Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes/La Grosse Caisse

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LA GROSSE CAISSE.

Parmi les instruments à percussion dont le son est indéterminable c’est à coup sur la grosse caisse qui a causé le plus de ravages, amené le plus de non sens et de grossièretés dans la musique moderne. Aucun des grands maîtres du siècle dernier ne crut devoir l’introduire dans l’orchestre. Spontini le premier la fit entendre dans sa marche triomphale de la Vestale et un peu plus tard dans quelques morceaux de Fernand Cortez : elle était là bien placée. Mais l’écrire comme on le fait depuis quinze ans, dans tous les morceaux d’ensemble, dans tous les finales, dans le moindre chœur, dans les airs de danse, dans les cavatines même, c’est le comble de la déraison et, (pour appeler les choses par leur nom) de la brutalité : d’autant plus que les compositeurs, en général, n’ont pas même l’excuse d’un rythme original qu’ils seraient censés avoir voulu mettre en évidence et rendre dominateur des rhythmes accessoires ; non, on frappe platement les temps forts de chaque mesure, on écrase l’orchestre, on extermine les voix ; il n’y a plus ni mélodie, ni harmonie, ni dessins, ni expression ; c’est à peine si la tonalité surnage ! et l’on croit naïvement avoir produit une instrumentation énergique et fait quelque chose de beau !… Inutile d’ajouter que la grosse caisse dans ce système, ne marche presque jamais qu’accompagnée des cymbales, comme si ces deux instruments étaient de leur nature inséparables. Dans quelques orchestres même, ils sont joués tous les deux par un seul et même musicien : une des cymbales étant attachée sur la grosse caisse, il peut la frapper avec l’autre de la main gauche, pendant que de la main droite il fait manœuvrer le tampon de la grosse caisse. Ce procède économique est intolérable : les cymbales perdant ainsi leur sonorité, ne produisent plus qu’un bruit comparable à celui qui résulterait de la chute d’un sac plein de ferrailles et de vitres cassées. C’est d’un caractère trivial, dépourvu de pompe et d’éclat ; c’est tout au plus bon pour faire danser les singes, et accompagner les exercices des joueurs de gobelets, des saltimbanques, des avaleurs de sabres et de serpents, sur les places publiques et aux plus sales carrefours.

La grosse caisse est pourtant d’un admirable effet quand on l’emploie habilement. Elle peut, par exemple, n’intervenir dans un morceau d’ensemble, au milieu d’un vaste orchestre, que pour redoubler peu à peu la force d’un grand rhythme déjà établi, et graduellement renforcé par l’entrée successive des groupes d’instruments les plus sonores. Son intervention fait alors merveille ; le balancier de l’orchestre devient d’une puissance démesurée ; le bruit ainsi discipliné se transforme en musique. Les notes pianissimo de la grosse caisse unie aux cymbales dans un andante, et frappées à longs intervalles, ont quelque chose de grandiose et de solennel. Le pianissimo de la grosse caisse seule, est au contraire, sombre et menaçant (si l’instrument est bien fait et de grande dimension) ; il ressemble à un coup de canon lointain.

J’ai employé dans mon Requiem la grosse caisse forte sans cymbales et avec deux tampons. L’exécutant frappant un coup de chaque côté de l’instrument peut ainsi faire entendre une succession de notes assez rapides, qui, mêlées, comme dans l’ouvrage que je viens de citer, à des roulements de timbales à plusieurs parties, et à une orchestration où les accents de terreur dominent, donnent l’idée des bruits étranges et pleins d’épouvante qui accompagnent les grands cataclysmes de la nature. (Voyez l’exemple N°59)

Une autre fois, dans une symphonie pour obtenir un roulement sourd, beaucoup plus grave que ne pourrait l’être le son le plus bas des timbales, je l’ai fait faire par deux timbaliers réunis sur une seule grosse caisse placée debout comme un tambour.