Grammaire des arts du dessin/V archi

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Librairie Renouard (p. 76-82).


V

LE SUBLIME DE L’ARCHITECTURE TIENT À TROIS CONDITIONS ESSENTIELLES : LA GRANDEUR DES DIMENSIONS, LA SIMPLICITÉ DES SURFACES, LA RECTITUDE ET LA CONTINUITÉ DES LIGNES.

La grandeur des dimensions. — Parmi les monuments de l’architecture qui ont fait l’étonnement de tous les siècles, il n’en est pas un seul f|ui, réduit à de petites dimensions, ne perdît immédiatement ce caractère de solennité sublime qui donne une secousse à notre âme. Il en est des spectacles qui frappent nos yeux comme des sons qui frappent nos oreilles : le sublime s’y trouve lié à l’idée d’une force imposante, extraordinaire, imprévue, terrible. De même que le roulement du tonnerre le mugissement de la mer ou de la tempête, le bruit du canon produisent

exemple d’élévation perspective.

Temple de la Victoire Aptère, à Athènes.


sur notre âme une impression sublime, de même les masses colossales de l’architecture nous saisissent d’étonnement et d’admiration par le sentiment qu’elles éveillent en nous d’une puissance formidable, rivale des puissances de la nature. Les Pyramides d’Égypte, par exemple, en dehors de leur signification symbolique, ont un caractère sublime, parce qu’elles semblent le disputer aux montagnes de la terre, et qu’elles témoignent ainsi d’une force prodigieuse qui élève notre pensée en remuant notre orgueil ; car si les grandeurs de la création nous humilient par opposition à la faiblesse humaine, la grandeur des œuvres d’art, au contraire, nous enorgueillit par cela même qu’elle nous abaisse, c’est-à-dire que plus les hommes nous paraissent petits, plus alors l’humanité nous paraît grande. En se comparant à l’ouvrage de ses mains, le spectateur se trouve faible et se sent fier tout ensemble.

Que si l’on suppose les pyramides ramenées aux proportions de cinq ou six mètres de hauteur, on conçoit tout de suite que la grandeur perçue par l’esprit va disparaître avec la grandeur vue des yeux, et que l’idée même cachée sous les formes symboliques du triangle et du carré va dépouiller ce qu’elle avait de mystérieux, de redoutable. Est-ce à dire que la grandeur dimensionnelle soit la cause du sublime ? Non, sans doute ; elle n’en est que la condition, et cette condition est elle-même inséparable des deux autres, car bien des monuments peuvent avoir de vastes dimensions sans être pour cela sublimes, si la grandeur matérielle du tout est détruite par la petitesse et le relief des parties, en d’autres termes, si l’effet de grandeur n’est pas énergiquement soutenu par la simplicité des sui-faces, par la rectitude, l’économie et la continuité des lignes.

La simplicité des surfaces. — Le sublime est toujours simple, et cela est vrai dans les arts du dessin comme dans la littérature. Pour frapper un grand coup sur notre imagination, il faut le frapper vite ; plus le coup est inattendu et rapide, plus il est fort. En faisant passer l’esprit par divers détours agréables, en lui ménageant une variété de chemins ornés et fleuris qui le conduisent lentement, doucement au but, on lui procure l’impression du beau ; celle du sublime se produit lorsque brusquement on mène l’esprit au but, en lui faisant franchir d’un bond tout l’espace qui l’en sépare.

L’architecte qui veut exprimer fortement sa pensée l’exprimera donc simplement, c’est-à-dire par une ordonnance facile à saisir, par des moyens simples, par un effet simple. Cette condition est, du reste, inséparable de la grandeur, car si les surfaces manquent de simplicité, si elles sont compliquées de divisions, elles seront par cela même rapetissées. Prenons encore pour exemple les pyramides d’Égypte : si nous supposons leurs surfaces divisées en compartiments par des saillies répétées, l’œil sera naturellement amené à mesurer les surfaces au moyen de ces compartiments, et, s’accrochant aux saillies successives, il aura bientôt raison de la mesure du colosse ; tandis que, si la surface reste plane, unie, nos regards ne pourront l’embrasser qu’en bloc : le procédé par lequel ont été construites ces masses énormes se trouvant dissimulé, et toute mesure échappant à nos sens, l’étendue paraîtra immense, et immense le pouvoir de l’architecte.

Donc, pas de grandeur en architecture si les surfaces sont multipliées et rompues, si les lignes sont brisées. Ce qui profiterait ici à la beauté détruit le sublime. Il est dans la Thébaïde des temples de granit élevés par ces dynasties fameuses qui régnèrent sur l’Égypte, il y a plus de trois mille ans : ces temples ont des surfaces de vingt-cinq ou trente mètres de hauteur, parfaitement unies, et qui produisent sur tout voyageur l’effet du sublime. Si on les imagine partagées en trumeaux qui, coupant l’uniformité de ces murailles colossales par des projections variées, mais symétriques, y feraient jouer la lumière, l’ombre et les reflets, on intéresserait les yeux par les effets du clair-obscur, on introduirait la variété dans la vaste unité de ces façades imposantes : on les rendrait belles peut-être ; elles cesseraient d’être sublimes.

La rectitude et la continuité des lignes. — L’homme, ayant en lui-même un modèle de beauté, n’a besoin que de se connaître pour découvrir les lois du beau ; mais c’est dans le sein de la nature antérieure, dans les grands aspects de l’univers qu’il trouve les sources du sublime. Si nous regardons la scène du monde, avons-nous dit, nous y voyons la ligne droite dominer dans tous les spectacles sublimes : les rayons du soleil, la majesté des plaines de l’Océan, les confins apparents de l’horizon, les rochers à pic, les abîmes. Mais, sans porter aussi loin nos regards, il suffit d’observer les objets naturels dont nous sommes environnés pour trouver des causes, toujours les mêmes, aux différentes impressions que produit sur nous la physionomie des choses.

Toute matière est circonscrite par des lignes droites ou par des lignes courbes. Les lignes droites déterminent des formes angulaires ; des lignes courbes enserrent des formes obtuses, émoussées. Or, dans la nature, les corps qui affectent des formes angulaires sont les rocs, les pierres, les métaux, tout ce qui est dur, tout ce qui est durable. Un arbre fort, une plante robuste s’élèvent en ligne droite, et, si la tempête les tourmente, ils ont plutôt rompu que plié ; au contraire, les plantes délicates, les fleurs qui vivent un jour ne présentent que des courbes ; pas d’arête vive, rien d’anguleux : dans leur port, dans leur mouvement ; leur tête penche, leurs branches s’inclinent, leur tige plie et ne rompt pas. Ainsi les formes angulaires expriment en général la force des êtres, la densité de leurs fibres, l’énergie de leur résistance aux éléments contraires, et par conséquent leur durabilité, tandis que les formes curvilignes annoncent la douceur, la fragilité, la souplesse.

On peut faire les mêmes observations dans les corps qui ont une croissance, et une décroissance, comme le dit avec beaucoup de sagacité Alison (Essays on Taste) : « L’enfance et la jeunesse des plantes, l’enfance et la jeunesse des animaux offrent des contours arrondis, des formes tournantes et onduleuses. Mais dans la maturité des animaux et des plantes, dans leur état de perfection, les lignes deviennent plus droites, les formes s’accusent par des angles. Il en résulte que les formes curvilignes annoncent l’enfance, la tendreté, la délicatesse, tandis que les formes angulaires nous révèlent la maturité, la vigueur. » Il en est de même pour le tact que pour la vue, les corps anguleux étant rudes au toucher autant que les corps arrondis sont doux et maniables. Et l’idée que nous y attachons est si permanente, si fixe, qu’il nous suffit d’apercevoir un corps ou un être quelconque pour conclure de ses formes à ses qualités physiques. Or, ces qualités elles-mêmes sont liées aux qualités de l’esprit par une étroite analogie qui a son expression dans toutes les langues. Tous les peuples artistes appliquent aux formes physiques ces épithètes morales : hardie, franche, fière, ou bien : timide, lâche, incertaine. Il y a donc dans le dessin des contours et des surfaces quelque chose qui semble couvrir une intention, un dessein de la nature, j’allais dire une pensée. Intelligence aveugle et muette, la nature ne peut s’exprimer que par des formes matérielles. C’est à l’esprit de l’homme qu’il appartient de nommer ce que la nature lui montre, et d’évoquer ainsi les pensées dont elle contient le germe obscur, en leur donnant une forme morale qui est la parole.

Cependant, si les lignes droites et les angles expriment naturellement dans le moindre objet la force, l’énergie, la résistance, la durée, combien l’expression va devenir frappante si les lignes se continuent, si les surfaces s’étendent et se prolongent, si les formes grandissent, sous le même angle, dans une création de l’architecture ! Tout alors y sera grand ; le soleil éclairant des surfaces simples et prolongées, unies et vastes, y étendra de grandes nappes de lumière. Brusquement arrêtée par les angles, l’ombre à son tour se répandra sur les surfaces opposées aussi largement que le clair. Par la continuité des ligues, ce qui est massif paraîtra énorme, ce qui est grand paraîtra immense, et saisissant d’un seul coup l’ensemble du spectacle, l’esprit recevra cette impression sublime que lui font ailleurs les plaines sans fin de l’Océan, l’uniformité solennelle du désert… Cela est si vrai que l’architecte a pu quelquefois, par un merveilleux mensonge de son art, imprimer à des édifices d’une dimension médiocre un caractère de grandeur qui trompe le regard, grâce à la complicité de l’esprit. Ainsi, dans le royaume de Naples, les temples de Pœstum, bien que petits relativement aux colossales constructions de l’Égypte et de la Sicile, empruntent une indicible majesté, non seulement de leurs proportions massives et de leur élévation au milieu d’une plaine déserte, mais encore et surtout de l’économie sévère de leurs surfaces simples, de leurs ligues droites, rigides et continues. Ce sont là des caractères si essentiels, que sans eux le bâtiment le plus vaste peut perdre à nos yeux de son étendue, tandis que par eux une architecture quelconque peut gagner les apparences de la grandeur.

Que si les lignes courbes sont substituées aux lignes droites, si les surfaces s’arrondissent, si les angles disparaissent, aussitôt l’effet change. Passant avec douceur de l’ombre à la lumière, de la lumière à l’ombre, graduellement conduit d’une extrémité à l’autre de l’édifice, le regard n’en apercevra plus d’un seul coup la grandeur. L’impression deviendra plus agréable, mais moins sévère, moins grandiose ; elle va s’émousser comme les angles, et s’adoucir comme les contours et les surfaces. Il est possible qu’un monument à lignes courbes et à formes convexes, comme le Panthéon d’Agrippa, à Rome, réunisse les conditions de la beauté, même d’une beauté imposante ; mais il n’a plus ce caractère rude et fier qui enlève notre imagination, qui brusque notre âme. Il n’a plus rien qui fasse à nos yeux ce que fait à nos oreilles un coup de tonnerre ; en un mot, il n’est plus marqué à l’empreinte du sublime. Sans anticiper sur les exemples que nous fournira l’histoire, nous pouvons affirmer dès à présent que ni la coupole de Saint-Pierre, à Rome, ni la colonnade circulaire qui précède la basilique, ni le dôme de Sainte-Sophie, à Constantinople, ni le Panthéon de Paris, ni Saint-Paul de Londres, ne produisent l’effet sublime que nous font les longues lignes verticales et horizontales d’un temple égyptien ou d’un temple grec, ou les profondes nefs de nos cathédrales gothiques du beau siècle et leurs rangées de piliers qui, en ligne droite, s’élancent jusqu’aux cieux.

Quelle différence entre les monuments à lignes droites et les monuments à lignes courbes ! Jamais l’architecte, par le prestige de son art, ne pourra nous faire illusion sur la grandeur d’un temple circulaire ; il y faudra des dimensions prodigieuses pour que l’édifice nous impose. Une coupole, une rotonde, si vous les regardez du dehors, vous dérobent en tournant une partie considérable de leur étendue, parce qu’au lieu de se développer, elles s’enveloppent. À tous les points de vue, elles se montrent en raccourci. Que dis-je ! on n’en voit réellement que le diamètre ; or, si le diamètre est à la circonférence à peu près comme 7 est à 22, en supposant que la rotonde ait 220 mètres de tour, on n’en verra que 70. Si vous la contemplez à l’intérieur, — la coupole pourra être embrassée dans son ensemble ; mais, les lignes se repliant sur elles-mêmes au lieu de s’étendre, elle n’aura de majesté qu’à la condition d’être immense et d’offrir des surfaces unies, non rompues ; et l’impression, si elle est solennelle, sera tranquille, parce qu’elle sera tempérée par la douceur du clair-obscur, et, pour ainsi dire, par le vaste silence de la voûte, où aucun angle ne viendra heurter le regard. Chose étrange, et qui na pas été observée, tant elle est simple, un temple rectangulaire, comme celui de Pœstum, grandit par ses lignes ; une coupole, au contraire, se rapetisse par les siennes, de façon que les deux monuments nous trompent en sens inverse, l’un nous cachant sa petitesse, l’autre sa grandeur !

« On peut, dit Sulzer, parcourir le globe entier sans le trouver grand. Car si l’on ne se représente jamais que la seule partie de terre qu’on occupe, l’imagination n’a aucun effort à faire pour s’en former une idée. Mais si l’on veut d’un seul coup se représenter un espace de cent lieues et plus, il faut alors un effort de la pensée : de là l’idée et le sentiment de la grandeur. » Cet aperçu nous parait en un point manquer de justesse. Il ne faut pas plus d’effort à la pensée humaine pour se transporter au bout de l’univers que pour franchir l’espace d’une lieue, ce n’est donc pas de l’effort que naît le sentiment de la grandeur. Il nait, ce sentiment, de ce que notre imagination, au lieu de parcourir le globe à petites journées et à travers mille détours, embrasse d’un seul regard l’intervalle immense et en saisit l’immensité sans fractionnement aucun, en son entier, comme si une ligne droite unissait aux yeux de la pensée les deux extrémités de la terre. Pour l’architecture comme pour les autres arts du dessin, le secret de la grandeur est de présenter les objets dans leur indivision, dans leur tout.

Ainsi s’explique en quelque manière la sublimité des monuments humains. Par la contemplation de la nature, les grands artistes ont pénétré en son impénétrable génie, ils ont découvert les moyens qu’elle emploie pour manifester dans ses créations la force ou la douceur, la majesté ou la grâce, et, en lui empruntant son langage silencieux de lignes et de formes, ils en ont imité l’éloquence dans des monuments muets comme la nature, mais expressifs comme elle. De sorte qu’après avoir traversé l’esprit de l’homme, les lois du monde visible se sont de nouveau immobilisées dans la pierre ou dans le granit, et cette immobilité même est peut-être ce qui nous émeut le plus fortement. Comme l’a dit Joubert dans ses admirables Pensées, « les ouvrages où il y a le plus de repos, mais un repos qui nous émeut, sont plus beaux que ceux où il y a plus de mouvement. Le mouvement donné par l’immobile est le plus parfait et le plus délicieux ; il est semblable à celui que Dieu imprime au monde. »