Grammaire nationale/Introduction

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Simon, Garnier (p. 17-20).


INTRODUCTION.



ORIGINE ET PROGRÈS DU LANGAGE


Placé au sommet de l’échelle de la création, l’homme doit sa supériorité à la perfection de son intelligence, et à la pensée la force apparente qui vient colorer sa faiblesse native. On l’a dit souvent, réduite à ses facultés physiques, la plus noble créature de Dieu ne serait qu’un animal débile et misérable. C’est à l’aide de l’idée que l’homme embrasse la nature entière, s’en empare, et la range esclave au service de ses besoins, de ses plaisirs. Il plane au-dessus de l’aigle, il enchaîne la foudre ; et l’être, en apparence le plus limité, se rend le maître de la création. Mais parmi les avantages inhérents à notre organisation intellectuelle, il faut incontestablement placer en première ligne la faculté de parler, prérogative aussi précieuse que celle de l’entendement, car le langage n’est pas seulement l’auxiliaire, mais le complément de la raison. Avec l’admirable faculté de fixer ses pensées par des signes matériels, de les communiquer à ses semblables, de s’enrichir des conceptions, des découvertes de tous les temps, de tous les lieux, l’homme a pu reculer indéfiniment les bornes de sa perfectibilité ; et contemporain de tous les âges, citoyen de tous les pays, conserver les trésors de la sagesse antique, à côté des trésors qu’amasse le présent. Sans la parole, point de tradition, point d’histoire, point de discussion, point de science, point de lois, point de société. Qui pourrait nommer société la rencontre fortuite de quelques individus incapables de se communiquer leurs besoins, de combiner leurs projets, de travailler de concert à leur avenir ? Imaginons un peuple de sourds-muets ; s’il tâche de se donner une forme sociale, combien d’obstacles n’aura-t-il pas à surmonter ! Que sa marche sera chancelante et difficile ! Ces considérations, appliquons-les au langage écrit, espèce de corollaire, forme visible du langage. Si la parole est l’image fugitive de l’intelligence, l’écriture en devient le symbole permanent ; si la parole nous met en communication avec ceux qui sont présents, l’écriture porte notre pensée aux lieux où nous ne sommes point, et la conserve pour les temps où nous ne serons plus.

La grammaire suivit de près l’écriture. Quand on eut trouvé le moyen de peindre les mots, on ne tarda pas à en découvrir les lois. Dès lors il ne fut plus permis d’employer un terme pour un autre, ni de construire une phrase arbitrairement, ainsi qu’on l’avait fait jadis plus d’une fois, à l’époque où chacun était maître absolu de ses paroles comme de sa personne. La grammaire fit dans le langage ce que la loi avait fait dans la société, elle mit chaque chose à sa place, et assura l’ordre général en restreignant l’indépendance individuelle.

Les familles et les peuplades peu éloignées les unes des autres se soumirent en commun aux mêmes lois grammaticales ; mais les montagnes, les fleuves, les mers établirent des barrières entre les différents langages, et plusieurs grammaires se formèrent sur la surface du globe. Chaque langue eut son génie particulier ; mais, quelle que fût la différence de la forme, le fond resta partout le même ; parce qu’il tenait à la nature même de l’esprit humain. L’ensemble de ces principes invariables forme ce qu’on appelle la grammaire générale. Jetons un coup-d’œil rapide sur l’origine des éléments du langage.

INTERJECTIONS.

Les premiers mots des langues, dans l’enfance des sociétés, ne durent être que des sons, ou plutôt des cris inarticulés, accompagnés de mouvements et de gestes propres à exprimer d’une manière plus frappante et plus étendue les impressions que l’on sentait et que l’on voulait communiquer aux autres. Ce sont là, en effet, les seuls signes dont la nature apprend l’usage à tous les hommes, et que tous peuvent comprendre. Celui qui voyait un homme s’approcher du repaire de quelque bête féroce, d’un lieu où lui-même avait couru risque de la vie, ne pouvait l’avertir du danger qu’en poussant les cris et en faisant les gestes qui sont les signes de la crainte. Aussi ces exclamations, auxquelles les grammairiens ont donné le nom d’interjections, prononcées d’une manière violente et passionnée, furent, en quelque sorte, les premiers éléments ou matériaux du langage.

SUBSTANTIFS.

Les premiers pas que les hommes durent faire, après avoir institué, en quelque sorte, les cris inarticulés que nous avons nommés interjections, pour signes de leurs passions les plus violentes, de leurs besoins les plus pressants ; les premiers mots qu’ils durent inventer, furent les noms des objets qui leur étaient le plus familiers, qui pouvaient le plus les servir ou leur nuire. Ainsi l’arbre dont le fruit les nourrissait, dont le feuillage leur offrait un abri, le ruisseau dont l’eau les désaltérait, l’animal dont ils craignaient la férocité, ou celui qui lui-même leur servait de proie, l’arme grossière avec laquelle ils attaquaient l’un et repoussaient l’autre, tous ces objets et beaucoup d’autres encore durent avoir leurs noms. Après les exclamations ou interjections, qui, comme nous l’avons dit, ont dû former le premier langage du genre humain, la partie la plus ancienne du discours est donc cette classe de mots qui expriment les choses existantes. Lorsque les hommes ne se bornèrent plus à désigner les objets par un cri énergique et rapide, et qu’ils leur donnèrent un nom articulé, les substantifs furent créés.

PRONOMS.

Quand l’homme eut appris à se distinguer des objets environnants, et qu’il voulut exprimer par un mot son existence individuelle, le mot moi s’échappa de sa bouche ; il désigna par le mot toi l’existence d’un autre homme à qui il parlait ; il dit il pour désigner son semblable sans lui adresser la parole ; et par la suite le mot il s’appliqua aux animaux ou aux choses inanimées, et remplaça leur nom dans le discours. Cette classe de mots, que les grammairiens ont appelés pronoms, rentre évidemment dans celle des substantifs ; car comme eux, ils représentent des objets existants ; comme eux, ils font ou reçoivent certaines actions.

ADJECTIFS.

Les qualités propres aux objets qui environnaient l’homme se firent nécessairement remarquer aussitôt qu’il connut ces objets mêmes ; un fruit doux et agréable ne pouvait pas être confondu avec un fruit amer ou qui contenait des sucs vénéneux ; le chien, si naturellement ami de l’homme, si disposé à le servir, à se sacrifier même pour lui, dut se faire distinguer du loup ou du tigre qui semble détruire et déchirer les autres animaux sans besoin, sans nécessité, par le seul instinct de sa férocité naturelle. Nos sens eux-mêmes nous forcent à décomposer les objets que nous offre la nature : les couleurs, les formes, les qualités tactiles, etc., n’affectent point en nous les mêmes organes ; nous sommes obligés de nous en faire autant d’idées qu’il y a d’organes différents auxquels l’entendement peut rapporter les sensations que nous en recevons ; de là une troisième classe de mots, tout-à-fait distincte de celles dont nous avons parlé ; c’est celle des adjectifs, qui désignent non plus l’objet même, mais la manière d’être de l’objet.


VERBES.

L’homme, après avoir désigné par des noms l’existence particulière des objets qui l’entouraient, s’éleva à l’idée générale d’existence ; il inventa le mot être, qui n’était que l’abstraction des différents objets existants, précédemment connus et nommés. Il dut se servir de ce mot pour affirmer que l’objet désigné ou la qualité attribuée à l’objet existait véritablement. C’est ainsi qu’après avoir dit d’abord soleil, à la vue du globe de feu qui éclairait ses yeux et fécondait la terre, il put dire : le soleil être, pour faire comprendre que le soleil n’était pas un rêve de son imagination, mais bien un objet réel de la nature, ou le soleil être brillant, pour faire entendre que l’attribut d’éclat appartenait réellement au soleil. Ce n’est pas tout. Ayant conscience de son existence dans différents moments successifs, il conçut l’idée du temps, qu’il divisa naturellement en trois parties, le passé, le présent et le futur ; il appliqua cette division au mot qui lui servait à exprimer l’existence en général, et au lieu de dire vaguement : le soleil être brillant, il dit : le soleil est brillant, ne se bornant plus à affirmer l’existence et l’éclat du soleil, mais montrant que le moment où il parlait était précisément celui où le soleil éclairait l’horizon. Pendant les ténèbres de la nuit, il dit : le soleil était brillant, pour énoncer que son éclat était passé ; ou : le soleil sera brillant, pour exprimer l’espérance d’un nouveau jour. Dès lors le verbe fut trouvé ; ce mot a été ainsi appelé du mot latin verbum, qui signifie mot ou parole, voulant donner à entendre que c’était le mot essentiel, le mot par excellence, parce qu’en effet c’est celui qui joue le principal rôle dans l’expression de la pensée ; c’est lui qui donne le mouvement et la vie au discours. Les autres mots ne sont que les signes isolés des êtres ou de leurs qualités sensibles ; ce sont des matériaux épars que le verbe vient lier entre eux, en quelque sorte, et qu’il coordonne pour une fin commune.

PRÉPOSITIONS.

Avec des substantifs, des adjectifs et des verbes, on pourrait faire des phrases complètes ; mais ces phrases ne présenteraient qu’un sens borné, si l’on n’avait imaginé de lier les substantifs entre eux par une autre espèce de mots qui sert à déterminer des circonstances accessoires. Ainsi il y a une grande différence entre cette proposition je me promène, et celles-ci : je me promène DANS un bois, SUR le quai, À midi, AVANT ou APRÈS le dîner. Ces mots dans, sur, à, avant, après, appartiennent à une classe de mots qui indiquent les relations que les choses ont entre elles, et auxquels les grammairiens ont donné le nom de prépositions.

CONJONCTIONS.

C’était encore peu de lier les mots ensemble pour marquer les rapports qui pouvaient exister entre eux ; il a fallu réunir les phrases elles-mêmes par d’autres mots ; tel est l’office des conjonctions.

Dans cette nomenclature, nous n’avons point parlé de l’article, parce que ce n’est point une partie essentielle du discours. Sans doute, c’est une découverte utile, puisque en spécifiant l’objet devant lequel il est placé, en l’isolant des autres objets semblables, on ajoute beaucoup à la netteté et à la précision du discours ; les langues qui sont pourvues d’articles, comme le grec, l’italien, le français, l’allemand et l’anglais, sont plus claires que les autres ; cependant le langage peut à la rigueur s’en passer, et ce qui le prouve, d’une manière incontestable, c’est que le latin, qui en était privé, n’était dépourvu ni de clarté ni de précision.

Nous n’avons pas non plus fait mention des adverbes ; classe nombreuse de mots que l’on pourrait ranger pour la plupart parmi les adjectifs, puisqu’ils servent à modifier l’existence ou l’action des êtres, ou à indiquer une circonstance relative au temps, au lieu, au rang, au degré, etc. Loin de former une classe à part, ils ne sont presque tous que des locutions abrégées, exprimant par un seul mot toute une périphrase. Par exemple, ici équivaut à dans ce lieu ; sagement à avec sagesse ; aussi peut-on regarder les adverbes comme les mots dont l’invention est la plus récente, la plupart étant dérivés des mots primitifs.

Nous devions encore moins parler des participes ; leur dénomination indique assez leur nature mixte, participant à la fois de l’adjectif et du verbe. Ils ne forment donc pas une des parties fondamentales du discours, et doivent être rangés parmi les adjectifs.

Tels sont donc les éléments qui entrent nécessairement dans toutes les langues qui ont acquis quelque perfection. Nous ne nous arrêterons pas plus long-temps à rechercher quel a pu être l’usage et la nature de ces mots dans l’origine du langage, c’est-à-dire à une époque dont il ne nous reste presque pas de monuments authentiques.

Sans doute, parmi les dénominations données aux mots par les anciens grammairiens, il y en a qui sont insignifiantes et vicieuses ; mais nous avons dû les conserver et même les préférer aux nouvelles nomenclatures proposées par des grammairiens modernes, pour deux motifs. Premièrement, parce qu’aucune de ces nouvelles nomenclatures ne réunit, à beaucoup près, des caractères d’utilité ou de perfection assez frappants pour mériter d’être généralement adoptée ; en second lieu, parce que les anciennes dénominations ayant été employées par les auteurs des dictionnaires et des grammaires de toutes les langues, il faudrait ou refaire ces dictionnaires et ces grammaires, ce qui ne laisse pas d’être un embarras assez considérable, ou en rendre l’intelligence plus pénible et presque impossible, ce qui est un inconvénient plus grave encore.