Grand-Louis l’innocent/Texte entier

La bibliothèque libre.
Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-176).


GRAND-LOUIS
L’INNOCENT

I


Il ne restait rien dans cette lande perdue qu’une femme.

La maison était étouffante avec ses ombres superposées comme des étoffes unies pliées au fond d’une malle. On eût voulu crier là-dessous, déranger les plis et retrouver le souffle.

Ève n’osa. D’un mouvement craintif, elle tourna la tête pour explorer la chambre des yeux, tandis que son corps, appuyé des coudes à la table, demeurait rigide. La peur, comme une bête, gîtait au creux des genoux, et il semblait qu’à les tenir serrés, on l’empêchât de sortir de sa somnolence.

La lande recommençait sa mauvaise magie de chaque soir. Elle se peuplait de bruits étouffés de pas, de murmures de voix, coupés d’affreux silences. Le suaire de la brume remuait. On entendait par intervalles le gémissement de l’Océan, et tout le paysage vêtu de noir, poussé par le vent dans la même direction, avait l’air d’un cortège funèbre. Les panaches des tamariniers ondulaient en tête.

La maison même était étrange, significative, agrippée au rocher, percée d’étroites et hautes fenêtres. Elle avait servi, au siècle précédent, de dépôt de poudres. À l’extérieur, un escalier de pierre terminé par une guérite donnait accès au toit en terrasse.

La lande s’avançait en éperon sur la mer. Aux temps de grandes marées, elle devenait pendant quelques heures une île. Au haut de la falaise, se dressaient les ruines d’une redoute.

Ève regarda son papier. Elle n’y vit que des traits de plume, des mots épars, des phrases informes. La pensée ne déroulait plus son arabesque. Elle procédait par hachures et taches. Et c’était ainsi chaque soir.

La lande, la nuit et la mer se jetaient sur elle, démolissaient la maison fortifiée. Pourtant, elle l’avait délibérément choisie, un jour, grâce à la complicité du soleil.

Elle essaya d’oublier la tempête noire, évoqua les tempêtes blanches dont elle avait l’habitude, dans un passé tout proche encore.

Le grand pays du Nord se dressa devant elle, étincelant, formidable et magique. La terre craqua sous les pas d’un grand fauve. L’un était fait pour l’autre.

Elle entendit le vent qui accourait du fond d’espaces inconcevables, ivre de sa propre vitesse, houleux, chargé de neige, et où le visage humain s’enfonçait comme une proue de navire dans les écumes. Les flocons fondirent sur ses lèvres et au bord de ses cils. Elle revit l’horizon enflammé, gonflé de feux rouges, où la ville nocturne faisait entendre son grondement de forge en travail.

Une fois de plus, elle fut plongée dans le délire de la tempête, l’âme à l’unisson, soulevée de fureur et de violences, le corps devenu de métal.

Ou bien ce fut l’enchantement des matins d’hiver exquis et transparents, la forêt retenant son souffle pour ne pas fêler le cristal de ses branches. Ce fut la paix des soirs, les ombres veloutées qui se projettent sur la neige bleuâtre. Le monde entier avait un visage fragile et poudré. Aux bornes du ciel et de la terre, le fleuve géant reposait, immobile, dans sa cotte de mailles, une épée de lune à ses côtés.

Tout à coup, la jungle blanche s’anima. Une race inconnue qui avait face humaine ébranla la terre cuirassée. Les regards flam­baient d’une soif de plaisir. Un furieux besoin d’action faisait craquer les charpentes.

Ève franchit le noir cordon de la lande et passa à l’ennemi.

II


Ce fut pour peu de temps. La lande la reprit.

Quelqu’un était là derrière les volets… La mer et le vent suspendaient leur plainte entrelacée, qui montait de la fosse des ténèbres comme un double gémissement, et dans le silence, quelqu’un respirait.

Cela se passait tout près d’elle, à travers le mur. Il y avait là un géant d’ombre et de malfaisance. Il tâtait chaque panneau de bois, essayait ses ongles sur les rainures. Aucune violence. Mais la ruse était plus redoutable.

Ève porta la main à sa gorge. Inutile d’appeler. Le lointain village dormait.

Elle souffla la lampe. Son cœur battait avec violence contre la table. Le feu faisait une tache rouge dans la cheminée.

Le bruit se rapprocha. Les mains pal­pèrent son visage, pressèrent son crâne. Les volets étaient massifs, les fenêtres hautes, la porte à peu près impossible à forcer. Qu’avait-elle à craindre ?

C’était la lande qui se personnifiait ainsi dans le rôdeur invisible. C’était la peur accumulée au fond de ses veines, depuis tant de soirs, qui maintenant prenait cette forme. Elle se sentit paralysée de tous les membres, dans le tombeau de pierre de la maison, et cette peur seule vivait en elle.

On faisait le tour des fenêtres, on essayait chaque volet l’un après l’autre. Un souffle passait par les fentes. Mille mains se pla­quaient sur les murs. Une lenteur prudente et féline commandait aux mouvements de l’inconnu. Il s’arrêta à la porte, l’ébranla doucement, tourna la poignée, tâta la serrure et les gonds. Puis le silence se fit. On ne bougeait pas.

Ève ralluma la lampe. La bête de la peur gisait à ses pieds. La jungle blanche, inspi­ratrice d’énergie, avait vaincu. La lande mâtée reculait vers la mer. À pas un peu rigides, elle alla à la porte, tourna d’un seul mouvement la clef.

La lumière tomba sur une haute silhouette. L’homme n’eut pas un geste de recul. Ses bras pendaient à ses côtés. La lande enca­drait un portrait immobile.

Il était vêtu d’une vareuse de pêcheur, aux manches trop courtes, d’un pantalon de toile descendant à mi-jambes. Il avait de longues moustaches d’un blond décoloré, des joues creusées, des yeux qui regardaient droit devant eux avec une grande simplicité, une face sculptée par le vent. Sa tête aux cheveux grisonnants et rejetés en arrière était découverte.

Quelques instants s’écoulèrent. La sur­prise clouait Ève sur le seuil. Le corps bardé de fer qu’elle avait eu brusquement tout à l’heure s’amollissait. L’apparition ne comportait aucune malfaisance.

Car c’était une apparition. Une sorte d’effarement passa dans le regard du vaga­bond, la haute silhouette qui remplissait le cadre de la porte tourna lentement sur elle-même, fut happée par la nuit, le vent recommença à faire son bruit de toiles secouées, gonflées et déchirées, Ève rentra.

III


Des mois passèrent. L’acclimatation se fit. La jungle blanche dressait encore sa toile de fond dans le souvenir. À l’évoquer, l’âme nostalgique n’était plus qu’un pin enchanté dans la rafale, au haut d’une falaise.

L’air diaphane ruisselait de sons, de cou­leurs et d’odeurs, faisait tinter ses coraux. Tout se mêlait dans une pâle harmonie, et on ne savait plus à quel sens s’adressait chaque élément dont elle était faite. Le contact de la neige sur le visage saisissait comme un parfum. Le Nord encore une fois régnait. Il imposait son vertige. On se jetait, avec une ivresse triste, dans ses plaines. Le monde, pulvérisé, n’avait plus de confins. Un brouillard s’étendait jusqu’à l’horizon. La tempête dressait son archi­tecture forestière dans les espaces, des troncs massifs et des feuillages légers. On y marchait jusqu’à la mort, croisant de temps en temps une humanité en quête de proies. On rencontrait aussi des regards doux comme des yeux de faon entre les branches, vite évanouis.

La lande, de son côté, gagnait en ampleur. L’âme vacillait d’un paysage à l’autre. Elle tâchait de creuser, entre les deux, sa vallée. Elle se cherchait. C’était l’heure des réalisations. Maintenant ou jamais… Il fallait mettre de l’ordre dans le désordre, sortir des masses chaotiques et blanches, secouer le vertige. L’ombre courte, dure, hérissée de la lande devait servir de refuge.

Ce jour-là, Ève avait poussé la table près du seuil. On eût dit qu’une lessive bleuâtre séchait sur les ajoncs. Le soleil s’accrochait à leurs pointes. La péninsule au dos arqué, aux vertèbres à nu, se penchait vers la mer pour s’y abreuver. Des mouettes planaient.

Elle se barricada contre le paysage. L’âme aux sombres degrés appelait. Il fallait descendre au royaume intérieur. Il fallait creuser, se retrouver dans les arcanes, démêler la lumière. Il fallait commencer le chant. La mer, la lande et le vent devaient soumettre leur rythme à celui-ci, le Nord devait cesser de haleter, passionnément, dans la mémoire.

IV


Une ombre était sur le seuil. Elle la sentit peser sur ses paupières abaissées.

On n’avait pas entendu la barrière s’ouvrir. La lande, complaisamment, livrait passage au vagabond nocturne. Tout le soleil de ce tiède midi de novembre éclairait sa face. Un vague sourire entr’ouvrait les lèvres, que démentait, par intervalles, l’application pénible du regard.

Il passa devant elle, pénétra dans la maison. Il tenait serré sur sa poitrine son béret de marin. Il s’avançait ainsi, les mains croisées, le pas léger, les yeux haut levés sur les murs, comme s’il visitait une chapelle.

Ève ne bougea pas. Le somnambule allait se réveiller de lui-même.

Il regardait la lanterne chinoise suspendue au plafond, les cretonnes éclatantes du divan et des petites fenêtres, le rideau de l’alcôve, le miroir verdi, la bibliothèque luisante.

Il s’arrêta devant la cheminée où le feu de chêne brûlait, en dégageant une odeur de clairière d’automne. Ses fortes épaules frissonnèrent sous la toile de la vareuse. Il parut se rappeler qu’il avait froid. Il jeta un regard craintif vers le seuil. Il n’y vit personne, sans doute, tendit ses mains à la flamme d’un air d’intense contentement. La porte ouverte sur la pièce voisine attira son attention. Il la regarda un long moment, puis se dirigea vers elle, de son grand pas d’automate.

Il entra dans l’arrière-salle. La table n’était pas encore desservie. Une odeur de café flottait dans l’air.

Ève, étonnée de son immobilité, s’appro­cha.

Il était debout devant les mets restants, les mains toujours croisées sur sa poitrine, crispées sur son béret de marin. Un air de souffrance, de perplexité et de convoitise creusait sa face.

Elle poussa devant lui le pain et les fruits. Ses mains se portèrent dessus. Pendant qu’il mangeait, elle regardait la nuque puissante inclinée, le cou dégagé dans la vareuse, brûlé de soleil et d’eau de mer. Les pauvres vêtements étaient d’une propreté surpre­nante.

Il ne la voyait pas. La lumière tombait sur le pain. Tout le reste disparaissait dans l’ombre.

Quand il eut fini, elle versa le café encore chaud qu’elle remua avec une cuiller d’argent, lui tendit la tasse. Il avança les lèvres, et il but de ses mains, comme un convalescent, et elle vit de près les ombres amassées sous les paupières. Le grand corps osseux trem­blait. Il venait de fournir une longue traite.

Ayant bu, il leva la tête. Il parut réaliser la présence d’Ève à ses côtes. Les yeux au regard extraordinaire se posèrent sur les siens, prirent contact avec tout le visage. Il y flottait une douceur à la fois désarmée et puissante. On eût dit que cet homme n’avait jamais vécu parmi les hommes. Il possédait le regard neuf d’une créature des bois. Et pourtant une inquiétude était au fond, faisait une tache dans ce regard liquide. Elle remonta à la surface, par degrés. Alors la lèvre un peu pendante trembla, la gorge émit un son rauque, sans paroles, et l’homme auquel on avait jeté un sort s’éloigna par la lande.

Ève à son tour s’appuyait des deux mains à la table, en silence, et ses yeux regardaient très loin, par-dessus la mer.

V


« L’âme du Nord »… Elle jugea le titre prétentieux. Il lui parut tout à coup presque grotesque. Elle rougit, comme si un étranger le lisait par-dessus son épaule.

Qu’avait-elle compris à cette âme qu’elle essayait de décrire ? Le grand pays de là-bas ne se cachait plus d’elle. À travers les mers, il la regardait de ses yeux transparents. Il l’envoûtait. Il remuait au-dessus de sa tête ses mains de neige. Il baignait ses paupières d’une clarté transsubstantielle. Chaque évocation créait un éblouissement. Chaque souvenir était léger comme une écume. La mémoire devenait, à songer à lui, un jardin clair dont une procession de communiantes faisait le tour en chantant.

Le corps aussi se rappelait, sentait battre autour de lui la torsade de la tempête. Les chevaux du vent galopaient sur la route. L’air était une enclume. À l’horizon rapproché, les sommets cotonneux des arbres fermaient d’une haie d’aubépines miracu­leuses et fleuries le ciel étroit comme un jardin de province.

Mais la race privilégiée de ce domaine ne se laissait point approcher. L’âme du Nord s’évadait dans la tempête. On entendait parfois son rire métallique. Une lumière froide irradiait d’elle comme du paysage. L’ère du monde à son réveil se répétait. Ces hommes étaient d’abord de grands fauves. Ils avançaient par bondissements. Ils étaient tout muscles, chair, appétits, ivresse de n’avoir pas à rétrécir leur allure. La terre leur appartenait. Ils se préoccupaient peu des empreintes que laissaient leurs pas : la neige les recouvrait si vite ! D’ailleurs, elles menaient à une maison fermée. L’âme du Nord était une créature de plein air.

Elle joignait la prudence à ses audaces. Elle était comme une louve blanche qui semblait dresser devant elle des banquises, pour se protéger, à mesure qu’elle se décou­vrait, et faisait entendre un grognement quand ceux du sud s’aventuraient sur le glacis. Comme autrefois, elle refoulait la horde latine vers son berceau. Elle s’oppo­sait à toute incursion. D’une étreinte, elle eût étouffé les faibles envahisseurs bardés de métaphysique.

Ève s’était jadis aventurée. Elle sentait encore autour d’elle le redoutable enlacement. À certaines heures, son cœur rede­venait cette bête errante et meurtrie qui allait droit devant elle, sur une terre sans douceur, parmi des hommes sans merci.

Un froid visage se dégageait d’entre les autres. Il les personnifiait tous. Il deve­nait le portrait d’une race. Il ornait les murs de la maison figée. Quand elle s’approchait de trop près, une buée hivernale s’en dégageait qui la frappait à la face, les yeux pâles la pénétraient, les lèvres étaient durement sculptées.

L’âme du Nord ! L’âme masculine. Car la femme n’était, là comme ailleurs, que la douce forme argentée couchée sur la stèle, le motif répété à l’infini, en bas-relief, l’arabesque à peine indiquée.

Ève avait rapporté de l’étranger la statue de glace et de neige, pour la placer dans la lande, un linge humide sur son visage inachevé. Elle y travaillait pour donner une survivance à des traits évanescents. Il fallait creuser ce masque, remonter ce cœur arrêté, comprendre cette énigme.

Et l’ayant comprise, tendre les mains à une ombre.

VI


Cette fois, elle n’hésita pas : elle ouvrit la porte.

Celui que sur la côte on appelait le Grand-Louis, en se frappant le front du doigt, se tenait sur le seuil. Elle ne fut pas surprise.

Son grand corps pencha vers l’intérieur de la pièce. Mais il n’avança pas. L’eau ruisselait du toit, et il cherchait vaguement à protéger son cou en relevant le col de sa vareuse. Son regard se posa sur Ève, sa bouche remua piteusement. Il hocha la tête d’un geste d’impuissance.

La rafale faillit éteindre la lampe.

Elle se leva avec précaution pour ne pas l’effaroucher.

— Entrez, dit-elle à demi-voix. Et comme il ne semblait pas comprendre, elle fit un pas vers lui, le tira par la manche et referma la porte.

Ses vêtements s’égouttaient autour de lui, et il considérait d’un air perplexe les marques boueuses que ses pieds faisaient sur le tapis.

Elle le mena jusqu’au foyer. Il grelottait.

— Asseyez-vous… Reposez-vous… Ne vous inquiétez pas. Je vais vous préparer à boire.

Elle prit la lampe pour se rendre dans l’arrière-salle, et pendant que l’eau chauffait, elle examina le vagabond.

Il était resté debout devant le feu, les deux bras en croix appuyés à la cheminée. Il ne faisait pas un mouvement. Il regardait la flamme.

Elle revint avec le grog bouillant versé dans un bol de faïence, posa la lampe sur la table.

L’homme avait toujours le dos tourné. Elle dut lui toucher l’épaule.

— Il faut boire chaud, dit-elle doucement.

Il sortit de son rêve, huma le breuvage, eut une expression de convoitise. Il tenait le bol serré sur sa poitrine, entre ses mains aux longs doigts écartés. Il se mit à boire avec lenteur, gravement, les paupières abaissées sur ses yeux. La couleur revenait à son visage.

— Maintenant, vous allez vous sécher, dit-elle, et comme l’eau clapotait dans ses sabots, elle lui fît signe de les enlever, et de poser ses pieds sur un tabouret.

Il obéissait, engourdi de tiède atmosphère, repu de fatigue, baigné d’obscur contentement, le corps droit cependant dans le fauteuil au haut dossier.

Bientôt, il laissa aller sa tête sur son épaule, et s’endormit. Elle ôta le bol de ses genoux sans qu’il s’en aperçut, puis recula jusqu’à la table, se pencha sur les feuillets, reprit la plume. Ce fut en vain. Son regard retournait à l’homme endormi. Il ne lui faisait pas peur, et pourtant, avec quel souci elle s’enfermait le soir venu dans la maison de pierre !

La lande était amicale. L’âme du Nord fuyait dans ses forêts blanches. La statue de glace se désagrégeait. Ses traits devenaient fluides. Ils se noyaient dans une expression de défaite. La mer avait un souffle régulier et humain qui se répercutait dans la conque de la maisonnette. Tout était douceur et confiance. Dans la chemi­née profonde, il ne restait plus qu’une bûche consumée, droite et rouge comme une lampe d’icone. La tempête pouvait s’acharner sur la plaine : l’isba était chaude et close. La bûche s’écroula. L’homme rigide fit un mouvement. Il ouvrit les yeux. Sa pensée se ramassa au fond de son regard. Alors il se leva, comprenant sans doute qu’on allait le chasser, ouvrit d’un geste brusque la porte. La lumière vacilla. Ève dut l’abriter de la main.

La pluie et le vent et l’écume de la mer se rencontraient au-dessus de la lande et se livraient un combat terrible. Nul ne consentait à s’abattre, quoique n’en pouvant plus, et cela faisait, à une faible hauteur, un bruit de toiles gonflées, secouées, mêlées et qui se déchiraient les unes les autres.

— Où allez-vous coucher ? cria-t-elle.

Avait-il entendu ? Il fit un geste vague dans la direction de la côte, où pourtant il ne fallait pas chercher d’abri, et dont on distinguait la bordure de rochers battus par la mer.

Elle le vit s’enfoncer dans la pluie et sa vareuse mouillée collait déjà à son dos.

Soudain, sa décision fut prise.

— Attendez… Vous n’allez pas rester sous ce temps.

Il fallut le tirer en arrière par la manche, non qu’il refusât son offre, mais le sens des paroles humaines n’arrivait sans doute à son cerveau qu’après de longs détours, et pour le moment sa tête ne bourdonnait que du sifflement contradictoire du vent.

Elle prit un bougeoir, jeta une cape sur ses épaules, lui fit signe de la suivre le long de la maison jusqu’à l’escalier de pierre. Elle criait : « Vite, vite ! » et il se hâtait sur ses pas.

Elle ouvrit la porte du grenier, fit de la lumière. La longue pièce s’éclaira faiblement. Les ardoises du toit remuaient comme des feuilles sèches. Il y avait, du côté de la mer, en face de la lucarne, une table de sapin, une chaise, un lit de fer, toute une cellule de cénobite au haut du monde. À l’autre bout, un tas de foin laissé par les anciens propriétaires et encore odorant de l’été.

Elle venait là quelquefois regarder le large, ou suivre l’escadre dans son déploiement, les jours d’exercices de tir, rêver, écrire, et souvent dans la journée elle s’y était endormie. La maison vibrait comme un navire.

— Je crois que vous serez bien ici pour cette nuit, Grand-Louis, murmura-t-elle. Couchez-vous… Voyez, il y a une bonne couverture. Vous fermerez la porte après moi, n’est-ce pas ?… Bonne nuit.

Elle descendit les marches en trébuchant. Le vent essayait de décoiffer la guérite. Le toit en terrasse, déjà noyé, était comme un radeau sur la mer. La pluie glaciale de la gouttière lui mouilla le cou. Elle frissonna, rentra dans la maison avec le sentiment que personne n’errait par sa faute dans cette terrible nuit. L’émeute s’arrêtait au seuil, éteignait ses hurlements, laissait tomber ses torches. Au-dedans, l’icone con­tinuait à brûler.

Elle rangea les braises, reporta le bol à fleurs dans l’arrière-salle et se prépara à se coucher.

Tout à coup, elle songea qu’elle avait laissé là-haut la lumière aux mains de l’homme du rêve. Et ce tas de foin tout près ! Elle eut peur, reprit sa cape et se glissa le long de la maison.

Au haut des marches, la porte demeurait ouverte.

Il était couché par terre au pied du lit, et dormait, la tête sur son bras replié. La bougie brûlait sur la table, comme pour veiller un mort, et la flamme furtive tombait sur son visage paisible, sur le dôme puissant du front, les pommettes saillantes, les paupières bombées sur les larges yeux.

On sentait le vent tendu comme une corde froide entre la lucarne et la porte ouverte et frapper le dormeur aux minces vêtements.

Ève enleva du lit la couverture, l’étendit sur le Grand-Louis, souffla la bougie et referma sans bruit la porte derrière elle. Enveloppée dans sa cape, elle avait l’air, en sortant de la guérite en ogive, d’une tourière de couvent.

VII


Le lendemain, elle préparait le déjeuner en chantant. La porte de l’arrière-salle était ouverte. Le soleil se coulait à travers la lande et s’allongeait comme un chat familier sur le seuil. Elle appela vers l’esca­lier de pierre : « Grand-Louis ! »

Le nom sonore remplissait l’air. Les deux vocables formaient les deux piliers de l’arc à travers lequel tout le paysage s’animait, s’ébranlait, prenait une voix balbutiante, un regard surnaturel, des gestes inachevés.

« Grand-Louis ! » Personne ne répondit. Elle répéta son appel, en hésitant un peu au haut des marches. Le grenier était vide. Elle alla jusqu’à la lucarne, regardant à terre, songeuse. Le plancher semblait garder l’empreinte d’un corps. Un souffle régu­lier montait jusqu’aux ombres enchevêtrées des poutres. La couverture était sur le lit, pliée avec application. Elle redescendit en laissant la porte ouverte.

Il fut quelque temps sans reparaître. La lande devenait fermée, hostile, énervante par sa stabilité même. Elle formait un bloc dur au bord de la côte. Rien ne l’ébranlait. Seuls, le facteur dans sa tournée quotidienne et Vincente, la femme de ménage, poussaient la barrière.

Un jour, à la tombée de la nuit, elle l’aperçut dans la grisaille, à travers les vitres.

Il regardait la maison d’un air attentif, en prêtant l’oreille, et lorsqu’elle lui fit signe d’entrer, elle eut l’impression qu’il prenait son visage à deux mains pour l’examiner de plus près. Il scrutait son regard, la recon­naissait par degrés. Elle se dégageait de la brume. La douceur qu’elle lui avait témoi­gnée réchauffait l’atmosphère dormante de sa mémoire, et ayant senti le joyeux bon­dissement d’un accueil autour de lui, il franchit le seuil devenu familier.

Il s’assit devant le feu avec un soupir. Une lourde main sembla s’abattre sur ses épaules. Au dehors, il s’identifiait avec la nature, subissant comme elle les duretés des saisons auxquelles il opposait la même pas­sive résistance. Il y avait entre elle et lui une entente. Il savait que ses exigences ne dépasseraient pas ses forces. Au-dedans, un malaise le saisissait. Les choses se pres­saient autour de lui, raréfiaient l’air respirable. Elles avaient, comme certaines fem­mes en vous parlant, un visage questionneur et trop proche. Elles l’adjuraient de se rappeler. Il cherchait à les repousser. Leur douceur enveloppante était pleine de menace. Il préférait le franc jeu du plein air. Là il était entre hommes. Il lui fallait se dé­fendre, se terrer, se réchauffer, assouvir sa faim. Il y trouvait ses joies, il prenait le soleil à pleins bras, et restait parfois immobile pour mieux entendre son cœur tumultueux battre dans sa poitrine.

Mais il ne comprenait plus le rapport entre lui et les choses du dedans. Il y avait là un lien brisé, un manque d’harmonie. Les visages heureux rapprochés dans le cercle d’une lampe papillonnaient devant ses yeux. Les ombres immobiles accroupies dans les angles l’effrayaient. Elles prenaient une posture d’animaux prêts à bondir. Tan­dis qu’au dehors, dès qu’elles devenaient menaçantes, le vent les bousculait sur la toile du ciel, les pourchassait parmi les décors de la terre. Il était lui-même une ombre errante. Il lui fallait l’espace, le mouvement, l’instabilité ambiante.

Ève, qui avait mis un couvert en face du sien, vint à lui, prit de ses mains son béret. Il leva vers elle une face hésitante, un peu anxieuse, et rassuré par son sourire, il s’assit à table.

Bien qu’il fût évidemment affamé, il attendait, le regard attaché à ses gestes qu’il s’efforçait d’imiter. La façon dont elle avalait son potage lui causa de l’étonnement. Il porta sa cuillère à sa bouche avec précaution, referma les lèvres, retint son souffle. Et puis, ce fut au fond de la gorge un bruit d’écluse soudain lâchée, ce qui la fit éclater de rire. L’homme surnaturel rit à son tour, de ses larges yeux, de ses fortes lèvres ouvertes sur ses dents brillantes. Mais sa gaîté tomba vite : il se remit à s’ap­pliquer. Elle lui offrait les mets en les nom­mant, à demi-voix, et il se penchait légèrement vers elle, l’oreille tendue, son attention mas­sée en ombres combatives au fond de son regard. On eût dit que sa bouche, déshabituée des paroles humaines, s’efforçait de se plier de nouveau à leurs contours, et répétait en échos balbutiés, les dernières syllabes.

Le repas achevé, elle ouvrit la porte. Elle, qui avait vécu dans les villes, n’était pas encore accoutumée à avoir la nature si proche. C’était une créature vivante sur le seuil. Il fallait tendre la main, ébaucher une caresse dans les ténèbres. La nuit était tout à fait tombée, brusquement, comme si on venait de souffler une lampe. Les feux tournants d’un phare éclairaient par inter­valles, d’une clarté terrible, la conscience endormie du paysage. La lande complotait sous son masque. Elle avait effacé ses chemins.

Hésitante, Ève se tourna vers le Grand-Louis. Il était agenouillé devant le foyer. Il arrangeait le feu. Ses gestes étaient lents, appliqués, empreints d’une volonté étroite et concentrée. La lueur des braises coulait son profil dans le bronze.

Elle l’abandonna à lui-même, s’assit à la table de travail, le dos tourné, sortit le manuscrit du tiroir. Chacun s’absorba dans sa tâche. Chacun apporta à construire la même ardeur, la même lucidité, et, elle le sentait bien, la même satisfaction. La lu­mière de la lampe donnait à ses doigts à elle une agilité presque fluide, tandis que la flamme rebelle du foyer s’accrochait en fauves éclats au torse penché de l’homme.

VIII


Il prit l’habitude de revenir. Mais il n’entrait jamais de lui-même. Il attendait, immobile, à quelques pas de la fenêtre. Et chaque fois qu’elle allait au-devant de lui, il l’enveloppait du même regard ralenti, pesant et interrogateur. Il semblait l’attirer à lui, insensiblement, et une fois qu’elle était proche, un sourire se mêlait à la légère méfiance de son expression.

Elle modifiait pour lui sa vivacité ordinaire. Sa voix cherchait le relief des mots, ses gestes se faisaient plus mesurés, sa pensée s’attardait. Elle avait l’impression de voir la vie à son commencement. Il fallait explorer toute chose sans se hâter, en faire le tour avec prudence.

Grand-Louis venait derrière elle, ébloui parfois et se cachant les yeux.

Pourtant, il avait fait des progrès. Les actes d’une autre existence, sinon ceux de la sienne propre, commençaient à s’enchaî­ner, à prendre un sens. De temps en temps, il les pressentait, et elle était surprise qu’il vînt au-devant de ses gestes. C’était comme s’il ouvrait une porte, tout à coup, avant qu’elle n’eût exprimé son intention de sortir, et il attendait qu’elle passât, la tête un peu inclinée, baignée d’une demi-lumière, avec au fond de ses yeux le contentement d’avoir lu dans sa pensée.

Il avait maintenant un certain vocabulaire à sa disposition. Il était relatif au temps, à la mer, à l’horizon brumeux où son âme semblait vivre, et parfois à un monde plus vague encore où elle le suivait à peine. Il nommait les objets qui les entouraient, les travaux qu’ils exécutaient en commun, les mouvements d’Ève. Il proposait d’aller chercher du bois au bûcher et de l’eau à la citerne. Et ayant parlé, tous les deux écoutaient d’un air recueilli vibrer entre les murs l’écho des paroles qu’il venait d’as­sembler. Une simple phrase était un triom­phe. Il la prononçait en s’appliquant, équi­librait sa voix sur chaque mot comme on franchit pas à pas, en se balançant un peu, une planche jetée sur une nappe d’eau inconnue. Il trouvait un point d’appui dans le regard qui se tendait de l’autre bord vers lui.

Les choses étaient des êtres animés, certaines d’entre elles douées d’un pouvoir maléfique. Une fois qu’à moitié endormi près de la cheminée, il avait légèrement brûlé ses sabots, il s’était mis à démolir le feu à coups de pied, l’apostrophant avec violence.

Les soirs où le vent cherchait à s’introduire comme un coin, sous la porte, il faisait le geste de fendre du bois à coups de hache, afin qu’Ève comprît à son tour le dessein de ce mauvais bûcheron, et il lançait vers le dehors un regard noir. Les vagues écumantes étaient, on ne savait pourquoi, « les Dames », et le halo de la lune « la Sainte Vierge. »

La mémoire lui faisait défaut. Elle essaya de l’employer à quelques commissions dans le village, lui confia des lettres qu’il fallait mettre à la boîte avant le passage du facteur. Des heures après, on l’apercevait sur la pointe, qui guettait les oiseaux de mer atterrissant dans les îles, et elle était sûre que ses lettres étaient encore dans la poche de sa vareuse. Il n’aurait su dire pourquoi ni comment elles s’y trouvaient.

Alors, découragée, elle renonçait à rien tirer de lui. Il n’existait, pour l’homme de rêve, aucun lien entre une idée et son exécution, aucun rapport entre les phases d’un même acte, et quand elle cherchait à l’amener à quelque raisonnement puéril, ses yeux révélaient une sorte d’égarement et même de souffrance. Il sentait que cet échec lui causait une déception, et il avait l’air, par son humilité, de lui demander pardon.

Il prenait à présent la plupart de ses repas au Landier. Il n’avait plus l’aspect minable des premiers temps. Ses joues s’étaient gonflées, ses épaules redressées. Il portait un gros gilet de laine tricoté par une femme du pays.

Mais leur budget s’équilibrait mal. Il ne venait plus d’argent de l’étranger. Vincente n’aidait plus au ménage. On mangeait du pain grossier d’après-guerre.

Un jour, elle tenta une expérience. L’heure du repas du soir était arrivée. Il rentrait après un de ses longs vagabondages quotidiens le long de la côte. Le couvert était mis comme de coutume, mais le fourneau était froid et les assiettes vides.

Il alla découvrir une à une les casseroles, constata avec surprise qu’il n’y avait rien dedans. Ève, assise à table à sa place coutumière, guettait ses mouvements.

Il se tourna vers elle :

— J’ai faim.

Comme elle ne répondait pas, il vint lui toucher légèrement l’épaule.

— J’ai faim…

Il y avait dans sa voix une douceur plaintive mêlée de reproche.

— Moi aussi, Grand-Louis. Mais il n’y a pas de souper ce soir…

Elle s’attendait à ce qu’il demandât pourquoi. La question ne vint pas. Alors elle le prit par le bras, le mena au buffet qu’elle ouvrit, et qui était vide :

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson.

Elle l’entraîna ensuite devant le tiroir où s’éparpillait d’habitude l’argent des dépenses quotidiennes.

— Vous voyez, plus d’argent. Vous comprenez, n’est-ce pas, Grand-Louis : l’argent est fini. Il n’y a plus rien à manger.

Ce mot d’argent qu’elle choisissait à dessein ne frappait pas son oreille. Il ne voyait aucun rapport entre l’argent et ce qui composait un repas. Il répétait comme un enfant, d’une voix désenchantée :

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson…

Il s’étonnait que le miracle de la table mise, du pain multiplié chaque fois qu’il rentrait, ne se produisît plus aujourd’hui.

Ève, avec sa versatilité ordinaire, abandonna son stratagème.

— Voyons, tout de même, si les naufragés que nous sommes ne trouverons rien sur le radeau de la lande.

Elle parlait haut, gaîment.

Lui ne comprenait pas toutes ses paroles, mais il en saisissait toujours le sens caché, qui cette fois était une allégresse mêlée de contrition.

Montée sur une chaise, elle inspecta le buffet. Par elle ne savait quel obscur et complexe scrupule, elle n’avait pas voulu lui mentir : il ne restait ni pain, ni viande, ni poisson.

Sur l’étagère du haut, elle découvrit des biscuits, une boîte de conserve, un pot de confiture anglaise, du thé chinois, et elle mettait ses trouvailles dans les bras tendus de Grand-Louis qui riait de plaisir.

Ils demeurèrent longtemps après le repas, les coudes sur la nappe, leurs regards se rencontrant dans la brume de leur rêve, une expression de bien-être flottant sur leurs visages.

Ève leva les yeux par-dessus la tête de l’Innocent, jusqu’aux confins d’un ciel de mars qu’on apercevait par les carreaux et où traînaient déjà des lueurs de printemps.

IX


Grand-Louis ne se montrait plus depuis quelques jours. Ève ne s’en inquiétait pas, habituée qu’elle était à ses disparitions subites. Pourtant elles créaient un malaise. L’équilibre acquis se rompait. Le Nord faisait de nouveau entendre son appel tragique dans les espaces tourbillonnants de la mémoire. Il mettait sur le visage sa caresse, dans les veines, son vif-argent. La tempête blanche, avec ses lances cristallines et ses bannières étincelantes dressées, repoussait les forces masquées de la lande. La maison de pierre était scellée sur un cœur vivant. Il était temps qu’on vînt le délivrer.

Cette fois, quand il reparut, il portait sur la tête, à la manière des pêcheurs, un panier d’osier plat qu’il déposa sur le seuil. Puis il alla d’une fenêtre à l’autre, en se haussant un peu.

Elle remarqua qu’il ne l’appelait jamais par son nom, et qu’après ses absences, il n’entrait jamais dans la maison sans qu’on l’y invitât. Il demeurait l’apparition de la lande, l’homme-fantôme. Il attendait, le regard sur les vitres, qu’elle s’aperçût de son retour.

De longues aiguillettes d’un argent bleuté frétillaient dans le panier, sous une couche d’âcre fougère.

Elle interrogeait du regard.

Une expression d’orgueil passa sur le visage de Grand-Louis.

Il souleva son panier, repoussa doucement Ève et entra dans la cuisine, se dirigeant avec plus d’assurance que d’ordinaire. Il alla droit au buffet dont il ouvrit les battants.

— Plus de pain, plus de viande, plus de poisson ? dit-il en enchevêtrant les syllabes.

Il reprit haleine :

— Voici du poisson… pour vous.

Une émotion la saisit qu’elle ne chercha pas à dissimuler. Avec lui, on pouvait être soi : il n’y avait jamais à dissimuler.

C’est elle qui balbutiait à son tour, elle dont les mains tremblaient. À son appel, l’homme du rêve était descendu de son domaine en promontoire pour aller jeter ses filets dans la mer. Et il revenait déposer à ses pieds la pêche miraculeuse.

Elle restait immobile pendant qu’il s’affai­rait. Il raviva le feu, sans même se rendre compte que ce n’était pas l’heure du repas, prépara le poisson, plaça une assiette sur la table.

Il la prit par les épaules, l’obligea à s’asseoir, la servit, et demeura debout der­rière elle, les mains appuyées à sa chaise.

— C’est pour vous, disait-il, de sa voix chaleureuse et confuse. Mangez, mangez !

Quoiqu’elle n’eût aucune faim, elle obéit. L’émotion qui la serrait tout à l’heure à la gorge faisait place peu à peu à un amusement attendri.

Il tenait son regard empreint de gravité fixé sur elle, sans faire un geste ou prononcer une parole, selon son habitude, mais elle sentait que chaque morceau qu’elle portait à sa bouche lui causait une satisfaction.

— C’était très bon, Grand-Louis, pêcheur de miracle, dit-elle d’un ton pénétré.

Elle savait qu’elle l’interrogerait en vain sur la provenance de son poisson. Il ferait un geste vague vers le large et ce serait là sa seule explication.

Un peu plus tard, elle apprit que le Grand-Louis reprenait ses habitudes des jours de famine : il rôdait maintenant sur la côte aux heures où les barques mettent à la voile et sautait dans la première venue. Comme il n’y avait pas meilleur marin que lui, on lui donnait une bourrade amicale, et on se serrait pour lui faire place. Au retour, après la soupe de poisson du bord, au lieu de se sauver comme jadis une fois sa faim satisfaite, il attendait sans rien dire qu’on vidât les nasses, et recevait sa part de pêche.

Un jour, il arriva à la lande dans un état de bouleversement extraordinaire. Ses yeux lançaient des éclairs, ses fortes lèvres tremblaient.

Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Ce qui frappait chez cet homme était au contraire un calme et une douceur qui mettaient un rampart de dignité autour de sa déchéance.

Il montrait son panier vide et les explica­tions qu’il tentait de donner se traduisaient par des cris inarticulés pénibles à entendre.

Elle fit de son mieux pour le calmer. Mais elle sentit pour la première fois une force révoltée et massive sur laquelle sa douceur n’avait pas de prise.

Vincente entra sur ses talons, et son agitation égalait presque celle du Grand-Louis. Des marins étrangers, qui faisaient la pêche sur un chalutier à vapeur, gens redoutables toujours pris de boisson, lui avaient cherché noise, le bousculant au passage, et faisant rouler son panier dans la poussière.

Grand-Louis, le Grand-Louis fabuleux au­quel s’accrochaient tendrement les petits enfants quand ils le rencontraient dans les chemins, s’était jeté sur ses assaillants, écumant de rage, prêt à les étrangler, disait Vincente, si des pêcheurs du pays n’étaient intervenus. Les autres vocifé­raient en ce moment au-dessus de leurs verres, dans la mauvaise auberge du village.

La veillée fut calme. Il reprit sa place au coin de la cheminée. On eût dit, à son immobilité de pierre, qu’il rêvait, mais le regard au fond de ses yeux dilatés était comme une flamme figée. Ses mains ne tremblaient plus. Une pâleur légère flottait sur son visage.

Tout à coup il se leva, alla à la porte, de son grand pas d’automate. Il l’ouvrit, de­meura sur le seuil à s’orienter, les bras croisés, la tête rejetée en arrière, une dure expression de défi sur ses traits. Il fouillait la lande des yeux. Allait-il bondir vers le village, se mettre à la recherche de ses agresseurs ?

Ève s’approcha de lui. Elle lui arrivait à peine à l’épaule. Ce Grand-Louis inconnu la remplissait de crainte. Dans un souffle, elle murmura son nom, et sa voix était pleine de détresse. Il se tourna vers elle, lentement, l’arc bandé de sa fureur se détendit. Il semblait découvrir à ses côtés ce visage de femme que l’inquiétude rendait enfantin. Ce fut lui qui la prit par les épaules et la ramena vers le foyer. Le rouet des heures reprit son bourdonnement paisible.

X


Un matin, ils se rencontrèrent dans la campagne, loin de la maison, sortis de l’ambiance coutumière, tous deux périlleuse­ment changés d’aspect. Ils allaient dans des directions opposées.

Le soleil, qui devait être déjà haut dans le ciel vaporeux, ne se montrait pas encore. L’homme-fantôme lui apparut à travers cette brume qui mettait de l’indécis autour de sa silhouette. Détachée du cadre de la lande, elle pouvait devenir grotesque dans les pauvres vêtements étriqués et trop courts. Ève ne fut frappée que par sa puissance.

De se trouver face à face, ils restèrent interdits. Malgré qu’il la regardât en ébau­chant un sourire, il n’avait pas l’air de la reconnaître. Son expression était mêlée d’incertitude et d’une timidité nouvelle. Ils étaient comme les passagers d’un navire qui, après s’être vus chaque jour sur le pont, dans les chaises-longues, enveloppés de couvertures, ou rencontrés le soir en vêtements de gala dans les salons, se reconnaissent à peine une fois à terre, en costumes de ville, avec un curieux air de décision, de hâte et d’inquiétude répandu sur leurs traits. La préoccupation de bagages à retrouver et à faire visiter, d’un train à prendre, transforme plus qu’une maladie un visage.

Cependant, Grand-Louis vint se placer à ses côtés et ils reprirent leur marche en silence.

Elle avait choisi la grand’route qui courait haute et droite à travers la presqu’île. D’un côté, on voyait la bande d’un bleu sombre de l’Océan, le long de la froide découpure de la côte, de l’autre la vasque plus claire du golfe du Morbihan, bordée par les hameaux aux maisons penchées les unes vers les autres et chuchotant sous leurs coiffes. La tour de l’église de Saint-Gildas bâtie sur un promontoire de rochers s’avançait comme une cheminée de navire dans une mer de brume et le village demeurait invisible.

Jusqu’à ce que le soleil parût, il faisait plutôt frais, et il fallait presser l’allure pour se réchauffer. Ils marchaient vite, d’un même pas allongé et cadencé, sans dire mot, le visage haut levé, les bras ballants à leurs côtés.

Le brouillard qui cachait le soleil semblait une accumulation de vapeurs et de parfums nocturnes dégagés de la terre. Quand il se dissipa, l’air, délivré de son poids, fut entraîné violemment dans le circuit des champs. Les poitrines s’ouvrirent.

À droite, vers la côte, s’élevait une sorte de tumulus géant qu’on appelait Le Petit Mont.

Elle le montra du doigt et ils obliquèrent dans sa direction. Ils marchaient mainte­nant l’un derrière l’autre à travers une lande courte aux pointe fines. Ève relevait sa jupe sur ses longues jambes musclées, et les jambes nues de Grand-Louis s’égratignaient sans qu’il s’en aperçût. Il s’élança le pre­mier dans le sentier tortueux qui montait jusqu’au sommet du tumulus, en la tirant par la main.

De l’autre côté de la route, on en voyait un semblable, mais plus élevé : Le Grand-Mont.

Chaque cône s’étayait sur une maçonnerie d’apparence gallo-romaine. Des ronces épaisses poussaient partout et les monticules formaient dans la campagne plate deux dômes de verdure.

Ève qui examinait le pays se retourna tout d’un coup vers son compagnon pour lui désigner ce qu’elle croyait être l’emplace­ment du Landier. Elle suspendit son geste.

Il se tenait les bras croisés, le visage tourné vers la mer. Ses yeux à demi-clos embrassaient pourtant la vaste courbe du large. Ses longs cheveux rejetés en arrière et sa moustache tombante lui donnaient l’air d’un prophète. Une illumination qui venait du dedans ruisselait sur ses traits, mêlée au soleil qui les baignait. Elle remarqua que les fortes lèvres tremblaient sur les dents proéminentes, mais ce n’était plus de fureur.

Elle ne chercha pas à deviner ce qui l’agitait ainsi, émotion d’âme ou allégresse physique dont elle aussi se sentait au même moment déborder.

Des exclamations étouffées sortaient de sa bouche. Un souffle tumultueux gonflait sa poitrine.

Un souvenir revint, vivide, dans la mé­moire d’Ève.

Un jour d’hiver à l’étranger, elle avait croisé un jeune enfant qu’une nurse poussait devant elle dans un traîneau. Il faisait froid, la rafale tourbillonnait si fort qu’on ne voyait rien devant soi et le trottoir se rétrécissait entre les hauts bancs de neige. La rue n’était plus qu’un vague fossé entre les osiers et les aulnes que formait le barrage du vent mêlé de flocons. Elle dut se mettre de côté pour laisser passer l’équipage. La face de l’enfant, rouge de froid, sortait des couvertures de fourrure blanche, mais ses yeux étaient alertes dans la tempête. En passant près d’elle, il avait poussé une sorte de rugissement de joie en la regardant, et il y avait mis tant de force que ses traits s’en étaient crispés. Sa bouche béait sur ses grosses dents de devant, les premières dents, qui semblaient vouloir mordre à la neige qui tombait.

Grand-Louis, sans doute, ressentait lui aussi une aveugle joie de vivre, en ce matin de juin, au haut du monde et il s’avançait parmi les forces obscures en vibrant comme une mâture puissante dans le vent de mer.

XI


C’était surtout le soir qu’il redevenait fabuleux. Il ne cherchait plus à s’accrocher à un monde dont les bords lui glissaient entre les doigts. Il reprenait sa personnalité. Il rentrait dans son domaine. Ève n’y tentait point d’incursions. Il était comme le reflet d’un paysage renversé sur les eaux, dont on sait qu’il est vain de vouloir se rapprocher. Il mettait dans l’ambiance un mystère qu’il eût été sacrilège de chercher à pénétrer. Cette atmosphère plaisait à son esprit de femme. Elle vivait là un roman qui dépassait son attente. Il y avait à ses côtés une âme aux contours si flottants et si vastes qu’elle ne les atteindrait jamais. Il faudrait continuer à aller devant soi en étendant les bras. Chaque jour renouve­lait entre elle et lui la nappe inconnue, la brume impénétrable. Ils resteraient l’un pour l’autre deux étrangers. Ils se rencontreraient toujours avec ce regard neuf. Ils garderaient à leurs actions des mobiles secrets, et à leurs paroles un sens imprévu. Ils ne finiraient jamais de se découvrir. Il n’y aurait pas cette lente et terrible fusion de deux personnalités. Chacun veillait sur la sienne. Ils continueraient à s’aborder avec un sourire sur les lèvres et un masque sur les yeux. Ils n’étaient durant les veillées séparés que par une longueur de bras. Et pourtant, la distance était immense. Chacun descendait dans les dédales de l’être inté­rieur. Chacun entendait décroître le pas de l’autre. Et chacun ressentait à se murer ainsi un sentiment de délivrance. On ne bâtit que dans la solitude, on ne crée que de ses mains. Chacun creusait sa propre sape, attentif, l’oreille aux aguets, rassuré d’en­tendre, de loin en loin, le faible écho d’un effort parallèle et invisible.

Ils n’avaient ni l’un ni l’autre atteint le but. Ils n’étaient qu’à une étape. Ils s’é­coutaient haleter, impatients de voir se dérouler les riches ténèbres. L’effort cou­vrait leurs mains d’une noire poussière. La profondeur à laquelle ils descendaient était une protection. Là-haut, lui se battait contre des ombres. La lande hérissée se jetait sur lui. La femme, de son côté, était une mince silhouette dans les espaces chavirés. Le grand pays posait de nouveau sur elle ses mains argentées. Il y avait autour d’elle des échevèlements, des fureurs, des cris barbares, mêlés tout à coup de plaintes d’une langueur sensuelle. Le vent se fatiguait de sa propre violence, se suspendait aux bran­ches qu’il liait autour de l’horizon d’une molle arabesque dans la forêt de mirage. C’était l’heure où des yeux de faon, doux, timides et attentifs, paraissaient entre les feuillages imaginaires. On allait vers eux dans un tâtonnement, avec un regard fixe d’halluciné, et on s’apercevait que les doux yeux s’étaient fondus. La tempête vous réveillait d’un coup de sa crinière froide à travers le visage. Une créature puissante au sang étranger s’avançait à pas pesants. La mémoire devenait son domaine conquis.

Ève demandait grâce. Il fallait cesser d’aller devant soi, briser une fois pour toutes l’envoûtement, s’accrocher aux aspérités de la terre natale, se replier pour offrir moins de prise. Il fallait chercher un refuge en soi. On s’habituait peu à peu aux ténèbres, et le sentiment d’une autre haleine oppressée, tenace et toute proche, traversait de temps en temps ce domaine d’ombres comme le bras lumineux d’un phare éclairait par in­tervalles la lande. Alors le chant immortel s’élevait qui partait de deux âmes différentes. L’un était frêle encore mais sûr de lui dans son ardeur, et l’autre aux syllabes brisées exprimait un effort tumultueux et aveugle. L’un et l’autre alternaient, se ré­pondaient, se cherchaient pour monter en­semble sous la voûte. Celle-ci finirait peut-être par ensevelir les deux solitaires, mais sans qu’ils l’entendissent crouler, et en atten­dant, ils oubliaient que la vie n’est qu’une longue fuite devant la mort.

XII


Jusqu’alors, elle s’était peu préoccupée de son passé.

Elle résolut de l’interroger.

Elle vint s’asseoir auprès de lui, fit peser son regard sur le sien. Elle savait que le sens de ses paroles l’atteignait rarement, mais elle avait remarqué qu’il la comprenait par le regard. Parfois même, il suffisait de laisser aller vers lui une pensée directe, insistante et rapide, une prière, un commandement. Au cours des longues veillées d’hiver, quand l’immobilité où il se tenait commençait à la rendre inquiète ou nerveuse, elle lui faisait tout à coup, au dedans d’elle-même, un appel urgent de prouver qu’il n’était pas une fantaisie de son imagination, de faire un mouvement, de montrer qu’il était en vie. Elle ne bougeait pas de sa place, n’élevait pas la voix, et elle sentait que Grand-Louis l’interrogeait du regard. Puis il se levait, venait vers elle avec une expression perplexe, et rassuré par son sourire il reprenait sa rigide rêverie.

Elle mit un album de photographies sur la table. Il contenait des vues de pays inconnus, des maisons trapues sous le revêtement des neiges, des toits de cuivre, de curieux clochers en spirales. Les mêmes paysages se répétaient à travers l’album, avec leur richesse végétale extraordinaire et le ruissellement de leurs eaux. En les re­gardant, on avait envie de s’étendre sur cette terre vierge et de savourer l’ombre, le silence et la fraîcheur mêlés. On sentait que l’homme devait faire corps avec elle. Et cependant, comme elle lui brûlait les pieds ! Comme il avait hâte d’aller grappiller ailleurs, dans les vignes ensoleillées du sud, parmi les rires clairs des vendangeuses, et de se griser de leurs chansons modulées par les siècles.

Rien ne frappait Grand-Louis. Il passait son doigt sur le papier, surpris qu’il fût lisse et luisant, et cette sensation s’inter­posait entre l’image et lui. Elle ne pourrait réveiller par là aucun souvenir.

Prise d’une inspiration, elle alla chercher dans un tiroir une collection de portraits, dont quelques-uns l’avaient accompagnée là-bas.

Elle commença par celui de ce frère unique et chéri, tombé au champ d’honneur. Grand-Louis saisit le portrait, le pencha vers la lampe, étudia attentivement l’uniforme. Son regard s’arrêtait à peine sur le visage. On suivait sur sa physionomie un effort intense. Ève se tenait immobile, l’haleine en suspens, le cœur comprimé dans sa poitrine. Quand son attention parut se détendre, elle mit sous ses yeux les tristes reliques : la croix de guerre, un casque, un sifflet attaché à un cordon de cuir, une musette décolorée.

Hélas, il y avait d’autres souvenirs plus poignants encore…

Elle possédait, roulé dans un tiroir, un tableau noir qui était resté jusqu’au dernier moment cloué sur le mur de sa chambre d’étudiant, dans la maison natale, et sur lequel le jeune homme, à sa dernière permission, s’était amusé à tracer des figures de géométrie… Personne n’avait eu le courage de les effacer…

Grand-Louis passa une main qui tremblait sur le casque, porta le sifflet à ses lèvres. Il y eut dans la chaumière un triste huhulement qui semblait venir de la lande et qui les fit sursauter tous les deux.

Il paraissait souffrir. Ses sourcils étaient rapprochés et ses yeux un peu égarés. Il avait le halètement des jours d’émoi.

Ève pensa que l’épreuve avait assez duré. Quand elle voulut ranger la photographie, il fit un geste de protestation, croisa dessus ses deux mains.

— C’est assez pour ce soir, n’est-ce pas, Grand-Louis ? Demain nous la regarderons encore.

Comme il conservait son air obstiné, elle revint aux paroles familières, à la salutation de chaque soir, se leva pour allumer la bou­gie, ainsi qu’elle faisait d’habitude, et dit lentement :

— Grand-Louis, il est l’heure.

Il la regarda, desserra les doigts, et s’en alla avec docilité.

Elle était heureuse elle-même de remettre à plus tard la suite de l’expérience. Elle avait encore d’autres photographies à sou­mettre, le portrait de jeunes femmes de ses amies, de beaucoup de femmes, quelques-unes aux belles épaules nues dans la robe de soirée, quelques-unes en robes de ville déjà démodées, la plupart dans la simplicité de leurs costumes de sport et de leurs cheveux courts.

Il y avait aussi des photographies d’enfants…

Qu’allait-elle apprendre ? Elle venait de découvrir ce soir que la mémoire n’était pas éteinte, et pouvait conclure que pour Grand-Louis un uniforme de soldat avait une signification.

XIII


Un dimanche après-midi, ils étaient assis sur la lande et du haut de la pointe, ils regardaient la mer. Le paysage était un jardin de poudroyante lumière. C’était un de ces jours de beauté si éternelle en face de la vie qui passe qu’elle remplit l’âme solitaire de malaise et d’inquiétude. À deux, on en fait un chant de joie.

On voyait à droite une masse de rochers inaccessibles, à gauche une petite anse dorée avec des cabines de bain destinées aux tou­ristes de l’hôtel voisin. La saison n’était pas encore commencée.

Dans l’anse, deux paysannes se tenaient debout au bord de l’eau. Le jour baissait sur la campagne déserte, écrasée de paix dominicale.

Les deux femmes regardaient attentive­ment la mer, semblant suivre des yeux quelque chose. Un canot était mouillé à quelque distance.

Ce fut Grand-Louis qui le premier décou­vrit ce qui les intéressait. Un jeune homme se dressa dans l’embarcation et se jeta à l’eau.

Il avait l’air d’un nageur merveilleux et s’en allait, à brasses régulières, vers le large. Il devait être maintenant à un bon kilo­mètre de la côte.

Une sorte de hurlement retentit dans lequel on pouvait à peine distinguer les mots « Au secours ! » Et l’on vit la tête chevelue du nageur disparaître sous l’eau, pour apparaître quelques moments après.

Les femmes poussaient des cris terribles, et l’une d’elles se rua dans la mer où elle enfonça jusqu’au cou.

Elle criait :

— Mon garçon se noie !

Toute la campagne retentissait de ses clameurs.

La plus jeune, les yeux révulsés, les traits grimaçants, était en proie à une crise de nerfs.

Ève aussi criait au secours, d’un air égaré, en cherchant à descendre les rochers à pic. Il n’y avait pas une barque en vue, ni douanier ni pêcheur sur les digues.

Du haut d’un rocher surplombant, Grand-Louis se jeta à la mer. On le perdit de vue dans l’écume.

Elle reprit son sang-froid.

Là-bas, l’homme en perdition apparaissait et disparaissait par intervalles. Elle criait de toutes ses forces, malgré qu’elle se rendît compte qu’il ne pouvait l’entendre :

— Tenez bon, tenez bon, on arrive !

Mais l’encouragement, elle le savait bien, parvenait aux oreilles de Grand-Louis.

La mère hurlait toujours, sûre, elle aussi, de maintenir son fils à la surface par sa voix, jusqu’à ce que le secours arrivât.

Il semblait se débattre, changer de direction, être attiré sous l’eau par une force mystérieuse, pour flotter de nouveau un peu plus loin. Il devait être épuisé. Et cependant il n’avait pas perdu la tête ; malgré ses détours incompréhensibles, il faisait des progrès dans la direction de son bateau.

— Je le vois, je le vois, criait Ève. Courage !… Le voilà !… Il réparait… Mon Dieu, mon Dieu !… Ah ! le voilà… Il nage… Il avance… Ah ! il change de direction… Grand-Louis, à droite, à droite !

Mais avant que Grand-Louis l’eût rejoint, le nageur avait atteint son canot, s’était hissé par-dessus bord pour s’écrouler au fond, la face en avant. Il restait sans mouvement. On voyait ses pieds pendre en dehors.

Ève tremblait maintenant pour Grand-Louis. Tout bon nageur qu’il fût, arrive­rait-il, lui aussi, jusqu’au bateau, ou allait-il chercher à revenir à terre ? La mer, quoique calme ce jour-là, écumait toujours un peu dans ces parages. Le redoutable rocher de La Teignouse n’était pas loin.

Heureusement, le jeune homme, qui n’a­vait eu qu’une faiblesse passagère, revint à lui, se redressa, arracha son ancre et se mit à ramer à la rencontre de Grand-Louis.

La mère, entre ses sanglots, disait à Ève :

— Je savais bien qu’il lui arriverait quel­que chose. Il n’a que quinze ans, Made­moiselle, et si fou à la mer ! J’ai eu le pres­sentiment d’un malheur. Je le regardais nager, si loin de tout secours, et j’ai saisi le bras de ma fille en disant : « Jacques va se noyer ! » Et c’est à ce moment-là qu’il a appelé.

On entendit le jeune homme qui criait, sitôt qu’il fut à portée de voix :

— Un requin m’a attaqué !

La mère haussa doucement les épaules, et murmura pour qu’Ève seule l’entendît :

— Un requin ! Il n’y a pas de requin par ici… Le pauvre petit ! Il a dû avoir peur de quelque chose… À moins que le goëmon… ou des crampes…

Grand-Louis ramait. La barque heurta le sable. Il fallut prendre le rescapé sous les bras pour l’aider à débarquer.

C’était un garçon au torse vigoureux, au beau visage énergique, sous les grands cheveux ruisselants. Il y avait du sang sur ses jambes.

À cette vue, la mère reprit ses terribles lamentations.

Cependant, Grand-Louis branlait la tête et disait : « Ce n’est rien », en fixant Ève de son regard, et elle comprit qu’il voulait la rassurer.

Alors elle étancha le sang avec des poignées de varech trempées dans la mer, et s’aperçut que les blessures n’étaient que superficielles, disposées en bracelets autour des cuisses. Le sang suintait de petits trous bien rangés, nombreux mais peu profonds, comme produits par les dents d’un jeune chien. Le jeune homme venait d’être attaqué par un squale. Ce printemps-là les pêcheurs qui regagnaient la terre à la tombée de la nuit, le long des chenaux, avaient parfois senti leur barque soulevée d’une manière inexplicable, ou surpris dans les eaux calmes du golfe un remous qu’ils ne comprenaient pas. Arrivés à la maison, ils racontaient aux femmes que des « bêtes du diable » hantaient maintenant ces pa­rages.

Celles-ci, habituées à leurs histoires de revenants, qui se passent toujours entre chien et loup, et ne sachant trop s’ils vou­laient exploiter leur crédulité, restaient scep­tiques. D’ailleurs, les pêcheurs eux-mêmes, une fois à l’abri sous le manteau de la che­minée, étaient moins sûrs de leurs dires.

Cependant, on avait trouvé un squelette de bête marine, long de plusieurs mètres, sur l’îlot du Diance, dans le golfe. La mâchoire en fut portée à la préfecture voisine. C’était un peau-bleu. Des affiches aux portes des mairies signalèrent leur pré­sence et mirent les pêcheurs sur leurs gardes.

Assis sur le bord de la barque, l’adoles­cent, dont les genoux grelottaient encore, essayait de rire à présent de son aventure. Il décrivait comment il s’y était pris pour dépister la bête, nageant en zig-zag, lui assénant des coups de pied quand elle cherchait à l’entraîner. Il se grisait de cette force merveilleuse dont il venait de prendre conscience. On eût dit qu’une fièvre mon­tait à ses pommettes.

— Il faudrait coucher ce garçon, dit Ève. Ne le laissez pas trop s’agiter. Vous feriez mieux d’aller chercher le médecin.

Grand-Louis se tenait en arrière du groupe. Personne ne songeait à lui. La mère n’eut pas un mot de remerciement. Et comme lui-même avait repris son air de ne pas comprendre, il se pouvait qu’il eût oublié le rôle qu’il venait de jouer dans le drame. Il regardait avec embarras ses vêtements mouillés.

Les deux femmes, dont les visages ruisse­laient encore de larmes, encadraient le res­capé, en le soutenant un peu, malgré qu’il s’en défendît, et s’éloignèrent dans la direc­tion du village.

Ève eut un sourire de tendresse pour le Grand-Louis.

Elle lui prit le bras. Ils revinrent par la lande. Elle avait hâte de faire flamber le feu pour lui, de sécher ses vêtements, et de préparer le repas qu’elle lui servirait debout, ce soir-là.

Elle ne put s’endormir, les nerfs à vif. Tout éveillée, elle voyait dans la nuit claire des bêtes fabuleuses se dérouler sur le plan­cher, entre la porte et son lit.

Quand elle alla le lendemain aux nouvelles, elle trouva le jeune homme couché, en train d’absorber un gros repas. Ses plaies n’é­taient guère que des égratignures, et il refusait de parler davantage de l’aventure, se moquant du danger qu’il avait couru.

Il s’informa avec empressement du Grand-Louis et confia à Ève, d’un air un peu timide, qu’il irait lui « causer » un de ces jours.

Ève lui pressa la main, fit signe qu’elle avait compris.

La mère la prit à part, lui conta que pendant la nuit, s’étant levée pour voir si le garçon reposait, elle n’avait pu entrer tout de suite dans sa chambre. Il avait poussé contre la porte un coffre, et juché là-dessus une malle, des chaises, des paquets de cor­dages, ce qui lui tombait sous la main.

Lui aussi avait dû voir, tout éveillé, des bêtes fabuleuses se dérouler vers lui. Seul, Grand-Louis avait dormi de son immense sommeil.

XIV


Elle acheta à la mère du jeune homme ce canot qui leur inspirait une crainte supersti­tieuse.

Il était solide encore. Grand-Louis le goudronna entièrement, peignit l’intérieur.

Le forgeron fit une fouine neuve, et il partit chaque jour à la pêche pour son compte. Un vieux fusil de chasse complé­tait son équipement. Les temps de vaga­bondage étaient loin. Il fallait suivre les mouvements de la marée. Parfois, il se levait avant le jour et Ève criait en vain son nom sur la lande, au pied de l’escalier de pierre, une fois le déjeuner prêt. Il était en mer.

Ils se nourrissaient maintenant comme les pêcheurs, principalement de poisson et de pain de guerre. Les ressources diminuaient. Il était difficile de se procurer du bois. Ève, si peu frileuse au dehors, ne pouvait sup­porter le froid humide de la maison, habituée qu’elle était aux intérieurs surchauffés. Les robes légères qu’elle portait faisaient tou­jours l’étonnement des femmes du pays. Aussi le feu flambait-il du matin au soir.

Dans ce pays dénudé qui d’animal terrien se transforme en bête marine allongée vers l’Océan, tout en arêtes et en écailles, le bois est rare. Des chênes qui bordaient les champs, il ne restait que des troncs émondés. Ceux qui finissaient par mourir, quoique gardant au faîte une couronne de feuillage, blancs et épuisés, avec un ventre creux et effrité, des nerfs encore durs comme de l’acier, noués dans la longue agonie, on les abattait. Chaque nœud formait une bûche qui mettait des heures à se consumer.

Grand-Louis s’était mis à déraciner de la lande et il rapportait des brassées de souches dont il bourrait le foyer, content de voir le visage d’Ève se réjouir.

Il fallait qu’elle s’occupât de ses vête­ments, dont il était extrêmement soigneux, mais qu’il n’aurait pas eu l’initiative de renouveler. Le mari de Vincente, un doua­nier, que son administration habillait, céda une longue pèlerine neuve qu’il ne pouvait utiliser, et après l’avoir mise sur les épaules de Grand-Louis pour l’essayer, il le regarda avec admiration, disant qu’on l’eût pris pour le capitaine en tournée sur les digues. Celui-ci était très grand aussi, on le découvrait de loin, heureusement, et on avait l’air très éveillé quand il arrivait à la guérite.

Grand-Louis n’était plus un hôte à charge. Il apportait sa contribution au ménage.

Ève, quoique s’accusant de préjugés in­dignes de l’affranchie qu’elle était, ne pou­vait s’empêcher d’en éprouver du soulage­ment : l’Innocent se réhabilitait. Les jours où la pêche donnait en abondance, il s’était mis à offrir dans les chaumières pauvres échelonnées le long de la côte le poisson dont ils n’avaient pas besoin.

De retour à la maison, il riait en cherchant, éparpillés dans ses poches, les billets illi­sibles, déchirés et recollés, qu’on lui donnait en échange, au petit bonheur. Ils étaient mis de côté à son intention pour l’obscur plus tard.

Des gens venaient même jusqu’au Landier, des femmes, en général des vieilles au dos courbé et qui semblaient fureter après la nourriture, vêtues de robes de mérinos ver­dies, mais proprement raccommodées, gardant la coquetterie d’une coiffe blanche. Elles entraient s’asseoir un instant en face d’Ève, osant à peine s’appuyer aux fauteuils dont elles n’avaient pas l’habitude, et les mains croisées sur leurs tabliers, récitaient les noms des jeunes hommes morts à la guerre, du ton dont elles disaient leur chapelet. Leurs voix étaient étrangement résignées, coupées de silences.

Grand-Louis faisait la distribution du poisson dans le bûcher, qui devint son quar­tier général. Il y gardait des outils rudimen­taires, y suspendait son filet de pêche.

C’était aussi son cabinet de toilette. Cha­que matin, il s’ébrouait à grand bruit, le torse nu, à la façon des marins, dans l’eau saumâtre puisée à la citerne. Tout y était rangé avec un soin méticuleux, et pendant ses absences, Ève entr’ouvrait parfois la porte du réduit un peu en contre-bas du sol, éclairé d’une demi-lumière, pour respirer l’odeur de goudron mêlée à celle du bois sec.

Il portait pour aller en mer un vieux cha­peau de feutre qu’il attachait sous son menton à la manière d’un suroît. Et le visage ainsi encadré apparaissait avec sa légère couche de hâle sous laquelle circulait le sang vif, ses larges yeux jamais troublés qui se posaient sur le monde avec une si tranquille confiance. Leur expression était moins vacante depuis qu’il menait une vie plus active.

Les jours de pluie, il portait un long caban ciré. Ainsi équipé, avec sa fouine ou son filet sur l’épaule, parfois ses bottes de pêche suspendues à son bras, et au retour son panier bien équilibré sur sa tête, il formait une apparition puissante et pittoresque qu’on voyait de loin sur la lande.

Ève calculait, d’après l’état de la mer, l’heure du retour. Elle allait au-devant de lui, du côté du golfe, quasi-vidé à marée basse, où l’eau pénétrait à la mer montante avec un bruit gras de lessive, d’une longue nappe régulière.

Elle reconnaissait son canot, car il y avait peu de pêcheurs qui se livraient à cette sorte de pêche. La plupart possédaient des ba­teaux trapus aux voiles rouges bien connues des riverains, sur lesquels ils s’embarquaient à deux ou trois pour aller au large pêcher la sardine. Ceux-là passaient la nuit en mer.

Il n’y en avait qu’un autre qu’on pouvait confondre avec Grand-Louis, un tuberculeux de la marine, au sang brûlé dans les soutes des navires, trop malade pour faire la pêche du large. Mais il toussait et chevro­tait perpétuellement. On l’entendait de loin croasser comme un pauvre goëland blessé, et c’est ainsi qu’on le distinguait du Grand-Louis.

Du haut de la falaise, elle le hélait jusqu’à ce qu’il l’entendît. Il ne faisait pas de geste pour lui répondre. Son torse massif se redressait ; elle devinait, au port de sa tête, qu’il posait sur elle son regard, un long moment, et la saluait ainsi.

En attendant qu’il y eût assez d’eau pour venir à terre, il mettait de l’ordre dans sa barque, avec l’application méticuleuse et la lenteur qui le caractérisaient, trempait dans la mer de grosses poignées de goëmon pour la laver. Une fois débarqué, il plantait solide­ment l’ancre dans la vase, rassemblait ses affaires et montait à grandes enjambées le sentier qui menait à la lande.

Ayant rejoint Ève, il posait son panier à terre pour qu’elle le soupesât, et les jours où il était lourd, un contentement extrême se lisait sur son visage. Ils remontaient côte à côte vers la maison. Ils ne s’interrogeaient point. Leur joie de se retrouver n’avait pas besoin de paroles.

XV


Il fut décidé qu’elle l’accompagnerait le lendemain. Elle n’était pas sûre qu’il eût compris son intention.

Elle se leva de bonne heure, craignant qu’il ne partît sans elle. La maison ainsi tirée de sa léthargie avant le jour prenait une physionomie nouvelle. Elle avait un réveil humain. On sentait entre elle et soi une intimité surprenante. C’était la même paresse à sortir du sommeil, la même humeur lente à s’éclairer. L’air était chaud et hu­mide comme une respiration. Les couver­tures rejetées au pied du lit ressemblaient à des vêtements abandonnés. La bougie clignotait. Les ombres étaient pleines de chuchotements. Il y avait du babil de l’enfant dans le pétillement du feu matinal.

Elle eut la sensation d’arriver en vacances, de se réveiller, non dans un lieu étranger, mais dans une chambre familière où elle venait de passer la nuit après une longue absence.

Quand elle ouvrit la porte, il était dans la lande, immobile, le regard sur la maison. Elle fut contente qu’il eût compris qu’elle irait avec lui.

Une brume épaisse couvrait la péninsule. On ne voyait rien devant soi. Ils composaient à eux deux le monde. La mer com­mençait à descendre et le bateau était au sec.

Grand-Louis lui commanda d’embarquer et fit glisser, en la poussant des deux bras, l’embarcation jusqu’à l’eau, sans effort ap­parent.

Il connaissait heureusement les passes ; sans cela, ils eussent échoué, condamnés à rester prisonniers des vases jusqu’à la marée montante. Elle n’ignorait pas le risque. Mais à le voir ramer de son air tranquille, les yeux sur les sillons à peine marqués des chenaux, elle se rassurait. Cette maîtrise nouvelle qui était sienne lui fit plaisir. Les rôles étaient changés. Elle devenait la pas­sagère docile.

La côte disparut aussitôt. À peine si une sorte de bourrelet grisâtre indiquait les terres qu’on laissait derrière soi, et les quelques chênes-verts isolés qui poussaient dans les landes ne se voyaient plus que comme les personnages d’une tapisserie usée. Le soleil était une pastille blanche et ronde suspendue dans le ciel, sans le moindre rayon. On avait un peu mal au cœur à le regarder. Le brouillard tombait, glacial, sur les épaules.

Elle regretta de s’être embarquée sans manteau. Sa robe de laine semblait boire l’humidité. Personne ne l’avait prévenue qu’il ferait froid en mer, et il ne fallait pas s’attendre à cette sorte de prudence de la part du pauvre Grand-Louis. Grand-Louis n’aurait jamais d’égards, Grand-Louis n’aurait jamais d’attentions pour une femme. Cela dépassait son entendement.

Lui n’avait pas froid, il ramait en sifflotant. Elle croisa les bras sur sa poitrine, décidée à lutter contre cette sensation de linge humide collé à sa peau. Ses dents claquaient et son visage était marbré de froid. Elle le tourna vers le large, se sentant prête à pleurer.

Il abandonna ses rames. En quelques en­ jambées il vint à elle, lui fit signe de se lever. L’étroite embarcation pencha et elle dut s’accrocher à lui. Elle ne comprenait pas son dessein.

Il fouilla sous l’avant qui formait une espèce de coffre, en tira son caban ciré qui était roulé au fond, le secoua et l’en enve­loppa. Puis d’une pression de mains sur ses épaules il la fit se rasseoir.

Il reprit ses rames. Son regard se posait sur elle d’un air d’approbation. Le haut col du caban lui couvrait la moitié du visage, mais il voyait ses yeux et sans doute qu’il comprenait leur expression de bien-être.

Il rama pendant plus d’une heure. Le golfe se vidait peu à peu, et à cause de l’herbier qui se découvrait, il prenait l’appa­rence d’une prairie noyée d’eau où les teintes vertes, grises et bleues se mêlaient, si glau­ques et si fondues qu’on eût dit une vaste toile marine fraîchement peinte et qui sé­chait, étendue à terre.

On arriva à la bouée qui indiquait l’entrée du grand chenal qui traverse tout le golfe et le long duquel on faisait la pêche. Grand-Louis y amarra la barque, car les eaux n’étaient pas encore assez basses pour le bien distinguer. Il fallait attendre.

Alors Ève s’allongea dans le fond, roulée dans le grand manteau. L’eau clapotait contre les bords avec une cadence monotone qu’interrompait le choc sourd du bateau contre la bouée. Elle se mit à prêter à cette cadence des paroles. Sur l’accompagne­ment en mineur, elle composa un chant de joie.

Jamais elle n’avait éprouvé une telle im­pression de bien-être physique, de sécurité et de paisible contentement. Sa pensée flottait dans un demi-sommeil.

Une exclamation de Grand-Louis la fit se redresser. Une voile rouge louvoyait à quelque distance. Il y avait deux hommes à bord, à en juger par les deux voix alternantes. Ils étaient évidemment en retard et avaient grande difficulté à arriver jus­qu’au chenal. Il fallait trouver le courant, manœuvrer avec rapidité et adresse. Cha­cune de leurs brèves paroles arrivait dis­tinctement jusqu’à Ève, à travers le brouil­lard. Il semblait qu’elle fût prononcée à son oreille.

Enfin ils réussirent à s’engager dans le chenal. La voile triangulaire s’abaissa au moyen d’une poulie. Le plus jeune des deux hommes sauta sans perdre un instant dans la petite embarcation à la remorque qu’il se mit à vider.

— Ça va chauffer, dit l’autre en s’adressant à Ève et à son compagnon avec la simplicité d’un jardinier qui échange des propos avec son voisin, par-dessus la haie.

— Oui, si le brouillard se lève.

Elle reconnut les deux pêcheurs, le père et le fils qui étaient de Port-Navalo.

Grand-Louis regardait attentivement les eaux. Il décida qu’il était temps. Ils pous­sèrent plus avant dans le chenal jusqu’à l’ilôt du Diance, aride, couvert d’herbes sèches, et qui faisait une tache blonde dans les grisailles environnantes. On laissa der­rière soi la tour carrée du village, les sept cheminées du château, les digues des marais salants. La voile rouge disparut.

Le brouillard s’était levé. L’œil se per­dait dans l’immense cirque tacheté par endroits de champs de varech qui avaient l’air d’oasis dans le désert. La mer profitait de chaque dépression pour s’y blottir en flaques paresseuses et les mille embranche­ments des chenaux où l’on sentait encore la pulsation du reflux rompaient la monotonie.

On était seul. En se tenant debout dans le bateau, on se trouvait grand. On tou­chait du front le ciel bas.

Le monde entier était aboli. Il n’y avait plus là que deux êtres humains dont les âmes étaient sœurs par la simplicité.

Ève trouva dans le fond du bateau une petite fouine à demi usée qui ne devait pas valoir grand’chose, mais qui était légère, et qu’il avait dû apporter à son intention.

Grand-Louis, debout à l’avant, s’était déjà mis à pêcher, tapant à grands coups dans l’eau transparente au fond de laquelle on voyait des touffes de varech où gîtaient les anguilles.

Ève essaya de l’imiter.

L’homme travaillait sans reprendre ha­leine. Le poisson ne donnait pas. Quand il en sentait un au bout de sa fouine, il faisait : « Ha ! » en appuyant dessus, le sortait de l’eau d’un coup sec. L’anguille frétillait furieusement. Il fallait alors la décrocher, la faire entrer dans le coffre.

Elle se décourageait. Elle n’avait encore rien pris. Une douleur la tenaillait déjà à l’épaule et elle avait à la main droite des ampoules qu’elle montra piteusement à Grand-Louis. Il ramassa une poignée de goëmon trempée d’eau de mer, et l’entor­tilla autour de ses doigts. Elle sentit moins la brûlure des ampoules. Tout de même, la tâche était rude.

Au moment où d’un geste machinal elle donnait un dernier coup de fouine, elle sentit quelque chose se débattre au bout et tira hors de l’eau une anguille argentée, trans­percée et frétillante qui s’enroulait autour des ergots.

Elle poussa un cri aigu et Grand-Louis vint à son aide. Sa fatigue fut oubliée. Ils pêchèrent plusieurs heures. Il avait mis ses bottes de pêche, et il était descendu sur les vases. Il marchait à grandes enjambées, levant haut les pieds, sondant le terrain de sa fouine, l’air d’un étrange pèlerin, de stature formidable sous le ciel bas. Son allure lui rappela les raquetteurs du pays blanc. Elle eut une vision d’ombres bleues sur la neige, entre les silhouettes des arbres.

Quand il revint, la mer montait dans les chenaux, et on ne pouvait plus pêcher.

Elle déballa les provisions. Trop lasse pour manger, elle regardait Grand-Louis découper son pain en grosses bouchées avec son couteau de pêcheur. Il ouvrit avec un émerveillement d’enfant la bouteille thermos et on vit le café fumer dans le désert des eaux. D’un œil un peu anxieux, elle suivait ses gestes. Il remplit la timbale, la lui tendit, étudia son visage pendant qu’elle buvait, sans manifester d’impatience. Puis il but après elle.

Quand ils eurent fini, la marée était assez haute pour se mettre en route. L’après-midi était dans sa plénitude, le soleil versait sa chaleur à pleine coupe, mais la brise jouait de l’éventail au ras de la mer. On était bien. Par-dessus la barque basse, Ève lais­sait tremper ses mains dans les vagues tièdes, qui paraissaient faites d’une eau nouvelle après leur promenade au large.

Et c’était Grand-Louis qui ramait… On se laissait porter le long d’un fluide chemin sous la conduite de Grand-Louis… Grand-Louis l’Innocent ramenait Ève à la maison.

XVI


La mort joue un grand rôle dans la vie des vivants, en pays breton.

Chaque soir, après l’angelus, la cloche annonce les enterrements ou les services pour le lendemain. Les femmes qui à cette heure tricotent sur le pas des portes si c’est l’été, ne manquent pas de murmurer le nom du mort, d’une voix saupoudrée d’un peu de terre, hésitante dans le crépuscule. Si c’est l’hiver, et qu’on ignore ce nom, on ouvre le volet qui se rabat avec un bruit de couvercle, et on interroge, en se penchant, la maison voisine.

Elles n’ont pas le temps de se promener, de flâner ou de prendre du repos, mais leur présence aux enterrements est un devoir.

Le cimetière est le plus beau jardin du village, le parc public et sacré. C’est le dernier refuge de fleurs d’autrefois, inconnues dans les villes et qui créent autour des morts une atmosphère de paix ancienne. Pendant la mauvaise saison, les plantes marines semblent éclore d’elles-mêmes dans la verte et spongieuse humidité.

Même ceux qui n’y ont personne s’en voudraient de manquer leur promenade du dimanche. On connaît chaque tombe et les enfants épellent les noms en grosses lettres foncées sur les croix blanches. Les croix noires des gens d’âge mûr les effraient davantage, et ils s’étonnent invariablement qu’on ait pu vivre si vieux.

Le lierre centenaire des murs, le grince­ment de la porte sur les gonds rouillés, le bénitier de pierre à l’eau verdie, le parfum de giroflées, de scabieuses et de pieds d’alouette sont familiers à chacun. Le cimetière prolonge la maison : on y trouve comme une odeur de papiers de famille.

À force d’entendre dire, chaque soir : « Un tel est mort », on finit par appréhender son tour, ou par se féliciter d’être encore vivant. On dort en paix pour une autre nuit. La grille des ténèbres se referme. Une liste nouvelle paraîtra demain.

Au haut des landes ensoleillées qui en­tourent le cimetière, des vieux, oisifs, aident leurs femmes à plier les draps. Chacun tend la toile, arcboute le corps. Chacun tire de son côté le plus qu’il peut. Songent-ils à l’usage final de ce drap ?

Les morts nourrissent leur monde. Ils ont leur sonneur de cloches, leur menuisier, leur fossoyeur, leur tailleur de pierres tombales, dont les industries sont sûres, sinon prospères.

On appelle rarement le médecin au chevet du malade. Sitôt son dernier souffle, ces divers entrepreneurs se précipitent, pour les mesures.

De son vivant on ne se dérangeait guère pour le visiter. Une fois la toilette d’appa­rat terminée, tout le village va secouer sur sa forme rigide enveloppée de noirs vête­ments le goupillon d’eau bénite. Et les femmes soulèvent leurs petits à bout de bras pour qu’ils baisent, à la lueur errante d’un maigre cierge, le visage du mort. Et ces deux odeurs que l’enfance ne discerne pas bien l’une de l’autre, odeur de la cire, odeur de la mort, se mêlent pour la vie dans leur souvenir. C’est peut-être pourquoi il y a tant de lenteur et de rêve, tant de crainte aussi, dans le geste avec lequel on allume la bougie, le soir, dans les campagnes.

Ah ! les petits métiers de la mort. Voici l’ensevelisseuse, qui sait d’avance si un malade est condamné, qui la nuit se couche habillée sur son lit pour être prête quand on frappe à sa porte ; voici celle qui veille en récitant le chapelet ; voici celle qui prie à haute voix sur la tombe, le jour de l’en­terrement ; voici celle qui hérite des hardes.

On croit aux revenants. On croit à la réincarnation. Si un enfant meurt, la mère donne le même nom à celui qui naît après lui, avec la conviction que l’âme du mort habite le corps du nouveau-né.

En hiver surtout, toute cette terre est le domaine de fantômes qui y flottent dans des écharpes de brume et de vent. À la tombée de la nuit, les animaux errants sont sacrés. On sait que les pécheurs reviennent sur la terre vêtus de peaux de bêtes, pour expier leurs fautes. Un mouton qui bêle au clair de lune, sur la butte, auprès d’un moulin abandonné, est le défunt meunier qui jadis tricha sur le contenu des pochées de farine. Un meunier a généralement tant de bouches d’enfants à nourrir ! Il faut le soulager par des prières. Et une âme en peine loge dans cet animal mi-chien, mi-loup, à la langue pendante, aux yeux de feu, qu’on rencontre le soir aux carrefours.

Se trouver seul dans ce pays est déjà commencer à mourir. Ève était reconnais­sante au Grand-Louis de sa présence.

Elle ne pouvait échapper tout à fait à l’ambiance superstitieuse, à l’atmosphère de légende. Et voici l’idée qui avait d’abord effleuré son imagination pour devenir malgré elle, à certaines heures, une croyance : l’homme de rêve était lui-même une réincarnation. C’était l’âme du Nord revenue sur la terre pour expier. Celui qui là-bas, dans les pays blancs, se faisait un bel orgueil de sa culture, qui en parlait comme d’un champ que l’on engraisse et dont on tire profit, revivait dans le simple d’esprit. Le potentat d’autrefois, inconquérable, invincible, n’avait plus, dans son existence nouvelle, ni volonté, ni désir, ni jugement. Il n’était plus qu’un brin de paille dans une moisson.

Elle s’en voulait de cette conception contre laquelle protestaient la mystérieuse personnalité de l’Innocent, sa dignité naturelle, sa vie intérieure suspendue mais existante.

En même temps, il lui était ainsi possible de réconcilier son cœur avec l’amour de jadis qui, elle le sentait bien, n’était pas mort.

Elle finit par trouver une certaine ressemblance physique entre les deux fantômes : celui du présent et celui du passé.

Celui du passé… Elle se rappelait comment ils s’étaient séparés. Il n’y avait pas eu de scène. Les forts n’en font point. Il lui annonça par téléphone qu’il venait d’être chargé par le Gouvernement d’une tournée d’inspection des avant-postes de pelleteries échelonnés sur les confins arctiques. Le projet, en train depuis quelque temps, venait d’aboutir. Il n’en avait point parlé plus tôt, puisqu’il n’en était pas sûr… Mais maintenant… Le voyage durerait au moins un an… Son côté sportif et aventureux le tentait… Et au point de vue affaires…

Aujourd’hui encore, ce mot d’affaires la faisait tristement sourire. C’est celui dont ils couvraient tous leurs mouvements, leurs défections, leurs fugues. Le grand échappatoire : les affaires. Ils pouvaient être libres et riches, avec une existence partagée entre le club, le terrain de golf et les courses, les réunions mondaines. Au moment où ils avaient besoin de changer d’air, repris par leur terrible goût de spectacles, de personnages et de décors nouveaux sur la scène du monde, ils jetaient dans le visage des importuns ou des curieux, des créanciers ou des femmes, ce mot magique d’affaires. Et il eût été fort déplacé, de la part de celles-ci surtout, de les interroger. La louve blanche se dérobait, dressait ses banquises.

En même temps qu’il annonçait à Ève ce départ extraordinaire, comme s’il se fut agi d’une partie de chasse en fin de semaine, il l’invitait à souper dans un restaurant fameux. L’orchestre, disait-il, était bon…

Le coup fut atroce, mais elle avait été à bonne école. Elle s’habilla avec soin.

Il vint la chercher, sonna à la porte d’entrée et attendit en bas qu’elle fût prête. Ils se saluèrent dans la rue avec une exubérance qui ne leur était pas coutumière. Il marchait vite, la tête levée, le regard déjà ailleurs, un demi-sourire flottant sur ses traits. Il portait sa jeunesse conquérante sur ses épaules. Il n’avait point vécu sa vie. L’avenir était devant lui. Ève n’aurait été qu’un épisode qu’il commençait dès ce soir à oublier.

Un pardessus de fourrure qu’elle ne lui connaissait pas, acheté sans doute en vue du voyage, lui parut trop neuf, trop ample, brutal et vulgaire. Elle eut un instant un sentiment de répulsion contre cet homme qui pouvait être aussi cruel et n’avoir pas l’air de s’en douter.

Elle se plaignit en riant d’avoir à courir pour le rattraper. Bien sûr, cette voix légère ne lui appartenait pas. Ce soir, quelqu’un d’autre parlait, agissait à sa place. Son être vrai n’était qu’une blessure saignante.

Il ralentit le pas aussitôt avec un murmure d’excuse et l’ancienne sollicitude dans sa voix. En même temps, il lui prit le bras. Elle demanda grâce, au fond d’elle-même.

Pendant le souper, ils échangèrent les propos des gens dont la conversation doit être en rapport avec l’atmosphère surchargée jusqu’à la nausée de lumière, de parfums et de musique. L’air vibrait désagréablement sur l’archet des nerfs. On eût dit que quel­qu’un chantait d’une voix artificielle, aigue et fausse. Le prochain départ, l’aventureux voyage, la longue absence ne furent pas effleurés.

Il la reconduisit jusqu’à la maison, la serra un instant dans ses bras avec violence, sans rien dire, et s’en alla comme on se sauve, sans détourner la tête.

Elle ne le revit plus. Elle n’en eut plus de nouvelles. Des années s’écoulèrent.

Elle ne l’avait jamais compris. Était-il, comme tant d’hommes de sa race, né pour le plaisir, la poursuite aveugle de l’argent, sa jouissance grossière ? Pourquoi avait-il pris tant de peine pour la conquérir ? Pour­ quoi dès leur première rencontre autrefois, au moment de son premier voyage en France, avait-il fait une telle description des pays du Nord, jetant ainsi dans son âme aventureuse les germes d’une secrète nostalgie ? Toute sa destinée devait en être changée.

Il n’y eut pas d’explications. Elle savait qu’il n’y en a point à la sécheresse d’âme.

Cependant elle n’aurait jamais d’amertume contre lui. Elle se rappelait avec émotion certain geste, certaine parole… Quand, à la suite d’une de ses fugues inexplicables, il l’avait fait souffrir, il pliait le genou devant elle qui ne lui adressait pas de reproches, et venait appuyer un instant sa tête sur les mains immobiles, en l’appelant tout bas, dans sa langue, d’une expression intraduisible, chargée de tendresse et de révérence.

Ève avait pardonné. Et voilà qu’elle se surprenait à confondre avec lui Grand-Louis, l’Innocent. Celui des espaces arctiques était revenu, et elle avait rencontré son regard repentant à travers les brumes de la lande.

XVII


Le soir, il venait parfois regarder par­ dessus son épaule. Elle s’amusait à lire à haute voix ce qu’elle avait écrit, et quand elle était satisfaite, elle disait avec simplicité :

— C’est bien, n’est-ce pas, Grand-Louis ?

Et puisque cette satisfaction était évidente, il hochait la tête et répétait après elle :

— C’est bien, n’est-ce pas.

Elle n’eût supporté que personne d’autre fût à ses côtés durant l’éclosion du poème. Il fallait, pour donner la vie, l’absence de vie. Grand-Louis était un élément de l’ambiance, il se fondait dans la neutralité des choses.

La poésie coulait de cette terre comme une source du rocher. L’esprit devenait une église haute et nue, solitaire aussi, et il y avait toujours sur les dalles, agenouillée dans les plis sévères du poème, une pensée qui cherchait à s’élancer.

Mais il fallait d’abord achever la tâche entreprise dans un besoin de tirer au clair tant de choses confuses, tâche qu’elle sentait inutile, mais devant laquelle elle s’installait avec une ponctualité de bon ouvrier, sans ennui comme sans enthousiasme. Jusqu’à présent, cela avait suffi à enlever à son existence toute apparence de désœuvrement.

Grand-Louis prêtait l’oreille. Sa voix suivait la sienne dans une sorte de mélopée cadencée, sans paroles, dans laquelle elle retrouvait le rythme de ce qu’elle venait de lire. D’autres fois, il cherchait à l’ac­compagner, en sourdine, au piano.

Sa justesse d’oreille était frappante. Ève l’entendait siffler sur la lande, reproduisant le chant des alouettes de mer, les cris des pluviers ou des goélands. Les soirs de grande représentation dans la chaumière, elle réclamait tout le répertoire et si elle ne savait dire tout de suite si le vent qu’il imitait sifflait dans les genêts, dans une voile ou dans les sapins, sous la porte ou au fond de la cheminée, il la regardait d’un air grondeur.

Un jour qu’il avait rencontré le facteur en route, il était venu vers elle tenant une lettre à la main. Il fronçait les sourcils dans un effort de comprendre, et ses yeux paraissaient plus sombres sous l’auvent remarquable du front. Il suivait l’adresse avec son doigt, qu’il arrêta sous ce mot : « Ève », qu’il prononçait pour la première fois, d’une manière un peu incertaine, et qu’il répétait, comme enchanté de sa trouvaille : « Ève… Ève »…

Troublée, elle voulut lui faire lire toute l’enveloppe. Mais il n’allait pas plus loin, se butait à ce nom, Ève, sur lequel il appuyait le doigt.

Elle en conclut qu’il avait dû savoir lire. Dans le cataclysme où son cerveau avait sombré, cela comme le reste avait disparu.

Le soir même, elle traça en gros caractères les lettres de l’alphabet, le fit asseoir à ses côtés, et la leçon commença. Il se fatigua vite, embrouilla les lettres, et finit par laisser aller son front sur la table. La journée avait été rude : il s’endormit, comme il le faisait souvent pendant la veillée, allongé par terre, aux pieds d’Ève, la défendant contre les ombres. Il possédait le don de s’endormir et de se réveiller sans effort. Il n’y avait point pour lui de barrière entre l’état de sommeil et de veille. Endormi, il gardait sur les lèvres le sourire qu’il avait tout à l’heure en parlant ; réveillé, ses traits conservaient leur expression un peu léthargique. Ils rappelaient ceux d’un aveugle, qui reçoivent leur lumière du dedans.

Elle ne se découragea pas, recommença l’épreuve pendant des semaines. Elle fit venir un syllabaire somptueusement illustré dont il reconnut vite chaque image. Il disait avec sa joie d’homme-enfant à bien faire : « L, le loup, C, le chien, B, la brebis. »

Elle vit bien qu’il n’irait pas plus loin. Dès qu’on en vint à l’assemblage des lettres, le labeur précédent s’écroula.

Abandonnant la lecture, elle se mit à lui raconter les fables les plus simples à l’aide de ses images. Les jours où les phases principales du récit arrivaient jusqu’à son cerveau, il avait une manière étonnante de renverser les plus beaux arrangements.

— Alors la cigogne, à son tour, a invité le loup à dîner…

Il branlait la tête :

— Non, non.

— Je vous dis que si, Grand-Louis.

— Non.

— Mais pourquoi non ?

— Le loup a mangé la cigogne, après son dîner.

Elle riait de sa simple logique, étonnée qu’il en eût dit si long.

Puis elle essayait d’un autre mythe :

— « Entre les pattes d’un lion, un rat sortit de terre »…

Elle n’allait pas plus loin. Le regard du Grand-Louis était chargé de reproche : pour­ quoi persistait-elle dans d’absurdes hypo­thèses ?

Cependant, l’effort porta ses fruits. Il commença à feuilleter de lui-même les quel­ques livres illustrés qu’il trouvait dans le logis. Il passait de longues heures à con­sidérer les mêmes gravures, le soir, à la lumière.

Une d’elles surtout retint son attention, à cause sans doute des enluminures. Elle représentait Anne de Bretagne en coiffe plate sous sa couronne, assise dans un fau­teuil à haut dossier. Elle recevait l’hom­mage d’un chevalier, front courbé et le genou en terre devant elle.

— La reine Anne, dit doucement Ève, à travers la table.

Il répéta avec émerveillement :

— La reine Anne !

Il prit goût aussi à découper dans le bois, du bout de son couteau, les animaux de son livre. D’abord il eût été difficile de dire ce que ces grossières découpures représentaient. Quand il était parti, Ève prenait dans ses mains, avec une immense pitié au cœur, les objets informes sur lesquels l’homme de rêve s’était donné tant de mal. Ses doigts les caressaient, les réchauffaient, comme s’ils avaient voulu les animer. Parfois, elle y appuyait sa joue, et, accoudée à la table, restait ainsi à rêver de longs moments dans la solitude.

L’exécution devint plus habile. L’artisan ferma le livre, travailla d’après sa propre inspiration. Ève prenait plaisir à suivre les mouvements des longs doigts flexibles qui effleuraient les choses. Celles-ci paraissaient devenir à leur contact des tiges d’osier.

Et bientôt il y eut, sur le haut de la bibliothèque, une procession d’animaux qui imitait une frise de nursery.

XVIII


Cet homme donnait une impression de paix.

Il y avait de la paix dans ses larges yeux à l’eau placide, dans ses traits reposés, dans l’arc parfait de ses fortes lèvres que l’émotion humaine venait rarement déformer. Il ne riait jamais aux éclats, il ne s’impatientait jamais, on lui voyait rarement une expression préoccupée ou chagrine.

Qu’il fût sensible à l’injure et capable de colères terribles, il l’avait montré au moment de l’algarade avec les pêcheurs étrangers.

Il était susceptible aussi d’une allégresse intérieure qu’il ne s’expliquait peut-être pas, comme en ce matin de mai, au haut du monde, en compagnie d’Ève.

Mais dans la vie de chaque jour, il était calme. Une telle sérénité émanait de son visage qu’elle se communiquait autour de lui. Ses gestes étaient rares, à lui pourtant qui pouvait être tenté d’y recourir à cause de sa pauvreté de langage. Et ils tiraient de leur rareté même leur force.

Sa voix était merveilleuse de douceur profonde et aussi de force cachée, de richesse confuse dans laquelle elle ne savait choisir. Elle ne comptait pas par les mots, qu’elle effleurait plutôt qu’elle ne les prononçait, mais par les inflexions. L’âme respirait en elle. L’angoisse qu’elle révélait parfois était émouvante comme un cri d’appel dans la nuit. Jamais voix humaine n’avait contenu tant de signification. Ève ne pouvait s’en lasser.

Il apportait, dans l’accomplissement des actes les plus simples de l’existence journa­lière, une gravité, une application, une sorte de joie contenue. Il se donnait tout entier à l’occupation du moment. Dresser les bûches dans le foyer pour en tirer le plus de flamme et d’étincelles possible, apporter l’eau de la citerne sans en répandre une goutte sur le plancher poli étaient un art. Remuer ses doigts créateurs, émettre tout haut une exclamation, présenter son visage au vent de mer, sur le seuil de la porte, contenaient de la joie.

Il y en avait une autre plus obscure et plus profonde qui mettait autour du cœur une zone chaude, et qu’il n’aurait pu ana­lyser : la certitude d’une présence autour de soi, d’une vie à laquelle on mêlait la sienne et qui vous faisait tout d’un coup lever la tête, vers la vision du fauteuil au haut dossier, dans une sorte d’éblouissement, et balbutier on ne savait quoi où l’on confon­dait les noms d’Ève et de la reine Anne.

Elle devinait sa pensée rien qu’à un regard prolongé qu’il laissait peser sur elle, à une légère inclination de la tête, à un plissement du front bombé, à un mouvement des doigts expressifs.

Les premiers temps, elle lui parlait beau­coup, l’interrogeait, faisait les demandes et les réponses. Un jour elle se rendit compte avec stupeur qu’elle était devenue presque aussi peu loquace que lui. Ils étaient les deux muets de la lande. Alors, prise de peur, elle criait son nom, poussait des exclamations sans cause, chantait à tue-tête, essayait d’ébranler la haute charpente mas­sive. Il laissait passer le fracas, un sourire flottant sur ses lèvres.

Ils se parlaient surtout des yeux. À défaut d’autres joies, celle-là leur était donnée. Ils se regardaient sans lassitude, sans détour et sans crainte, sans désir de dérober tout à coup leurs pensées sous l’écran des paupières. Ils n’avaient pas à lire dans leurs regards l’effort de plaire, seulement celui de se découvrir.

Elle pressentait le moment où il allait se lever après une longue rêverie au coin du feu, secouerait ses membres engourdis et l’entraînerait au dehors, par tous les temps, pour faire le tour de la lande dans une course rapide. Elle devinait quand il voulait man­ger, dormir, entendre sa voix, quand son immobilité à elle sur ses papiers commençait à l’ennuyer, et instinctivement elle levait la tête ou se rapprochait de lui, prenait dans ses mains l’objet qu’il était en train de sculpter. Parfois, il suffisait qu’elle rompît le silence d’un mot, qu’elle l’appelât par son nom pour qu’il fût soulagé.

Elle lisait surtout dans ses yeux le con­tentement qu’elle fût là.

Car elle ne pouvait disparaître un instant de sa présence. Il passait des journées entières seul à la pêche, ou vagabondait dans la campagne des heures durant, mais une fois rentré, il s’attachait à ses pas.

S’il arrivait à Ève d’aller au bourg pour quelque commission, ou chez Vincente dont le plus jeune enfant était son filleul, elle le trouvait à son retour l’attendant à la barrière dans un état d’agitation. La mai­son, abandonnée, était plongée dans l’obs­curité.

Il lui prenait la main comme un enfant, et toute la soirée, il la suivait d’un air d’inquiétude.

Depuis qu’il avait semblé découvrir son nom sur l’enveloppe, il avait pris l’habitude de l’appeler Ève. Et quand elle était ren­trée et préparait le repas dans l’arrière-salle, il était comme un malade, criant après elle d’une chambre à l’autre, jusqu’à ce qu’elle vînt voir de quoi il avait besoin. Il avait besoin d’être sûr qu’elle n’allait pas s’en aller encore.

Elle le grondait un peu, et il était rassuré. Ils demeuraient un instant immobiles, face à face, devant la cheminée, grandis dans les demi-ténèbres, le corps bercé malgré lui au rythme de l’Océan. Puis Ève se détachait de l’ombre, retournait à sa besogne.

Cet homme qui si longtemps avait rôdé la nuit dans la campagne déserte, qui s’aven­turait en mer par tous les temps, qui avait donné des preuves de bravoure, manifestait tout d’un coup des effrois puérils ou bizarres.

C’était surtout quand il s’endormait pen­dant la soirée qu’il se réveillait en proie à une hallucination. Il tendait la main avec terreur vers la porte, le rideau bougeant de l’alcôve, un angle du mur.

Elle usait de toute son autorité sur lui, le menait jusqu’à l’endroit où il croyait voir quelque chose.

— Vous voyez Grand-Louis, il n’y a rien.

— Là, derrière.

Elle ouvrait la porte, et quand il faisait mauvais temps, tout était si noir, et si fabuleux, et si proche, que la nuit ressemblait à un grand arbre obscur dont les feuilles se plaquaient sur votre visage. On levait les mains pour se protéger, on refermait la porte avec un frisson et on devait s’accrocher au bras de Grand-Louis pour se rassurer.

Ces crises devenaient de plus en plus rares et ne duraient pas. Il passait la main sur son front, le calme revenait dans ses yeux égarés. Mais elle remarqua qu’il évi­tait maintenant de s’allonger sur le tapis comme les premiers temps. Et quand elle regardait la pendule et disait : « Il est l’heu­re », il se levait avec calme, portait le doigt à son front sans se retourner sur le seuil, pour lui dire bonsoir, selon sa manière, et se perdait dans l’obscurité de la lande. Elle le regardait s’éloigner. Une fois seul, ses épaules se courbaient un peu comme s’il reprenait son fardeau. Elle l’écoutait mon­ter l’escalier de pierre. Puis son pas faisait craquer le plancher au-dessus de sa tête. Elle s’endormait, paisible. Elle n’avait plus peur.

Il n’était malheureux que si on lui demandait un effort de pensée, de mémoire ou de réflexion dont il n’était pas capable. Et Ève se reprochait alors de vouloir un miracle et de le faire souffrir inutilement.

Il ne parlait guère, mais on entendait souvent le son de sa voix dans une excla­mation, un murmure, un balbutiement. Tout en travaillant, il sifflait doucement ou se chantonnait à lui-même et on pouvait dire par sa respiration plus forte et plus pressée qu’il était près de la réussite dans ses naïves entreprises.

Il lui arrivait de ne pas trouver du tout ce qu’il avait l’intention de dire. La pensée restait suspendue au bord du cerveau sans pouvoir se décider à prendre son vol. Le lien entre les moments se rompait. Mais il restait la notion confuse qu’il avait voulu exprimer quelque chose. Et il demeurait là, bouche entr’ouverte, regard retourné en dedans, soulagé seulement quand on avait prononcé pour lui le mot qui le fuyait.

Lorsqu’il était dehors, il lui arrivait aussi d’oublier comme autrefois le motif de sa sortie, le but de sa course. Il se surprenait allant dans la direction du village la rame sur l’épaule, ou descendant les rochers por­tant le seau avec lequel on puisait de l’eau à la citerne. D’autres fois, il semblait se réveiller brusquement sur la route, refer­mant la main sur l’argent qu’Ève lui avait remis pour quelque achat dans une boutique. Il entendait encore le son de sa voix à la barrière, les instructions à mots détachés, brefs, légèrement impérieux, vite coupés de rires clairs, qu’elle venait de lui donner. Mais quelque effort qu’il fît, il ne pouvait se rappeler de quoi il s’agissait. Sa mémoire s’empressait de recouvrir de terre tout ce qu’on lui confiait. Il savait maintenant qu’il se fourvoyait encore, qu’il avait oublié. Et de s’en rendre compte était un progrès.

Il savait aussi qu’au lieu d’aller terrible­ment devant lui, comme jadis, en bête per­due, il fallait revenir vers Ève qui rirait gaîment de son oubli et qui lui répéterait sans impatience ses instructions. Elle le remettrait dans la voie.

Il sentait bien qu’elle était le fil conducteur dans les méandres curieusement changeants du chemin.

XIX


C’était l’anniversaire de l’armistice. La Toussaint déjà passée revenait sur la terre. Elle avait quelque chose de surnaturel. Les morts retournaient sur leurs pas pour frapper à la porte de la mémoire une seconde fois. Et les vivants ouvraient avec crainte.

Il tombait depuis le matin une pluie molle et confuse qui ressemblait à des pétales emmêlés de chrysanthèmes. Ève avait voulu sortir malgré le mauvais temps. Une boue gluante couvrait les sentiers. La terrible nostalgie de la neige la reprenait. Le pays de cristal, si lointain maintenant, tintait à ses oreilles comme un lustre immense. Et ses narines croyaient respirer l’odeur fondante et lustrale de la neige, pollen miraculeux répandu dans l’air. Elle évoquait les soirs de ciel rouge et gonflé, rempli de bruissements soyeux, comme si là-haut les femmes revenaient du théâtre, dans les chemins bordés de rampes d’étoiles.

Elle était rentrée, prise de frissons, la gorge douloureuse, et le reste de la journée s’écoula misérablement.

Grand-Louis prit son repas sans elle dans l’arrière-salle et il vint plusieurs fois sur le seuil de la porte pour la regarder. Il se rendait compte qu’il y avait quelque chose de dérangé dans le mécanisme quotidien, mais il n’était pas en son pouvoir de trouver la cause du mal ou son remède.

Quand il eut fini, il la rejoignit. Elle n’occupait pas sa place coutumière, mais était assise dans le grand fauteuil près du feu, avec des coussins empilés autour d’elle, les pieds posés sur un banc de bois, ouvrage de Grand-Louis. On sentait un courant d’air glacial entre la porte et la cheminée.

Une bougie éclairait mal la pièce.

Il tourna autour de la table en hésitant, y posa maladroitement la lampe, qu’il n’alluma pas.

— On ne veillera pas ce soir, dit-elle. Ève est malade… Vous entendez, Grand-Louis, moi, je suis malade.

Elle se frappait la poitrine, et sa voix était plaintive.

Il s’assit sur le banc où elle avait posé les pieds.

Il se toucha le front :

— Mal ?

— Oui, mal partout, répondit-elle, en montrant sa gorge et sa poitrine.

Il comprenait bien qu’elle souffrait, qu’elle devait avoir dans la tête l’horrible martèle­ment dont il gardait un souvenir peureux, sans être bien sûr que ce fût lui-même ou quelqu’un d’autre qui l’avait ressenti. Mais qu’il y eût un soulagement à y apporter, il n’en avait aucune idée.

Il se mit à reconstruire le feu, sachant combien elle aimait qu’il fît chaud et clair autour d’elle, et quand la flamme colora de ses reflets son pâle visage, il fut content. Bien sûr qu’elle allait sortir de son étrange immobilité. Il ne la reconnaissait plus, tout enveloppée qu’elle était dans les châles, enfouie dans les coussins. En même temps il semblait que cette forme douloureuse fît lever dans sa mémoire un fantôme dont elle était la personnification, que se recréât en lui une perception de souffrance ancienne.

Il s’écarta un peu, alla chercher son livre d’images.

Ève faisait un effort pour se reprendre. Elle était plutôt affectée par la tristesse du jour qui glissait comme une pluie persistante sous la porte que vraiment malade.

Elle pensait à ce jeune frère, au beau garçon que la mort était venue arracher à tant de promesses d’avenir. Il serait homme aujourd’hui, plus proche d’elle. De temps en temps, il remplirait la maison de la lande de mouvement et de joie de vivre, comme autre­fois la maison natale, pendant les vacances. Jusqu’alors, elle avait cru à la nécessité, à la sainteté du sacrifice. Dans ce malaise de corps et d’âme où elle se trouvait, voilà que tout devenait confus. Le patriotisme n’était plus qu’une épée sanglante suspendue au-dessus de jeunes têtes.

Il fallait reconquérir sa vision saine des choses. Sans doute aujourd’hui n’était-elle qu’une malade, plus sensible que d’habitude à l’ambiance. La solitude, la tristesse et le silence recouvraient d’un drap mortuaire ce catafalque qu’était l’armistice pour ceux qui avaient perdu quelqu’un à la guerre. Le recueillement avec lequel la terre entière le célébrait était plein de grandeur. Chacun comptait ses morts, dans le silence subit du champ de bataille.

Elle interrompit ses méditations. Il s’ap­prochait, ayant trouvé le matériel ordinaire de ses soirées : des morceaux de bois, son couteau, qu’il posa sur la pierre du foyer.

Il se rassit sur le petit banc, mit son livre sur les genoux d’Ève. Le livre s’ouvrit de lui-même à la page de la reine Anne, qu’il contempla comme s’il la voyait pour la première fois. Ses yeux allaient de la gravure au visage d’Ève. Mais le regard de celle-ci passait au-dessus de sa tête, pour se perdre dans la pénombre triste.

Il laissa glisser son livre :

— Pleurez pas, dit-il.

Et sa voix balbutiante contenait encore plus de douceur surhumaine que de coutume.

Elle sortit de sa léthargie, rit un peu nerveusement en passant ses doigts sur son visage. Non, elle ne pleurait pas, elle sentait ses traits froids et rigides, mais l’Illuminé voyait les larmes intérieures.

Le passé la tirait en arrière. Cela ne valait rien pour elle. Sa tristesse tomba comme un coup de vent, et elle revint au sentiment d’une présence.

— Ève est une sotte, mon Grand-Louis. Après tout, elle n’a pas changé, elle, l’insatiable… On ne guérit jamais… La philosophie n’est qu’un emplâtre sur une vieille plaie… Mais vous êtes là, vous le miraculeux, bien vivant… et fidèle… C’est cela seulement qui compte.

Elle parlait par petites phrases entre­coupées, comme s’il devait la comprendre. Son émotion tombait, chaude comme des larmes, sur le visage placé en contre-bas du sien.

Puis elle se tut. Le calme revint dans son âme. La bougie grésilla sur la table, s’éteignit. Les dernières bûches placées haut les unes contre les autres, en faisceau, formaient une petite tour éclairante.

Ils n’étaient plus que deux regards sur­ naturels qui se mêlaient.

Alors Grand-Louis laissa aller son front sur les genoux d’Ève, avec une sorte de sanglot étouffé. Les rôles étaient rétablis. Ils restèrent longtemps ainsi. Les mains immobiles de la femme reposaient sur le coussin de rude soie des cheveux, et elle sentait qu’elle reprenait possession d’elle-même. Comme autrefois, un silence floconneux tomba sur le monde.

XX


Ève s’éveilla dans une petite chambre d’aspect confus, à Paris. Il y avait des vêtements pendus au mur, des livres en tas sur le plancher. En dépit de ses meubles disparates, elle exhalait une fraîcheur de campagne. Les rideaux blancs venaient d’être posés aux fenêtres et les draps de toile sentaient encore le séchage en plein air. Une table de toilette aux cristaux charmants occupait un angle.

On entendait une horloge au tic-tac provincial quelque part dans la maison. L’heure vibrait assourdie, évocatrice, chargée d’ef­fluves comme un souvenir dans un coffret de santal.

Ève se trouvait chez une amie d’enfance, installée à Paris depuis son veuvage.

À la gare, les deux femmes n’avaient pas eu à attendre de bagages. Ses préparatifs avaient été faits en hâte. Elle n’avait pas eu de malle à descendre du grenier, là-bas, le long de l’escalier de pierre.

Descendre une malle, en heurtant à chaque pas les marches, c’est un peu descendre un cercueil. Et c’est celui qui reste qui la fait généralement heurter. Celui qui s’en va la soulève avec une sorte d’impatience, une hâte nerveuse que ce soit fini.

Il y a déjà entre eux cet obstacle physique, encombrant, lourd et sombre, et qui maté­rialise la séparation qui commence : une malle.

Ce ne sont pas seulement des vêtements qu’on y a entassés. C’est un peu de soi qui s’en va, quelque chose qui ne reviendra plus, c’est l’être qu’on est à ce moment et qui ne sera plus exactement le même.

Le chagrin muet de ceux qui restent pèse sur le couvercle comme un bouquet funèbre.

Ainsi Grand-Louis n’eut pas à aider à descendre la malle. Il fut doux et silencieux comme de coutume le matin du départ. Elle le confia à Vincente. Il coucherait à la lande et prendrait ses repas chez le douanier.

Elle ne voulait pas avouer qu’elle se sauvait. Non, elle quittait Port-Navalo pour changer d’air. L’atmosphère fabuleuse de la lande commençait à exercer trop d’emprise sur elle.

Et de cette atmosphère, une vision émergeait, formidable, mais dont les brumes adoucissaient ce qu’elle pouvait avoir de primitif.

La fable avait son héros : Grand-Louis.

Longtemps, elle avait cru veiller sur lui avec un soin détaché. L’intérêt qu’il lui inspirait s’expliquait par le besoin d’une présence humaine.

Ils avaient vécu aux côtés l’un de l’autre. L’habitude de l’homme de rêve de lui saisir la main dans les moments d’inquiétude n’avait pendant longtemps éveillé en elle aucun émoi. Il s’était assis à ses côtés, au cours de tant de soirées, si près qu’elle sentait son haleine sur son visage, et elle avait paisiblement continué sa besogne.

Mais à présent…

Le soir où il était venu poser son front sur ses genoux, elle se souvint de la fièvre de ses mains à elle, torturées du désir d’emprisonner chaudement le visage, puis de descendre jusqu’à la colonne du cou, qui émergeait, droite et musclée, si douce aussi, du col de la vareuse. Elle se souvint de son désir de se pencher… Il aurait levé la tête…

Elle ne s’était pas méprise sur la signi­fication de son trouble à lui. L’étreinte des deux bras qu’il avait fini par jeter autour d’elle, avec un sourd sanglot, disait l’histoire.

Cette nuit-là, elle ne put dormir, tour­mentée de corps et d’âme.

Elle avait l’habitude de lire en elle-même, et ayant lu, de formuler à haute voix le texte : elle aimait.

Le souvenir lui revint du premier homme qui fit impression sur son cœur d’enfant.

Au temps des vacances passées chez ses grands-parents, un jour qu’elle gambadait sur la côte, ivre de soleil et de vent, une silhouette s’était détachée sur le fond uni du sable. Elle ne se rappelait plus ni ses traits, ni sa voix. Elle se souvenait seule­ment qu’il était différent des pêcheurs et des bergers, avec son uniforme de toile blanche, inattendu dans le paysage sévère. En l’écou­tant parler, elle découvrait une langue incon­nue, elle lisait son premier livre.

On l’appelait le Colonial. Ils devinrent grands amis, avec une adoration qui s’ignore de la part de l’une et d’amusement désœuvré de la part de l’autre.

La vie les sépara. Ève fut mise en pen­sion, l’inconnu repartit en tirant en guise d’adieu sur les cheveux désordonnés de l’enfant bohémienne.

Elle revint, jeune fille, au pays, le jour de l’enterrement du grand-père. Au cimetière, elle s’agenouilla pendant qu’on descendait le cercueil dans la fosse, étonnée et contrite de n’avoir pas plus de chagrin. Elle s’appuyait à une tombe de marbre blanc. Le soleil jouait sur les lettres dorées de l’inscription qu’elle lut machinalement :

« Ici repose Philippe Leloir, Lieutenant au 8ème Régiment d’infanterie coloniale, décédé à Dakar, dans sa vingt-sixième année. »

Son premier amour…

Était-ce un symbole ? Était-elle destinée à ce qu’un marbre les recouvrît tous, l’un après l’autre : « Ici repose »…

Ce nouvel amour qui venait de s’emparer d’elle, n’était-il pas voué à la destruction, puisqu’un pauvre vagabond de la nature et de l’âme en était l’objet ?

« Ici repose »…

En même temps une exaltation intérieure s’empara d’elle qui effaçait par sa magnificence les doutes, les angoisses et les terreurs : elle aimait !

Elle avait joué avec les fils de son cœur, les avait brouillés, emmêlés, tendus, parfois cassés.

Une puissance inconnue les remettait en ordre comme les cordes d’une harpe.

Et les doigts n’avaient plus qu’à reprendre leur musique.

XXI


Elle s’imposait un séjour à Paris comme on s’impose un délai à la veille d’une décision qu’on est sûr de prendre, qu’on a déjà prise au fond de soi, pour se complaire dans l’idée d’un libre arbitre qu’on n’a déjà plus.

Elle voulait voir clair en elle, se débarrasser de l’envoûtement de la lande, chasser pour le moment l’Illuminé de sa pensée.

Et voilà que de loin il s’y installait plus fermement. Il créait dans l’atmosphère parisienne un îlot de brume dans lequel il l’attirait. Elle le voyait par-dessus la foule. Son regard, son sourire et sa voix hantaient son souvenir.

Pour s’en défendre, il lui eût fallu la vie de l’étranger, avec l’absorbant travail du jour, l’agitation des soirées, les amitiés de femmes, les camaraderies d’hommes. Il lui eût fallu, comme autrefois, aiguillonner son corps sur le chemin de halage du grand fleuve affairé, tirant comme les autres sa barge pleine. Et puis, à l’heure du plaisir, se glisser, en souliers de satin, sur la mosaïque barbare de la rue.

En s’attardant au lit le matin, elle se surprenait à regretter de n’avoir point à se lever, d’un élan brusque, comme jadis. Ah ! la marche vigoureuse dans le froid dont le corps brisait le mince écran de cristal, le visage offert aux flocons de neige, le bouillon­nement du rêve intérieur qui s’apaise sou­dain, à l’arrivée devant le haut bâtiment trépidant de la rotation des presses, et qui se présentait si inopinément devant les yeux qu’on avait l’impression que c’était lui qui se jetait sur vous, comme une automobile, par exemple, qu’on n’avait pas vu venir, l’odeur de papier, le cliquetis des machines à écrire, les sonneries de téléphone.

Elle évoqua la rue nocturne brillamment éclairée qui ressemblait à un corridor tiède, avec les rampes lumineuses des théâtres et les odeurs chaudes des restaurants, elle évoqua le compagnon attentif à ses côtés.

Cependant, ce genre de vie une fois abandonné, on n’y revient plus. On ne remet pas une robe aux paillettes brillantes qu’on a laissé ternir dans l’armoire.

Restait le Landier. Restait Grand-Louis.

Elle pensait avoir à lutter, à débattre le pour ou le contre, à choisir entre l’installation à Paris et le retour à Port-Navalo. Mais le problème ne se posait même pas. Elle savait bien que sa place était là-bas, sur le promontoire de la lande, où quelqu’un chaque jour venait en vain se hausser devant des fenêtres fermées. Ce retour serait, non une solution, mais un acte naturel, tout à fait dans l’harmonie des choses.

Un départ comporte un retour.

Toutefois, il n’y avait aucune nécessité d’en hâter l’heure.

XXII


Une lettre arriva, adressée d’une écriture appliquée, sur une enveloppe tracée au crayon. Vincente écrivait :

« Ma chère Demoiselle,

J’espère que vous recevez bien les lettres et les journaux que je vous fais suivre. Le facteur les met sous votre porte, mais comme il pleut beaucoup ces temps-ci, l’eau entre un peu dans le corridor, et vos papiers sont quelquefois mouillés. Toute cette pluie est bien ennuyeuse à cause du linge. Je mets ma lessive à sécher au Landier comme vous me l’aviez dit et je ne sais combien de fois il faut retourner les affaires. Avec votre filleul sur les bras et le petit Jean qui devient si remuant, ce n’est pas commode. Heu­reusement que Madec, le pauvre homme, vient avec moi quand il n’est pas de service et m’aide à plier les draps et roule la brouette. Notre aînée reste à l’étude pour le certificat l’année prochaine, et on n’aime pas trop la déranger quand même on a besoin d’elle. Pourtant elle est bien courageuse. Nous sommes tous en bonne santé, ma chère Demoiselle, mais beaucoup de gens n’ont pas la même chance, à cause de l’épidémie de grippe. Deux de la douane sont morts, enlevés en quelques jours, les deux jeunes que vous ne connaissez pas. Heureusement qu’ils n’étaient pas mariés. Allanic est parti aussi, le vieux qui avait cassé votre bois de corde l’hiver dernier. C’est surtout sur les hommes que ça tombe. On dit qu’à l’hôpital maritime de Lorient il y a des enterrements tous les jours, des jeunes gens de dix-huit à vingt ans, ça fait pitié. À Sarzeau et à Vannes, c’est la même chose. Le docteur de Pontbihan a dit à Madec que c’était comme une peste, après la guerre. Alors, ma chère Demoiselle, quand même nous avons hâte de vous voir, c’est bien mieux de rester encore à Paris. Un mauvais rhume est si vite attrapé. Le vent corne tellement sur la lande cet hiver. On s’oc­cupera de votre maison comme si vous étiez là. J’ouvre dès qu’il y a un moment de soleil. Yvonne vient avec moi quand elle n’est pas à l’école, mais elle a bien soin de laisser ses sabots à la porte. Grand-Louis a encore découché ces temps-ci. Je ne sais pas s’il est venu au Landier depuis votre départ. Il n’a pas mangé chez nous depuis plusieurs jours. Nous ne sommes pas tranquilles. Enfin, vous savez comment il est »…

Le reste de la lettre flottait dans les brumes.

Mais quelques phrases précises étaient devant ses yeux : « C’est sur les hommes que ça tombe… Il n’a pas mangé chez nous depuis plusieurs jours »…

Ce qui l’inquiétait surtout était qu’il ne couchât plus dans le grenier, devenu sa chambre, où il avait ses affaires à lui, où il venait se raser. Bien sûr, il avait pu être repris par ses habitudes vagabondes, tout simplement.

La vision d’autrefois revint, les lettres dorées sur le marbre, qu’elle chassa comme laide et brutale et dénuée de fondement. Elle se reconnut dans ce besoin de tout dramatiser.

Elle partit le soir même, chercha en vain à prendre un peu de repos pendant la longue nuit, à la cadence broyée du train à laquelle elle s’efforça de ne point prêter de lugubres prophéties. Son cerveau s’étirait aussi en longs rails d’acier que martelait une seule pensée : « Ici repose ». La voie semblait toute en descentes affreuses. Il fallait se cramponner on ne savait à quoi, et chaque tunnel était un supplice. Une catastrophe allait arriver… Elle regardait avec stupeur les physionomies ensommeillées des autres voyageurs.

Le cauchemar se dissipa avec le jour. À sept heures le train entrait en gare de Vannes. Il y avait encore un long trajet jusqu’à Port-Navalo par le chemin de fer d’intérêt local qui parcourait la campagne comme un propriétaire qui fait admirer son domaine et dont la lenteur exaspérait ceux qui avaient hâte d’arriver. Mais cette lenteur était bienfaisante après la course folle de la nuit, et aux portières les genêts caressaient comme des doigts fins les visages douloureux.

À onze heures, Ève était au but. La cour de la petite gare était déserte entre ses romarins ébouriffés par le vent. Elle prit le sentier qui longe la côte bordée de villas inhabitées qui, elles, ne pourraient lui jeter à la face de mauvaises nouvelles.

Elle monta tout droit l’escalier de pierre. Le grenier était vide, la couverture soigneusement pliée, un béret de marin abandonné sur le pied du lit. Elle redescendit, le cœur un peu lourd et rassuré en même temps, entra dans la grande pièce, rejeta vivement les battants des volets, et ayant changé ses vêtements de voyage, elle tira la porte après elle et se rendit chez les Madec.

Vincente taillait la soupe pour le repas du midi dans une grande soupière. Le dernier-né dormait dans son berceau, mais le gros Jean trépignait en tirant sa mère par le tablier.

— Mademoiselle Ève !… Quelque chose me disait que vous ne tarderiez pas. Si on avait su, on serait allé à la gare. Vous devez être bien fatiguée. Il faut rester manger avec nous. Justement, je taillais la soupe, mais le pain est encore si mauvais qu’il détrempe.

Elle essuyait une chaise, l’avançait vers Ève.

— Non, non, je ne peux pas rester. Je suis venue vous dire bonjour et embrasser mon filleul. Il est superbe, et Maître Jean a grandi… En deux semaines… Avez-vous vu Grand-Louis ?

Vincente laissa tomber son couteau sur la table, ramassa d’un coup de main les miettes qu’elle mit dans la soupière. Elle baissa un peu la voix.

— Le pauvre !… Il est malade. La grippe sans doute, Mademoiselle. Nous allions vous écrire. Nous l’avons su hier seulement. Comme je vous disais dans ma lettre, on ne le voyait plus. Le douanier de service sur la côte l’a trouvé dans l’ancien poste, vous savez, près du sémaphore, cou­ ché dans le varech. Au moins, il est à l’abri. Madec y est allé hier soir. On ne peut pas l’abandonner comme un chien, même s’il faut être prudent, vous comprenez, à cause des enfants. Il parait qu’il tousse. J’allais lui porter à manger aujourd’hui.

— J’y vais moi-même, Vincente. En reve­nant, je vous dirai ce qu’il y a. J’aurai sans doute besoin de vous.

— C’est cela, Mademoiselle. Je vais toujours vous donner un peu de bouillon qui lui fera du bien.

Elle partit. L’ancien poste était à une demi-heure de marche. C’était une petite maisonnette massive qui avait appartenu à la douane. On y arrivait en suivant la côte, par un sentier envahi de lande et de genêt. Il n’y avait plus de porte. Une fenêtre en oeil-de-boeuf donnait sur la mer. À l’intérieur, le long du mur, était une sorte de banquette recouverte de varech où les hommes dormaient en attendant leur tour de prendre le quart. La table qui autrefois supportait le registre était restée. Il y avait une lanterne sur la cheminée, des bouées de sauvetage dans un coin.

Ève le vit allongé tout habillé. Il dor­mait sans doute. Sa pèlerine le recouvrait. Elle ne pouvait voir son visage tourné du côté du mur.

Elle entra, entièrement maîtresse d’elle-même, et posa la main sur son épaule.

Il se retourna. Une barbe légère enva­hissait le bas de son visage, qui était rose aux pommettes et cireux des joues. Les longues moustaches pendaient de chaque côté de la bouche.

La fièvre était tombée sans doute, car le regard ne révélait qu’une grande lassitude.

Il se posa sur Ève, longuement. Nulle joie ne s’y manifestait. Mais la compré­hension de sa présence y filtrait goutte à goutte. Quand les yeux s’en furent emplis jusqu’aux paupières, ils se refermèrent un instant, comme pour ne point l’en laisser déborder.

Il avait dû se réfugier là depuis quelque temps, depuis le départ pour Paris peut-être. Il y avait des cendres dans le foyer. Sur la table, à côté d’un pain moisi, était posé le bol à fleurs, le bol de son déjeuner, à la lande.

La maisonnette ne donnait pas une sen­sation de misère. Quoique abandonnée de­puis quelques années, elle était encore propre avec ses murs blanchis à la chaux. La mer toute bleue s’encadrait dans la fenêtre ronde. On eût dit une petite chapelle de pélerinage. Un trois-mâts, œuvre d’un ancien matelot, pendait à la voûte, en ex-voto, et ajoutait à cette illusion.

Ève versa le bouillon dans le bol, souleva Grand-Louis par les épaules, l’appuya contre elle et le fit boire. Puis elle remonta la pélerine jusqu’à son cou.

Il n’avait pas l’air très malade, mais plutôt dans un état de faiblesse extrême.

Il fit un effort pour parler, mais il balbutiait encore plus que de coutume.

— Chut !… Il faut rester bien tranquille. Ève est revenue, mon Grand-Louis, tout ira bien. Dormez.

Quand elle voulut s’éloigner, il lui saisit la main, avec l’ancienne expression de détresse et d’interrogation.

— Je vais revenir, mais il faut chercher des remèdes, des couvertures… Il nous faut du feu… Madec sera ici dans un instant… Vous comprenez ?

Il était retombé sur le dos, rassuré sans doute, et ses deux mains se croisaient sur sa poitrine.

Il n’y avait pas de médecin à Port-Navalo. Celui de Sarzeau venait deux fois par semaine. Ce n’était pas son jour.

Elle décida tout de suite qu’elle irait frapper à la porte de M. de Pontbihan. Tout le monde savait que le vieux docteur ne donnait plus de consultations, qu’il n’était d’ailleurs pas du pays, et qu’il refusait de se rendre même au chevet des mourants. Cependant, elle était sûre qu’il viendrait. Ils s’étaient souvent rencontrés dans leurs promenades, et dernièrement il revenait sur ses pas pour l’accompagner jusqu’à la lande.

Elle arriva à la maison du docteur. La barrière du jardin était ouverte. Une ser­vante robuste et fraîche, l’air hardi, tordait du linge au-dessus d’un baquet, à l’abri d’un massif d’hortensias. Elle dévisagea Ève en relevant d’un geste du bras ses cheveux blonds éparpillés sur son visage.

— Le Docteur est-il là ? Je voudrais lui dire un mot.

— Il est parti après le déjeuner, il y a un bon moment.

— Dans quelle direction est-il allé ?

— Ah ! je ne pourrais pas vous dire. On ne sait jamais avec lui.

— Et vous ne savez pas quand il rentrera ?

— Non, mais je crois qu’il va profiter du beau temps pour faire un grand tour. On ne le verra probablement qu’à la nuit, vers les cinq heures.

— C’est bien. Priez-le de passer chez moi, dites-lui que je veux le voir pour quelque chose d’urgent.

La jeune fille secoua la tête en signe d’assentiment, et Ève retourna sur ses pas. Au passage, elle frappa aux carreaux des Madec.

— Si vous avez un moment, Vincente, voulez-vous venir ? Vous m’aiderez à porter ce qu’il faut au Grand-Louis. Ça ne va pas du tout.

Elle attendit à peine sa réponse, pressée d’arriver à la maison.

Elle avait en réserve les médicaments usuels. Il faudrait vite faire un cataplasme. Les poumons devaient être pris. Il avait besoin aussi de breuvages réconfortants. Heureusement que le lait ne manquait pas. Le feu tout préparé s’alluma en crépitant. La lande sèche donna une flamme légère comme une dentelle.

La porte s’ouvrit. Elle ne se retourna pas. Vincente avait fait diligence…

— Ève…

Grand-Louis était sur le seuil, enveloppé de sa pélerine. Son vieux chapeau de feutre enfoncé jusqu’aux oreilles et attaché sous le menton jetait de l’ombre sur son visage amaigri envahi de barbe.

Il tenait le bol à fleurs entre ses longs doigts.

Elle courut à lui :

— Quelle folie ! Je vous avais dit que j’allais revenir.

Elle le fit s’étendre sur le divan. Juste­ment Vincente arrivait et les deux femmes le mirent au lit. Il grelottait un peu, mais il s’enfonçait dans les couvertures avec une expression de bien-être, et après avoir bu, il s’endormit. La flamme du foyer éclairait le visage penché au bord du lit bas.

Le vieux M. de Pontbihan arriva vers la nuit, guilleret et intrigué, très content d’être appelé à la lande.

En voyant le Grand-Louis couché dans la grande salle, il fit une grimace, prêt à retour­ner sur ses pas.

Ève le prit par le bras, avec douceur, et le mena jusqu’au milieu de la pièce, sans paraître soupçonner sa mauvaise grâce. Elle le débarrassa de son chapeau, de sa canne, l’aida à retirer son pardessus, l’étourdit de paroles. Enfin, il s’approcha du lit, con­sidéra le malade, prit son pouls, l’ausculta.

— Oui, la grippe, compliquée de pneu­monie. La crise a l’air d’être passée, mais il y a une rechute à craindre, à cause de cette imprudence. Le gaillard doit être solide. Sitôt la fièvre tombée, il faudra l’alimenter. Son épuisement est incroyable.

Ève l’écoutait avec un soin profond, sous un air un peu détaché.

Quand il eut fini, elle parut oublier le malade pour ne s’intéresser qu’au sauveur, prépara le thé, qu’elle servit sur une petite table garnie d’une nappe délicate, devant le feu.

Il bavarda pendant plus d’une heure, et elle crut qu’il ne s’en irait jamais, mais il fallait qu’il eût le désir de revenir.

En prenant congé, il leva sa canne dans la direction de Grand-Louis :

— C’est vous qui allez soigner ce gaillard-là ? Il a de la chance ! Attention de ne pas l’approcher de trop près. La grippe est contagieuse.

Il disait « gaillard » avec une sorte de désinvolture méprisante, et il y avait dans sa voix un mélange de bienveillance, de curiosité, peut-être d’insinuation. Mais Ève avait trop de gratitude au cœur pour lui en vouloir.

Elle le reconduisit jusqu’à la barrière. Il plaça la main sur son épaule.

— Ma petite enfant, vous allez prendre froid, vêtue ainsi ! Petite dame en mousse­line, rentrez vite. Je reviendrai demain.

Ève remonta autour de son cou le col de la robe de laine. Elle n’analysa pas si le ton était paternel. Ce qu’elle retint, ce fut sa promesse de revenir.

XXIII


Ève ouvrit le rideau de l’alcôve, s’allongea sur la couchette, se leva plusieurs fois, inquiète de son sommeil tranquille.

Mais le docteur l’avait dit : la crise devait être passée, et il ne se ressentait pas en apparence d’être sorti en pleine fièvre. Elle finit par s’endormir à son tour.

Quand il la réveilla en demandant à boire, il faisait presque jour.

M. de Pontbihan revint dans la matinée. La fièvre était moins forte, mais il y avait une grande dépression du pouls. Il faudrait le tenir au lit ; il avait dû rester sans soins depuis le commencement de sa maladie. La convalescence serait longue.

— Voulez-vous que je m’occupe de le faire entrer à l’hôpital de Vannes ? Je connais très bien le médecin-chef qui sur ma recommandation l’admettrait tout de suite.

— Pensez-vous que l’hôpital vaille mieux pour lui, Docteur ? Nous sommes là, Vincente et moi…

— Mais ma petite enfant, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un malade de cette espèce sur les bras, on ne sait pour combien de temps. Et puis, le qu’en dira-t-on…

Ève haussa les épaules. Il y aurait bientôt des années que le Grand-Louis et elle vivaient sur leur promontoire, loin du monde, et elle ne s’était jamais demandé si le monde s’occupait d’eux. Les gens, depuis la guerre, avaient assez du fardeau de leurs propres affaires, de leurs soucis ou de leurs chagrins pour s’embarrasser encore de celui des autres.

Et puis, surtout, la Demoiselle du Landier n’était pas de Port-Navalo, elle avait vécu à l’étranger. Autres pays, autres mœurs. Elle n’était pas fière, en tous cas, parlait à tout le monde et avait rendu service à plusieurs. Quant au Grand-Louis, il jouissait de l’immunité accordée aux simples, bénis de Dieu, en Bretagne, sans compter que sa douceur et sa réserve mystérieuses avaient conquis le cœur des femmes. Qui oserait attirer sur soi le malheur, en faisant courir de mauvais bruits sur l’Innocent ?

— Si ce sont là vos arguments, Docteur, je garde le Grand-Louis. Avec votre aide, nous le tirerons d’affaire.

Madec vint un jour le raser et pendant qu’il y était, il s’attaqua à l’épaisse chevelure, et mit à nu une large cicatrice qui traversait un côté de la tête, de l’oreille à la tempe.

M. de Pontbihan passa le doigt dessus, l’examina.

— Ah ! voilà probablement la clef de l’énigme. Je pensais bien que je n’avais pas affaire à un loufoque de naissance. Dans son cas, c’est surtout la faculté du langage et celle de la mémoire qui paraissent touchées. Je me demande ce qu’en pense­rait mon ami Le Stanff.

Il faisait allusion à un chirurgien fameux.

Ève n’avait jamais songé à une interven­tion chirurgicale. Elle avait espéré, à force de patience et de soins, diminuer le terrible fossé, sinon ramener Grand-Louis à l’état normal.

M. de Pontbihan reprit, avec un peu plus de sympathie dans la voix qui jusqu’alors parlait de l’Innocent avec une certaine gouaillerie, due surtout à son humeur ja­louse d’homme vieillissant, cramponné à l’illusion qu’il peut encore plaire, contre un rival plus jeune, et peut-être aimé.

— Nous devons avoir devant nous un blessé de guerre. Je connais des cas de traumatisme semblable. Pourtant, il n’a rien du soldat de chez nous. On dirait plutôt le type Scandinave. À moins… Regardez cette mâchoire. Ils en ont comme cela en Angleterre. En tous cas, un vrai Northman.

Un peu mal à l’aise sans savoir pourquoi, elle détourna la conversation. Que lui importait le passé de Grand-Louis ? Elle l’accueillait dans sa vie tel qu’il était, sans rien savoir de lui, pas même son nom.

D’où venait-il ? Ève trembla. Elle avait mis fin, instinctivement, à l’épreuve des photographies, après que la vue d’un uniforme eut produit chez lui un tel trouble. Elle se souvint que le bruit courait qu’il était apparu à Port-Navalo vers le milieu de la guerre, portant du linge d’hôpital sous un manteau militaire dont les gens n’auraient pu dire l’origine. Comme les gendarmes ne l’inquiétaient pas, les femmes qui avaient leurs fils au front ou dont les maris couraient la rude aventure de la guerre sur mer, en conclurent qu’il était, comme elles disaient, « en règle ».

Ève se rappelait… Qui sait si des portraits de femmes et d’enfants n’eussent pas ramené à la surface les souvenirs sombrés ?

Et s’il était marié ?… Son devoir n’était-il pas de tenter l’impossible pour l’aider à reprendre sa personnalité antérieure et à retourner à sa famille ?

Son devoir !… Elle haussa les épaules. Tant de gens s’en font une conception fausse. Pour eux, le devoir, c’est le sacrifice. Il a une face longue, il exige sa livre de chair. Pour elle, le devoir commençait par soi-même, et le devoir était le bonheur. Grand-Louis et elle l’avaient trouvé, dans le pauvre royaume de la lande. S’il avait une femme, celle-ci avait eu le temps de se consoler. Sinon, tant pis pour elle ! À chacun son tour. Le sort avait mis l’homme de rêve sur son chemin : on ne contrarie pas le sort. On ne considère pas la vie comme un tout, on la prend par phases, comme si chacune n’était pas rattachée au passé, comme s’il n’y avait pas de lendemain. Chaque moment est une vie complète. Le passé croule comme des feuilles mortes, et personne n’est sûr de l’avenir. Le présent seul compte. C’est la statue à laquelle on travaille. On en palpe du doigt la matière vivante. Grand-Louis vivait pour le présent.

Ce qui importait était de remettre celui-ci sur pied. Plus tard, beaucoup plus tard, quand il aurait son mot à dire pour les affaires qui le concernaient, on envisagerait l’aventure d’une opération.

XXIV


En dépit des pronostics, sa convalescence fut rapide. Il se laissait soigner comme un enfant. Chaque fois qu’Ève apparaissait avec le bol à fleurs, il se soulevait avec une hâte joyeuse. On eût dit qu’il comprenait que son rétablissement dépendait de sa bonne volonté.

Un jour, à son retour du village, elle le trouva levé, sur la lande où il faisait soleil, et quand elle voulut lui persuader de retourner à la maison, il manifesta ce tranquille et inébranlable entêtement qui était en lui. Il s’appuya à son épaule et alla jusqu’au bout du sentier. De la pointe, il aperçut son canot ancré à sa place habituelle, et cette vue parut lui faire plaisir.

— La pêche, bientôt, Ève, dit-il. Vous vous rappelez ?

Vous vous rappelez !… Cette parole mesurait le progrès accompli dans sa mémoire.

Cette nuit-là, tout à fait rassurée sur son compte, elle dormit profondément. Une fatigue pesante faisait le tour de son sommeil. À travers le rideau de l’alcôve, elle sentit que le jour était levé, qu’il devait faire clair dans la grande salle, que Grand-Louis réclamerait son déjeuner.

À sa surprise, elle entendit aller et venir dans la cuisine. Un reflet de flamme claire passait par la porte de communication et une odeur de café frais lui vint aux narines.

D’un geste hâtif, elle noua ses cheveux.

Grand-Louis parut, portant avec précaution le bol à fleurs rempli jusqu’aux bords.

— C’est vous la malade…

Il tenait ses yeux fixés sur le bol qu’il lui tendait.

Malgré elle, elle songea que l’âme du Nord s’humanisait. L’intention la toucha jusque dans ses fibres profondes et en prenant le bol, ses mains se posèrent un instant sur celles de l’Innocent, et leurs regards se confondirent.

M. de Pontbihan venait assez souvent passer la soirée à la lande, et elle avait plaisir à causer avec lui. Tant qu’il s’en tenait à des sujets impersonnels, il était charmant. Mais il risquait de temps en temps des incursions dans un domaine trop intime, et il fallait être sur ses gardes.

Ève eût représenté pour lui une aventure d’arrière-saison souhaitable. Elle était au-dessus de l’opinion : il ne courait pas le risque de la compromettre. Si elle avait accepté ses attentions, elle n’était pas femme à rejeter la responsabilité de ses actes.

Ce qui l’avait tenu dans le chemin de la vertu, depuis qu’il habitait Port-Navalo, était la crainte des scandales, des réclama­tions ou des jérémiades. Il veillait avec soin à ce que le repos de sa vie égoïste ne fût pas troublé. Cette préoccupation se lisait sur sa physionomie. Il avait toujours l’air de regarder à travers des persiennes pour voir si quelqu’un dans la rue ne menaçait pas sa quiétude.

Rien n’échappait à Ève de ses manœuvres où la hardiesse se mêlait à la prudence, où la brutalité des desseins se cachait sous la courtoisie des paroles, où une déclaration qui l’eût engagé finissait bien vite en plai­santerie.

Quand il comprit que son ambiguïté de propos, de regards, de gestes et en somme d’intentions, ne le mènerait à rien, il aban­donna la tactique. Il était philosophe. Cette femme intelligente, vivante, d’esprit original, était une précieuse relation dans le désert de Port-Navalo. Il ne voulait pas la perdre. Ils devinrent amis.

Il était agréable, au retour de la chasse, de passer le seuil de sa maison, d’y respirer une atmosphère différente, de venir allonger ses bottes devant le feu et d’être accueilli d’une parole plaisante, surtout quand il n’avait pas hâte de rentrer chez lui, les jours où l’humeur de la jeune servante sentait l’orage.

Ève n’avait jamais paru s’apercevoir de ses discours équivoques, ni prendre ombrage de son attitude, de sorte qu’il n’y eut ni sentiment de gêne d’un côté, ni rancune de l’autre. Elle l’accepta comme un bonhom­me bienveillant vis-à-vis du monde en géné­ral, susceptible de bonté, un peu hypocrite, un peu faible, et qu’il lui plaisait de deviner sensible à son charme.

Grand-Louis et lui ne s’aimaient guère, et ce sentiment était tout instinct chez l’Innocent.

Chez le docteur, il y avait une jalousie irraisonnée contre celui qu’il enviait d’être jeune encore et à qui il en voulait de sa condition même qui lui attirait le cœur des femmes.

Il affectait d’oublier son nom, de l’appeler le grand gaillard, de parler de lui en sa présence comme on parle d’un absent. Il avait alors la prudence de presser le débit, de choisir des termes un peu obscurs, con­vaincu que l’homme de rêve s’y perdrait. Ils étaient deux à balbutier.

Mais ce qui n’échappait pas à celui-ci, c’était le sarcasme du ton, la malveillance subtile du regard.

Ève remit peu à peu les choses au point comme elle l’avait fait dans son propre cas. Elle n’avait pas à feindre. Elle avait tou­jours traité le Grand-Louis comme un hôte mystérieux et presque sacré. La dignité qu’il apportait dans chacun de ses actes le mettait en garde contre la familiarité. Son mutisme était du mystère et on ne savait vraiment ce que recouvrait ce masque de douceur et de rêverie. Les gamins du village n’avaient jamais tenté de faire de lui un objet de risée.

Quand le docteur eut compris qu’il n’y avait rien à entreprendre contre cette forte­resse, Grand-Louis, il le laissa tranquille, et bientôt même il s’intéressa à lui, lui enseigna quelques jeux de cartes qui, disait-il, pouvaient développer sa mémoire.

Un soir il apporta des cigares, lui en offrit un. On ne l’avait jamais vu fumer.

Ève observait.

Il le retourna un instant, le huma, en détacha le bout d’un coup de dent, l’appro­cha de l’allumette que le docteur lui tendait, et se mit à fumer avec un air de contentement. Au bout d’un instant, il sembla chercher quelque chose. Elle avança vers lui un cendrier.

Il se tenait debout, adossé à la cheminée, le torse remarquablement droit.

Elle évoqua une autre silhouette, celle-là autoritaire, à l’aise dans l’habit. Le Grand-Louis porterait bien l’habit.

Encore une fois, qui était cet homme ? Elle avait souvent remarqué la délicatesse avec laquelle il maniait la porcelaine fragile d’une tasse à thé, la cuiller d’argent, le naturel avec lequel, la première fois, il avait ouvert le piano.

Elle revint de sa rêverie en se moquant un peu d’elle-même.

— Bien sûr, c’est un prince ! fit-elle à demi-voix.

Elle ferait mieux de conclure, tout simplement, que Grand-Louis avait déjà fumé un cigare et bu une tasse de thé.

Elle l’acceptait tel qu’il était. Elle l’ai­mait tel qu’il était. Elle n’était même pas loin de désirer qu’il restât toujours l’homme qui lui était apparu en cette nuit d’hiver avec sa tête de Christ grisonnant et ses yeux de visionnaire.

L’idée d’une opération qui le rendrait peut-être pareil aux autres et renouerait le lien avec un passé auquel elle était étran­gère lui fit peur.

Certains soirs où M. de Pontbihan se présentait à la maison, Grand-Louis se sauvait et à le voir arpenter la lande, on songeait à la croyance bretonne de l’âme en peine revenant sur la terre.

Pour mettre un terme à son tourment, elle fit espacer les visites. Son « malade », nerveux, avait besoin de ménagements. Il n’était pas sociable.

La compagnie de Madec lui valait mieux. Les deux hommes firent de silencieuses parties de dames, tressèrent ensemble leurs paniers d’osier, et Grand-Louis interrogeait l’autre, à sa manière, sur les événements de la côte.

D’ailleurs ils prirent, elle et lui, le prétexte des jours plus longs et plus tièdes pour sortir après le souper, et à l’heure où ils rentraient, le vieux M. de Pontbihan avait déjà, certes, prié la servante acariâtre de lui aider à retirer ses bottes.

Il fut un épisode dans leur vie. Ève le sacrifia sans hésitation. Ils retombèrent dans leur solitude.

XXV


Un silence fluide et vivant était le plus souvent entre eux, un chemin d’eau qui portait leur pensée l’une vers l’autre, un beau silence transparent qui ne cachait rien, ni reproche non formulé, ni désir insatisfait, ni volontés contradictoires.

Ève évoquait le silence qui avait pesé sur les tête-à-tête d’autrefois, le silence qui n’était qu’une robe de mendiant sous laquelle le cœur affamé se cachait, n’osant crier tout haut sa misère, le silence qu’on déchirait d’une parole blessante, ou que l’on occupait, au fond de soi, à se donner raison et à rassembler ses griefs contre l’autre. Silence plus dou­loureux qu’un langage, où l’on mesure mieux le gouffre, où celui-ci s’approfondit à mesure que celui-là se prolonge.

Silence tendu entre deux âmes, rigide, métallique, qu’on veut et ne veut pas briser, gardé à une extrémité par la peur des mots qu’on va dire ; à l’autre par celle des mots qu’on fera dire. Un silence est au commencement d’un amour, un silence est à sa fin : l’un et l’autre sont suivis de paroles définitives.

Chez Grand-Louis, le silence n’était ni une tactique, ni une arme, ni un refuge, ni une défense. Il était un moyen d’expression. Ne pouvant se faire comprendre par les mots, il les rejetait comme inutiles, il n’en gardait que la pauvre substance, il s’appliquait à tenir en dedans le troupeau de ses pensées, au lieu de le laisser franchir en désordre la barrière de ses lèvres.

Un jour, Ève l’aperçut près d’une fontaine, non loin d’une petite chapelle où elle entrait parfois au cours de ses promenades pour respirer l’atmosphère de paix ancienne et de foi naïve que des générations de marins venus là en pèlerinage solitaire y avaient créée. Elle ne l’avait pas vu tout d’abord. Il était assis sur la margelle, sa vareuse décolorée par le temps se confondant avec le granit bleuté de la fontaine auquel s’appuyaient ses grandes épaules. Il tenait une longue gaule entre ses mains pendantes et croisées, mais il ne faisait pas un mouvement… …Quels rêves légers avait-il menés devant lui, du bout de cette gaule, en effleurant les ajoncs et les bruyères de la route ?

Ève lui trouva, curieusement, l’air d’un saint de pierre. La fontaine en ogive met­tait un capuchon d’ombre sur son visage, qu’il tenait droit, mais dont les paupières étaient abaissées.

Lorsqu’il réalisa sa présence, une onde légère, lente, presque invisible s’étendit peu à peu sous les traits qu’on aurait pu croire un relief du granit, et dont la palpitation tenait du miracle. Son regard monta jus­qu’au bord des yeux, si frais et si profond, qu’elle fut tentée de faire un vœu, comme les pélerins qui se penchaient sur l’eau de cette fontaine.

Elle lui prit la baguette des mains, et assise sur l’herbe à ses pieds, elle se mit à tracer des arabesques.

Le saint de pierre était, bien sûr, sorti de sa chapelle pour venir boire à la source et humer l’air, dans la lande déserte. Alors, elle posa la main sur la main du saint. La grande main n’eut pas un tressaillement. Elle n’eut pas de recul non plus. C’était une main de pierre, polie et rugueuse en même temps, chauffée du soleil, une main qui garde des années le bouquet de fleurs qu’on y dépose en offrande. Elle servait d’assise à la main vivante dont elle sentait la chair douce sur ses veines gonflées. C’était une main de saint, elle ne fit pas un geste pour emprisonner l’autre. La caresse ne palpita qu’au bout des doigts, elle ne se prolongea pas en ramifications obscures dont on n’est plus maître.

Seulement, comme tous les saints, du moins ceux des petites chapelles tendres au marin, qui abaissent leurs yeux sur le gars qui est là, tout seul, à leurs pieds, et qui, sauvé du naufrage, est venu de si loin et si vite, encore tout trempé d’embruns, pour dire merci, celui-ci qui soutenait sur sa main rigide la main ployante, laissa tomber son regard sur le visage d’Ève, la rescapée.

D’un commun accord, ils entrèrent dans la chapelle. Il n’y eut qu’à soulever le loquet de la porte qui s’ouvrit lentement avec une plainte sourde. Le gravier qui parsemait les dalles cria sous leur pas. Des étoiles étaient peintes dans la voûte bleue, et cela faisait un ciel de bergerie qu’on pouvait toucher de la main. On voyait l’eau mouvante à travers la petite fenêtre. L’air sentait la bougie consumée, le bois poli, les fleurs séchées, et surtout la brise marine.

Le saint de pierre s’était assis aux côtés d’Ève, dans un banc. Elle regardait les autres saints, un peu narquoise en les com­parant au sien, ceux taillés dans le bois par les marins du pays, hirsutes comme eux, avec de la hardiesse dans leurs yeux noirs et ronds, et aux pommettes, un vermillon qui représentait le hâle de la mer.

Le soir arrivait, et c’était le soir qu’il se rapprochait d’elle. Le jour, elle regardait vers lui. Il s’enveloppait de sa douceur distante. Des deux, il avait l’air le plus méditatif. La nature prenait dans ses pré­occupations la place d’un métier chez les autres, peut-être d’un art. Il ne fallait pas le distraire au moment où il étudiait la marche d’un nuage ou la direction d’un coup de vent. Un matin de beauté ensoleillée sur la baie faisait trembler ses lèvres. Il était poète à sa façon. Ève reconnaissait les symptômes.

Du haut du promontoire, il suivait la manœuvre d’un bateau de pêche surpris par le mauvais temps, avec une passion qui le prenait tout entier, et abolissait le monde autour de lui. Il serrait les lèvres, les veines de son cou se gonflaient, ses yeux plongeaient dans les écumes, exprimant la volonté de la lutte et de la victoire, ses bras raidissaient leurs muscles, comme ceux du matelot à la barre. Ève assistait sans rien dire au drame qui se jouait en lui.

Le soir, on l’eût pris pour un homme normal, qui rentre au logis las de la journée, cherchant un refuge. Elle ne pouvait croire que ces yeux si proches des siens fussent ceux qui erraient tout à l’heure sur les choses, parfois sauvagement.

Ah ! qu’ils étaient maintenant suspendus à son regard, avec une certaine ardeur angoissée à le retenir. Ils parlaient le langage équilibré qui était refusé aux lèvres. Ils disaient le long effort de la journée, la journée de l’homme d’action qui en raconte les incidents à son foyer. Et c’était d’un regard égal qu’elle rencontrait le sien, sans attendrissement, sans perplexité. Il n’était plus l’homme surnaturel. Ils devenaient égaux. Des yeux, elle conversait, discutait avec lui, se livrait parfois au jeu des taquineries amicales.

Il fallait rompre le silence avec précaution, en faire le tour pour trouver la brèche par où pénétrer dans le beau jardin lisse.

Elle chuchotait : « Grand-Louis »…

La réponse était toujours prête : « Ève »… Et la voix restait suspendue sur ce nom, légèrement questionneuse, chargée d’attente.

Cela suffisait. À ce moment, elle le situait dans le passé. Les modulations de sa voix, cette note qui se prolongeait sans se briser, qui s’achevait dans ce souffle, et dans ce soupir, dans ce silence, dans cette tendresse et cette méditation, ne pouvaient appartenir à une brute. Grand-Louis avait déjà dû, par des soirs de demi-obscurité pareils à ceux qu’il recherchait aujourd’hui, et où il se révélait le mieux, prononcer de cette façon un nom de femme.

XXVI


Il eut un ami.

C’était l’abbé Alain, le vicaire.

Dans le pays, on avait de l’indulgence pour l’abbé. Quand on le voyait passer, sa barrette à la main, hâtant le pas, sa soutane toujours un peu crottée battant ses fortes jambes, chacun disait d’une voix placide : « Voilà l’abbé Alain qui va à la côte. » Sur le passage des précédents vicaires, le ton variait, suivant qu’on allât à la messe ou non. Et quand il s’agissait du curé, ces gens de mer, de langue alerte, trouvaient tou­jours à redire. Il parlait trop ou pas assez. Il était trop fier ou trop familier. On lui faisait un crime d’entrer dans la boulangerie choisir son pain lui-même. Le curé actuel soulevait le couvercle des paniers des fer­mières, au marché, et quand il n’achetait pas, bien qu’elles n’osassent rien dire, elles déclaraient derrière son dos qu’il ne se gênait point.

On prêtait moins d’attention aux vicaires, qui se ressemblaient tant par le rose de leurs joues, le blanc du liseré de leur col, et cette façon de porter un peu en arrière leur chapeau ecclésiastique, qu’on s’apercevait à peine que « le petit jeune » de l’an dernier avait été remplacé par un autre.

Lorsque le curé apparaissait et que les enfants l’avaient signalé, les femmes se penchaient entre les pots de géranium des croisées. On baissait la voix : « Tiens, le Curé qui passe »… Et on faisait des suppositions sur le but de sa visite.

Dans le cas de l’abbé Alain, on disait d’une voix naturelle : « Allons, voilà l’abbé Alain ! » Il devait même entendre prononcer son nom. La repasseuse qui amidonnait les coiffes, assise sur une chaise, dans l’embrasure de sa porte, et qui ne manquait pas un passant, et était libre de langage avec tout le monde, lui criait en le voyant courir à la côte : « Dépêchez-vous, Monsieur Alain, vous serez en retard pour la messe ! » Car sa précipitation le faisait reconnaître aussi bien que sa soutane. Comme ils avaient tous quelque chose à voir avec la mer, ils lui donnaient au vol une indication sur la marée, le vent, et après un coup de mauvais temps, sur la position de son bateau à lui, l’abbé.

Il y avait de l’affection dans la manière dont les femmes le suivaient du regard, tandis que les hommes en parlaient avec une camaraderie mêlée de fierté. C’était la première fois qu’on voyait parmi eux un curé qui se moquait pas mal de l’appa­rence de sa soutane. Les jours où l’heure de la messe coïncidait avec la marée, les vieux disaient en clignant de l’œil que l’abbé allait avaler la moitié des pater pour ne point manquer celle-ci.

Il semblait plus marin que prêtre. Il avait un bateau qu’il avait baptisé « Le Rescapé. » Pendant des années il avait pourri dans la vase du golfe, venu on ne sait d’où. Les enfants jouaient autour, et personne n’avait eu l’idée de le mettre en état de reprendre la mer. Un beau jour on vit l’abbé, un vieux macfarlane verdâtre enfilé par-dessus sa soutane, qui était couché tout de son long près du bateau de plaisance et qui en examinait les blessures.

Cet hiver-là, il vint chaque jour à la côte, muni d’un marteau, de clous, d’étoupe, de coaltar, et on n’entendait que lui dans le silence de la petite baie. Le douanier de service, le paludier qui gardait sa vache sur les digues, en attendant le sel de l’été suivant, donnaient un conseil par ci, un encourage­ment par là. Et comme l’hiver était plu­vieux, et l’abbé bien des fois trempé malgré le macfarlane, ils disaient : « Le pauvre diable en a son content ! » Mais il y avait dans leur voix plus d’amusement que de commi­sération. C’était un solide gaillard, et chacun d’eux savait par expérience que la pluie de la mer ne tue pas son homme. Ils avaient comme lui reçu bien des averses et éprouvé une sorte de joie mêlée de défi à les sentir ruisseler entre leurs épaules sans que la besogne en fût interrompue. Quelques-uns, bien sûr, n’étaient pas fâchés que la pluie traversât une soutane aussi bien qu’une veste de toile.

Ce fut dans cette crique, au pied du promontoire de la lande, que se noua l’amitié de l’abbé Alain, vicaire de première classe, et de Grand-Louis l’Innocent.

Aux premiers coups de marteau, un matin qu’Ève et lui retenus à la maison par la pluie se penchaient avec ferveur sur le syllabaire, ils n’avaient pas eu besoin de se consulter pour galoper jusqu’au bout du promontoire, et aller voir ce qui menaçait la paix de leur domaine.

L’envahisseur était l’abbé Alain, nu-tête, couvert de vase, et qui regrettait à ce moment-là de n’être point un simple matelot pour pouvoir soulager son humeur par quel­que vif parler. Il n’était pas arrivé assez tôt pour que le flot l’aidât à remettre le bateau sur sa quille, et il s’acharnait à vouloir le soulever d’un coup d’épaule.

Grand-Louis dégringola les rochers. Il ne donna pas de conseil, lui. Il s’arcbouta sans rien dire aux côtés de l’abbé, et quand ils furent prêts, les deux hommes poussèrent ensemble le ahan des travailleurs, la barque se redressa, l’abbé pouvait maintenant recommencer ses coups de marteau sans perdre de temps.

Chose curieuse, il n’avait plus l’air pressé. Ève, du haut de la lande, observa les deux hommes assis côte à côte sur le bord du bateau, présentant deux grands dos sem­blables, puissants et courbés. Elle ne savait point ce qu’ils se disaient, leurs faces étant tournées vers la mer, mais elle dut reprendre seule le chemin de la maison.

Quand le Grand-Louis revint un peu plus tard chercher ses outils, elle remarqua l’ex­pression nouvelle de ses traits, cet air d’indépendance et de force renouvelées que revêt le visage d’un homme qui vient de quitter un autre homme, après avoir échangé avec lui des idées qui ne sont point du domaine des femmes.

Au printemps, « Le Rescapé » fut prêt. Pour son premier voyage, ses deux capitaines firent le tour de l’Île-aux-Moines. Dès lors, l’abbé s’en fut au golfe chaque jour. On le voyait au loin, silhouette noire et agile, occupé à la manœuvre de la voile. Les jours où il y avait plusieurs cérémonies à l’église, peut-être un enterrement et un baptême à la fois, les gens qui en étaient avertis par les différentes sonneries des cloches s’écriaient : « Pauvre Monsieur Alain, comme il doit se faire du mauvais sang ! »

Grand-Louis ne l’accompagnait qu’aux jours de danse, comme disait l’abbé. Étant un homme sérieux, il avait compris qu’un bateau de plaisance n’était point fait pour lui, surtout qu’Ève n’y avait pas de place, qu’il fallait continuer la pêche dans les chenaux déserts, en croisant parfois l’autre obstiné, celui qui chevrotait perpétuellement. La récompense, quand il faisait un temps de demoiselle, était la compagnie d’Ève.

L’été, pendant les vacances, l’abbé traînait après lui une bande de gamins, élèves de la laïque ou de l’école des Frères. Il n’y avait plus de distinction de partis. Pour le village, ils étaient « les mousses à Monsieur Alain. » Le claquement de leurs sabots les annonçait de loin. Il leur fallait « haler » dur pour se tenir sur les talons du prêtre qui dégringolait le sentier éboulé avec une sorte d’énergie furieuse. Les plus petits, tout en courant, s’étouffaient avec leurs tartines de saindoux. L’abbé ne ralentissait le pas qu’en recon­naissant de loin la coiffe des bonnes sœurs qui venaient quelquefois prendre l’air sur la butte, entre midi et une heure. Alors il prenait son bréviaire d’une main, sa barrette de l’autre, le diable seul sait de quelle poche il les avait sortis. On voyait aller et venir ses lèvres qui mettaient les bouchées dou­bles. Puis au moment opportun, il levait les yeux au ciel, l’air de découvrir les cornettes, et s’inclinait devant elles avec une courbe onctueuse. Quand il les avait passées, — il savait bien que les cornettes ne se retournent jamais, — il tirait l’oreille d’un traînard dont les sabots étaient maintenant en ligne avec ses souliers à clous, l’appelait lambin d’un air de ressentiment, et descendait quatre à quatre les dernières rampes.

Il empruntait un canot pour se rendre à son bord. Il n’y en avait que deux ou trois de disponibles, appartenant à de vieux retraités de la marine, qui étaient générale­ment derrière quelque brousse à surveiller leur bien. Il arrivait que les mousses de Monsieur Alain, à lutter de vigueur, fissent craquer une rame en deux comme une allumette, dans les tolets. En apprenant le dommage que le prêtre promettait de réparer aussitôt que le mauvais temps serait venu, et le retiendrait à son établi du presbytère, du moins il le croyait, ils ne grognaient pas trop. Il avait de la force à revendre, Monsieur Alain, et peut-être son service à l’église l’avait-il mis en retard ce jour-là, le pauvre !

Au retour, il rencontrait dans les sentiers le Grand-Louis qui rentrait aussi, portant son coffre à poisson en équilibre sur sa tête et qui se tournait de trois-quarts avec pré­caution, tout d’une pièce, se défiant de la bourrade que l’abbé ne manquerait pas de lui envoyer. Il fallait plier les jarrets, descendre le coffre, soupeser, palper, flairer la pêche.

Ils continuaient à se consulter pour les choses de la mer et il n’était point de jour où l’abbé ne traversât leur lande, et quand la marée ne permettait pas d’embarquer, ils s’assoyaient tous deux sur le banc de pierre, et leur conférence coupée par les coups de vents et les bouffées de leurs pipes valait mieux pour le Grand-Louis que les rêveries oisives.

Ève, de la fenêtre, approuvait.

Comme ils s’entendaient bien ces deux-là, celui qui avait appris le latin et celui qui n’avait pas lu les livres ! À les voir rire, elle constatait avec étonnement qu’ils devaient se livrer à quelque plaisanterie enfantine. Grand-Louis sortait de sa réserve.

Hélas, le pauvre abbé savait que la catastrophe le guettait, qu’un jour ou l’autre le facteur le hélerait, et qu’au lieu de lui lancer le Bulletin paroissial qu’il enfouirait dans sa vaste poche à côté de son bréviaire, ce serait une lettre imposante au seau de l’évêché qu’il lui tendrait en silence, dans laquelle il apprendrait sa nomination à une cure perdue dans les terres, puisqu’il paraît qu’il était vicaire de première classe, que c’était son tour, et qu’il n’aurait qu’à s’in­cliner. Il viendrait une dernière fois au haut du promontoire dire adieu à son bateau au mouillage, qui aurait l’air de s’enfoncer dans les eaux, et il voyait déjà sur le plat-bord une main portant l’anneau épiscopal.

XXVII


Elle se rappelait l’habitude du Grand-Louis, les premiers temps, de s’arrêter à la barrière de la petite gare, au moment où la locomotive sifflait d’une voix enrouée dans la brume, attendant pour démarrer sur les rails rongés de saumure que ses voyageurs épars eussent fini d’accourir, du fond des landes.

Il avait même fait quelques tentatives pour s’embarquer, et il s’était toujours trouvé quelqu’un pour le tirer en arrière, et lui crier aux oreilles, comme s’il était sourd, qu’il ne pouvait voyager sans billet. D’un grand geste du bras, on lui montrait la direction du Landier en répétant « À la maison ! à la maison ! Grand-Louis. » C’est ainsi qu’on remettait dans la voie les chiens errants.

À présent qu’il tâchait de se conduire comme tout le monde, il ne faisait plus de ces fugues, mais on le voyait encore souvent appuyé à la barrière à l’heure du départ, attentif au réveil subit de la petite gare qui retomberait ensuite dans sa somnolence pour la journée, et quand le train était parti, par son chemin fleuri de camomille, il le suivait des yeux, longuement, le corps penché en avant, et retournait sur ses pas la tête basse.

De quels pays avait-il la nostalgie ?

Quel mal le rongeait qui le faisait aller devant lui à grandes enjambées le long de la côte, et parfois oublier de revenir pour le soir, quel regret était au fond de ses yeux perdus dans les lointains et qui se posaient si rarement sur les choses proches ?

Il était si surexcité quand il revenait de ses croisières avec l’abbé Alain ! Il entraînait Ève sur le promontoire, lui montrait dans le golfe les îles jusqu’où ils étaient allés.

L’idée vint à celle qui avait pris entre ses mains son salut qu’il fallait le faire voyager. Le docteur et l’abbé étaient du même avis. Un jour elle consulta des horaires, déplia une carte, traça du doigt un itinéraire qu’elle expliqua à Grand-Louis, et qu’il approuvait de hochements de tête et de grands rires. Il avait compris qu’on prendrait le train le lendemain, qu’on sortirait de Port-Navalo, et il s’appliquait à répéter après elle le nom de Penmarch.

Quatre heures du matin… Ils se rendirent en trébuchant à la gare, se soutenant l’un l’autre. Les billets étaient distribués à la lueur d’une bougie. Une seule lanterne éclairait la voie. Des femmes attendaient, immobiles dans leurs robes noires. Elles ne parlaient pas à tue-tête comme dans le plein air des landes. Leurs voix étaient réduites à des chuchotements.

Dans le wagon, tout était noir. Grand-Louis s’assit en face d’Ève. Le train démarra avec un huhulement triste. On sentait l’odeur vive de la mer qui réveillait peu à peu le paysage. Une buée claire commença à marquer les carreaux.

Grand-Louis ne disait rien, mais de temps en temps le contact brusque et tremblant des grands genoux révélait à Ève qu’il était ému.

À Vannes, il faisait jour. L’aventure commençait. Il y avait un changement de train, de l’agitation, du monde. Il ne fallait pas le brusquer. Elle plaça fermement la main sur son bras. Quelques minutes plus tard, ils étaient installés dans un compartiment, en route pour Penmarch. Ils se regardèrent comme s’ils venaient de traverser une grande épreuve.

On les regardait aussi, furtivement. Ève s’en rendait compte. C’était d’abord sur lui que s’arrêtaient les regards. On ne s’expli­quait pas ce qu’il avait d’étrange. Il était ce jour-là vêtu comme tout le monde, bien qu’il eût refusé avec obstination de prendre un chapeau. Mais l’immobilité des traits, la fixité des yeux, la tension du corps rendu plus rigide par l’agitation intérieure, éton­naient.

Elle n’en avait point de gêne. Elle sortait, elle aussi, triomphante de l’épreuve. Elle se rendait compte maintenant qu’il n’était pas, qu’il ne serait sans doute jamais, l’hom­me normal. Mais elle était de part dans son infirmité. Il lui semblait guider les pas d’un aveugle.

À mesure qu’on approchait de Penmarch, le pays devenait plus clair, les villages et les hommes se faisaient plus rares. Il ne restait plus, aux environs des hameaux, qu’une frange d’arbres pélerins, penchés dans le même sens, qui s’en retournaient vers les terres après avoir rendu hommage à la mer éternelle.

Le visage du Grand-Louis se détendait. On ne le regardait plus. Il humait le large à la portière. Il se sentait dans son élé­ment parmi ces Finistériens aux grands traits sévères. Ceux qui montaient dans le wagon disaient en manière de salutation : « Beau temps aujourd’hui ! » comme tous les gens de mer qui voient dans une belle journée un don spécial, et Grand-Louis était si habitué à cette exclamation que lui jetaient ses amis de la lande qu’il la retournait d’un ton chaleureux.

Arrivés à Penmarch, ils se hâtèrent de prendre le sentier de la côte, après que Grand-Louis eut fait envoler d’un seul coup d’œil la nuée de gamins qui se dispu­taient pour les mener aux pierres trem­blantes. Ève riait de voir reculer les jeunes pirates.

Grand-Louis exultait maintenant, débarrassé de la contrainte où il avait été depuis le matin, à cause de ces faces curieuses.

Ils s’assirent sur les rochers que la mer avait creusés en dessous et soulevés et qui paraissaient plus hauts que le reste du monde. À l’horizon, on voyait la courbe dorée de la baie d’Audierne, fermée de deux pointes granitiques entre lesquelles la mer suspen­dait ses filets bleus où reluisaient les écailles du soleil.

De loin en loin apparaissaient des sil­houettes de jeunes filles, les dentellières, qui règnent, frêles princesses aux frêles doigts, aux frêles besognes, dans le domaine du granit et des écumes. On les voit rarement par groupes. Chacune est satisfaite d’être seule avec la mer. Chacune choisit son trône de rochers, et dans sa pose hiératique, avec son visage régulier sous les multiples arcades de la coiffe, s’harmonise sans qu’elle s’en doute au royal paysage. La barrière de ses songes la sépare du monde réel.

Ève aussi était une solitaire d’âme. L’amour même ne pouvait empiéter. Mais elle avait besoin, comme les autres, d’apercevoir une silhouette dans la solitude.

Jeunes filles de Penmarch, clair symbole du sombre pays, dentelle sur granit, batte­ment d’aile au haut des rochers, regard bleu qui tombe comme une eau pure de la falaise, Lemordant a dû les voir ainsi de sa cabane maintenant abandonnée, avec son unique volet rabattu. On s’en approche, on appuie l’oreille à la porte fermée, le souffle de l’Océan en fait le tour, on dirait qu’un cœur vivant bat à l’intérieur qu’on ne peut ima­giner tout ténèbres.

Ève s’allongea sur le sol tiède. Au-dessus d’elle, il n’y eut plus que l’espace où la lumière bleue ondoyait comme un champ de lin en fleur, borné par des rocs géants qui dressés d’un jet sur leur base étroite ressem­blent à des bergers dans leur houppelande. Ceux-ci défendaient la terre.

On n’avait point d’autre désir que de se confondre avec elle, d’entendre frémir autour de soi la grande voile invisible de l’air secouée par le vent. L’énorme panorama se réduisait à ces deux éléments : la mer, la terre, car le ciel n’était que la gaze légère qui en atténuait le saisissant relief.

Grand-Louis et elle étaient deux pélerins en marche, sur une terre de solitude et de grandeur. Elle avait le sentiment qu’ils n’atteindraient pas le but en ce monde.

Comme au temps des vacances chez le grand-père et des processions à travers les landes où les cordons noirs de la foule flot­taient après les bannières fleuries, où à la fin du cortège il y avait souvent une femme conduisant par la main quelque simple d’esprit, elle croyait entendre se disperser dans l’espace la grande litanie : « Sainte-Marie de-la-Mer, protégez-nous ! »

Elle posa sa tête sur le genou du saint de pierre, et au bourdonnement des insectes affaibli de chaleur, elle s’endormit. Pour combien de temps ? Quelques moments, une éternité ? Quand elle ouvrit les yeux, rien n’avait changé : les nuages, nonchalam­ment, traversaient le ciel que soutenaient les arches robustes des rochers, et l’homme éternel, penché au-dessus d’elle, attentif à lui protéger le visage de ses grandes mains dressées contre le soleil, la regardait.

XXVIII


Après bien des réflexions, elle conclut que ce qui l’avait perdue, autrefois, c’était son désir de conquérir l’homme, de l’absorber, de le dominer.

L’âme du Nord ne peut s’amalgamer avec une autre. Elle reste une et indivisible. La louve blanche est une bête de solitude. Sachant cela, chaque membre du grand troupeau se cantonne dans sa steppe, sans chercher à empiéter sur celle des autres. Ils vivent ainsi en bon voisinage.

Survienne l’étrangère venue des doux pays où les âmes se mêlent comme des parfums de fleurs, et le conflit commence.

Ève admettait aussi que l’âme du Nord émigre souvent vers le sud, et qu’on la trouve répandue dans le monde entier, mais le grand pays de plaines glacées et de deux froids où elle se trouva pour la première fois face à face avec elle, était le cadre qui lui convenait par excellence.

Avec Grand-Louis, il n’y avait pas à se dé­fendre, à lutter, à dominer. Il n’y avait pas à redouter cette horrible sensation d’a­vancer sur un glacis, de gagner quelques pas pour reculer ensuite. Il n’y avait pas à dissimuler, à se plier à son humeur. Il était comme l’essence même du paysage, le granit sous les frivolités de la brume et du soleil. Il donnait comme lui une impression de permanence : il était l’homme éternel. Une âme féminine, hantée par l’idée de la mort, trouvait un refuge en lui.

Il s’abandonnait tout entier. La con­fiance ruisselait de son être. En même temps, une personnalité intangible s’abritait derrière le rampart de sa faiblesse même.

Sa douceur coulait comme un flot autour des galets rugueux et heurtés de ses paroles.

Il faisait des progrès cependant et ses phrases se soutenaient pendant quelques minutes. La fréquentation de l’abbé Alain lui avait donné une certaine maîtrise. Il était lent à adopter une expression nouvelle. Chacune d’elles était pour lui un domaine dont il faisait le tour avec précaution avant de s’y hasarder. Il ne pouvait d’abord la séparer de l’atmosphère à travers laquelle elle était venue à lui. Certain mot qui l’avait frappé et qu’Ève avait prononcé, semblait-il, pour la première fois, le visage à la fenêtre tourné vers la lande, s’était enregistré dans sa mémoire ayant lui aussi un visage à la fenêtre tourné vers la lande. Il conservait un goût de grand air et de crépuscule. Il ne lui reviendrait aux lèvres que dans le même cadre.

Il faisait souvent allusion au voyage à Paris, non qu’il lui en gardât rancune, car la rancune était pour lui un sentiment inconnu, mais parce que ce voyage brisait l’enchaînement des routines quotidiennes. Elle ne pouvait d’ailleurs lui en expliquer les raisons.

Un jour qu’ils étaient assis sur leur banc de pierre, à quelques pas de la maison, il y revint :

— Vous êtes partie…

— Je suis partie…

— Pourquoi ?

À court d’arguments, elle répondit :

— Pour être sûre de vouloir revenir.

— Vous m’avez laissé.

— J’ai laissé la maison aussi, j’étais certaine de la retrouver.

— J’ai été malade. Si j’étais mort ?

— Voyons, Grand-Louis, si vous étiez mort… Que serait-il resté ? La maison, la lande et moi. Est-ce que cela vous semble possible à vous : la maison, la lande, Ève, sans le Grand-Louis ?

Et comme en effet ils formaient un bloc puissant à eux quatre, le socle de la lande supportant le groupe humain : l’homme, la femme, appuyé à la maisonnette trapue, un tout concret qui tombait sous les sens, il conclut dans sa logique simple qu’elle avait raison, qu’elle ne pouvait pas se dégager de ce bloc, s’en aller pour toujours.

L’idée qu’elle eût pu se trouver seule, perdue dans cette lande, écrasée par cette maison, lui sembla manquer de proportion, en même temps qu’elle lui faisait ressentir une sorte de meurtrissure physique. Et comme pour matérialiser ce groupe qu’ils, formaient à eux deux, il passa son bras derrière son épaule.

Le geste était si nouveau chez lui, qu’il les surprit l’un et l’autre, les remplissant d’un émoi presque douloureux. Ils restèrent là sans faire un mouvement. La main de l’Illuminé reposait sur un cœur aux battements suspendus. Ils n’osèrent se séparer qu’après que la nuit eut tissé autour d’eux ses premières ombres.

Il lui arrivait aussi de se tourner vers elle avec un désespoir éperdu. Il ne pouvait alors maîtriser le tremblement de ses fortes lèvres.

— Je suis vivant, n’est-ce-pas ? Vous n’êtes pas un rêve. Ah ! comprendre, se rappeler… Il me semble qu’on m’a assommé, jeté dans un fossé, et que je ne peux en sortir ?

Elle luttait contre le frisson que ces paroles faisaient courir entre ses épaules. Elle ne pouvait lui dire qu’elle aussi, parfois, se demandait s’il n’était pas une légende de la lande, un fantôme qui se dissiperait avec la brume.

La rêverie ne leur valait rien. Elle se levait, l’entraînait dans l’action.

Ils passèrent un été de vagabondages insouciants et de pêches fructueuses. Ils devinrent deux êtres de plein air, alertes, bronzés, absorbant du soleil et de la brise par tous les pores.

XXIX


L’impression d’irréalité qu’il lui donnait parfois ne se dissiperait, elle le sentait bien, que lorsqu’il y aurait entre eux plus qu’une communion d’âme.

Jusqu’à présent, ils allaient, inséparables, ne pouvant se passer l’un de l’autre, mais comme des fiancés chastes.

L’homme se débattait parfois contre son obscur instinct.

La femme, avertie, se gardait.

Elle avait d’abord pensé qu’aimant Grand-Louis tout serait simple. Elle n’avait pas acquis l’art que certaines possédaient à un degré suprême d’offrir pour refuser, d’approcher jusqu’aux lèvres une grappe tentante qu’elles retiraient ensuite avec un rire d’innocence, ou une moue dégoûtée devant la convoitise d’un regard. Celles-là étaient commerciales jusque dans les jeux de l’amour, et connaissaient toutes les feintes des marchandages.

Elle qui n’avait pas oublié le rythme de la passion, la courbe du battement des cœurs, n’aurait qu’à le guider sur une pente facile, qu’à se jeter à son cou, qu’à fondre entre ses bras, ou simplement qu’à ne plus se défendre.

Mais toutes ses idées préconçues dressaient devant elle leur formidable barrière. L’ata­visme édictait sa loi.

On ne va pas au-devant de l’amour comme au-devant d’une proie.

Au haut de la route blanche, la femme attend.

Y attirer l’Innocent lui aurait semblé non seulement un manque de délicatesse et pres­que de décence, mais la violation d’un libre arbitre, le cambriolage d’une âme humaine.

Il devait venir à elle en pleine conscience et de plein gré.

Elle ne voulait pas qu’il succombât à cet instinct qui le faisait parfois la serrer contre lui dans une étreinte farouche.

Dans les grands espaces ravagés de sa raison, il fallait qu’il entendît l’appel divin, et que, l’ayant entendu, il eût la volonté de le suivre.

Grand-Louis était le dieu lare de son foyer, la statue parfaite qu’un miracle avait soumis à son adoration. Il ne dépendait que d’elle que le dieu demeurât inviolé, la statue in­tacte. Il était si facile de détruire ! Il y avait déjà tant de ruines dans le passé.

Mais à présent ses mains fortes et sages s’élevaient dans un geste de protection au­ tour de son cœur qui renfermait le précieux trésor.

Et c’est pourquoi, lorsque l’homme trou­blé et balbutiant se jetait vers elle, Ève faisait appel, pour le repousser, à toute sa frayeur, à toute sa certitude de gâter par trop de précipitation une œuvre parfaite.

Il n’était pas prêt. On voyait trop, à ces moments-là, s’avancer dans l’espace de ses yeux l’âme de la louve blanche.

Elle avait longtemps cru qu’il serait facile d’aller à lui, de lui mettre les mains sur les épaules et de dire : « Grand-Louis, il est l’heure. »

C’était bien la parole qu’elle prononçait chaque soir, qu’il lui arrivait même de répé­ter machinalement après elle. Mais ses lèvres deviendraient de marbre plutôt que de leur donner, elles, une signification diffé­rente, celle qu’elle attendait.

L’hiver revint qui resserra ses murs autour d’eux et rendit leur intimité plus complète encore. L’anniversaire de l’armistice sonna une autre fois, puis ce fut Noël, un Noël poudré de neige qui rendit leur lande toute blanche comme un paradis d’enfants.

En cette occasion Ève fit venir les petits Madec au Landier, y compris son filleul qui allait seul maintenant, et on passa une après-midi charmante. Grand-Louis fut tour à tour un loup, un cheval ou un chien parfaits. Un arbre de Noel occupait la place d’honneur dans la grande salle.

Après la distribution d’oranges aigrelettes qu’Yvonne épluchait avec recueillement — on ne voyait jamais d’oranges, le reste de l’année, à Port-Navalo — on était allé reconduire les enfants. On s’attarda un peu : il fallut, sous peine de fâcher les braves gens, prendre le café.

Ils revinrent tous les deux par le chemin étrangement clair ce soir-là, au lieu d’être boueux et noir entre les haies. Le miracle s’était accompli : il neigeait ! Le pays blanc était venu de là-bas pour s’allonger au-dessus du pays noir, qu’il regardait avec curiosité. Il suspendait ses batailles. Ou plutôt, elles devenaient une fête aérienne et somptueuse. La terre s’accoudait à sa terrasse enguirlandée pour mieux voir. Les yeux de faon, doux, timides et attentifs, les mains argentées réapparaissaient entre les branchages de l’immense pommier en fleurs qu’était cette neige de décembre. Les « Dames » du Grand Louis ne dansaient plus sur la mer. Mais on entendait le froissement de leurs robes dans le ciel. La maison s’adoucissait sous ses festons. Elle était restée illuminée, et on voyait, à travers les rideaux, la rangée des pots de géraniums minuscules qu’on avait dû rentrer à l’intérieur à cause du froid.

Après le souper, qu’elle avait voulu plus recherché qu’à l’ordinaire, dans l’arrière-salle décorée de gui que l’homme à la taille de druide n’avait eu qu’à tendre les bras pour le cueillir sur les chênes de la côte, ils avaient ouvert la porte, malgré le froid, pour regarder la merveille de ces deux plaines givrées et étincelantes du ciel et de la lande.

Ensuite ils s’étaient disposés à la veillée.

L’Illuminé sentait que ce soir-là était différent. Ce soir-là, on ne travaillait pas. La reine Anne ne sortirait pas de son album, ni les feuillets couverts d’écriture de leur tiroir. Ève s’assit dans le grand fauteuil. Les bougies de l’arbre de Noël s’étaient consumées. La flamme du foyer éclairait suffisamment la chambre.

Il restait debout, adossé à la cheminée, soutenant de ses épaules la charpente alourdie de la maison. Il fumait son cigare, ayant l’air de réfléchir. Elle avait hâte qu’il eût fini. Cette pose était pour elle puissamment, douloureusement évocatrice. Était-ce bien lui qui se tenait à quelques pas d’elle… ou l’autre ?

Son immobilité et son silence auxquels elle ne trouvait rien d’anormal en temps ordinaire lui pesèrent. Elle les sentit chargés d’une signification nouvelle.

Généralement, elle reprenait son calme en puisant à son regard. Par leurs yeux, leurs deux êtres se joignaient, se pénétraient, se mêlaient comme de fluides eaux.

Mais dans la quasi-obscurité, elle pouvait à peine distinguer son visage qui lui parut la tache blanche d’un masque, avec les deux trous des orbites. Cette bouche d’ombre allait se prononcer sur son sort.

Et tour à tour, il lui semblait se rapprocher ou s’éloigner fabuleusement, parfois n’être plus qu’une silhouette vague à l’autre bout de la chambre, parfois une forme massive penchée au-dessus d’elle.

Elle s’était tue si longtemps qu’elle n’osa élever la voix. C’est en dedans qu’elle lui parlait :

— Oh ! Grand-Louis, si vous n’êtes pas un rêve, venez à moi. Je ne puis aller à vous, Grand-Louis, parce que l’amour enchaîne mes mains et mes pieds. Il est temps de vous délivrer vous-même, Grand-Louis, de rompre l’envoûtement qui nous tient séparés. Voilà longtemps que nous nous attendons. Deux années, deux années dans la lande qui n’est que le prolongement de la terre étrangère où je vous ai déjà rencontré et perdu, il y a tant d’années, Grand-Louis !… Si vous aviez à expier le mal d’une vie passée, vous avez souffert et vous êtes pardonné. Et moi, si j’ai péché, je viens à vous, mon Grand-Louis, soumise et douce.

Ève ressemblait à l’image pétrifiée de la reine Anne, dans son haut fauteuil. L’air de la chaumière était humide de larmes.

Tous les esprits de la lande avaient quitté leurs voiles sombres et se rencontraient, vêtus de robes d’argent, au-dessus de la terre bombée, luisante et fraîche comme une joue d’enfant. L’humanité entière se penchait vers cette fraîcheur. La neige tombait avec tant de molle tendresse qu’on croyait voir des tourterelles se serrer, plume à plume, au bord des toits. De longues baguettes de lumière entraient par les minces fenêtres, transformant l’intérieur en chapelle votive.

La messe de minuit sonna à un clocher, quelque part. Le carillon sembla venir du choc des lointains fulgurants et sonores.

Soudain l’homme ressuscité se dirigea vers Ève. La flamme du foyer nimba en passant son front. Son profil de médaille était coulé dans du bronze.

Il s’arrêta devant elle, mit un genou en terre, rendit hommage. Puis laissant abat­tre sa tête sur les chaudes mains croisées, il prononça avec le balbutiement familier, la parole de tous les soirs :

— Ève, il est l’heure !

Fin.