. 1855 ; Native Races of Indian Archipelago, par J. W. Earle, Loud. 1852 ; General History and Collection of Voyages and Travels, par Kerr, Londres, 1811-17.