Grammaire nationale/VI

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No VI.

NATURE DU SUBSTANTIF. — SA DÉFINITION[1].




NOMS D’OBJETS MATÉRIELS.

La rose nous sourit à travers ses boutons.

(Boisjolin.)

Le soleil sur les monts cuit la grappe dorée.

(Delille.)

Le pavot dans les champs lève sa tête altière.

(Michaud.)

Le baume, heureux Jourdain, parfume tes rivages.

(Delille.)
NOMS D’OBJETS IMMATÉRIELS.

Rien n’égale la blancheur des lis.

(Fénélon.)

La douceur d’une femme est tout ce qui me charme.

(Molière.)

La bienfaisance est un besoin de l’âme.

(De Belloy.)

L’amitié dans nos cœurs verse un bonheur paisible.

(Demoustier.)

Il existe dans la nature une multitude d’objets différents que l’on distingue facilement les uns des autres, au moyen des noms particuliers qu’on a donnés à chacun d’eux.

Ainsi, par exemple, lorsqu’on dit : le baume parfume les rivages du Jourdain, comment distingue-t-on l’objet parfumé ? Par le mot rivages, qui est le nom de cet objet. Comment distingue-t-on l’objet qui parfume ? Par le mot baume. Donc les mots baume et rivages sont des noms d’objets. Il en est de même des mots rose, boutons, soleil, raisins, colibri, serpolet, blancheur, bienfaisance, etc.

Les signes d’objets sont donc ceux qui désignent les objets.

Dans les exemples que nous avons cités, les objets désignés par les noms de la première colonne, on peut les voir, les toucher, les goûter, les flairer ou les entendre ; tandis que, dans les exemples de la deuxième colonne, les objets désignés par les mots blancheur, douceur, bienfaisance, amitié, bonheur, etc., on ne peut ni les voir, ni les toucher, ni les goûter, ni les flairer, ni les entendre. Ces objets n’ont point de corps, d’existence réelle, indépendante ; l’esprit seul les a créés. On a vu des objets blancs, des personnes douces, des êtres qui étaient bienfaisants, bienheureux, et l’on a individualisé ces qualités, abstraction faite des objets où elles se trouvaient ; puis on a formé les noms blancheur, douceur, bienfaisance, bonheur, etc.

Il y a donc deux classes d’objets : ceux qui existent dans la nature et que nous pouvons voir, toucher, goûter, odorer ou entendre, et ceux qui n’existent que dans notre esprit et que notre esprit seul peut comprendre.

Tous les êtres, tous les objets de la nature, quels qu’ils soient, peuvent être soumis à diverses modifications. On peut dire d’une rose qu’elle est épanouie, flétrie, rouge, blanche; de champs, qu’ils sont fertiles, stériles, fleuris ; de la blancheur, qu’elle est éclatante, vive, éblouissante.

Sous ce point de vue, c’est-à-dire considérés comme le soutien, le support de qualités, tous les êtres, tous les objets de la nature prennent le nom de substances, et les mots qui les rappellent à la mémoire, qui les représentent sur le papier, dans l’écriture, se nomment substantifs.

Les substantifs sont donc les noms des substances, c’est-à-dire les mots adoptés pour désigner les substances ; et par substances, on entend les personnes, les animaux, les êtres, et généralement tous les objets qui existent dans la nature ou dans notre esprit, et qu’on peut voir, toucher, goûter, odorer, entendre ou comprendre.

Télémaque, Calypso, Mentor, femmes, enfants, vieillards, sont des substantifs qui désignent des êtres faisant partie de l’espèce humaine, ou des PERSONNES.

Chevaux, mouches, ânes, chiens, chats, sont des substantifs qui désignent des êtres ne faisant point partie de l’espèce humaine, ou OBJETS ANIMÉS, c’est-à-dire ayant vie.

Rose, boutons, soleil, pavot, champs, tête, baume, rivages, désignent des objets inanimés, c’est-à-dire ne vivant point.

Les substantifs, qui servent à désigner des êtres en général, matériels ou immatériels, les corps, les substances, ont été appelés plus communément jusqu’ici noms, du latin NOMEN, qui veut dire MEN QUOD NOTAT, signe qui fait connaître. Mais on doit préférer la dénomination de substantifs, tant parce qu’elle indique mieux la nature de l’idée que cette espèce de mots exprime, que parce que le mot nom a été employé par un grand nombre de grammairiens dans un sens plus étendu, comme s’appliquant à la fois aux substantifs et aux adjectifs.

L’effet propre du nom ou substantif est donc de réveiller dans l’esprit l’idée des personnes ou des choses qu’il représente. Sa puissance peut aller jusqu’à reproduire dans l’âme ces sortes d’impressions qu’y feraient naître les objets eux-mêmes.

Le nom d’Ulysse suffisait seul pour mettre Philoctète en fureur ; et celui de Marie soulevait toutes les passions jalouses dans le cœur d’Élisabeth ; il lui semblait, dit Schiller, que tous ses malheurs portaient le nom de son infortunée rivale.

Ainsi, dans la retraite la plus isolée, dans la nuit la plus profonde, nous pouvons passer en revue l’universalité des êtres ; nous représenter nos parents, nos amis, tout ce que nous avons de plus cher, tout ce qui nous a frappés, tout ce qui peut nous instruire ou nous récréer ; et en prononçant leur nom, nous pouvons en raisonner avec les autres d’une manière aussi sûre que si nous pouvions les montrer au doigt et à l’œil

C’est que cette faculté admirable tient au souvenir, à cette facilité dont nous sommes doués de nous représenter tout ce que nous avons vu, quoiqu’il ne soit plus sous nos yeux ; et de nous rendre ainsi l’univers toujours présent, en le concentrant pour ainsi dire en nous-mêmes.

Par les noms, nous tenons ainsi registre de tout ce qui existe, et de tout ce que nous avons vu ; même de ce que nous n’avons jamais vu, mais qu’on nous a nommé, en nous le faisant remarquer par ses rapports avec les objets que nous connaissons.

Aussi n’existe-t-il aucun être dont on puisse avoir besoin de se rappeler le souvenir, qui n’ait son nom ; puisque ce n’est que par cette espèce d’anse qu’on peut le saisir et le mettre sous les yeux ; aussi, dès qu’on entend parler d’un objet inconnu, demande-t-on à l’instant son nom, comme si ce nom seul le faisait connaître : mais ce nom rappelle un objet auquel on attache telle idée ; il le supplée en quelque sorte, et cela suffit.

Ne soyons donc pas étonnés que l’homme, qui parle de tout, qui étudie tout, qui tient note de tout, ait donné des noms à tout ce qui existe : à son corps et à toutes ses parties, à son âme et à toutes ses facultés, à cette multitude d’êtres qui couvrent la terre ou qui sont cachés dans son sein, qui remplissent les eaux ou qui traversent la vaste étendue de l’air ; au ciel, et à tous les êtres qui y brillent, et à tous ceux que son esprit y conçoit ; qu’il en donne aux montagnes, aux fleuves, aux rochers, aux forêts ; à ses habitations, à ses champs, aux fruits dont il se nourrit ; à ces instruments de toute espèce avec lesquels il exécute les plus grandes choses ; à tous les êtres qui composent la société ; à une femme chérie ; à des enfants, objets de toute son espérance ; à des amis auxquels son cœur est attaché et qui lui rendent la vie précieuse ; à des chefs qui veillent pour lui. C’est par leur nom que se perpétue d’âge en âge le souvenir de ces personnages illustres, qui méritèrent du genre humain par leurs bienfaits ou par leurs lumières.

Il fait plus : tantôt il donne des noms à des objets qui n’existent pas ; tantôt il en donne à une multitude d’êtres, comme s’ils n’en formaient qu’un seul ; souvent même il donne des noms aux qualités d’objets, afin d’en pouvoir parler de la même manière qu’il parle des objets dans lesquels ces qualités se trouvent.

Ainsi, les êtres se multiplient en quelque sorte pour lui à l’infini, puisqu’il élève à ce rang ce qui n’est pas, et les simples manières d’être des objets existants.

Le mot nom, dans son acception primitive, est considéré par les grammairiens comme la source d’où l’on a tiré toutes les autres espèces de mots, au moyen de quelques modifications qu’on lui fait subir, ainsi qu’on le voit dans nommer, nommément, nomination, nominal, qui tous proviennent du mot nom lui-même.

Quelquefois les noms changent de signification par le seul laps de temps : tels sont entre autres ceux de tyran et de parasite, maintenant aussi odieux qu’ils étaient jadis honorables.

Il y a plusieurs moyens mécaniques pour reconnaitre un substantif.

Ainsi tout mot devant lequel on peut placer un, une, du, de l’, de la, des, est un substantif ; or je puis dire : un peuplier, une rose, du sucre, de la prudence, des fleurs, donc les mots peuplier, rose, sucre, prudence, fleurs, sont des substantifs.

On connait aussi qu’un mot est substantif lorsqu’on peut y ajouter un autre mot exprimant une bonne ou une mauvaise qualité. Or, je puis dire : une belle tulipe, un beau magnolia, une grande pensée, un petit vieillard ; donc les mots tulipe, magnolia, pensée, vieillard, sont des substantifs.


EXERCICE ANALYTIQUE.
(Souligner les substantifs ou bien en faire une liste.)

Le Printemps.
Le printemps qu’annonçait la joyeuse hirondelle,
Des saisons à mes yeux vient d’ouvrir la plus belle,
Le chêne s’est éteint dans nos foyers déserts,
Et des arbres déjà tous les sommets sont verts ;
Les troupeaux, librement épars dans les campagnes,
Broutent le serpolet au penchant des montagnes ;
Les oiseaux, dans les bois, par couples réunis,
Suspendent aux rameaux la mousse de leurs nids.
J’entends le rossignol, caché sous le feuillage,
Rouler les doux fredons de son tendre ramage ;
Les champs d’herbes couverts, les prés semés de fleurs,
De leurs riants tapis font briller les couleurs.
Le lilas flatte plus les regards de l’aurore
Que les rubis de l’Inde et les perles du Maure ;
Et les zéphirs légers, voltigeant sur le thym,
Nous rapportent le soir les parfums du matin.
(Lemierre..)
Des Mers.

Ces vastes océans sont comme les sources de tous les fleuves, comme le bassin où la nature puise sans cesse pour arroser l’univers… Il existe entre la faible plante et l’Océan, une correspondance invisible ; la vie de l’une est attachée à l’existence de l’autre : n’importe la distance qui les sépare, la nature sait la franchir. De ce vaste gouffre placé entre les deux mondes, sortent les éléments des gazons, des fruits et des fleurs : l’onde se change en vin dans la grappe parfumée ; on la savoure dans la pêche, l’orange, l’ananas ; elle se teint en bleu dans la violette, dore le souci ; argente le lis, colore en pourpre l’œillet, et verdit le feuillage. Ô sagesse admirable ! l’immensité seule du bassin des mers peut nous rassurer sur l’existence des races futures.

(Aimé-Martin.)
  1. Les instituteurs primaires, et tous les professeurs qui ont une nombreuse classe à conduire, pourront procéder de cette manière :

    Ils Ils écriront sur un tableau quelques-uns des exemples dont se compose chacun de nos groupes, et les disposeront, comme nous l’avons fait, sur deux colonnes latérales ; puis ils chercheront à fixer l’attention de leurs élèves sur ces exemples, leur en feront remarquer les différences, et exigeront d’eux qu’ils énoncent clairement la règle.