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Grand’mère/17

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Traduction par Josefa Božena Koppová.
Imprimerie Dr. Ed. Grégr. (p. 350-367).
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xvii.


La matinée était chaude ; jeunes et vieux travaillaient aux champs pour transporter du moins ce qui était coupé. Les cultivateurs durent travailler aussi la nuit, afin de suffire, et à la besogne de corvée qu’ils devaient au château, et à leur propre ouvrage. Le soleil était brûlant ; on eut dit que la terre allait éclater en s’entr’ouvrant sous l’ardeur de ses rayons, dont il semblait que les hommes allaient être suffoqués. Les fleurs fanées courbaient la tête ; le vol des oiseaux rasait le sol ; les animaux recherchaient l’ombre. Depuis le matin montaient à l’horizon de petits nuages, d’abord gris, puis blanchâtres répandus çà et là ; mais à mesure que la journée avançait, ils s’étendirent, montèrent encore, s’agglomérèrent, s’élevèrent plus haut, puis se réunirent en formant de longues traînes dont les couleurs devenaient de plus en plus foncées. Vers midi tout l’horizon du côté de l’occident s’était voilé d’un lourd nuage noir, qui se rapprochait alors du ciel. Ce fut avec stupeur que les moissonneurs regardèrent au ciel ; et quoique déjà hors d’haleine, pour ainsi dire, ils se forçaient encore au travail, encore que celui qu’ils appelaient l’écrivain ne les eût pas sans cesse gourmandés et poussés à la tâche. Mais telle était déjà la coutume, de crier et crier toujours pour que les travailleurs n’oubliassent pas, qu’il était là pour leur donner des ordres ; et qu’ils eussent, eux, à lui porter du respect.

Grand’mère était assise sous le petit vestibule, et regardait avec anxiété les nuages, qui se trouvaient déjà au-dessus du bâtiment. Les garçons jouaient avec Adèle derrière la maison, mais ils avaient si chaud, qu’ils eussent bien préféré se dépouiller de leurs habits pour sauter dans la rigole, si grand’mère le leur avait permis. Adèle qui aimait tant à causer et qui sautait comme la linotte, bâillait cette fois ; elle cessa de jouer et ses yeux se fermèrent. Grand’mère sentait les siens s’appesantir aussi. Les hirondelles volaient encore plus bas, et même se cachaient dans leurs nids. L’araignée, que grand’mère observait dès le matin pour sa manière d’enserrer les mouches dans son filet et de les y tuer, se cacha dans sa toile ; la volaille se rassembla en groupes dans la petite cour ; les chiens étaient étendus aux pieds de grand’mère ; ils tiraient la langue et avaient autant de peine à respirer que s’ils venaient de fournir une longue course. Les arbres n’avaient jamais été plus immobiles ; pas une feuille n’y remuait.

M. Proschek et sa femme revinrent du château. « Est-ce que tout notre monde est bien à la maison ? » demandait déjà de loin la maîtresse à ses gens ; il va éclater un orage terrible. On ramassa la toile de la blanchisserie ; on enferma la volaille ; les enfants rentrèrent au logis ; grand’mère déposa du pain sur la table, et prépara un cierge bénit, pendant qu’on fermait les fenêtres.

Il faisait toujours une chaleur étouffante, le soleil était couvert d’un nuage. M. Proschek sortit sur le grand chemin pour jeter les regards de tous les côtés. Il aperçut Victoire qui, dans la forêt, était debout sous un arbre. Alors le vent commençait à siffler avec violence ; et le tonnerre, encore lointain, à gronder avec fracas. Soudain un éclair déchira la sombre nue. Mon Dieu ! cette personne là qui est sous l’arbre ! se disait monsieur Proschek à lui même ; et le voilà qui lui crie et fait des signes de son côté pour qu’elle s’en aille. Mais à chaque éclair qui brille, Victoire ne sait que rire aux éclats et claquer de joie dans les mains ; elle ne remarque même pas M. Proschek.

De larges gouttes commencent à tomber ; les éclairs se croisent dans les nuages noirs, le tonnerre éclate : c’est l’orage qui se déchaîne dans toute sa fureur.

M. Proschek rentre au logis. Grand’mère avait allumé le cierge bénit ; elle était en prière avec les enfants que l’on voyait pâlir, chaque fois que l’éclair brillait, que la foudre retentissait. M. Proschek allait d’une fenêtre à l’autre, pour observer ce qui se passait au dehors. Il pleuvait comme à seaux ; le ciel était continuellement entr’ouvert : l’éclair succédait à l’éclair ; le coup de tonnerre, au coup du tonnerre, comme si des furies les lançaient. Voici un instant de silence ; soudain une lueur bleu-jaunâtre luit dans les fenêtres, un éclair en croix déchire le ciel en sa longueur ; et crac, — patatras — juste au-dessus du bâtiment ! Grand’mère voulut dire : « Que Dieu soit avec nous ! » mais la parole expira sur ses lèvres. Madame Proschek se retint à la table, pour ne pas tomber ; M. Proschek pâlit ; Ursule et Betka tombèrent à genoux, et les enfants se mirent à pleurer. Puis, comme si l’orage eut trouvé, dans ce coup, un apaisement à sa fureur, il en demeura là. Les grondements déjà plus sourds se firent aussi de plus en plus faibles ; les nues se divisèrent et changèrent de couleur ; le bleu du firmament parut se faire jour, çà et là, entre les nuages gris ; les éclairs brillèrent encore, mais plus faibles et plus rares ; la pluie avait cessé, l’orage passait.

Quel changement dans la nature ! — Comme si elle se trouvait fatiguée, la terre semblait se reposer, comme un être dont les membres tremblent jusque là encore de la secousse. Le soleil la voyait encore baignée et ruisselante de pluie, mais avec un regard qui déjà était plus brillant. On voyait bien encore errer, d’un moment à l’autre, quelque nuage sur sa face, mais ce n’était plus que le reste d’un feu passionné. Le gazon, les fleurs, les plantes semblaient s’être rattachés au sol ; l’eau suivait dans les rigoles la pente des chemins qu’elle ravinait ; celle du ruisseau avait la couleur troublée ; les arbres secouaient, par millions, leurs gouttes de rosée pendantes, et qui brillaient comme des diamants sur leur verte parure. Les oiseaux recommençaient dans l’air à décrire, dans leur vol, leurs arcs de cercle ; sur la terre, les canards et les oies reprenaient leurs ébats dans les rigoles et dans les flaques d’eau qu’avait formées la pluie ; les poules étaient en chasse des escarbots qui se montraient en quantité plus nombreuse après la pluie ; l’araignée était sortie de sa cachette. Tout ce qui vit et respire se trouvant rafraîchi, se hâtait de jouir avec délice de la vie qui se renouvelait ; comme aussi à retourner au combat et à donner la mort.

Monsieur Proschek sortit de la maison pour en faire le tour, et il constata, hélas ! que ce vieux poirier qui, pendant tant d’années, en avait ombragé le toit par son épais branchage, était frappé de la foudre. La moitié de l’arbre gisait étendue sur le toit, l’autre se penchait vers la terre. Depuis bien des automnes, le vieux poirier ne donnait plus de fruit et il n’en avait non plus donné jamais beaucoup ; mais la famille y tenait pour la verdure dont il embellissait la maison depuis le printemps jusqu’à l’hiver.

Dans les champs la pluie torrentielle avait causé d’assez grands dégâts ; beaucoup moindres toutefois, se disait-on, en s’en félicitant, que si la grêle y avait été mêlée. Les sentiers se trouvèrent praticables dès l’après-dînée.

Le meûnier put aller en pantoufles, comme à l’ordinaire, du côté de la vanne, où grand’mère le rencontra, comme elle se rendait au château. Il lui dit que la pluie avait beaucoup nui aux fruits ; et tout en lui offrant une prise de tabac, il lui demanda où elle allait ; et quand elle lui eut répondu qu’elle allait au château, il poursuivit aussitôt son chemin ; et grand’mère, le sien.

Monsieur Léopold avait dû recevoir l’ordre d’introduire grand’mère à son arrivée : car à peine l’eut-il aperçue qui entrait dans l’antichambre, que, sans lui rien demander, il ouvrait la porte du petit salon, où se tenait la princesse ; elle y était seule.

Elle dit à grand’mère de s’asseoir près d’elle ; ce que grand’mère fit lentement.

« Ta sincérité de parole et la droiture de cœur me plaisent fort ; j’y ai toute confiance, dit la princesse ; aussi j’espère que tu répondras franchement aux questions que je vais t’adresser.

« Comment en serait-il autrement, madame ? Vous n’avez qu’à parler, » dit grand’mère, qui ne pouvait soupçonner ce que la princesse voulait savoir d’elle.

« Tu me disais hier : Quand la comtesse retournera dans son pays natal, et qu’elle y reverra ce qui est cher à son cœur, son visage reprendra ses belles couleurs ; paroles que tu as prononcées avec une telle expression que j’ai cru à une intention particulière de ta part de les avoir ainsi prononcées. Est-ce moi qui me suis trompée ? Où est-ce à dessein que tu parlais de cette manière ? Et la princesse observait grand’mère d’un regard profond et rapide.

Mais celle-ci ne se déconcerta point. Elle réfléchit un moment et reprit avec sincérité : « Oui, c’est à dessein que j’ai fait passer sur mes lèvres ce que je pensais dans le cœur : mon intention était de rendre madame la princesse attentive. Il est parfois utile de bien placer un mot, et à son temps. »

« La comtesse t’a-t-elle parlé ? »

« À Dieu ne plaise ! Mademoiselle la comtesse n’est point de ces personnes qui vont répandre des larmes dans la rue. Mais c’est l’expérience qu’on a faite soi-même qui fait comprendre. Ce qui se passe dans l’homme ne se cache pas toujours. C’est moi même qui l’ai deviné.

« Qu’as-tu deviné ? Qu’as-tu entendu dire ? dit la princesse avec anxiété. Ce n’est point par curiosité que je désire le savoir, mais c’est bien par l’intérêt et le soin que j’ai aussi grands pour ma fille adoptive que si elle était vraiment mienne. »

Je peux dire ce que j’ai entendu ; rien n’en empêche, aussi bien n’ai-je point juré de ne le répéter à personne, » dit la vieillotte ; et là-dessus elle raconta ce qu’elle avait ouï dire du projet de mariage et de la maladie de la comtesse. « Une pensée en amène une autre, » ajouta-t-elle : « Quand on regarde une chose de loin, elle paraît souvent autre que de près. Et voilà comment j’ai eu l’idée que la demoiselle ne consentait à épouser le comte que par déférence pour les volontés de madame la princesse. J’ai eu hier l’occasion de bien observer la demoiselle, j’aurais pleuré sur elle, Madame : nous regardions ensemble les jolis tableaux qu’elle a peints ; et alors chose bien étonnante ! Il me tomba sous la main un tableau dont mademoiselle la comtesse me dit que c’était son maître qui l’avait peint et le lui avait donné. Je lui ai demandé si ce beau jeune homme qu’il représente est le peintre lui même ; car les vieilles gens ont ceci de commun avec les enfants qu’ils sont heureux de tout savoir. Elle devint rouge comme une rose, se leva sans faire de réponse ni dans un sens ni dans un autre ; mais elle avait les yeux mouillés de larmes. C’en était bien assez pour moi, et madame la princesse saura encore mieux si la vieille grand’mère a surpris la vérité.

La princesse se leva, se promena dans la chambre et comme se parlant à elle-même, elle disait : « Je n’ai pourtant rien remarqué en elle d’extraordinaire, elle avait la même gaîté et le même esprit d’obéissance. Elle n’a jamais parlé de lui.

« À cette pensée de la princesse, ainsi exprimée tout haut, grand’mère répondit que les caractères sont bien différents les uns des autres ; celui-ci ne serait pas heureux s’il ne pouvait étaler au grand jour du monde ses joies et ses peines ; celui-là les refoule dans son sein pour toute sa vie et les emporte avec lui dans la tombe. Il est bien difficile de gagner cette seconde sorte de gens ; cependant un amour en fait naître un autre. Il en est des hommes entre eux comme il en est de moi avec les plantes. De celles-ci, il en est que je n’ai pas à aller chercher bien loin : je les rencontre dans toutes les prairies et en toute contrée ; mais aussi il en est quelques autres, à la recherche desquelles il me faut m’enfoncer dans l’épaisseur du bois, grimper sur la montagne à travers des roches, ne point regarder aux épines et aux chardons qui me barrent le chemin. Mais je me trouve récompensée au centuple par la plante même. Cette vieille femme qui nous rapporte toujours des montagnes la mousse odorante qu’elle y a trouvée nous redit toujours : « elle m’a donné bien de la peine à trouver ; mais elle me paie bien, de cette peine. Cette mousse a le parfum de la violette, et elle nous rappelle en hiver le senteurs du printemps. Mais pardonnez, Madame, si je m’écarte ainsi de ce que je disais d’abord. Toutefois je tenais encore à ajouter que mademoiselle la comtesse a gardé de la gaîté, aussi longtemps qu’elle avait l’espérance ; mais à présent qu’elle l’a perdue entièrement, elle commence à reconnaître que l’amour qu’elle ressentait est porté au double. Car il arrive souvent que nous ne connaissons la valeur de ce que nous possédions qu’après l’avoir perdu.

« Je te remercie de m’avoir fait connaître la vérité, » dit la princesse, « je ne sais si je pourrai en faire mon profit ; mais je ne veux que le bonheur d’Hortense. C’est à toi que je devrai en savoir gré ; car sans toi je n’aurais pas pu trouver la trace. C’est demain que la comtesse doit peindre. Viens au château avec tes petits-enfants. »

Sur cette parole, la princesse congédia grand’mère, qui s’en allait heureuse avec la conscience d’avoir contribué par une bonne parole au bonheur de quelqu’un. Elle était déjà près de la maison, lorsqu’elle fit la rencontre du chasseur ; il paraissait tout épouvanté, et sa démarche était rapide : « Entendez ce qui est arrivé ! » dit-il d’une voix émue.

« Ne m’effrayez pas, dites vite. »

« Messagère de Dieu, la foudre a frappé Victoire. »

Grand’mère joignit les mains, et fut un moment sans pouvoir proférer une parole, jusqu’à ce que deux larmes grosses comme deux pois de vermeille sortissent de ses yeux : « Dieu l’a aimée : souhaitons lui l’éternelle paix, » dit-elle à voix basse.

« La mort lui a été légère, dit le chasseur. »

À ce moment, M. et Mme Proschek et leurs enfants sortaient de la maison. En apprenant la triste nouvelle, ils restèrent tous comme interdits. « J’étais bien inquiet pour elle avant l’orage, quand je la vis qui était debout sous l’arbre. Je lui criais, et faisais des signes, et elle ne faisait que rire. Ah ! c’est un bonheur pour elle. »

« Et qui est-ce qui l’a trouvée, et où ? » demandèrent-ils.

Je suis allé en forêt, aussitôt l’orage passé pour voir les dégâts. J’arrivai à cette hauteur couverte de sapins entrelacés, que vous connaissez bien, et qui ont crû ensemble au-dessus de la grotte de Victoire. J’y vois quelque chose de couché sous les aiguilles et les ramilles de sapin. Je crie : pas de réponse. Je levai les yeux en haut pour connaître la cause qui avait accumulé tant d’aiguilles de sapin en un même lieu, et je vis les deux sapins présenter le même état que si on les eût dépouillés, du haut en bas, de leur écorce et de toutes leurs branches. J’écartai les aiguilles de sapin ; elles recouvraient Victoire étendue et tuée. J’essayais de la remuer, elle ne respirait plus. Sa robe était brûlée du côté gauche et depuis l’épaule jusqu’au pied. Probablement que cet orage ne lui avait causé que du plaisir, car elle riait à chaque éclair qui brillait. Elle sera sortie de la grotte pour monter sur la hauteur où, de ce sapin, l’on jouit d’une belle vue, et c’est là que la foudre l’a atteinte. »

« Ainsi que notre poirier, » se pensa grand’mère. « Et où l’avez-vous fait transporter ? »

À la maison la plus voisine, et c’est la vénerie ; je me charge du soin de lui faire donner la sépulture encore que ses parents voudraient y pourvoir eux-mêmes. J’ai été à Žernov pour annoncer mes intentions. Je n’aurais jamais pensé que nous dussions la perdre si tôt. Et sa vue me manquera, ajouta le chasseur avec chagrin.

Au même instant une sonnerie pour les morts se fit entendre dans la direction de Žernov. Tout le monde fit le signe de la croix, et se mit à réciter des prières. Le glas funèbre annonçait les funérailles de Victoire.

« Irons-nous la regarder, » demandèrent les enfants à leurs parents et à grand’mère.

« Venez demain, quand elle sera mise dans le cercueil, » dit le chasseur qui salua et partit tristement.

« Victoire ne viendra jamais plus chez nous ; jamais plus on n’entendra sa chanson près de la digue ; elle est déjà au ciel ! se disaient les enfants en se rendant à leurs petites occupations, et sans même demander grand’mère des nouvelles de la comtesse.

« Ah ! certainement, elle est au ciel ; elle a toujours tant souffert en ce monde, se pensa grand’mère en elle-même.

On eut dit que la nouvelle de la mort de Victoire avait été publiée à son de trompe dans la petite vallée, tant vite elle s’y était répandue ! Quiconque l’avait connue, lui avait porté compassion et lui avait, par compasion aussi, souhaité la mort. Et maintenant qu’elle avait eu un genre de mort que Dieu, dit-on, n’envoie guère, la compassion, dans le sentiment commun, avait fait place au respect.

Quand, le lendemain, grand’mère se rendit avec les enfants au château pour se faire tirer en portrait par la comtesse, madame la princesse parla aussi de Victoire. En entendant raconter combien Victoire était aimée, et à la vénerie et à la « Vieille Blanchisserie », la comtesse s’engagea à copier deux fois, et pour la famille Proschek et pour le chasseur, ce tableau que grand’mère avait vu, et qui représentait Victoire debout sous l’arbre fatal.

C’est qu’elle voudrait, avant son départ, faire à chacun un petit plaisir, et aussi vous avoir tous avec elle, » dit la princesse en souriant.

« Et où est-on mieux qu’au milieu de ceux qui vous aiment ? Quelle joie est plus grande que celle qu’on prépare aux autres ? » répondit grand’mère.

Les enfants étaient bien heureux d’avoir leurs propres portraits — personne ne savait rien de celui de grand’mère, — ils étaient aussi dans une joyeuse attente des cadeaux que leur avait promis la comtesse, s’ils restaient tranquilles, pendant qu’elle les dessinait.

Grand’mère avait plaisir à considérer comment, sous l’habile pinceau de la jeune artiste, ces chers visages d’enfants se reproduisaient, traits par traits, de plus en plus vivants, et elle était la première à les rappeler au maintien, quand ils se sentaient aller à reprendre une position plus commode.

« Reste tranquille, Jean ! ne sautille pas ainsi, afin que mademoiselle puisse bien te saisir. Et toi, Barounka, ne baisse pas ainsi le nez, pour le faire ressembler à celui d’un lapin. Guillaume, ne relève pas sans cesse les épaules comme fait l’oie avec ses ailes, quand il vient de lui tomber une tige de plume.

« Et comme Adèle s’était oubliée au point de fourrer dans sa bouche son doigt index, elle en fut reprise par cette remontrance : « Mais n’as-tu point honte, déjà grande fille comme tu es, et qui pourrais déjà te couper du pain toi-même ! Voilà que je vais être obligée de te mettre du poivre sur le doigt.

La comtesse fut charmée d’avoir à faire ce genre de peinture, et elle souriait de temps en temps aux enfants pendant l’opération. Son visage redevint de jour en jour plus rose ; grand’mère fit l’observation que ses couleurs étaient moins celles d’une rose que celle de la belle fleur du pommier. Elle était devenue plus gaie, et son regard plus brillant et plus clair reprenait son éclat ; elle souriait à chacun, et trouvait toujours le mot qu’elle savait devoir faire plaisir. Parfois elle considérait grand’mère fixement ; alors son œil devenait humide ; elle mettait de côté le pinceau pour prendre entre ses mains la tête de grand’mère, lui caresser les cheveux blancs, et déposer un baiser sur son front ridé.

Une fois, elle se pencha vers la main de grand’mère et la baisa. Grand’mère ne s’y attendait point, elle en fut toute saisie. « Que faites-vous là, comtesse ? C’est là chose qui ne doit pas se faire pour moi ! »

Je sais bien ce que je fais, ma chère vieillotte ; je sais quelle obligation j’ai envers toi ; tu as été mon bon ange. Et la comtesse tomba aux genoux de la vieille femme.

« Dieu vous bénisse, et vous donne le bonheur que vous souhaitez ! » dit celle-ci en posant les mains sur le front de la jeune fille agenouillée, front blanc et pur comme la feuille du lis ! « Je prierai pour vous et pour madame la princesse. C’est une dame parfaite ! »

Le lendemain de l’orage, le chasseur arriva à la « Vieille-Blanchisserie » pour annoncer à ses habitants qu’ils pouvaient venir dire à Victoire le suprême adieu. Madame Proschek, qui ne pouvait voir un cadavre, resta au logis ; madame la meûnière avait horreur d’un mort ; ou plutôt, ainsi que son mari le révéla sans ménagement, c’était de crainte que le défunt ne lui apparût ensuite dans la nuit. Quant à Christine, elle était à la corvée. Il n’y eut donc que Marie, la fille du meunier, pour accompagner à la vénerie grand’mère et les enfants. À leur sortie, ils allèrent cueillir des fleurs avec du réséda dans leur petit jardin ; les garçons emportaient aussi de ces pieuses images que grand’mère leur avait apportées du pèlerinage de Svatonitz. Elle avait pris son rosaire, et Marie emportait aussi des images saintes.

« Qui aurait pensé que nous aurions à faire les préparatifs d’un enterrement, » dit la femme du chasseur à grand’mère en la recevant sous le petit vestibule de la vènerie ?

« Nous ne sommes tous ici sur terre que pour un temps : nous nous levons le matin, sans savoir si nous nous coucherons le soir, » répondit grand’mère. La biche accourut vers Adèle, dont elle frôlait la poitrine avec ses yeux, par manière de caresse, tandis que les jeunes garçons du chasseur et ses chiens sautaient autour d’eux tous.

« Où l’avez-vous mise ? » demanda grand’mère en entrant dans la chambre.

« Dans la petite maison du jardin, » répondit la femme du chasseur, qui prit sa petite Annette par la main pour les y conduire.

La maisonnette qui n’avait qu’un petit salon, était ornée de branches de sapin, au milieu desquelles était exposé, sur une civière, un cercueil, fort simple, fait de planches de bouleau non rabotées. Il était ouvert, et le corps de Victoire y était couché. La femme du chasseur lui avait passé la blanche chemise mortuaire, et orné le front d’une couronne faite avec ces œillets barbés qu’on nommait les larmes de la sainte Vierge. Sous la tête, elle lui avait mis un coussin de mousse verte ; elle lui avait aussi ramené les bras sur la poitrine, et l’un au-dessus de l’autre ; c’était ainsi qu’elle avait coutume de les tenir pendant la vie. Des branches de pin ornaient le cercueil et son couvercle ; et à son autre extrémité, un verre à pied contenait de l’eau bénite, avec un aspersoir formé d’un faisceau d’épis de seigle. C’était la femme du chasseur qui avait tout préparé et disposé par elle-même. Combien d’allées et de venues ne lui avait-il pas fallu faire toute une journée vers la petite maison ? Rien n’y était plus nouveau pour elle ; quant à grand’mère, elle s’avança vers le cercueil en faisant le signe de la croix sur la défunte ; puis, elle s’agenouilla près du corps, et se mit en prières. Les enfants suivirent son exemple.

« Eh bien ! dites-moi si cette disposition vous plaît, et si nous avons bien mis tout en ordre ? » demanda la femme du chasseur à grand’mère, quand celle-ci se fut relevée. Si nous n’avons pas mis plus de fleurs et d’images de saints avec elle dans le cercueil, c’est que nous pensions bien que vous en apporteriez aussi.

« Vous avez bien fait, ma chère amie, et très bien fait les choses, » reprit grand’mère qui voulait louer la maîtresse de lieu.

La femme du chasseur reçut des mains des enfants les fleurs et les saintes images qu’ils apportaient pour les mettre autour du corps. Grand’mère enroula le rosaire autour des doigts déjà relents de Victoire et considéra longtemps encore son visage. Il avait perdu l’expression farouche qui en avait animé la vie, ses yeux noirs et rouges étaient fermés ; la flamme en était éteinte à jamais. Ses cheveux d’un noir du jais, mais qui avaient été toujours en désordre, venaient d’être démêlés, lissés et rangés ; et autour de son front, froid comme le marbre, s’enlaçait cette couronne de fleurettes rouges, comme un bandeau d’amour. On ne lui voyait plus autour de la bouche ce trait féroce qui avait détruit toute la beauté de son visage ; mais autour de ses lèvres se devinait encore sa dernière pensée, comme si l’effroi venait de l’y faire expirer… et c’était un sourire amer.

« Qu’est-ce qui t’a ainsi endolori, ô toi, pauvre cœur ? qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? » se disait tout bas grand’mère en elle-même.

« Personne ne peut t’indemniser de ce que tu as souffert. Celui qui est le coupable, Dieu le jugera ! Mais toi, tu es dans la lumière et dans la paix. »

« La femme du forgeron voulait qu’on ne lui mît que des copeaux de bois sous la tête ; mais mon mari lui a mis de la mousse ; je n’ai plus qu’une crainte : c’est que le monde, et aussi ses parents, ne nous accusent de l’avoir soustraite à leurs soins et de lui avoir fait faire des funérailles par trop simples. Et en disant cela, la femme du chasseur laissait bien voir du souci.

« De quoi servirait de l’avoir déposée dans un bière couverte de peintures ? Ne vous faites pas de ces vains soucis, ma chère dame, et laissez causer les gens. Maintenant qu’elle est morte, ils la voudraient peut-être envelopper dans du brocart d’or ; et tant qu’elle a vécu, ils ne lui ont pas seulement fait la question : « Femme, qu’est-ce que tu as ? » Vous n’avez qu’à lui laisser son coussin vert, elle n’en a pas eu d’autre depuis quinze ans. » Grand’mère dit ; et prenant le petit aspersoir, elle aspergea trois fois d’eau bénite le corps de Victoire de la tête aux pieds, Page:Božena Němcová Grand-mère 1880.djvu/377