Grand’mère/11

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 212-235).
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xi.


Madame la princesse est partie bien loin la comtesse Hortense avec elle ; le père est parti aussi ; et les babillardes hirondelles ont aussi déménagé de dessous le toit. On fut bien triste dans la Vieille-Blanchisserie pendant plusieurs jours ; la mère pleurait, et ses larmes appelaient aussi les pleurs des enfants.

« Ne pleure pas, Thérèse, » disait grand’mère ; « tu as su ce qui t’attendait quand tu l’as épousé ; il faut donc supporter son absence avec patience. — Et vous, mes chers enfants, taisez vous aussi ; mais faites des prières pour votre père, afin que le bon Dieu lui conserve la santé, et nous le ramène au printemps. »

« Sera-ce avec le retour des hirondelles ? » demanda Adèle.

« Tu le sais bien, dit grand’mère, en lui donnant raison, et la fillette essuya ses larmes. »

Et tout autour de la Blanchisserie régnaient la tristesse et le silence. Le bois devint plus clair ; aussi quand Victoire descendait de la montagne on la voyait venir de loin. La verdure, jusqu’à la côte, jaunit ; le vent et les ondes du ruisseau emportaient, Dieu sait oh, des tourbillons de feuilles sèches et l’ornement du verger était déjà serré dans la cave. Dans le petit jardin on ne voyait plus de fleuris que des asters, et des soucis ; les autres fleurs se mouraient, des colchiques fleurissaient dans la prairie derrière la digue, et les feux follets se livraient pendant la nuit à leurs danses désordonnées. Quand grand’mère allait en promenade avec les enfants, les garçons n’oublièrent point d’emporter leurs cerfs volants, qu’ils lâchaient plus loin sur la montagne. Adèle courait derrière eux, attrappant sur une baguette les fins fils de la Vierge qui volaient en air. Barounka ramassait sur la côte des obiers rouges et des prunelles, dont grand’mère se servait en médecine ; ou bien elle cueillait le fruit de l’églantier dont on avait besoin dans le ménage ; ou encore elle abattait les grains du sorbier, dont elle faisait pour Adèle des colliers et des bracelets. Grand’mère aimait, à être assise avec eux sur la montagne au-dessus du château ; c’est de là qu’on contemplait le mieux la vallée, avec ses prairies verdoyantes, où paissaient les grands troupeaux de la grande métairie du château, la petite ville dans le lointain ; le château bâti sur un petit coteau, au milieu de la vallée et le parc qui s’étendant autour du château venait jusqu’à leurs pieds. Les jalousies vertes des fenêtres étaient baissées ; plus de heurs sur le balcon, et les roses qui s’enlaçaient autour de la blanche balustrade en pierre se trouvaient fanées. Aux lieux où l’on voyait naguère circuler les seigneurs et leurs domestiques galonnés, se montraient des aides jardiniers qui couvraient de feuilles sèches et des ramilles les plates-bandes et les petits arbustes. Les plantes ne portaient plus ces fleurs dont les couleurs étaient si variées ; elles n’y retenaient que les graines, mais destinées à reproduire des fleurs encore plus belles pour réjouir les yeux de la maîtresse à son retour. Des arbres rares, exotiques, privés de leur verdure, étaient enveloppés de paille ; la fontaine jaillissante ne donne plus ses filets argentés ; la voici couverte de plantes jointes ensemble avec de la mousse ; et les poissons dorés se sont cachés au fond de la pièce d’eau, dont la surface auparavant si pure, était maintenant couverte des feuilles, de plantain d’eau et d’un limon verdâtre.

Les enfants regardèrent en bas, en se rappelant le jour où ils s’étaient promenés dans le jardin en compagnie d’Hortense, et où ils avaient déjeuné dans le salon. Comme tout était beau alors ! Et ils se pensaient : « Où-est-elle à présent ? »

Grand’mère aimait à jeter ses regards par-dessus la côte de Zlič, qui se trouvait en face d’eux, pour atteindre au moins des yeux, au delà des villages des forêts et des palliers et Nové město et Opočno et jusqu’à Dobrouschca, où vivait son fils, puis derrière Dobrouschca, et entre les montagnes, elle apercevait aussi un petit village où vivaient encore tant d’âmes qui lui étaient chères. Et quand elle tournait ses yeux vers l’orient, les montagnes des Géants se montraient, en forme de demie-couronne, depuis la crête de Hejschovina jusqu’à cette cime couverte de neige, du Schneekoppe, qui va se perdre dans les nues. Alors indiquant aux enfants la contrée qui est encore par delà la Hejschovina, grand’mère disait : J’en connais tous les sentiers ; c’est là, dans ces montagnes, qu’est situé Glatz, où est née votre mère : c’est là, que se trouvent Vamberitz et Varta : ce sont des contrées où j’ai passé des années bien heureuses.

Elle s’absorba dans ses pensées, mais Barounka l’y arracha en lui posant la question : « Est-ce à Varta, qu’est c’est Sybille sur le cheval de marbre. »

« Oui, on dit que c’est sur une montagne près de Varta. On dit que montée sur ce cheval de marbre, elle même aussi en marbre, et qu’elle tient le bras levé vers le ciel. Quand elle se sera enfoncée dans le sel de manière à qu’on ne voie plus même les extrémités de ses doigts, sa prédiction sera accomplie. Mon père disait l’avoir vue, et que de son temps le cheval était déjà enfoncé dans le sol jusqu’au poitrail. »

« Et qui était cette Sybille ? » demanda Adèle.

« Sybille était une femme sage, et qui avait la science de l’avenir. »

« Et qu’a-t-elle prédit ? » demandèrent les garçons.

« Je vous l’ai déjà raconté plusieurs fois, » leur dit grand’mère.

« Nous ne nous en souvenons déjà plus. »

« Mais vous ne devez pas l’oublier. »

« Je me souviens encore de beaucoup de ce que vous nous en avez dit, grand’mère, » dit Barounka, qui elle, prêtait une oreille toujours attentive aux récits de grand’mère.

« N’est-ce pas que Sybille a prédit que sur la terre Tchèque fondraient beaucoup de misères ; qu’elle éprouverait des guerres, des famines et la peste ; et que le pire, cette fois serait que le père ne comprendrait pas le fils, ni le fils, son père ; non plus que le frère son frère ; qu’on ne croirait plus ni à la parole d’honneur ni à la promesse donnée ; et, qui pis devait être, elle a prédit que la Bohème devait être distribuée par les pieds des chevaux. »

« Tu t’en souviens bien ! À Dieu ne plaise que cela se réalise jamais, » dit grand’mère en soupirant.

Barounka agenouillée aux pieds de grand’mère, sur les genoux de qui elle tenait ses mains jointes appuyées, tout en élevant sur le grave visage des yeux clairs où respirait la confiance en ses réponses poursuivait le cours de ses questions : « Quelle est cette prédiction dont vous nous avez parlé, vous savez ? sur les chevaliers de Blanik, sur saint Wenceslas et sur saint Procope ? »

« C’est la prophétie du garçon aveugle, » répondit grand’mère.

« Si vous saviez grand’mère, comme j’ai peur quelque fois ! si grande que je ne puis le dire. » N’est-ce pas vous ne voudriez pas non plus que la Bohême fût distribuée par les pieds des chevaux ? »

Folle que tu es ! comment pourrais-je moi, consentir à pareil malheur, lorsque nous faisons chaque jour des prières pour le bonheur de la terre bohême, et lorsqu’elle est notre mère à tous ? Allons ! Quand je verrais ma mère précipitée dans la ruine, pourrais-je rester indifférente ? Et que vous feriez-vous si quelqu’un voulait tuer votre mère ? »

« Nous pousserions des cris, et nous pleurerions, » s’écrièrent les garçons avec Adèle.

« Vous n’êtes que des enfants encore, » dit grand’mère en souriant.

« Nous serions tenus de lui venir en aide, n’est-ce pas grand’mère ? » dit Barounka, l’œil de la fillette s’enflamma. Oui bien ! c’est cela, qu’on doit faire ma chère fille ; des cris et des pleurs ne servent de rien, » dit grand’mère posant la main sur la tête de sa petite fille.

« Mais nous sommes encore petits grand’mère, en quoi pourrions nous donc aider les autres ? se mit à dire Jean qui était bien un peu fâché du peu de cas que grand’mère venait de faire de lui. »

« Ne vous souvenez-vous plus de ce que je vous ai raconté du petit David qui a tué Goliath ? Vous voyez que le petit peut beaucoup quand il a grande confiance en Dieu. — Souvenez-vous en bien. Quand vous serez grands vous irez dans le monde, où vous aurez l’occasion de connaître ce qui est bien et ce qui est mal ; on tâchera de vous séduire, et vous entrerez en tentation. Alors souvenez-vous de votre grand’mère, et de ce qu’elle vous disait souvent, quand elle allait jadis à la promenade avec vous. »

Vous savez que j’ai renoncé à mener une vie plus commode que m’offrait le roi de Prusse, et que j’ai choisi de me tuer à force de travail plutôt que rendre mes enfants étrangers à leur patrie. Aimez donc vous aussi, la terre bohême comme votre mère et plus que tout autre chose au monde, travaillez pour elle comme ses dignes enfants, et la prophétie que vous craignez tant ne s’accomplira point. Je ne vivrai plus quand vous serez devenus des hommes, mais j’espère que vous vous souviendrez des paroles de votre grand’mère. « Ces derniers mots furent prononcés par elle d’une voix émue ».

« Je ne les oublierai jamais, » dit Barounka à mi-voix, en cachant son visage sur le sein de grand’mère.

Les garçons se tenaient coi, sans prononcer une parole, ils ne comprenaient pas les discours de grand’mère aussi bien que Barounka ; quant à Adèle, se serrant contre grand’mère, elle dit d’une voix suffoquée par les larmes : « Mais grand’mère, vous ne mourrez pas, n’est-ce pas, vous ne mourrez pas ? — Toute chose, dans le monde, ma chère enfant, n’a qu’un temps. Et moi aussi, Dieu me rappellera, » répondit grand’mère à Adèle en la serrant de tendresse contre sa poitrine. Puis un long silence se fit. Grand’mère restait dans ses pensées et les enfants ne savaient que dire.

Tout à coup ils entendirent au dessus de leurs têtes un crépitement d’ailes, et quand ils levèrent les yeux, ils virent voler dans l’air une troupe d’oiseaux.

« Ce sont des oies sauvages, » dit grand’mère ; « il n’y en a jamais un grand nombre ensemble ; ce n’est toujours qu’une famille à la fois, et elles observent des dispositions particulières à leur volée ; regardez : deux volent en tête ; deux en queue ; les autres volent l’une près de l’autre, soit en longueur, ou en largeur ; à moins que, parfois, elles ne se forment en demi-cercle. Des choucas, des corneilles, des hirondelles volent toujours par grandes compagnies, quelques uns volent en avant des autres pour chercher un endroit favorable où la troupe qui les suit pourra se reposer, d’autres volent en arrière-garde et sur les ailes, pour défendre en cas de danger les femelles et les jeunes ; car il se rencontre souvent une troupe ennemie, avec laquelle la guerre commence. »

« Mais grand’mère, demanda Guillaume, comment des oiseaux peuvent-ils faire la guerre, ceux qui n’ont pas de mains pour tenir des sabres et des fusils ? »

« Ils font la guerre à leur manière et avec des armes qui leur sont naturelles. Ils se frappent à coups de becs et aussi fort avec leurs battements d’aile que font les hommes entre eux avec des armes aiguisées, et à chacune de leurs batailles, il en succombe un grand nombre. »

« Qu’ils sont bêtes, » se dit Jean à lui même.

« Quant à cela, mon cher garçon, les hommes ont l’intelligence ce qui ne les empêche pas, de se battre pour peu ou pour rien, » répondit grand’mère, en se levant du banc et en s’apprêtant à partir.

« Voyez-vous le soleil qui est sur son déclin ; son coucher sera tout rouge, signe qu’il pleuvra demain et se tournant vers les montagnes elle ajouta : « Et le Schneekoppe est tout coiffé de nuages ».

« Ah ! le pauvre monsieur Beyer. Comme il va en avoir encore à endurer, quand il lui faudra aller dans les bois, » dit Guillaume avec compassion, et en se souvenant du chasseur des Montagnes des Géants.

« Chaque état a ses rigueurs, et quiconque s’en est choisi un, est bien obligé d’en soutenir les inconvénients avec les avantages, » dit grand’mère.

« Je veux pourtant être chasseur et je serai content d’aller chez monsieur Beyer, » dit Jean et lâchant son cerf-volant dans l’air, il descendait la pente de la montagne, pendant que Guillaume courut derrière lui, car on entendait le son des clochettes du troupeau que le pâtre ramenait de la prairie aux étables ; et les enfants étaient réjouis à voir celles des vaches qui étaient en tête, parce qu’elles portaient sur leurs colliers de cuir rouge, attaché des clochettes de cuivre jaune qui rendaient chacune un autre son. Et on s’apercevait qu’elles en savaient les différences, car elles jetaient fièrement leurs têtes d’un côté à l’autre, afin que les cloches en se balançant résonnassent agréablement. Ce que voyant, Adèle se mit aussitôt à chanter : « Hou a hou ! Les vaches s’en vont porter leur lait et la crème à la maison » ; et elle voulait emmener grand’mère de la montagne ; mais grand’mère se retourna pour voir Barounka, qui était restée debout sur le sommet. Elle avait fixé ses regards sur l’horizon, qui encadrait vers l’ouest les plus beaux tableaux. Là s’élèvent, dans la partie éclairée, de sombres montagnes aux formes gigantesques, mais admirablement belles ; là de longs sommets boisés ; ici de petites montagnes, qui portent des châteaux et de petites églises. À leurs pieds dans la plaine, se dressent des colonnes sveltes et des arcs de portails en style grec ; là bas vers le couchant, une splendeur rouge illumine des hiéroglyphes et des arabesques d’or. Puis ces montagnes, ces forêts et ces châteaux s’évanouissent pour faire place à des formes singulières.

Or tout cela plaît tant à la jeune fille, qu’elle appelle sa grand’mère auprès d’elle ; mais grand’mère ne veut plus remonter : elle n’a plus, dit-elle, les jambes aussi jeunes, et la petite-fille est obligée de descendre auprès des autres.

Le matin de la Toussaint les enfants allèrent, comme à l’ordinaire à la rencontre de grand’mère, qui revenait de l’église, et se disaient en chemin : « Grand’mère nous apportera de petites bougies. Elle leur en rapportait en effet, et leur dit : Si nous ne pouvons pas aller au cimetière les y faire brûler pour le repos des âmes des défunts, du moins nous les allumerons à la maison. Elle faisait célébrer tous les ans aux enfants à domicile la Commémoraison des morts. Dans la soirée elle collait autour de la table de petites bougies et en les allumant elle nommait le défunt pour l’âme duquel elle allait brûler. Finalement, elle en collait par supplément quelques unes de plus en ajoutant : « Que celles-ci brûlent pour le repos des âmes dont personne ne se souvient.

Grand’mère ! Je vais en allumer une aussi, en souvenir de la malheureuse noce dans la forêt de Heretin ? »

« Allume, allume, ma chère fille ! Qui sait si notre prière ne leur sera bien chère ? « On en alluma encore une, grand’mère s’agenouilla avec les enfants près de la table et pria avec eux tant que les petites bougies brûlèrent. « Que la lumière luise éternellement sur eux et qu’ils reposent en paix ! dît grand’mère en finissant, à quoi les enfants durent répondre : « Amen. »

Huit jours plus tard, grand’mère en réveillant les enfants leur annonçait que saint Martin était passé sur un cheval blanc. Et les enfants de sauter à bas de leurs lits pour courir à la fenêtre — et voilà qu’au dehors tout était blanc.

Nulle trace d’une feuille verte à la côte, ni dans les saules de la rivière, ni sur les aunes auprès de l’étang. Ce n’était qu’au bois qu’on apercevait seulement la couleur verte des pins et des sapins ; encore leurs rameaux étaient-ils courbés sous le poids de la neige qui le couvrait. Une corneille était perchée sur le sorbier près de la maison, et la volaille rassemblée dans la petite cour considérant muette et béante le changement qui venait de se produire dans la nature.

Seuls les passereaux sautèrent joyeusement sur la chaussée en picorant les graines que les poules y avaient laissées. Le chat qui revenait de sa chasse à lui, secouant à chaque pas la neige de ses pattes en courant vers le petit fourneau pour se réchauffer ; mais les chiens prenaient leurs joyeux ébats dans la neige, tout en s’y enfonçant profondément.

« De la neige ! de la neige ! Voilà qui est bon : nous irons en traîneaux ! » C’est ainsi que les enfants saluèrent l’hiver avec des cris de joie, parce qu’il leur apportait de nouveaux plaisirs. C’est que déjà saint Martin leur apportait de bons petits pains blancs, et qu’après la saint Martin les veillées réjouissent beaucoup, parce qu’ils y avaient plus de liberté. Quand les femmes qui ébarbaient les plumes se rangèrent autour de la table de la cuisine, sur laquelle on avait entassé des plumes comme un monceau de neige qu’aurait accumulé le vent, grand’mère renvoya Adèle et tint constamment les enfants à distance. Il arriva bien une fois que Jean s’était glissé au milieu des femmes qui ébarbaient les plumes ; et on peut se figurer le vacarme, qui en résulta. Mais depuis ce jour-là grand’mère disait toujours qu’il ne lui était pas avis de prendre ça avec soi à table. Alors on ne leur permettait pas non plus de courir autour de la table, de souffler, ou d’ouvrir trop vite la porte ; sinon, ils en essuyaient des gronderies.

L’unique plaisir qu’ils avaient à ces soirées était celui d’y manger des pois cuits à demi, et d’y en tendre les récits qu’on y faisait souvent de fantômes, d’estafiers, de feux follets et d’hommes en feu.

Dans les soirées longues et fort brumeuses, quand les fileuses et les autres femmes qui ébarbaient les plumes avaient parfois assez de chemin à faire depuis leur chaumière, ou encore de village en village pour arriver à la Vieille-Blanchisserie, il était assez ordinaire de leur entendre dire qu’elles avaient été effrayées en route l’une par ceci ; l’autre par cela, et une fois ce sujet commencé, plus moyen d’en finir, car chacune avait à y fournir des exemples nouveaux. Et en causant des voleurs de Cramolna, qui rentrent au printemps en prison, et en sortent après l’automne pour retourner chez eux, les gens du pays disaient qu’ils revenaient de faire des études, car ils croyaient qu’ils y apprenaient toujours quelque chose. — Ils fournissaient matière à des récits toujours nouveaux. Tout en parlant d’eux la conversation se tournait sur les voleurs en général, et puis sur les sergents de police ou encore sur les brigands retirés dans les forêts. Les enfants étaient d’une tranquillité absolue qu’ils n’auraient pas dépassé la porte tant ils avaient peur. Aussi grand’mère n’aimait pas qu’on racontât de pareilles histoires ; mais elle n’était pas maîtresse d’en arrêter le torrent qui en débordait. Après la saint Martin il se tenait une foire d’hiver dans la petite ville ; madame Proschek y allait toujours avec Betka et Ursule pour y faire, provision de vaisselle et de divers objets nécessaires en hiver. Les enfants se montraient alors et toujours impatients de voir rentrer leur mère qui leur apportait de la foire quelques joujoux et de bons massepains ; grand’mère recevait alors tous les ans une paire de bons bas de laine, des chaussons et une demie douzaine de cordons pour son rouet. C’était aussi sa foire. Quand elle les mettait dans son tiroir elle disait toujours à Jean : Si ce n’était pas toi, j’aurais toujours assez d’un cordon par an.

Adèle recut cette fois une planchette de bois avec l’alphabet : « Quand demain viendra monsieur le maître, lui dit sa mère tu pourras te mettre à étudier, car j’ai remarqué que le temps te paraissait long, pendant la leçon des autres. Et puisque tu sais bien par cœur le « Notre Père » et aussi des chansonnettes, tu peux aussi apprendre l’alphabet.

La fillette en sautait de plaisir et se mit à considérer attentivement les lettres. Guillaume s’offrit de les lui enseigner : i, e, a, o, u ; mais elle lui cacha la plonchette derrière son dos, en lui disant : « Je ne veux pas que ce soit toi qui me les apprennes ; tu ne les sais pas comme monsieur le maître.

Oh ! oui — da ! tu crois que je ne sais pas bien mon alphabet, moi qui lis déjà dans des livres, lui répondit Guillaume tout fâché.

« Mais Ce n’est pas comme ça dans le livre », répliqua la petite sœur.

« Mais que tu es sotte ! » dit le garçon en frappant dans ses mains.

« Laisse moi ! » dit Adèle en secouant la tête et elle alla avec sa planchette se mettre à la lumière.

Pendant que ces petits frère et sœur poursuivaient leur contestation scientifique, Jean donnait dans la cuisine un concert à Sultan et Tyrl ; il sonnait de la trompette, en même temps qu’il battait du tambourin que sa mère lui avait apportés de la foire. Il fallait que cette musique ne fût pas bien agréable aux chiens, car ils tenaient leurs museaux relevés : Sultan pour aboyer ; mais Tyrl pour hurler ; et à force à faire trembler tous les auditeurs. Grand’mère était alors occupée dans la chambre à ranger avec sa fille les objets que celle-ci avait achetés ; mais en entendant la musique elle accourût au galop. « Je pensais bien, petit diable, que c’est toi qui fais ce tapage infernal. Ce ne sont pas là de bonnes dispositions. Tu vas bien te taire ! Jean ôta la trompette de sa bouche ; mais comme s’il n’avait pas bien entendu ce qu’avait dit grand’mère, il se mit à rire et en disant : « Regardez seulement, comme les chiens sont fâchés que je leur fasse de la musique ! »

« Si les chiens étaient des êtres raisonnables, ils te diraient que c’est une musique du diable, entends tu ? Mets bien vite tout cela de côté. Si tu continues à faire le vilain garnement, je dirai a saint Nicolas de ne rien te donner cette année, » dit grand’mère en menaçant Jean et en lui montrant la porte. Allons ! dit Ursule, qui derrière la porte, avait entendu les paroles de grand’mère. Voilà qui fera quelque chose de bien joli ! On a raconté dans la ville, que saint Nicolas a acheté toute une voiture des joujoux et qu’il sera très généreux cette année, — mais seulement envers les enfants obéissants.

Aussitôt que l’instituteur fut venu, Adèle alla avec sa tablette se ranger auprès des autres ; elle prêta grande attention ; et la leçon finie, elle courût joyeuse vers grand’mère, pour lui dire qu’elle connaissait déjà toutes les lettres des premières rangées de sa tablette et aussitôt elle se mit à les nommer avec les remarques que le maître lui avait faites, pour qu’elle se les rappelât mieux. Mère et grand’mère se trouvèrent particulièrement contentes qu’elle les sût encore le lendemain, les montra souvent à grand’mère et qu’elle se fit interroger par celle-ci ; grand’mère finit par les savoir comme sa petite-fille.

« Voyons, » se dit elle à elle même, je n’aurais jamais pensé que j’apprendrai l’abécédaire une fois, et voilà pourtant que je le sais sur mes vieux jours. Quand ou veut être avec les enfants, il faut parfois devenir enfant avec eux.

Un autre jour Jean accourait dans la chambre commune en criant : « Enfants, enfants, venez voir grand’mère qui a descendu son rouet du grenier. »

« Est-ce donc un miracle dit la mère en voyant que tous les enfants et jusqu’à Barounka se précipitaient vers la porte. Assurément, ce n’était pas miracle ; mais la mère ne pensait plus à toute la joie qui se déroulait, pour les enfants avec le rouet que grand’mère apportait. Ce rouet faisait venir les fileuses, et avec elles les belles histoires, et les gaies chansons. La mère n’avait d’agréments ni aux unes, ni aux autres ; elle préférait rester dans sa petite chambre pour y lire quelque ouvrage de la bibliothèque du château. Quand grand’mère lui disait quelque fois : « Raconte nous quelque chose des chroniques que tu lis, » et que sa fille faisait droit à la demande, ni les enfants ni le reste de la compagnie n’y prenaient le même intérêt qu’ils montraient pour ses récits des scènes de la vie viennoise. C’était la ce qui leur plaisait à tous, et quand les fileuses disaient : « Ce doit être bien beau dans cette ville de Vienne ! et sans y mettre de conséquence, les enfants pensaient plus loin et disaient : « Que ne sommes nous pas déjà assez grands pour aller la voir.

Mais ce qu’ils aimèrent le mieux, après les récits de leur mère, c’était que grand’mère leur racontât les histoires de princesses qui avaient des étoiles d’or sur le front ; de chevaliers et de princes changés en lions et en chiens, et à la fin en pierres par suite d’enchantements ; de noisettes dans lesquelles se trouvaient repliés des vêtements précieux ; des châteaux d’or et des mers, au fond desquelles vivaient de belles nymphes. La mère ne se doutait pas, qu’alors, oubliant son tricot, Barounka devenait rêveuse, regardait par la fenêtre vers la côte dénudée, dans le vallon alors rempli de neige, et qu’elle y apercevait un magnifique jardin, un palais bâti de pierres précieuses, des oiseaux couleur de feu, de belles dames dont la chevelure d’or tombait de la tête aux pieds ; elle ne se doutait pas que pour Barounka la rivière gelée était changée en une mer bleue, qui moutonnait et sur les ondes de laquelle de belles nymphes se berçaient dans des coquilles de perles. Sultan, qui couché par terre, ronflait, ne rêvait certainement pas à l’honneur que lui faisaient parfois les garçons de le regarder comme un prince enchanté. Et comme il faisait bon dans la chambre quand il allait être nuit ! Ursule fermait les contrevents ; du bois résineux pétillait agréablement dans le poêle ; on plaçait au milieu de la chambre un grand chandelier de bois, dont les branches en fer recevaient des flambeaux de résiné. On plaçait à la ronde les chaises pour les fileuses, à qui grand’mère préparait chaque veillée un panier rempli de poires et de prunes sèches à manger en filant. Comme les enfants attendaient avec impatience que la porte s’ouvrit pour l’entrée des fileuses. Car grand’mère ne commençait ses récits qu’après qu’elles avaient chacune leurs places. Dans la journée elle chantait les cantiques affectés au temps de l’avent.

Tant que les enfants ne connurent pas assez bien grand’mère, non plus que les bons et les mauvais moments, ils pensèrent qu’elle devait toujours et sans fin s’épuiser à leur raconter des histoires. Mais elle eut bientôt mis fin à leurs exigences. Elle le fit en leur parlant d’un berger, qui avait trois cents brebis, qui, après les avoir conduites au pâturage, arriva auprès d’un petit pont si étroit, que les brebis ne pouvaient passer qu’une à une. « Eh bien ! il nous faut à présent attendre, qu’elles soient toutes passées, » dit-elle ; et elle gardait ensuite le silence. Et quand un moment après les enfants demandèrent : « Grand’mère sont-elles déjà passées ? » Elle leur répondit : « Mais qu’est-ce que vous voulez ? Ça durera bien deux heures encore. » Les enfants comprirent bien ce que cela voulait dire. Une autre fois elle commença d’une autre manière : « Allons, dit-elle, puisque vous persistez, je vais vous raconter quelque chose. Vous imaginez-vous que j’ai soixante-dix-sept poches, et dans chacune une autre histoire ; de quelle poche désirez-vous entendre l’histoire ? » — « Soit de la dixième ! » s’écrièrent les enfants. — « Eh bien, je veux nous raconter l’histoire qui est dans la dixième poche : Il y avait un roi qui avait au four une oie, écoutez donc, comme l’histoire sera longue. » Et le récit était de nouveau fini.

Mais le pire était quand grand’mère parlait du petit chaperon rouge. Les enfants qui ne pouvaient l’entendre prenaient la fuite au premier mot ; à tout autre récit, ils auraient bien pu essayer de fléchir grand’mère ; mais pour cela encore, il leur était interdit de souffler mot, s’ils voulaient s’éviter d’entendre grand’mère répéter leurs propres paroles. Ayant fini par reconnaître qu’elle ne leur céderait point, ils prirent leur parti d’attendre patiemment l’arrivée des fileuses. C’était Christine qui arrivait toujours la première ; après elle Mila ; puis, Cécile Coudrna, qui descendait du château ; des filles de la connaissance d’Ursule et de Betca, la meunière y venait aussi quelque fois avec Marie, et aussi la femme du chasseur. Une fois par semaine Christine amenait la jeune femme de Thomas qui, plus tard, arrivait la chercher.

Pendant que les fileuses s’échauffaient, avant de s’asseoir à leur rouet, ou s’entretenait de différentes choses : des incidents du ménage, des nouvelles qu’on avait apprises. S’il y avait alors une fête, à laquelle fût attachée quelque coutume ou superstition nationale, elle fournissait matière à ce premier entretien.

C’est ainsi que, la veille de la saint Nicolas Christine demandait à Adèle, si elle avait déjà préparé un bas derrière sa fenêtre, parce qu’on avait déjà vu saint Nicolas se promener dans les environs. Grand’mère qui l’y mettra quand j’irai me coucher, avait répondu la fillette. « Mais n’y faites pas mettre votre petit bas, dites à grand’mère qu’elle vous en prête un grand » ajoutait Christine.

« Cela ne va pas, » répliqua Jean ; « car alors nous y perdrions trop, nous autres.

« C’est à vous que saint Nicolas ne doit qu’un fouet » dit Christine qui voulait le taquiner un peu. Mais Jean lui répondit : « Mais saint Nicolas sait très bien que grand’mère tient encore caché le fouet de l’année dernière, et qu’elle ne nous bat jamais. Cependant grand’mère fit l’observation que Jean l’avait mérité plus d’une fois.

Le jour de sainte Lucie était particulièrement désagréable aux enfants. Il régnait cette superstition que Lucie femme blanche, très grande et les cheveux en désordre rôdait dans la nuit de sainte Lucie ; et les enfants étaient effrayés de ce qu’elle devait venir les prendre, s’ils n’étaient pas obéissants[1]. Timidité pusillanime est folie, disait grand’mère qui n’aimait point qu’on fît peur aux enfants. Elle leur apprennait à ne craindre que la colère de Dieu ; mais de les détourner de quelques superstitions comme le faisait ordinairement leur père, quand ils se mettaient à lui parler d’ondins, de mauvais esprits, de feux follets, d’hommes de feu, qui roulent quelque fois devant l’homme comme une botte de paille, et qu’il faut encore bien remercier, chemin faisant du plaisir qu’ils ont causé etc, c’est ce qu’elle ne voulait pas faire, parce que sa croyance à ces superstitions était trop profondément enracinée chez elle. Elle pensait que ces sortes des bons et des méchants esprits étaient répandus dans toute la nature ; elle croyait à un mauvais esprit infernal que Dieu envoie dans le monde, pour tenter le peuple de Dieu ; elle croyait tout cela, mais elle n’en avait pas peur, ayant dans le cœur une forte et inébranlable confiance en Dieu, ciel et enfer ; et sans la volonté de qui pas un seul cheveu ne tombe de notre tête.

Telle était aussi la confiance qu’elle s’efforçait d’inculquer dans les cœurs de ses petits enfants. Et à cause de cela, quand Ursule voulut, le jour de sainte Lucie, parler de la femme blanche, elle lui défendit de continuer, en ajoutant que Lucie ne fait que retrancher quelques minutes de la nuit pour rendre le jour un peu plus long. Mila était le favori des garçons : il leur fabriquait, ou des traîneaux, de petites charrues, de petites voitures ; ou bien il préparait des bois résineux, et les garçons restaient silencieusement assis à côté de lui. Quand la conversation se tournait au terrible, et que Guillaume alors se serrait contre lui, il lui disait toujours : « N’aie pas peur, Guillaume, nous prendrons une croix contre le diable, et un bâton contre spectres, et nous les chasserons à grands coups. C’est ce qui plaisait aux garçons, et avec Mila ils eussent été peut-être capables d’aller à minuit n’importe où. Et grand’mère en lui donnant raison, ajoutait toujours : « Oui, toutes choses égales, un homme est pourtant plus courageux ! »

« C’est vrai disait Christine, et Jacques n’a peur ni du diable, ni de l’administrateur, qui est pire que le diable. »

« Comment donc ? » dit grand’mère en rappelant ses souvenirs ? Pendant que nous parlons de monsieur l’administrateur : peux-tu espérer, Jacques d’entrer en service au château ? »

« Je crois que toute esperance est perdue ; j’ai des ennemis de deux côtés, et beaucoup de méchantes femmes s’en mêlent. »

« Ne parle pas de cette manière : les choses pourront encore s’arranger, » dit Christine tout affligée.

« Je le souhaiterais bien autant que toi ; mais j’en doute. La fille de l’administrateur est terriblement en colère contre moi, de ce que nous avons joué pièce à cet Italien. Elle pensait bien à lui, dit on ; et quand la princesse l’a renvoyé à Vienne à cause de cela, elle a vu échouer tout son plan. Elle redit sans cesse aux oreilles de son père qu’il ne doit pas me prendre en service au château. C’en est déjà une celle-ci ! L’autre méchante pièce est Lucie, la fille du maire. Elle s’était mise en tête que je devinsse son roi dans « la nuit longue, et comme je ne peux pas lui octroyer cet honneur, monsieur le maire se fâchera ; et alors, au premier printemps que Dieu fera, je devrai entonner la chanson du conscrit : « Bois ! — Bois ! — Beau petit bois vert ! — Me voilà tombé soldat » — et Mila se mit à chanter, les filles l’accompagnèrent, à l’exception de la seule Christine qui fondait en larmes.

« Ne pleure pas, ma fille, il y a encore loin d’ici au printemps. Qui sait Christine ce que Dieu disposera, lui dit grand’mère qui voulut la con soler. »

Christine essuya ses larmes, mais elle n’en demeura pas moins triste.

« Ne pense pas à cela, dit Mila en venant s’asseoir à côté d’elle : peut-être que le père trouvera quelque moyen d’arranger la chose.

Mais ne pourrais tu pas être « roi à la nuit longue », sans que cela tirât pour toi à conséquence ? lui demanda grand’mère.

Ah ! Il est bien vrai que, parmi nous, il y a des garçons qui fréquentent, à la fois, deux ou trois filles, avant d’arrêter sérieusement leur choix sur celle qu’ils épouseraient ; et il est vrai aussi que des filles en agissent pareillement ; en sorte que je ne serais pas le premier et le dernier galant de Lucie ; mais on n’en a jamais entendu dire dans notre famille qu’un garçon ait fréquenté deux filles à la fois : C’est pourquoi s’il accepte d’être à la nuit longue le roi de l’une, c’est autant dire qu’il l’accepte pour épouse. Ah ! s’il en est ainsi, tu feras bien de ne pas y aller, » dit grand’mère, en lui donnant raison.

« Mais quelle idée de Lucie de n’en vouloir pas d’autre que toi, comme s’il n’y avait pas assez d’autres jeunes gens chez vous, » dit Christine irritée.

« Le meunier dirait : On ne dispute pas des goûts, » dit grand’mère en souriant.

Avant la fête de Noël, les récits et les chants de cantiques, dans ces veillées, alternaient avec les conversations, dont le principal objet était la confection des flans de Noël. Et chacune de faire valoir la blancheur de la farine, la quantité de beurre qu’elle y emploirait ; les jeunes tilles parlaient entre elles de la fonte de plomb, et les enfants se réjouissaient à l’avance et des bons gâteaux et des petites bougies qu’ils feraient brûler au dessus de l’eau, et de l’enfant Jésus et des étrennes.


  1. Cette superstition existe aussi en Slavonie, où il se dit, que Lucie, les cheveux en désordre, enveloppée d’une étoffe blanche, coiffée d’un crible, se promène par la ville.