Grand’mère/05

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 60-80).
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v.


Une fois en quinze jours, ou en trois semaines, et s’il faisait bien beau, grand’mère disait : « Nous allons passer l’après-midi, à filer, chez les chasseurs. Les enfants s’en réjouissaient jusqu’au moment où, après avoir pris son fuseau, elle se mettait en route. Derrière la digue, et sous l’escarpement du rocher, le chemin conduisait au pont ; et derrière le pont, on suivait l’allée de peupliers jusqu’à Riesenbourg. Mais grand’mère choisissait la route le long de la rivière, et en bas de la montagne jusqu’à la scierie. Au-dessus de la scierie s’élevait une montagne dénudée, sur laquelle croissaient de hauts bouillons-blancs, que Barounka grimpait cueillir, pour les apporter, joyeuse, à sa grand’maman. Derrière la scierie, la vallée se rétrécissait toujours de plus en plus ; et le lit de la rivière en devenant aussi plus étroit, son cours n’en était que plus rapide, par-dessus les grandes pierres qui obstruaient son lit. Les montagnes étaient verdoyantes de pins et de sapins, dont l’ombrage s’étendait sur toute la longueur de la vallée. Les enfants la suivaient avec grand’mère, jusqu’à ce qu’ils fussent au-dessous des ruines du château de Riesenbourg qui, toutes couvertes de mousse, émergeaient de ce fond de verdure.

À quelque distance du vieux château, et au-dessus du chemin, voûté en souterrain, par lequel on pouvait, disait-on, cheminer pendant trois heures, ce qu’on ne pouvait toutefois entreprendre, à cause de l’humidité et de la pesanteur de l’air, s’élevait un pavillon, percé de trois fenêtres en ogive.

Dans la saison des chasses, on y servait aux seigneurs le second déjeûner. C’était vers ce point élevé que les enfants dirigeaient leurs pas, courant comme des chamois sur la montagne escarpée. La pauvre grand’mère qui avait peine à y grimper, devait se retenir, de droite et de gauche, aux petits arbres qui se trouvaient sur son chemin.

« Allons ! Vous m’en avez donné ! Je ne peux plus respirer, » disait-elle aux enfants, lorsqu’elle finit par arriver en haut.

Et alors, les enfants de la prendre par les mains, de la conduire au pavillon, où l’on jouissait, avec une agréable fraîcheur, d’un beau point de vue ; ils la firent asseoir sur une chaise. Sur leur droite, ils apercevaient les ruines du château ; à ses pieds, la vallée s’arrondissait en demi cercle ; elle était fermée à ses extrémités, en haut et en bas, par des collines couvertes de sapins. Sur l’une de ces montagnes s’élevait une petite église. Le bruissement de l’eau et le chant des oiseaux interrompaient seuls le silence qui régnait aux alentours.

Jean se souvint du fort Ctibor, ce berger du seigneur de Riesenbourg. C’était là, en bas, sur la prairie, que son maître, le seigneur du château, l’avait rencontré, comme il portait sur l’épaule tout un sapin, qu’il avait arraché de terre avec ses racines, mais qu’il avait volé dans la forêt seigneuriale. Quand le seigneur lui eut demandé où il avait pris le sapin, il avoua franchement sa faute. Le seigneur lui pardonna, et même l’invita à monter au château, avec un sac que l’on y remplirait d’autant de provisions de bouche qu’il pourrait en porter. Ctibor était charmé ; il prit à sa femme neuf aunes de toile dont il fit un sac, et s’en alla au château, où on le remplit de pois et de jambons. Il se fut bientôt acquis l’amitié du chevalier pour sa franchise et sa force de corps ; et quand un grand tournoi eut été indiqué à Prague par le roi, le chevalier l’y emmena. Le vaillant Ctibor vainquit un chevalier allemand que personne n’avait pu vaincre jusque-là, et le roi le fit, lui aussi, chevalier. Cette histoire avait beaucoup plu aux enfants, et du jour qu’ils l’eurent entendue du vieux pâtre, le château et les prairies n’en eurent pour eux que plus de charme.

« Et comment s’appelle l’endroit où est située l’église, grand’mère ? » demanda Guillaume.

« Ce lieu s’appelle Bouschin. Si Dieu nous conserve la santé, nous pourrons aller une fois la voir ; nous y ferons un pèlerinage » dit-elle.

« Et qu’est-il arrivé là, grand’mère ? » demandait Adèle, qui aurait bien écouté des récits de grand’mère, depuis le matin jusqu’au soir.

« C’est un miracle qui y a eu lieu. Ne vous souvenez-vous plus qu’Ursule vous l’a raconté une fois ? »

« Nous n’en savons plus rien. Racontez-le nous, nous vous en supplions, » demandèrent les enfants. Grand’mère ne se fit pas longtemps prier.

« Eh bien ! asseyez-vous sur le banc, et ne vous penchez pas trop sur la fenêtre, de crainte de tomber et de vous blesser ! » Cet avertissement donné, elle commença aussitôt son récit :

« Derrière cette montagne et ces bois, se trouvent plusieurs villages qui portent les noms de Turyn, Litobor, Slatina, Mečov, et Bouschin. Il y a déjà des siècles qu’ils appartenaient tous à un chevalier nommé Turynský et qui demeurait dans son manoir de Turyn. Il était marié et avait une fille unique, fort jolie, mais, malheureusement, sourde et muette, ce qui faisait le chagrin de ses parents.

« Un jour que la fillette se promenait par le château, elle résolut d’aller à la ferme de Bouschin, pour savoir si les agneaux étaient devenus bien forts depuis le jour qu’elle les avait vus. Il faut vous dire qu’en ce temps-là, ni la petite église, ni le village n’étaient encore bâtis. Il n’y avait que la ferme, où demeuraient les serviteurs du chevalier de Turyn, qui gardaient ses troupeaux. Tout alentour, ce n’était que forêts, hantées de beaucoup de bêtes féroces.

« La petite demoiselle de Turyn avait été plusieurs fois à la ferme, mais toujours avec son père ; elle se pensa follement qu’à y courir toute seule, elle y serait tout de suite. Elle marchait, marchait toujours, là où les yeux lui disaient d’aller, puis, se pensait : « allons ! chemin pour chemin » ; car elle était encore bien jeune et n’était pas plus sage que vous. Mais comme après avoir cheminé longtemps, elle n’apercevait pas encore les bâtiments blancs de la ferme, elle commença à prendre peur, puis à se demander ce que devaient dire son père et sa mère de ce qu’elle était partie du château. Et saisie d’effroi, elle voulut y retourner. Quand on a peur, on s’égare encore plus facilement. La fillette s’écarta du droit chemin toujours davantage, et n’arrivait ni au château, ni à la ferme. — Finalement, elle s’engagea dans une telle épaisseur de bois qu’on n’y voyait ni traces d’êtres vivants, ni même de clarté.

« Vous pouvez vous faire une idée de ce qu’elle ressentit. Mais vous ne seriez pourtant pas autant embarrassés, parce que vouz avez l’ouïe et la parole qui lui manquaient à la fois. Elle courait de ci, de là, s’égarant toujours davantage. Elle finit par avoir une faim dévorante et aussi grand’soif ; puis les pieds lui faisaient mal. Mais tout cela n’était rien en comparaison de la frayeur dont elle se trouva saisie, à la tombée de la nuit, en pensant aux bétes féroces, et tout en demeurant dans une crainte poignante que ses parents ne fussent bien fâchés contre elle. Toute effarée et toute en larmes, elle arriva pourtant à une source dont elle but de l’eau fraîche. Puis, jetant les yeux alentour, elle remarqua deux petits sentiers battus ; mais la pauvrette ne savait lequel suivre ; car l’égarement de cette course folle n’était pas fait pour lui apprendre que le moindre sentier mène à la maison. Cependant, elle se souvint que sa mère, alors que celle-ci s’était trouvée sous le coup de frayeurs et de craintes, rentrait dans sa chambre pour prier. La pauvre fillette s’agenouilla aussi, et demanda au bon Dieu de la faire sortir du bois.

« Tout à coup, elle entend un son étrange ; d’abord, le bruit est sourd ; puis, de plus en plus distinct à ses oreilles ; enfin, très-clair. Elle ne savait ce que ce pouvait être, n’ayant pas l’idée des sons. Elle tremblait et pleurait de peur ; elle allait s’enfuir, lorsqu’elle voit sortir du bois, et s’engager dans le petit sentier, pour accourir à elle, d’abord un mouton blanc, puis un autre par derrière le premier ; puis, un troisième, un quatrième, un cinquième, un sixième, et plusieurs autres, jusqu’à ce que tout le troupeau se trouvât rassemblé auprès de la source. Chaque mouton portait une clochette au cou ; les clochettes sonnent et la jeune fille les entend. Ce sont bien les moutons de son père ! — Voici accourir le chien blanc du berger — Voici venir Barta, le berger… Et elle lui crie : « Barta ! » et court vers lui. Barta était bien joyeux de reconnaître que la demoiselle avait la parole et l’ouïe ; il la prit sur ses bras et s’empressa de la porter à la ferme qui n’était pas trop éloignée, et où se trouvait la dame de Turyn toute désolée. On ne savait comment leur fille avait disparu subitement du château, ni ce qu’elle était devenue. Tous ses habitans, avec le chevalier Turynský, étaient à sa recherche dans les forêts, pendant que la châtelaine de Turyn attendait à la Ferme-blanche. Vous pouvez vous penser quelle fut la joie de cette pauvre mère, quand Barta lui apporta sa fille, qui était guérie de mutisme et de surdité. Quand son père fut revenu, et que la fillette leur eut tout raconté, ils firent vœu de bâtir, près de la source, une petite église en actions de grâces. Et ils tinrent parole. Cette petite église que vous voyez là, est encore la même ; et la source voisine est aussi celle auprès de laquelle la petite fille avait fait sa prière ; et voilà le bois, où elle s’était égarée. Mais il y a déjà bien longtemps que la petite fille, que le seigneur Turinsky et sa femme sont morts, que Barta est mort, et que le château de Turyn demeure en ruines. »

« Et que sont devenus les moutons et le chien ? » demanda Guillaume.

« Le chien et les moutons sont crevés, les agneaux ont grandi, et ont eu de jeunes agneaux. Et c’est, comme cela dans ce monde, mes chers enfants : l’un en sort, et l’autre y entre. »

Les enfants tournaient alors les regards vers la vallée. Ils y voyaient, dans leur imagination, le chevalier chevaucher et la fillette courir — et voici que tout à coup, une dame, montée sur un cheval blanc, sort du bois, se dirigeant vers le bas de la vallée, avec un écuyer qui la suit. Elle portait une jaquette de couleur foncée, une longue jupe de couleur brune et qui tombait presque à terre ; elle était coiffée d’un chapeau noir sur lequel flottait un voile vert-foncé ; son visage était encadré de beaux cheveux noirs comme du jais.

« Grand’mère ! grand’mère ! une dame costumée en chevalier ! regardez-la donc ! » crièrent les enfants.

« Et quelle idée avez-vous d’une dame habillée en chevalier ? C’est madame la princesse, » leur dit grand’mère, qui regardait en bas par la fenêtre.

« C’est madame la princesse qui monte vers nous ! » s’écrièrent-ils tous.

« Dieu sait ce que vous voyez ; comment un cheval pourrait-il grimper jusqu’ici ? » dit grand’mère.

« Mais c’est la vérité, Roland grimpe comme un chat ; regardez seulement ! » disait Jean.

« Laissez-moi en repos : je n’en veux rien voir. Ces nobles ont des distractions auxquelles je ne comprends rien, » dit grand’mère, qui empêchait encore les enfants de se pencher par la fenêtre.

Il ne se passa guère de temps avant que la princesse fût en haut. Elle sauta légèrement de cheval, ramena sa jupe longue par-dessus son bras et entra au pavillon.

Grand’mère se leva et la salua respectueusement.

« C’est la famille Proschek ? » demanda la princesse, en considérant les visages des enfants.

« Oui, ma gracieuse Dame, » répondit grand’mère.

« Et tu es sûrement la grand’mère ? »

« Oui, madame la princesse, je suis la mère de leur mère. »

« Tu peux être satisfaite, car tu as là des petits enfants bien portants. Et vous, enfants, obéissez-vous bien à grand’mère ? » demanda-t-elle aux enfants qui ne la quittaient pas des yeux ? À cette question, tous les baissèrent, en répondant à mi-voix : « Nous obéissons. »

« Allons ! » dit grand’mère, « ça va encore avec eux. Mais quelquefois pourtant…… Mais qu’y faire, lorsque nous n’étions pas meilleurs en notre temps ? »

La princesse sourit. Et voyant sur le banc un panier rempli de fraises, elle demandait où les enfants les avaient cueillies.

Aussitôt grand’mère fit signe à Barounka d’en offrir à madame la princesse. « Elles sont fraîches ; les enfants les ont cueillies en chemin ; peut-être que madame la princesse en mangerait avec plaisir. Quand j’étais jeune, j’aimais beaucoup les fraises ; mais depuis qu’un de mes enfants est mort, je n’en ai plus porté une seule à ma bouche. »

« Et pourquoi ? » demanda la princesse en prenant des mains de Barounka le panier de fraises.

C’est comme cela chez nous, madame la princesse. Quand une mère perd son enfant, elle ne mange plus ni cerises, ni fraises, jusqu’au jour de la Saint-Jean-Baptiste. On raconte que sainte Marie va par le ciel, présentant des fruits aux petits enfants. Mais si la mère de quelque enfant a pourtant mangé des fruits, la sainte Vierge dit à l’enfant : « Vois-tu, mon petit enfant, tu en auras bien peu ; ta mère te les a mangés. Et c’est pourquoi les mères s’abstiennent de fruits. Et quand on a été sans y toucher jusqu’à la Saint-Jean-Baptiste, on y renonce bien encore après, » ajouta grand’mère pour finir.

La princesse tenait alors entre ses doigts une fraise douce et vermeille comme ses belles lèvres ; mais au récit de la grand’mère, elle la remit lentement dans le panier en disant : « Je ne peux plus en manger à présent ; puis mes enfants, vous n’en n’auriez plus à manger en chemin. »

« Qu’à cela ne tienne, madame la princesse ! Veuillez en manger, ou bien les emporter dans la petite corbeille, et nous en cueillerons d’autres, » répondit vite Barounka, tout en repoussant légèrement la corbeille que la princesse lui tendait.

« Eh bien, j’accepte votre présent, » dit-elle en souriant à la naïve enfant ; mais vous viendrez demain chercher la corbeille au château ; et vous amènerez grand’mère avec vous. Vous entendez ? »

« Nous irons, nous irons, » lui répondirent les enfants avec la même aisance qu’ils eussent fait à madame la meûnière les mandant au moulin. Grand’mère aurait bien voulu objecter quelque chose ; mais il en était trop tard ; la princesse s’était déjà inclinée doucement vers grand’mère ; elle sourit encore une fois aux enfants et sortit du pavillon. Puis, tendant la corbeille à son écuyer, elle s’élança sur son cheval Roland, et disparut dans les arbres comme une belle apparition.

« Grand’maman ! » dit Barounka, « comme je me réjouis d’aller au château ! Papa dit que madame la princesse a de si beaux tableaux ! » « Il y a, dit-on, un perroquet qui parle, dit Jean à son tour et en battant des mains. Vous verrez, grand’mère, combien vous serez étonnée ! »

Quant à la petite Adèle, elle considérait sa robe, et dit : « N’est-ce pas, grand’mère, que je mettrai une autre robe ? »

« Ah ! Seigneur mon Roi ! mais je n’ai pas regardé la petite ! Te voilà belle ! qu’est-ce donc que tu as fait ? » s’écria grand’mère en voyant comme la robe de la petite fille était salie.

« Je n’y peux rien, Jean m’a poussée, et je suis tombée sur les fraises, » dit l’enfant pour s’excuser.

« Vous avez toujours, à vous deux, des querelles ensemble. Madame la princesse aura pensé de vous quelque chose de beau, que vous êtes des petits diables ! Allons ! marchez vers la vénerie. Mais je vous le dis, à vous autres, garçons : Si vous recommencez à faire vos sottises, je ne vous emmène plus avec moi. » Telle fut la menace de grand’mère.

« Nous serons sages, » lui assurèrent les garçons.

« C’est ce que nous verrons ! » répondit grand’mère, en suivant, par derrière les enfants, le sentier qui, à travers la forêt, les conduisait à la maison du garde-forestier.

Ils ne cheminèrent pas longtemps sans se trouver entre des arbres très-feuillus, à travers lesquels ils apercevaient déjà la Ferme-blanche et la maison du garde. Devant cette construction s’étendait une verte pelouse, entourée d’une haie, et plantée de tilleuls et de châtaigniers, sous lesquels étaient dressés plusieurs bancs rangés devant des tables, dont les pieds étaient affermis dans le sol. Sur le gazon se promenaient des paons dont grand’mère disait toujours qu’ils ont le plumage des anges, le cri des diables, et la démarche des malfaiteurs. Ils étaient avec une quantité de pintades tachetées, et chassieuses, de lapins blancs aux oreilles dressées, qui s’ébattaient sur le gazon, et s’enfuyaient au moindre bruit. Une belle biche, avec un joli ruban rouge au cou, était couchée au soleil, et quelques chiens se promenaient aussi dans la cour. À peine les enfants se faisaient-ils entendre que les chiens se mirent à japper joyeusement, en courant et en faisant autour d’eux des sauts qui auraient bien failli les renverser. La biche vint aussi à l’appel d’Adèle, et regardait avec ses yeux sages la petite fille aussi tendrement que si elle voulait lui dire : « Ah c’est toi qui m’apportes toujours de si bonnes bouchées ! sois la bienvenue ! » Mais probablement qu’Adèle avait lu cette pensée dans les yeux de la biche ; car elle mettait la main dans sa poche, pour en tirer un morceau de petit pain blanc, qu’elle donna à la biche qui la suivit partout.

« Qu’est-ce que ce tapage que vous nous menez-là ? eh, la bande ! » cria une voix de quelque part ; et aussitôt le garde-chasse sort du logis, en veste verte et légère, et en simple casquette. — « Eh ! mais voilà mes chers petits hôtes, » s’écria-t-il en voyant grand’mère. « Soyez les bienvenus et entrez !… Hector, Diane, Anina ! Allez vous coucher ! C’est toujours, avec eux, à ne pas s’entendre parler ! » et il se fâchait contre ses chiens. Grand’mère fit son entrée dans la maison de chasse, où se trouvaient fixées, en dehors, et au-dessus de la porte, de puissantes ramures de cerf. À l’intérieur, plusieurs fusils étaient suspendus à la muraille, mais hors de l’atteinte des enfants. C’est qu’elle avait grand peur des fusils, grand’mère, même quand ils n’étaient pas chargés ; et c’était ce qui faisait bien aussi un sujet de risée pour le chasseur. « Mais, lui répliquait-elle, peut-on savoir ce qui en arriverait ? le diable ne dort jamais ! »

« C’est vrai ! » répondait le chasseur. « Quand Dieu le permet, le coup part. »

Elle accordait au chasseur de la plaisanter, pourvu qu’en sa présence il ne prît point en vain le nom de Dieu, et qu’il ne jurât pas ; ce qu’elle n’aurait point supporté d’entendre. Dans ce cas, elle se bouchait aussitôt les oreilles en disant : « À quoi sert d’avoir une telle langue, sinon pour qu’après votre départ on doive répandre de l’eau bénite ? » Monsieur le chasseur aimait grand’mère, et il prenait bien garde d’introduire, dans ses discours, le diable qui, disait-il, pouvait quelquefois s’y glisser.

« Et où est donc votre femme ? » demanda grand’mère, tout en entrant dans la pièce principale où ne se trouvait alors personne.

« Asseyez-vous d’abord ; je vais l’appeler, dit-il. Vous savez qu’elle se balance comme une poule entre ses poussins » ; et ce disant, il sortit pour l’aller chercher. Les garçons restaient debout devant les râteliers où reluisaient les fusils et les couteaux de chasse ; les filles jouaient avec la biche, qui était entrée avec elles dans la chambre, et grand’mère se dit, en jetant un coup d’oeil de complaisance sur cette jolie chambre si bien tenue : « C’est vrai ! Que l’on vienne ici le dimanche ou le vendredi, on y trouve tout dans le plus grand ordre ; et tout y est brillant comme une glace. » Et comme il lui tomba sous les yeux de la toile roulée et marquée, elle s’avançait pour l’examiner.

Mais au même instant la porte s’ouvrit, qui donna passage à la maîtresse de la maison. C’était une femme encore assez jeune, en robe de ménage, mais fort propre, et en bonnet blanc. Sur ses bras, elle tenait une petite fille aux cheveux blonds. Elle salua cordialement grand’mère et ses petits enfants, mais avec cette physionomie ouverte et souriante qui montrait bien que sa joie de les voir était grande. « J’étais sortie pour arroser de la toile. J’en suis bien contente : car, cette année-ci, elle sera blanche comme de la neige. » dit la femme du garde-chasse, en s’excusant de son absence.

« On voit que vous êtes soigneuse, » lui répondit grand’mère : « car en même temps que vous faites blanchir une pièce, vous en préparez ici une autre pour le tisserand. Cette toile sera forte comme du parchemin. Pourvu qu’il vous la fasse bien, et qu’il ne vous trompe pas ! Êtes-vous contente de votre tisserand ? »

« Ah vous savez, grand-mère, que chacun d’eux trompe, » dit la femme du chasseur.

« Mais je voudrais bien savoir comment le tisserand pourrait vous tromper ? Vous avez tout si bien calculé ! » dit à son tour le chasseur en riant. « Allons ! asseyez-vous et ne restez pas droite comme vous êtes ! Et le forestier la pressa encore, en voyant qu’elle ne pouvait quitter des yeux la filure.

« J’en ai toujours le temps, » dit grand’mère, et elle prit par la main la petite Anna, que la femme du chasseur avait placée près d’un banc, après lequel la petite se tenait à deux mains, pour ne pas tomber ; c’est qu’elle commençait à peine à marcher.

Comme la maîtresse du logis s’éloignait par la porte d’entrée, deux garçonnets, brunis par le soleil, furent aperçus derrière elle ; l’un était blond comme sa mère ; l’autre, brun comme son père. Ils étaient entrés avec leur mère dans la chambre ; mais quand leur maman avait adressé la parole à grand’mère, ils s’étaient cachés derrière ses jupes, ne sachant que dire aux petits visiteurs.

« Qu’est-ce que c’est que de vous, grimaces de geai ? » leur dit le père. « En sont-ce là des manières, d’aller vous cacher derrière votre maman, quand vous avez à complimenter votre monde ? Donnez tout de suite la main à grand’mère ! »

Et les garçonnets s’avancèrent, d’un bon air, vers grand’mère, en lui tendant les mains. Elle y mit des pommes. « Tenez, » leur dit-elle, « et jouez » ; mais n’ayez plus honte la prochaine fois ! Il n’est pas convenable que des garçons se cachent derrière les plis de la robe de leur mère. » Et ils baissèrent les yeux, mais en les fixant sur les pommes.

« Et vous pouvez sortir à présent ! » leur dit leur père. Allez montrer aux enfants le hibou, et donnez-lui le geai que j’ai abattu aujourd’hui ; montrez-leur les petits chiens et les jeunes faisans. Mais ne volez pas alentour comme des autours, ou je vous… ! »

Les enfants n’entendirent pas ce supplément ; car à peine leur avait-il dit : « Sortez ! » qu’ils étaient déjà dehors.

« En voilà une chasse ! » dit le forestier ! Mais on pouvait remarquer qu’il ne l’avait point faite à contre-cœur.

« Les enfants sont des enfants ! » dit grand’mère ; « leur sang est jeune. Ah ! si seulement ils n’étaient pas si sauvages ! » reprit la femme du chasseur. « Mais croyez bien, grand’mère, que je suis journellement dans les transes. Ça ne vous fait que grimper tout le jour après les arbres, faire des culbutes, déchirer leurs pantalons, — que ça fait peur de le dire ! Je rends grâces au Seigneur de m’avoir, en compensation, donné une bonne petite fille. — Ah ! elle, à la bonne heure ! »

« Que voulez-vous, chère dame ? la fille tient de la mère ; et le garçon, du père, » répliqua la grand’maman.

La maîtresse du lieu tendit, en lui souriant, sa petite fille à son mari, pour qu’il la tînt un moment sur ses bras. « Je reviens à l’instant, » dit-elle, « je vais chercher le goûter. »

« C’est une bonne femme, » dit le chasseur, quand la porte se fut fermée derrière elle ; et ce serait un péché que de lui faire de la peine. Si seulement elle n’était pas toujours en peur que les bambins ne se tuent ! Un garçon ? Est-ce que ça ne doit pas être comme le feu ? »

« Oui, sans doute ! Mais l’excès en tout est nuisible, mon bon compère. Si on leur laissait faire toutes leurs volontés, ils finiraient par marcher sur les têtes, » dit grand’mère, quoiqu’elle ne se conduisît pas toujours elle-même d’après ces principes.

Quelques minutes après, la ménagère rentrait, les mains toutes chargées. Une nappe blanche recouvrit aussitôt la table de chêne, pour recevoir des assiettes en porcelaine et des couteaux à manches en corne de cerf ; il y parut bientôt des fraises, une omelette, du lait, du pain, du miel, du beurre et de la bière.

La dame du logis retira le fuseau des mains de grand’mère, en lui disant : « Ne filez plus à présent, et servez-vous ! Coupez du pain et y étendez du beurre. Il est tout frais battu, et la bière n’est point baptisée. L’omelette n’est pas excellente ; je l’ai faite aujourd’hui, et seulement au petit bonheur ; mais on trouve appétissant ce sur quoi l’on ne comptait pas. Des fraises ? vous n’en mangez point ; mais les enfants les aimeront quand je les aurai arrosées d’un peu de crème. » C’est ainsi que la ménagère engageait son monde, débitant les morceaux de pain les uns après les autres, les recouvrant de beurre et y versant des filets de miel.

Tout à coup grand’mère se frappa au front, comme celle à qui revient un souvenir : « En voilà une vieille tête qui n’a pas de mémoire ! Voyez, je n’avais pas encore pensé à vous dire que nous avons causé avec madame la princesse au pavillon. »

« Je ne m’en étonne pas, car ces enfants nous étourdissent de leurs cris, » dit la femme du chasseur. Mais lui, il voulut tout de suite savoir ce que la princesse leur avait dit.

« Ne commencez pas encore, » demanda sa femme, avant que je sois revenue ! Je vais appeler les enfants pour les faire manger, et je crois qu’ils n’en seront que plus sages.

Pendant ce temps-là, les enfants avaient tout examiné ; les jeunes garçons du chasseur, François, et Barthélemi, s’empressaient à l’envi de leur tout montrer. Ils revenaient justement vers la maison, et en ce moment la petite chienne Anina, exécutait devant eux, sur le gazon, tous les tours qu’elle savait : elle sautait par-dessus un bâton tenu à hauteur, apportait dans sa gueule tout ce qu’on lui avait jeté, etc. Quand leur mère parut sur le seuil pour les appeler au goûter, ils ne se le firent pas dire deux fois : « Asseyez-vous sous les arbres, et ne vous salissez pas trop ! » dit la femme du chasseur, tout en servant le goûter sur les tables. Les enfants se rangèrent ; et autour d’eux, les chiens qui les regardaient fixement.

Une fois rentrée dans la chambre, la femme du chasseur pria grand’mère de vouloir bien parler de madame le princesse. Et grand’mère de raconter tout ce qui s’était passé au pavillon.

« Je répéterai toujours qu’elle a le cœur bon, » dit la femme du forestier. « Car, aussi souvent qu’elle vient ici, elle demande ce que font les enfants, et baise la petite Anna au front. Celui qui aime les enfants a de la bonté ; mais ses serviteurs parlent d’elle qui sait comment ? »

« Oui ! Faites du bien au diable, et il vous donnera l’enfer en récompense, » dit grand’mère.

« Vous avez bien raison, » reprit le chasseur. « C’est ce que je dis aussi ; nous ne pourrions souhaiter une meilleure maîtresse, si ceux qui sont autour d’elle ne l’assiégeaient pas de leurs mensonges. Car tous ces gens-là ne vivent que pour offenser Dieu. Quand j’observe tout ce qui se passe dans ce monde, le diable… ! N’a-t-on pas sujet de se fâcher, quand on voit qu’un lourdaud — qui ne sait rien faire que se tenir debout, derrière la voiture, comme une marionnette en bois, ou assis dans une antichambre, — est payé autant moi, et qu’on le compte pour plus que moi, qui suis obligé de courir dans les bois, par la pluie, la boue et la neige, de batailler jour et nuit avec les braconniers, d’être partout et de veiller à tout ? Ce n’est pas que je me plaigne, car je me trouve même heureux ; mais quand ce faiseur d’embarras vient par ici mettre le nez, je lui donnerais…, sur mon honneur… ! mais c’est en vain que je me fâche. » Et le chasseur prit son verre de bière qu’il vida d’un trait.

« Je voudrais bien savoir si madame la princesse connaît ce qui se passe. Pourquoi n’a-t-on pas le courage de lui faire savoir quand on fait du tort à quelqu’un ? » demanda grand’mère.

« Je lui parle souvent, et je pourrais bien encore lui dire ceci ou cela ; mais je me pense toujours : mon François, il vaut mieux te taire, car tout l’inconvénient d’avoir parlé pourrait retomber sur toi. Puis, elle ne serait pas obligée de me croire ; elle pourrait s’informer près de ceux qui sont mieux placés que moi — et tout serait fini. Ils se tiennent tous ensemble, la main dans la main. Je lui ai parlé, néanmoins, il y a quelques jours ; elle se promenait dans la forêt avec le prince étranger qui est ici chez elle. Ils ont rencontré quelque part Victoire, et ils me demandaient qui elle était ; la princesse en était toute effrayée. »

« Et que vous lui en avez vous dit ? » demanda grand’mère.

« Et qu’avais-je à lui en dire sinon qu’elle est folle, mais qu’elle ne fait de mal à personne ? »

« Mais elle, qu’a-t-elle répondu ? »

« Elle s’est établie sur le gazon, et le prince s’est assis à ses pieds ; ils m’ont ordonné de m’asseoir auprès d’eux, et de leur raconter tout ce que je savais de la folie de Victoire, et comment elle est devenue insensée. »

« Et tu as été content d’en faire le récit, n’est-ce pas ? » dit la femme du chasseur en souriant.

« Tu le sais, ma femme : qui ne serait content de servir une si belle dame ? Notre princesse n’est plus, après tout, si jeune ; et elle est diantrement belle. Mais que devais-je faire ? il fallait bien raconter ce que je savais. »

« Vous vous moquez du monde, mon bon compère ! voilà deux ans, depuis mon arrivée ici, que vous me promettez de me dire les causes de la folie de Victoire, et jusqu’à présent, vous n’avez pas tenu votre promesse. Je ne suis pas une belle dame ; donc, je ne peux pas vous commander ; aussi je crois que je n’apprendrai jamais cette histoire, n’est-ce pas ? »

« Oh ! grand’mère, vous m’êtes plus chère que la plus belle dame du monde ! Si vous vouliez m’écouter, je serais prêt à vous raconter l’histoire tout de suite. »

« Quand le compère s’en mêle, il sait tout adoucir avec des coussins couverts de soie, » dit en riant grand’mère. « Si cela convient à madame, je vous invite à parler. Les vieillards sont comme les enfants, vous le savez bien vous-même : ils aiment les histoires. »

« Je ne suis pas encore âgée, et j’aime aussi à en entendre, » répondit la femme du chasseur. Allons, raconte, mon très-cher ! raconte, le temps passe bien vite. »

« Maman, je t’en prie, donne-nous encore du pain ; nous n’en avons plus, » vint dire à la porte une petite voix, celle de Barthélemi.

Mais il n’est pas possible que les enfants aient déjà tout mangé ! » dit grand’mère tout étonnée.

« Ils en ont mangé une moitié, et donné l’autre aux chiens, à la biche, aux écureuils ; c’est toujours comme cela. Ah Dieu ! Qu’ils me fâchent souvent ! » dit en soupirant la femme du chasseur, mais en leur coupant à nouveau du pain.

Pendant qu’elle sortait pour le distribuer aux enfants et remettre sa petite fille aux soins de la bonne ; et que monsieur le chasseur bourrait sa pipe, grand’mère disait : « Mon mari défunt, que Dieu lui donne le repos éternel ! avait aussi cette coutume qu’avant de commencer un récit, il lui fallait avoir sa pipe prête » ; et à ce souvenir, les yeux de grand’mère brillèrent d’un plus vif éclat.

« Je n’y comprends rien ; mais tous nos hommes ont cette mauvaise habitude, » dit la femme du chasseur, qui du pas de la porte avait entendu les dernières paroles de grand’mère.

« Allons ! Fais encore semblant de n’en être pas contente ! » répliqua le chasseur en allumant sa pipe ; « c’est toi-même qui m’apportes du tabac de la ville. »

« Mais qu’est-ce qu’on ne doit pas faire, si l’on veut vous contenter ? Oui, il faut faire tout ce qu’on lit dans vos yeux. Commence donc ton récit ! » dit la ménagère en s’asseyant devant son rouet, à côté de grand’mère.

« Je suis prêt, eh bien ! soyez attentives ! » Il dit, et il tire de sa pipe le premier nuage de fumée qui s’élève au plafond. Il se croise les jambes, s’adosse commodément sur sa chaise, et voici en quels termes il raconte l’histoire de Victoire la folle :