Grand’mère/08

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 145-173).
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viii.


La prairie qui appartenait au château, était couverte de fleurs. Le milieu en était marqué par une raie de partage, et dans cette raie croissaient des serpolets, sur lesquels Adèle s’assit comme sur un coussin. Elle regardait une petite bête à bon Dieu, qui courait d’un côté de sa robe à l’autre, de sa robe à sa petite jambe, et de sa jambe sur son brodequin vert. « Ne t’en va pas, ma petite, je ne te ferai point de mal, » disait la petite fille à la bête à bon Dieu, en la prenant entre ses doigts, pour la mettre à nouveau sur sa robe.

Non loin d’Adèle, et près d’une fourmilière, étaient accroupis Jean et Guillaume, attentifs aux mouvements continuels de ces fourmis. « Regarde, Guillaume, comme ça court ; et vois-tu cette fourmi-ci qui a perdu un œuf ? et comme cette autre l’a ramassé pour le porter au monceau. »

« Attends, j’ai un morceau de pain dans ma poche, je vais l’émietter, et nous verrons ce qu’elles feront des miettes. »

Il tira de sa poche le morceau de pain et en émietta quelque peu sur le chemin. Regarde, comme elles accourent toutes, et en se demandant comment le pain s’est trouvé là tout d’un coup.

Et voyez ! comme elles poussent ce petit morceau toujours plus loin ! Puis, en voici d’autres qui y accourent de tous les côtés. Mais comment ces autres-là ont-elles su qu’il y a ici quelque chose pour elles ?

Au même instant, ils furent distraits de leur contemplation par le son d’une voix claire qui de mandait : « Que faites-vous ici ? »

C’était celle de la comtesse Hortense qui, montée sur un cheval blanc, arrivait assez près d’eux, sans qu’ils l’eussent entendue.

« J’ai une bête à bon Dieu, » dit Adèle, en montrant sa main fermée à la comtesse, qui venait de descendre du cheval et s’avançait vers elle.

« Montre-la moi ! »

Adèle ouvrit la main, mais elle était vide « Oh ! elle s’est enfuie ! » dit la petite fille en fronçant le sourcil.

« Attends ! elle n’est pas encore partie ; mais elle veut fuir, » dit la comtesse, en prenant avec précaution la bête à bon Dieu sur l’épaule de la petite fille. « Et que veux-tu en faire, » demanda-t-elle encore à Adèle.

« Je la laisserai s’envoler. Attends, tu verras comme elle s’envolera ; regarde ! » Adèle mit la petite bête sur le plat de sa main qu’elle leva en disant : « La bête à bon Dieu, la bête à bon Dieu ! Elle s’est envolée vers les cieux, près de Dieu ! »

« Elle a répandu là un pot de lait, » ajouta Guillaume en appliquant légèrement un petit coup sur la main d’Adèle. La bête à bon Dieu souleva son petit manteau noir tacheté de rouge, développa sous ce manteau ses petites ailes, et s’envola dans les airs ?

« Allons, toi ! Pourquoi est-ce que tu l’as poussée, » dit Adèle avec un peu de fâcherie, — « Pour la voir s’envoler un peu plus tôt, » dit le petit garçon en riant ; puis, se retournant vers Hortense, il la prit par la main : « Viens, mademoiselle Hortense, lui disait-il, « viens voir : je n’ai donné qu’un petit morceau de pain aux fourmis, et il y en a tant tout alentour ! » ajouta-t-il, avec l’expression d’un grand étonnement.

La comtesse mit sa main dans la poche de sa jaquette de velours noir, et en tira un petit morceau de sucre qu’elle donna à Guillaume avec ces mots : « Mets-le dans l’herbe ici, et vous verrez comment, en un clin d’œil, elles seront toutes venues l’assiéger. C’est qu’elles aiment les choses douces. »

Guillaume obéit, et quand il vit qu’en peu d’instants les fourmis, accourues de toutes les directions rongeaient le sucre pour le transporter, par petites molécules, à leurs magasins, il en manifesta ainsi son étonnement à la comtesse : « Mais dis-moi, mademoiselle, comment les fourmis savent-elles qu’il y a ici quelque chose de bon pour elles ? Dis-moi aussi ce qu’elles font des œufs qu’elles portent et rapportent sans cesse, de dehors en dedans, et de dedans en dehors ? »

« C’est que ces œufs, dit la comtesse, sont comme leurs enfants à elles, et celles qui les portent font l’office de bonnes ou de gardiennes. Quand le soleil brille et qu’il fait bien chaud, elles les sortent des cellules obscures, pour les mettre au soleil, afin qu’ils ne s’en portent que mieux. »

« Et où sont leurs mères ? » demanda Adèle.

« Elles restent au logis, tranquillement occupées à pondre leurs œufs, afin que la race des fourmis ne vienne pas à s’éteindre. Et les pères vont et viennent alentour, comme pour leur raconter quelque chose et les divertir de tout sujet de plainte. Quant à ces autres que vous voyez courir ici, ce sont des ouvrières. »

« Et quel est leur ouvrage ? » demanda Jean.

« Elles apportent à manger, bâtissent, ou réparent les bâtiments, prennent garde aux enfants et nettoient le logis. Quand quelque fourmi meurt, elles l’emportent dehors ; elles prennent garde aux ennemis qui les viendraient surprendre. Que si cela arrive, elles défendent, toutes ensemble, leur communauté contre l’ennemi. C’est à tout cela que doivent suffire les ouvrières. »

« Et comment se comprennent-elles l’une l’autre, puisqu’elles ne peuvent pas parler ? » demandèrent les enfants étonnés.

« Bien qu’elles n’aient pas le langage des créatures plus intelligentes, celui des hommes par exemple, elles se comprennent pourtant. Avez-vous observé que cette première qui avait trouvé le sucre, est allée en communiquer la nouvelle aux autres, et que les autres sont vite accourues ? Regardez comme elles s’accostent l’une l’autre, comme elles se touchent avec leurs antennes, tout comme si elles avaient à se dire quelque chose en passant ; et voyez encore comme elles se forment en groupes, comme pour se consulter ensemble ; mais qui sait sur quoi ? »

« Ont-elles aussi dans leurs fourmilières des chambres, et des cuisines dans les monceaux ? » demanda Adèle.

« Elles n’y ont pas besoin de cuisines, parce qu’elles ne font rien cuire ; mais elles y ont de petites cellules qui sont pour les enfants et pour les mères ; et il s’y trouve aussi des salles pour les ouvrières ! elles ont des maisons divisées en plusieurs étages, avec des passages intérieurs pour aller d’un étage à l’autre. »

« Mais comment peuvent-elles se bâtir des demeures de telle sorte qu’elles ne s’écroulent pas ? » demandèrent de nouveau les enfants.

« Elles bâtissent solidement ; et si une puissance, plus forte, ne le leur détruit, leur bâtiment ne s’écroule pas encore si facilement. Elles font des murs et des toits avec de menus morceaux de bois, des brins de paille, des feuilles sèches, de l’herbe et de la terre, dont elles font de petites boules, qu’elles humectent de leur salive, quand elles sont sèches, pour en faire un emploi analogue à celui que nos maçons font des briques. Elles préfèrent de beaucoup bâtir par une pluie très-fine, et quand la terre est humide. »

« Et qui a enseigné tout cela aux petits animaux ? » demanda Guillaume.

« C’est le bon Dieu qui leur a donné cette intelligence instinctive de savoir, dès leur éclosion, comment se nourrir, et par quel moyen se protéger pour leur conservation ; oui, il y a de petits animaux qui trouvent, avec tant d’art et de finesse, tout ce dont ils ont besoin pour leur usage, que leur instinct a quelque ressemblance avec le sens humain. Quand vous fréquenterez l’école et que vous saurez lire, vous en apprendrez beaucoup sur les petits animaux et sur leurs habitudes que j’ai aussi étudiées, » ajouta la comtesse.

Pendant cette conversation, grand’mère revint avec Barounka, rapportant beaucoup de fleurs, d’herbes et de simples qu’elles avaient cueillis dans la prairie. Les enfants racontèrent tout de suite à grand’mère ce que la comtesse leur avait appris sur les fourmis ; et celle-ci demanda à grand’mère dans quel but elle emportait tant de plantes.

« Mademoiselle, c’est du cumin et un peu d’aigremoine. On laisse sécher le cumin, dont le grain, qui sert dans le ménage, entre dans la préparation du pain et des autres aliments ; et la paille sert pour le bain des enfants. L’aigremoine réussit contre les maux de gorge, après qu’on l’a bien lavée. Les gens du pays savent que j’ai toujours des simples, et ils en envoient chercher chez moi. Il est toujours bon d’avoir chez soi ces remèdes ; car si on n’en pas besoin soi-même, on peut en faire part aux autres. »

N’y a-t-il pas de pharmacie à la petite ville ? » demanda la comtesse.

Ce n’est pas en ville qu’elle se trouve, mais à une lieue d’ici. Et de quoi servirait-il qu’elle fût à la ville ? La préparation latine du laboratoire devient une cuisine trop chère — Puis, pourquoi acheter si cher ce que nous savons préparer nous-mêmes ? »

« Le docteur vous écrit-il la recette, selon laquelle vous devez les faire bouillir ? »

« Oh, que non ! mademoiselle ! Est-il donc nécessaire d’appeler le docteur pour un petit malaise ? Il demeure à une heure de chemin, et il se passe bien une demi-journée avant qu’il arrive. Si l’on n’avait pas de remèdes chez soi, on pourrait mourir avant son arrivée. Et enfin, quand il arrive, il prescrit tant de remèdes, de potions, d’emplâtres, de sangsues qu’on en perd la tête, et que le malade en devient plus malade encore. Je ne crois pas aux médecins, et quand nous sommes indisposés, quelqu’un des enfants, ou moi, mes herbes suffisent. Que si quelqu’un tombe malade, je dis pourtant : « Envoyez chercher le médecin ! » Si c’est Dieu qui visite le malade par une maladie grave, les médecins sont bientôt à bout de leur savoir ; ils laissent, disent-ils, agir la nature qui doit se venir en aide à elle-même. C’est le bon Dieu pourtant qui est le meilleur médecin ; si l’on doit vivre, on se guérit sans docteur ; mais si l’on doit mourir, toute une pharmacie ne saurait en empêcher. »

« Et qu’est-ce que vous emportez avec vous ? » demanda la comtesse à Barounka. « Sont-ce aussi des plantes médicinales ? »

« Eh non, mademoiselle Hortense, » répondit Barounka vivement ; « ce sont des fleurs pour faire des couronnes. C’est demain la Fête-Dieu, et Marie et moi, nous serons de cérémonie à la procession. »

« Et j’y assisterai aussi avec Hélène, » ajouta Adèle.

« Et nous aussi ! » s’écrièrent les garçons.

« Et qui est cette Hélène ? » demanda la comtesse.

« Hélène est la fille d’une dame de la ville, de cette grande maison sur laquelle est peint un lion, » répondit Adèle.

« Dis plutôt la dame de l’hôtel du Lion, » lui dit grand’mère.

« Iras-tu aussi à la procession ? » demanda Barounka à la comtesse.

« Assurément que j’y irai ! » dit la comtesse, en s’asseyant sur l’herbe, pour aider grand’mère et Barounka à tresser leurs couronnes.

« Tu n’as jamais fait partie, comme fille d’honneur, du cortège de la Fête-Dieu ? » demanda Barounka.

« Jamais ; mais quand j’étais encore à Florence, j’ai été une fois comme fille d’honneur à la procession de la Madonne, et j’ai porté à la Madonne une couronne de roses. »

« Qu’est-ce que cette Madonne ? » demanda encore nouveau Barounka.

« On dit en Italie la Madonne, comme on dit ici la Vierge Marie, » répondit la comtesse.

« Mademoiselle est née en Italie ? Là où sont de nos soldats ? » demanda grand’mère.

« Oui ; seulement ils ne sont pas dans la ville où je suis née, — à Florence. On y tresse de ces beaux chapeaux en paille de riz que vous portez. Les champs y sont de riz et de maïs ; et sur les montagnes croissent des châtaigniers aux fruits doux ainsi que des oliviers ; il y a des bosquets de cyprès et de lauriers, de belles fleurs, et un beau ciel bleu et sans nuages. »

« Ah, je la connais déjà ! » interrompit Barounka, « c’est cette ville que tu as en peinture dans ta chambre ; n’est-ce pas, mademoiselle ! Elle est traversée d’une large rivière, au-dessus de laquelle la ville s’élève encore vers la montagne. Ah ! grand’mère ! Qu’il s’y trouve de belles maisons et de belles églises ! De l’autre côté, ce sont des jardins et des maisonnettes. Auprès d’une de ces jolies maisons, joue une petite fille près de qui est assise une vieille dame. — C’est mademoiselle Hortense avec sa gouvernante. N’est-ce pas, mademoiselle, que tu nous l’as dit, quand nous avons été au château ? »

La demoiselle ne répondit pas tout de suite. Elle était devenue pensive ; ses mains reposèrent sans mouvement sur ses genoux. Après un silence, elle soupira profondément : « Oh bella patria ! O cara amica ! » et ses beaux yeux se mouillèrent.

« Qu’est-ce que tu as dit, mademoiselle Hortense ? » demanda curieusement Adèle, en se serrant contre elle, par manière de caresse.

Hortense appuya sa tête sur la petite tête de la fillette, et ne retint plus ses larmes qui coulèrent le long de ses joues.

« Mademoiselle s’est souvenue de sa patrie et de ses amis », dit grand’mère. « Vous, enfants ! vous ne savez pas encore ce que c’est que d’être obligé d’abandonner le lieu où l’on a été élevé. On ne peut l’oublier, quand même on serait encore assez heureux à l’étranger. Vous le ressentirez aussi quelque jour. Mademoiselle a là assurément des parents ? »

« Je n’ai pas au monde des parents que je connaisse, » répondit la comtesse tristement. « Ma bonne gouvernante, ma chère Giovanna, vit à Florence ; et je ressens quelquefois un chagrin si grand d’être éloignée d’elle et de ma patrie ! Mais la princesse, ma bonne mère, m’a promis d’y faire bientôt un voyage avec moi. »

« Et comment se fait-il que madame la princesse soit allée vous trouver si loin ? » demanda grand’mère.

« C’est que madame la princesse a bien connu ma mère ; elles étaient amies. Mon père, dangereusement blessé à la bataille de Leipsic, est mort, en suite de sa blessure, quelques années après, à sa villa près de Florence, et ma mère en a eu tant de chagrin qu’elle en est morte. Et moi, petite orpheline, je restai seule au monde. À cette nouvelle, madame la princesse est arrivée, et elle m’aurait emmenée tout de suite avec elle, si Giovanna ne m’avait pas aimée comme son enfant. Elle me laissa donc chez elle, en mettant sous son pouvoir le château avec tout ce qu’il contenait ; Giovanna eut soin de mon éducation. Quand je fus devenue grande, madame la princesse me prit chez elle. Oh ! je l’aime beaucoup, et autant que j’aurais aimé ma mère. »

« Mais elle aussi, madame la princesse vous aime comme si vous étiez sa propre fille, » dit grand’mère. « Je l’ai bien vu, quand j’ai été au château, et c’est ce qui m’a tant plu de la part de cette dame. Mais, pour que je n’oublie pas, mademoiselle, il faut que je vous parle de la famille Coudrna. Quand Barounka leur a remis l’argent qui venait de vous, mademoiselle, la joie les fit sauter presque jusqu’au plafond. Mais quand le père eut reçu la place de garde seigneurial, avec double appointement en nature, ils en eurent un étonnement et une joie inexprimables. Ils ne cesseront jamais de prier pour vous, mademoiselle, et pour madame la princesse, car ils vous seront reconnaissants jusqu’à la mort. »

« Ils n’ont à en remercier personne autre que toi, grand’mère, car c’est toi qui en as été la cause, » répondit la comtesse.

« Mais de quoi leur eut servi que j’eusse avancé pour eux une bonne parole, mademoiselle, si une bonne action ne s’y était jointe » répliqua grand’mère ? « La parole est tombée en bonne terre et la bénédiction en est sortie. »

Les fleurs étant disposées, grand’mère se leva, pour reprendre, avec les enfants, le chemin de la maison.

« Et moi, j’irai avec vous jusqu’au chemin fourchu, » dit la demoiselle, en prenant son cheval par la bride. « Si vous le voulez, garçons, je vous mettrai à cheval et vous ferez ainsi chacun un bout du chemin.

Les garçons sautèrent de joie, et en un clin d’œil, Jean se trouva monté à cheval.

« Ah, le petit diable ! » dit grand’mère qui considérait l’attitude hardie du petit Jean. Guillaume fit semblant de ne pas avoir peur ; mais quand la comtesse voulut l’aider à monter, il se mit à rougir jusqu’aux oreilles ; toutefois, Jean commençant à se moquer de lui, il s’enhardit. La comtesse mit aussi Adèle sur son petit poney, mais en marchant à côté d’elle, et à portée de la tenir d’une main ferme. La petite fille en était joyeuse ; mais les garçons la plaisantèrent, alléguant qu’elle avait la façon d’un pantin ou d’un singe ; et qui sait tout ce qu’ils lui auraient encore dit, si grand’mère ne les en eut repris et blâmés ?

Arrivée à la bivoie, la comtesse monta sans aide sur son petit cheval blanc, laissa tomber sa jupe bleue le long de l’étrier, ajusta son petit chapeau noir, fit encore aux enfants un geste d’adieu avec son fouet et quand elle eut dit au cheval et à haute voix : « Avanti ! » il vola comme une flèche avec elle, le long de l’allée.

Grand’mère poursuivit sa route vers la Vieille-Blanchisserie.

Il faisait encore très-beau le lendemain matin : pas un nuage n’obscurcissait l’horizon. Une voiture attendait devant la porte de la maison ; Jean et Guillaume se tenaient debout dans la voiture, vêtus de pantalons blancs, de vestes rouges, et tenant des couronnes en main. Monsieur Proschek allait et venait autour des beaux chevaux, caressait leurs luisantes crinières, et examinait, d’un œil de connaisseur, leurs belles membrures et leurs harnais. Il se rapprochait par instants du bâtiment, pour crier à la fenêtre : « N’êtes-vous pas encore prêtes ? Quand en finirez-vous ? » — « Tout de suite, papa, tout de suite ! » répondaient des voix qui partaient de l’intérieur de la chambre.

Et cet instant fut encore un temps assez long avant qu’elles fussent prêtes. Les filles finirent par sortir, Marie au milieu d’elles ; venaient ensuite madame Proschek, grand’mère, Betka et Ursule. « Faites attention à tout, et n’oubliez pas les volailles ! » leur recommandait grand’mère.

Sultan, qui voulait flatter Adèle, flaira les couronnes qu’elle tenait à la main ; mais elle leva les bras, et grand’mère chassa le chien en disant : « Ne vois-tu pas, sotte bête que tu es, qu’Adèle est de cérémonie ? »

« Elles sont comme de petits anges, » dit Betka à Ursule, quand les filles furent montées en voiture.

M. Proschek monta sur le siège, auprès du cocher, Venceslas, qui prit les guides en main et claqua de la langue. Les chevaux rejetèrent fièrement leurs têtes en arrière et la voiture s’envola vers le moulin, comme si le vent l’emportait.

Les chiens s’élancèrent par derrière ; mais quand monsieur Proschek les eut menacés avec le fouet, ils retournèrent à la maison devant laquelle on put les voir étaler leur ennui au soleil, à l’entrée du vestibule, et finir par ronfler.

Quel solennel air de fête régnait dans la petite ville ! Les maisons étaient ornées de rameaux verts, et des arcades qui entouraient la place principale, on eut dit d’un bosquet. La grande chaussée et toutes les rues adjacentes étaient jonchées de verdure et de roseaux fraîchement cueillis. Des quatre côtés de la place avaient été élevés des reposoirs, tous plus beaux les uns que les autres. Au milieu, là où, sous les tilleuls en fleurs, était dressée la statue de S. Jean Népomucène, avait été disposé un mortier qu’entouraient une multitude d’adolescents.

« On le tirera ! » avait dit M. Proschek à ses enfants, en le leur montrant de la voiture.

« Mais j’aurai peur ! » dit Adèle avec inquiétude.

Pourquoi donc, Adèle, aurais tu peur ? Le bruit n’en sera pas plus fort que celui d’un pot qui, chez nous, tomberait du dressoir sur le carreau ; » lui répondit Marie pour l’encourager.

Or, c’était assez souvent qu’Adèle entendait des coups pareils retentir à la maison de ses parents, et ce souvenir la tranquillisa.

La voiture s’arrêta près d’une grande maison à l’enseigne du Lion blanc et d’une grande grappe de raisin. Maître Stanický parut sur le seuil de l’hôtel et salua fort poliment, en ôtant sa calotte de velours, à longue houppe. Madame l’hôtesse était vêtue d’une jaquette courte en soie, et coiffée d’un bonnet garni d’une sorte de dentelle d’argent. Elle souriait à ses hôtes de son air le plus affable, et quand sa petite Hélène eut fait mine de vouloir se cacher derrière elle, elle la prit par une main, prit Adèle par l’autre, et les réunit en disant : « Allons, montrez-nous comme vous allez bien ensemble. »

« On dirait des jumelles, pensa tout haut grand’mère ». Les petites filles se regardèrent un moment ; puis, elles baissèrent encore la tête, comme si elles eussent été honteuses.

Maître Stanický prit monsieur Proschek par le bras, et rentra dans l’hôtel, en invitant tous les autres à les suivre. Ayant que la procession commence, nous avons encore le temps de causer un peu et de prendre un verre de vin.

Madame Proschek les avait suivis ; mais graud’mère était restée au dehors avec les enfants, après avoir dit aux dames : « Vous avez toujours assez de temps, puisque vous allez auprès des seigneurs ; pour moi, je ne pourrais attendre à plus tard pour entrer à l’église, à cause de la foule. Je resterai près des enfants. » Et elle resta avec eux sur le seuil.

Peu de moments après, deux jeunes garçons, vêtus d’une sorte de soutane rouge, débouchaient autour d’un coin de rue ; deux autres les suivaient, puis deux encore et Jean de s’écrier : « Ah, les voilà ! »

« Adèle, et toi, petite Hélène, dit grand’mère, faites attention là où vous marcherez pour arriver jusqu’à la procession, et n’allez point tomber. »

« Et toi, Barounka, aie l’œil sur elles. Et vous, enfants, marchez en garçons raisonnables, pour ne pas mettre le feu avec vos cierges. Priez aussi, et devant les autels des reposoirs, pour que Dieu soit content de vous. »

Pendant qu’elle leur adressait ces recommandations, le maître d’école s’était avancé avec ses élèves jusqu’à hauteur de l’hôtel.

« Bon jour, monsieur le maître ! je vous amène encore du petit monde ; ayez de la patience avec les petits ! » dit grand’mère au vieux maître.

« C’est bien, madame, j’en ai des grands, j’en ai des petits, selon que le troupeau accourt, » répondit le maître et il rangea les garçons auprès des garçons, et les filles avec les filles.

Grand’mère resta dans l’église, tout près de la porte, et parmi les femmes plus âgées, pendant qu’on rangeait les enfants autour de l’autel. Les cloches retentirent pour la troisième fois ; le peuple se pressa vers l’église ; le sacristain vint remettre aux garçons des cierges à trois pieds et tout allumés, la petite cloche retentit, les prêtres s’avancèrent vers l’autel et la messe commença. Les petites filles joignirent les mains et regardèrent d’abord fixement vers l’autel ; mais après l’avoir considéré un peu de temps, elles tournaient la tête à droite et à gauche, et leurs regards s’attachèrent sur le beau visage de la comtesse assise dans le haut, c’est-à-dire à l’oratoire de sa tribune. Elle lui adressèrent un sourire ; comment s’en empêcher ? Mais derrière la comtesse se tenait, là aussi, leur père, qui, sévèrement, leur fit signe de se tourner du côté de l’autel. Adèle ne comprit pas d’abord, car elle souriait encore, et à son père même, jusqu’à ce que Barounka l’eut tirée par sa robe et avertie de regarder vers l’autel.

C’était après l’élévation. Le prêtre prenait entre ses mains la sainte Hostie, et le peuple avait commencé à chanter en chœur. « Agneau de Dieu… Jésus-Christ, ayez pitié de nous ! » et les cloches se mêlèrent solennellement aux chants.

En avant marchaient les enfants, les garçons du pays avec des cierges à trois pieds et allumés, des jeunes tilles couronnées des fleurs et, effeuillant à l’envie les fleurs sur le parcours de la procession. Derrière elles s’avançait le cierge, la municipalité ; les personnes notables des environs ; ensuite les bourgeois et les gens de campagne ; grand’mère venait avec ces derniers. Les bannières des différents corps de métier flottaient avec bruit au-dessus des têtes, l’odeur de l’encens était mêlée aux frais parfums des ramilles et des fleurs répandues et le son des cloches retentissait dans les airs. Ceux qui ne pouvaient suivre la procession se tenaient aux fenêtres ou sur le seuil des portes pour la voir passer.

Comme les regards se repaissaient délicieusement du spectacle varié de tout ce cortège. Que de pompe et dans les toilettes et dans les ornements tout ensemble ! Ici, des gracieux vêtements des enfants, là les précieux ornements des prêtres ; plus loin un monsieur en frac à la dernière mode, plus près son honnête voisin dont l’habit solennisait sa cinquantaine ; là un brave garçon en veste rouge, brodée de fleurs, marchait à côté de son père à qui son antique habit descendait jusqu’aux talons. À côté de dames d’une mise simple mais élégante, on en voyait de plus richement habillées, mais non avec le même goût. Des bourgeoises étaient coiffées de bonnets de dentelles ou brodés d’or ou d’argent, les paysannes portaient des bonnets empesés ou des fichus blancs sur la tête ; leurs filles étaient coiffées de fichus rouges ou étaient en cheveux ornés de fleurs fraîches.

De même qu’il était de reconnaître, à son enseigne que la maison des Stanický était un hôtel, de même le costume et la manière d’un chacun était comme une enseigne à laquelle on reconnaissait, dans quel ordre d’idée et dans quelle profession ou classe il vivait. Ainsi on distinguait facilement un capitaliste et un artisan d’un fonctionnaire ; un manouvrier d’un cultivateur ; et aux modes mêmes on reconnaissait qui était resté fidèle aux us et coutumes antiques, et qui voulait s’attacher à un monde nouveau, comme disait toujours grand’mère.

Quand la procession s’était arrêtée devant les autels ou reposoirs, grand’mère tâchait toujours d’être à portée des enfants, pour les tirer de quelque embarras qui eut pu se produire. Mais tout se passa heureusement, encore qu’Adèle, effrayée à chacune des décharges du mortier tremblât jusqu’à se boucher les oreilles et fermer les yeux.

Grand’mère reprit les enfants après la solennité et les reconduisit à l’hôtel, où déjà la voiture les attendait. Christine sortit aussi de l’église, et grand’mère lui fit la proposition de monter avec eux en voiture.

C’est avec plaisir que je m’en irais avec vous ; mais j’aimerais aussi m’en retourner avec les filles, et son œil se fixait sur un groupe de garçons rassemblés sur la place du cimetière pour attendre des filles qu’ils devaient reconduire à la maison.

Un d’entre eux qui était élancé comme un sapin avait le visage beau et l’expression agréable. À ce moment il semblait que son regard cherchât quelqu’un, et quand — par hasard — il se trouva rencontrer celui de Christine, ils se prirent à rougir tous deux.

Grand’mère conduisit Hélène à la maîtresse du logis, qui retint les enfants en les régalant des gâteaux, en offrant à grand’mère du vin. Comme Christine ne voulut pas entrer dans la salle, où se tenaient tous les messieurs, grand’mère lui porta dans la première pièce des gâteaux et du vin ; mais le jeune garçon à la taille svelte, plus prompt encore que grand’mère à se glisser dans la chambre commune du cabinet, s’y était fait verser un verre de rosoglio doux et l’offrait à Christine. La jeune fille s’excusait d’accepter, et non sans minauder un peu : mais quand le garçon lui eut dit d’un air triste : alors, c’est que tu ne veux pas accepter de moi une politesse, elle saisit aussitôt le verre et but à sa santé.

Là-dessus, grand’mère survint, qui les obligea à prendre ce qu’elle apportait : « C’est bien que tu sois venu Mila, » dit-elle et un sourire de bonté se joua dans ses lèvres. « J’étais justement en peine de savoir auquel des garçons je devrais dire, de monter avec nous en voiture, quand il n’y a pas avec nous Jean ou quelqu’un qui s’y entende, j’ai peur de ces chevaux fougueux. Venceslas leur conducteur les mène sans y faire attention. Viens donc avec nous. »

« Avec le plus grand plaisir, » dit Mila, et il tourna les talons pour aller payer.

Après avoir pris congé d’Héléne, de madame l’hôtesse et des parents, les enfants s’installèrent dans la voiture, Christine auprès d’eux ; Mila sauta sur le siège à côté de Venceslas et ils partirent.

« Voyez Mila ! comme il fait le monsieur ! » s’écrièrent des garçons qui suivaient le trottoir, au moment où la voiture passait auprès d’eux.

« Je crois bien, car j’ai à de quoi être fier ! » s’écria Mila joyeusement, en jetant un regard de complaisance en arrière dans la voiture. Mais le garçon qui avait crié après Mila, et qui était son meilleur camarade, jeta son bonnet en l’air et chantait : « L’amour, l’amour qui vient du ciel, où le prend-on ? Il ne croît pas sur la montagne, et on ne le sème pas dans les champs. »

Mais ceux de la voiture n’entendaient plus le reste, car les chevaux allaient au galop vers la maison.

« Avez-vous fait au moins vos prières ? » demanda grand’mère à son petit monde.

« Je les ai faites, » dit Jean, « mais il me semble que Guillaume, lui, ne les a pas faites. »

« Ne le croyez pas, grand’mère, j’ai répété sans cesse mes prières, » dit Guillaume, « mais Jean m’a toujours poussé, sans me laisser un moment en repos ! » dit Guillaume en s’excusant.

« Jean, mon petit Jean, tu es un méchant garçon ; c’est cette année que je serai obligée de me plaindre de toi à saint Nicolas, » dit grand’mère tout en branlant la tête d’un air sévère.

« Et tu n’auras rien pour la fête, attends-y toi, mon Jean, » dit Adèle.

« Oui, nous serons dans quelques jours à la saint Jean-Baptiste qui est votre fête, » lui dit Christine.

« Et qu’est-ce que tu me donneras pour ma fête ? » demanda Jean, comme s’il ne s’était rien passé.

« Je vous ferai cadeau d’un lien de paille, » reprit Christine en riant.

« Je n’en veux pas, » dit le garçon en faisant la moue, et ses frère et sœurs se moquèrent de lui.

« Et toi que recevras-tu à ta fête ? » demanda Barounca à Christine.

« Rien : ce n’est pas l’habitude chez nous ; ce n’est que chez les seigneurs. Mais j’ai reçu une fois une félicitation de la part d’un précepteur, qui était chez l’administrateur au château. Je l’ai encore ici dans mon livre de prières : » — et elle tira du livre une feuille de papier pliée sur laquelle était écrite cette félicitation en vers, et autour de laquelle était peinte une couronne de roses et de myosotises le tout piqué avec une épingle. « Je la garde à cause de la couronne ; car je ne comprends rien à la félicitation. »

« N’est-elle pas écrite en tchèque ? » demanda grand’mére.

« Oui ; elle est bien en tchèque, mais trop savamment composée : écoutez comme cela commence : Écoute moi, ma toute chère, et toute belle, toi la fille adoptive de la déesse d’amour ! — Je vous demande un peu s’y comprends la moindre chose et toute la suite répond à ce beau commencement. Je ne suis pas une fille adoptive, j’ai, Dieu merci, encore ma mère ; ce pauvre homme avait le sens un peu troublé par tous ses livres. »

« Il n’en faut pas penser ainsi, ma fille, c’était un homme d’esprit exercé, qui a fréquenté longtemps les écoles et dont l’intelligence a été plus développée. Quand j’étais encore à Glatz, il y avait là aussi un homme de lettres qui demeurait tout près de nous. La ménagère, car vous savez que ces sortes pareils de gens ne se marient guère, fréquentait notre maison et elle nous racontait quel être original et grondeur il faisait : toute la journée dans ses livres, et si Susanne ne lui avait pas dit : « Monsieur, venez dîner, il n’aurait pas mangé de toute la journée. Susanne était obligée d’attirer son attention sur tout, et si elle n’avait pas été, il aurait bien été mangé par la teigne. Il passait pourtant une heure chaque jour à la promenade ; mais il y allait toujours tout seul : il n’aimait pas la société. Quand il était parti, j’allai quelquefois voir Susanne ; elle aimait le rossolis doux, et quoique je n’aime cette liqueur un peu forte, je fus obligée d’en accepter un petit verre. Elle me disait toujours : Notre vieux n’aime pas en voir ; il ne boit que de l’eau ; tout au plus, s’il y mêle parfois quelques gouttes de vin ; et il me répète souvent ; « Susanne, l’eau est une boisson la plus saine ; si tu ne t’en tiens qu’à l’eau, tu auras toujours la santé et le bonheur ; mais je me pensai aussi : Oui, l’eau est bonne ; mais le rossolis me fait aussi du bien. Il voudrait que je vécusse comme un oiseau ; manger et boire ne sont rien pour lui, du moment qu’il est empêché de mourir. Ce sont les livres qui le nourrissent ; je le remercie bien d’un pareil régime. Et Susanne parlait toujours ainsi. Elle me fit entrer une fois dans sa chambre ; je n’ai jamais vu plus de livres ; ils étaient entassés comme des cordes de bois. Eh bien ! voyez, Madeleine, me disait-elle toujours, notre vieux à tout cela dans la tête ; je m’étonne qu’il n’en soit pas encore devenu fou. — C’est comme ça : si je n’étais pas ici, et si je ne prennais pas garde à lui, comme à un petit enfant, Dieu seul sait ce qu’il deviendrait : il faut que je m’entende à tout ; car lui, il ne comprend rien, que ses livres. Et il me faut avoir une sainte patience avec lui. Je crie aussi quelquefois après lui ; mais il part sans y prendre garde et, cela me fait de la peine. Mais quelquefois je suis obligée de le houspiller, tant il devient insupportable : Figurez-vous, Madeleine qu’il y avait autant de poussière dans sa chambre que sur la place du village ; et autant de toiles d’araignée que dans un vieux clocher. Eh bien ? Croyez-vous qu’il m’ait permis d’y venir avec un balai ? Point du tout. Je me dis alors : Attends, va, je saurai bien t’attraper. Oh ! ce n’est de lui que je me souciais, mais c’était de ma renommée de bonne ménagère. N’était-ce pas honteux pour moi que quelqu’un entrât chez lui, pour voir tout ce beau désordre ? Je priai un monsieur de sa connaissance et qu’il fréquentait de préférence de vouloir bien, le retenir quelque part ; et voilà que pendant son absence, je me mis à laver à épousseter partout, et je mis tout au plus grand ordre. Et voyez, Madeleine, quel homme singulier ! Il a bien été trois jours sans remarquer que tout avait été lavé. C’est alors qu’il lui sembla, me dit-il, voir plus clair dans sa chambre. Et comment n’y aurait il pas fait plus clair ? Il faut savoir traiter avec des hommes aussi bizarres.

Chaque fois que j’allais chez elle, ou qu’elle venait chez moi, elle avait toujours à se plaindre de son vieux ; mais elle ne l’aurait pas quitté pour tout au monde. Et même elle fut une fois très effrayée. Il était sorti pour faire son tour de promenade, et il y avait rencontré ce monsieur de sa connaissance, mais qui pour lors était en route vers les montagnes des Géants. Il lui propose d’y aller avec lui, disant qu’ils reviendront, et alors le vieux de partir avec lui tout comme il était. Susanne attend, attend toujours et son monsieur ne vient pas ; la nuit vient, et il ne se montrait de nulle part. Elle accourut chez nous toute épouvantée, et toute en larmes. Ce ne fut que le lendemain matin qu’elle apprit qu’il était parti ; elle fit du bruit et gronda à faire peur. Il ne revint qu’au sixième jour, et chaque jour elle lui avait préparé le dîner et le souper. Quand il fut de retour, elle accourut chez nous pour nous dire : Voyez ce qui en est ; quand il est arrivé et quand j’ai commencé à le gronder, il me dit : Allons, allons, ne sois pas tant grondeuse ! J’étais en promenade et je ne me suis arrêté que sur les glaciers, et tel est le motif pour lequel je n’ai pu revenir aussitôt.

Elle nous apporta à lire des livres une fois, en nous disant que son maître les avait composés lui même. Georges, mon défunt mari savait assez bien lire ; il s’y mit donc, mais nous n’y comprîmes rien, car c’était écrit trop savamment. Et Susanne de dire : Ça vaut-il la peine de s’en tourmenter la tête ! Mais les gens de la ville l’avaient en grande considération, et chacun dit, qu’on ne pouvait même comprendre sa grande raison. »

« Et je suis comme était cette Susanne, » dit Christine, « peu m’importe une science à laquelle je ne comprends rien de tout. Quand j’entends chanter bien, ou que je vous entends raconter, grand’mère, voilà ce qui m’est agréable que toute exposition savante. Mais avez vous entendu la chanson qu’a composée Barla de la Montagne Rouge ? »

« Ma chère fille, les chansons mondaines ne m’intéressent plus, et je m’en soucie fort peu. Il est passé le temps ou je courais assez loin pour m’en acheter une ; et à présent, je ne chante plus que mes chers et pieux cantiques » dit grand’mère.

« Quelle est cette chanson, Christine ? » demandèrent Barounca et Marie.

« Attendez, je vais vous la dire, elle commence ainsi : Qu’est-ce que dit l’oiseau qui se tient sur le chêne ? »

« Christine, il faudra que tu nous la chantes aujourd’hui, quand nous serons chez vous, » dit Mila en se retournant vers le fond de la voiture.

« Quant à moi, je la chanterai bien deux fois ; nous étions à la corvée ; Barla y est venue aussi, et pendant que nous reposions à l’ombre, Antscha Tichánkovitz dit : Barla, compose nous une chanson ! — Barla réfléchit un instant, puis elle sourit et se mit à chanter ! Qu’est-ce qui dit l’oiseau qui se tient sur le chêne ? qu’une fille qui aime un garçon, pâlit bientôt. Mais à ces mots Antscha se fâcha presque, dans la pensée que Barla avait parlé pour elle ! car vous savez qu’elle est la fiancée de Thomas. Mais Barla ayant remarqué son trouble, fit ce second vers pour la calmer : Tais-toi, petit oiseau, tais toi, tu ne dis pas vrai ; car moi aussi j’aime, et je garde pourtant mes couleurs ! — Cette chanson nous plaisait assez comme cela, et la mélodie qu’on y adapta, était ravissante. Les filles de Zernov qui ne la connaissaient pas encore l’entendront avec plaisir, » ajouta Christine.

Marie et Barounca se mirent à fredonner cette nouvelle chansonette, mais au même instant la voiture arriva au tournant du château. Devant le portail se tenait le jeune des valets de chambre, vêtu de noir, jeune homme de petite ville, et maigrelet ; il se passait les doigts d’une de ses mains dans sa longue barbe noire tandis qu’à une chaîne d’or qu’il portait au cou était suspendu son pouce de l’autre main, afin qu’on puisse voir les bagues qui reluisaient à ses doigts.

Quand la voiture passa près de lui, ses yeux brillèrent comme les yeux d’un matou, à la vue d’un moineau ; il prit son air gracieux pour sourire à Christine et lui faire un signe de la main. Mais les deux femmes firent à peine attention à lui, et Mila ne souleva qu’avec dégoût son bonnet de poil de loutre.

« J’aimerais mieux voir le diable, que cet Italien, » se mit à dire Christine ; il est toujours aux aguets, pour savoir quand les filles se trouvent seules, afin de se jeter au millieu d’elles comme un vautour. »

« Eh bien ! C’est à Žlič qu’il en a reçu sur le dos et tout dernièrement » dit Yenceslas ; il y était venu se présenter au bal et tout de suite auprès des plus jolies filles, comme si on les y avait amenées pour lui ; or, le gars, il ne sait pas prononcer le tchèque ; mais il l’écorche rien que pour dire : « jolie fille, moi content. » Il ne s’est rappelé que cela. Et c’est cela qu’il m’a répété quand il est venu chez nous à la bière, dit Christine. Et si je lui avais dit dix fois : Moi, je ne vous aime pas, il n’en aura pas plus bougé de place. »

« Ah les garçons l’ont bien battu, » assura Venceslas, « et si je n’avais pas été là, il en aurait eu encore davantage. »

« Qu’il prenne garde seulement à ne pas recevoir le reste en un autre lieu, » dit Mila, en rejetant la tête en arrière.

La voiture s’arrêta devant l’auberge. « Je vous remercie bien de votre voiture, » dit Christine en tendant la main à Mila qui l’aida à descendre.

« Encore un mot. « dit grand’mère en l’arrêtant : « Ne sais tu pas, quand ceux de Žernov et ceux aussi de la Montagne-Rouge iront à Svatoňovic ? »

« Peut-être bien à l’époque ordinaire. Ceux de la Montagne-Rouge à la première Notre-Dame et ceux de Žernov à la première fête de la Sainte Vierge qui vient après la Saint Jean-Baptiste et j’y irai aussi. »

« Je veux y aller aussi, » dit grand’mère.

« J’y irai aussi cette année avec toi, » dit Barounca en riant.

« Et moi aussi, » ajouta Marie.

Les autres enfants voulaient aussi en être ; mais Barounca leur opposa qu’ils ne pourraient pas faire les trois milles de chemin. Pendant cette conversation entre les enfants Venceslas fouettait encore les chevaux qui s’élancèrent au galop vers le moulin, où l’on déposa Marie et où grand’mère remit quelques couronnes qu’elle avait achetées en ville avant de les faire bénir pour madame la meunière.

Quand ils arrivèrent à la maison, Sultan et Tyrl accoururent à leur rencontre, en faisant force bonds de joie, autour de grand’mère qu’ils voyaient de retour. Elle remerciait le ciel de voir aussi ses petits enfants rentrer sains et sauf ; car, elle, avait préféré rentrer à pied s’imaginant qu’on courait risque de se rompre le cou, avec des chevaux si vifs qui allaient au galop. Betca et Ursule attendaient déjà sur le devant de la porte. « Où avez-vous mis la couronne, Venceslas ? » demandait Betca au cocher, quand grand’mère fut entrée avec les enfants dans la chambre.

« Ah ! la tille, il y a déjà beau temps que j’ai oublié où je l’ai laissée, » dit Venceslas d’un air tout autant moqueur que sournois, et en dirigeant la voiture vers le chemin.

« Ne lui parles pas, » dit Ursule à Betca, « tu sais qu’il raisonne à tort et à travers, même un jour de si grande fête. »

Venceslas qui s’était pris à rire claqua se chevaux et disparut en un moment. Grand’mère suspendait les couronnes fraîches entre les fenêtres et derrière les images des saints, et jeta celles de l’année précédente au feu du bon Dieu.