Grand-Louis l’innocent/29

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 169-176).

XXIX


L’impression d’irréalité qu’il lui donnait parfois ne se dissiperait, elle le sentait bien, que lorsqu’il y aurait entre eux plus qu’une communion d’âme.

Jusqu’à présent, ils allaient, inséparables, ne pouvant se passer l’un de l’autre, mais comme des fiancés chastes.

L’homme se débattait parfois contre son obscur instinct.

La femme, avertie, se gardait.

Elle avait d’abord pensé qu’aimant Grand-Louis tout serait simple. Elle n’avait pas acquis l’art que certaines possédaient à un degré suprême d’offrir pour refuser, d’approcher jusqu’aux lèvres une grappe tentante qu’elles retiraient ensuite avec un rire d’innocence, ou une moue dégoûtée devant la convoitise d’un regard. Celles-là étaient commerciales jusque dans les jeux de l’amour, et connaissaient toutes les feintes des marchandages.

Elle qui n’avait pas oublié le rythme de la passion, la courbe du battement des cœurs, n’aurait qu’à le guider sur une pente facile, qu’à se jeter à son cou, qu’à fondre entre ses bras, ou simplement qu’à ne plus se défendre.

Mais toutes ses idées préconçues dressaient devant elle leur formidable barrière. L’ata­visme édictait sa loi.

On ne va pas au-devant de l’amour comme au-devant d’une proie.

Au haut de la route blanche, la femme attend.

Y attirer l’Innocent lui aurait semblé non seulement un manque de délicatesse et pres­que de décence, mais la violation d’un libre arbitre, le cambriolage d’une âme humaine.

Il devait venir à elle en pleine conscience et de plein gré.

Elle ne voulait pas qu’il succombât à cet instinct qui le faisait parfois la serrer contre lui dans une étreinte farouche.

Dans les grands espaces ravagés de sa raison, il fallait qu’il entendît l’appel divin, et que, l’ayant entendu, il eût la volonté de le suivre.

Grand-Louis était le dieu lare de son foyer, la statue parfaite qu’un miracle avait soumis à son adoration. Il ne dépendait que d’elle que le dieu demeurât inviolé, la statue in­tacte. Il était si facile de détruire ! Il y avait déjà tant de ruines dans le passé.

Mais à présent ses mains fortes et sages s’élevaient dans un geste de protection au­ tour de son cœur qui renfermait le précieux trésor.

Et c’est pourquoi, lorsque l’homme trou­blé et balbutiant se jetait vers elle, Ève faisait appel, pour le repousser, à toute sa frayeur, à toute sa certitude de gâter par trop de précipitation une œuvre parfaite.

Il n’était pas prêt. On voyait trop, à ces moments-là, s’avancer dans l’espace de ses yeux l’âme de la louve blanche.

Elle avait longtemps cru qu’il serait facile d’aller à lui, de lui mettre les mains sur les épaules et de dire : « Grand-Louis, il est l’heure. »

C’était bien la parole qu’elle prononçait chaque soir, qu’il lui arrivait même de répé­ter machinalement après elle. Mais ses lèvres deviendraient de marbre plutôt que de leur donner, elles, une signification diffé­rente, celle qu’elle attendait.

L’hiver revint qui resserra ses murs autour d’eux et rendit leur intimité plus complète encore. L’anniversaire de l’armistice sonna une autre fois, puis ce fut Noël, un Noël poudré de neige qui rendit leur lande toute blanche comme un paradis d’enfants.

En cette occasion Ève fit venir les petits Madec au Landier, y compris son filleul qui allait seul maintenant, et on passa une après-midi charmante. Grand-Louis fut tour à tour un loup, un cheval ou un chien parfaits. Un arbre de Noel occupait la place d’honneur dans la grande salle.

Après la distribution d’oranges aigrelettes qu’Yvonne épluchait avec recueillement — on ne voyait jamais d’oranges, le reste de l’année, à Port-Navalo — on était allé reconduire les enfants. On s’attarda un peu : il fallut, sous peine de fâcher les braves gens, prendre le café.

Ils revinrent tous les deux par le chemin étrangement clair ce soir-là, au lieu d’être boueux et noir entre les haies. Le miracle s’était accompli : il neigeait ! Le pays blanc était venu de là-bas pour s’allonger au-dessus du pays noir, qu’il regardait avec curiosité. Il suspendait ses batailles. Ou plutôt, elles devenaient une fête aérienne et somptueuse. La terre s’accoudait à sa terrasse enguirlandée pour mieux voir. Les yeux de faon, doux, timides et attentifs, les mains argentées réapparaissaient entre les branchages de l’immense pommier en fleurs qu’était cette neige de décembre. Les « Dames » du Grand Louis ne dansaient plus sur la mer. Mais on entendait le froissement de leurs robes dans le ciel. La maison s’adoucissait sous ses festons. Elle était restée illuminée, et on voyait, à travers les rideaux, la rangée des pots de géraniums minuscules qu’on avait dû rentrer à l’intérieur à cause du froid.

Après le souper, qu’elle avait voulu plus recherché qu’à l’ordinaire, dans l’arrière-salle décorée de gui que l’homme à la taille de druide n’avait eu qu’à tendre les bras pour le cueillir sur les chênes de la côte, ils avaient ouvert la porte, malgré le froid, pour regarder la merveille de ces deux plaines givrées et étincelantes du ciel et de la lande.

Ensuite ils s’étaient disposés à la veillée.

L’Illuminé sentait que ce soir-là était différent. Ce soir-là, on ne travaillait pas. La reine Anne ne sortirait pas de son album, ni les feuillets couverts d’écriture de leur tiroir. Ève s’assit dans le grand fauteuil. Les bougies de l’arbre de Noël s’étaient consumées. La flamme du foyer éclairait suffisamment la chambre.

Il restait debout, adossé à la cheminée, soutenant de ses épaules la charpente alourdie de la maison. Il fumait son cigare, ayant l’air de réfléchir. Elle avait hâte qu’il eût fini. Cette pose était pour elle puissamment, douloureusement évocatrice. Était-ce bien lui qui se tenait à quelques pas d’elle… ou l’autre ?

Son immobilité et son silence auxquels elle ne trouvait rien d’anormal en temps ordinaire lui pesèrent. Elle les sentit chargés d’une signification nouvelle.

Généralement, elle reprenait son calme en puisant à son regard. Par leurs yeux, leurs deux êtres se joignaient, se pénétraient, se mêlaient comme de fluides eaux.

Mais dans la quasi-obscurité, elle pouvait à peine distinguer son visage qui lui parut la tache blanche d’un masque, avec les deux trous des orbites. Cette bouche d’ombre allait se prononcer sur son sort.

Et tour à tour, il lui semblait se rapprocher ou s’éloigner fabuleusement, parfois n’être plus qu’une silhouette vague à l’autre bout de la chambre, parfois une forme massive penchée au-dessus d’elle.

Elle s’était tue si longtemps qu’elle n’osa élever la voix. C’est en dedans qu’elle lui parlait :

— Oh ! Grand-Louis, si vous n’êtes pas un rêve, venez à moi. Je ne puis aller à vous, Grand-Louis, parce que l’amour enchaîne mes mains et mes pieds. Il est temps de vous délivrer vous-même, Grand-Louis, de rompre l’envoûtement qui nous tient séparés. Voilà longtemps que nous nous attendons. Deux années, deux années dans la lande qui n’est que le prolongement de la terre étrangère où je vous ai déjà rencontré et perdu, il y a tant d’années, Grand-Louis !… Si vous aviez à expier le mal d’une vie passée, vous avez souffert et vous êtes pardonné. Et moi, si j’ai péché, je viens à vous, mon Grand-Louis, soumise et douce.

Ève ressemblait à l’image pétrifiée de la reine Anne, dans son haut fauteuil. L’air de la chaumière était humide de larmes.

Tous les esprits de la lande avaient quitté leurs voiles sombres et se rencontraient, vêtus de robes d’argent, au-dessus de la terre bombée, luisante et fraîche comme une joue d’enfant. L’humanité entière se penchait vers cette fraîcheur. La neige tombait avec tant de molle tendresse qu’on croyait voir des tourterelles se serrer, plume à plume, au bord des toits. De longues baguettes de lumière entraient par les minces fenêtres, transformant l’intérieur en chapelle votive.

La messe de minuit sonna à un clocher, quelque part. Le carillon sembla venir du choc des lointains fulgurants et sonores.

Soudain l’homme ressuscité se dirigea vers Ève. La flamme du foyer nimba en passant son front. Son profil de médaille était coulé dans du bronze.

Il s’arrêta devant elle, mit un genou en terre, rendit hommage. Puis laissant abat­tre sa tête sur les chaudes mains croisées, il prononça avec le balbutiement familier, la parole de tous les soirs :

— Ève, il est l’heure !

Fin.