Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes/Les Contre-basses
CHAPITRE VI.
LES CONTRE-BASSES.
Il y en a de deux espèces : à trois et à quatre cordes.
Celles à trois cordes, sont accordées en quintes. Celles à quatre sont accordées en quartes.Le son des unes et des autres est plus grave d’une octave que la note écrite. Leur étendue à l’orchestre est de deux octaves et une quarte, en comptant toutefois pour les contrebasses à trois cordes deux notes de moins au grave.
Ces contre-Basses sont destinées, dans l’orchestre, aux sons les plus graves de l’harmonie. J’ai dit au chapitre précédent, dans quel cas on pouvait les isoler des Violoncelles : on peut alors pallier, jusqu’à un certain point, le défaut qui naît pour les Basses de cette disposition, en les doublant à l’octave ou à l’unisson avec des Bassons, des Cors de Basset, des Clarinettes basses, ou des Clarinettes ordinaires, dans les sons extrêmes du grave ; mais je trouve détestable l’emploi que certains musiciens font aussi dans cette occasion, des Trombones et des Ophicléïdes, dont le timbre n’a ni sympathie ni analogie avec celui des Contre-Basses et s’unit conséquemment fort mal avec lui.
Il n’est pas impossible que l’occasion se présente d’employer avec succès les sons harmoniques des contre-basses. L’extrême tension des cordes, leur longueur, et leur éloignement de la touche ne permettent pas, en tous cas, d’avoir recours aux sons harmoniques artificiels ; quant aux notes harmoniques naturelles elles sortent fort bien, surtout à partir de la première octave, occupant le milieu de la corde ; ce sont les mêmes, à l’octave inférieure, que celles des violoncelles.
On peut à la rigueur faire usage des accords et arpèges sur la contre-basse, mais en ne leur donnant que deux ou trois notes au plus, dont une seule peut n’être pas à vide.
On obtient très aisément le tremolo intermittent, grâce à l’élasticité de l’archet qui le fait rebondir plusieurs fois sur les cordes après un seul coup frappé sur elles un peu vivement.
Il n’en est pas de même du passage suivant ; on ne peut le rendre qu’au moyen du tremolo continu, avec assez de peine, et en attaquant les cordes avec le bout de l’archet qui manque de force et obtient peu de son.
Le tremolo continu des contre basses, un peu moins serré que ce dernier, est pourtant d’un effet dramatique excellent ; rien ne donne à l’orchestre une physionomie plus menaçante ; mais il ne faut pas qu’il dure longtemps autrement la fatigue qu’il occasionne aux exécutants qui veulent se donner la peine de le bien faire, le rendrait bientôt impossible. Quand on a besoin pour un long passage, de troubler ainsi les profondeurs de l’orchestre, il vaut mieux alors en divisant les contre-basses, ne pas leur donner un véritable tremolo, mais seulement des répercussions précipitées qui ne s’accordent pas entre elles comme valeurs rythmiques, pendant que les violoncelles font le vrai tremolo.
Les doubles croches ne se rencontrant que sur le commencement de chaque temps avec les croches en triolets de l’autre partie, produisent un murmure sourd à peu près semblable au tremolo se trouve de la sorte assez bien remplacé. Dans beaucoup d’occasions je crois même que ces rhythmes différents entendus ensemble, lui sont préférables.
Les groupes diatoniques rapides de quatre ou cinq notes sont très souvent d’un admirable effet et s’exécutent fort bien, pourvu que le trait contienne au moins une corde à vide.
Si l’on voulait absolument employer un grand trait rapide de contre-basses, le mieux serait de les diviser, en leur appliquant le procédé de morcellement que j’ai indiqué pour les violons, mais en ayant grand soin de ne pas éloigner les premières contre-basses des secondes.
On a le tort, aujourd’hui, d’écrire pour le plus lourd de tous les instruments des dessins d’une telle rapidité que les violoncelles eux-mêmes ont de la peine à les rendre. Il en résulte un inconvénient très grand ; les contre-bassistes paresseux ou réellement incapables de lutter avec des difficultés pareilles, y renoncent de prime abord et s’attachent à simplifier le trait ; mais la simplification des uns n’étant pas celle des autres, puisqu’ils n’ont pas tous les mêmes idées sur l’importance harmonique des notes diverses contenues dans le trait, il s’en suit un désordre, une confusion horribles. Ce chaos bourdonnant, plein de bruits étranges, de grognements hideux, est complet et encore accru par les autres contre-bassistes plus zélés ou plus confiants dans leur habileté, qui se consument en efforts inutiles pour arriver à l’exécution intégrale du passage écrit.
Les compositeurs doivent donc bien prendre garde à ne demander aux contre-basses que des choses possibles, et dont la bonne exécution ne puisse être douteuse. C’est assez dire que le vieux système des contre-bassistes simplificateurs, système généralement adopté dans l’ancienne école instrumentale, et dont nous venons de montrer le danger, est à présent tout à fait repoussé. Si l’auteur n’a écrit que des choses convenables à la nature de l’instrument, l’exécutant doit les faire entendre, rien de plus, rien de moins. Quand le tort est au compositeur, c’est lui et les auditeurs qui en supportent les conséquences, l’exécutant alors n’a plus à répondre de rien.
Les fusées en petites notes placées avant les grosses notes EXEMPLE.s’exécutent en glissant rapidement sur la corde, sans tenir compte de la justesse d’aucun des sons intermédiaires, et l’effet en peut être extrêmement heureux. On sait la furieuse secousse que donnent à l’orchestre les contre-basses attaquant le fa haut précédé des quatre petites notes Si, Ut, Ré, Mi, dans la scène infernale d’Orphée, sous les vers :
À l’affreux hurlement
De Cerbère écumant
Et rugissant !
Ce rauque aboiement, l’une des plus hautes inspirations de Gluck, est ici d’autant plus terrible que l’auteur l’a placé sur le troisième renversement de l’accord de septième diminuée (Fa, Sol dièze, Si, Ré,) et que pour donner à sa pensée tout le relief et toute la véhémence possibles, il a doublé à l’octave les contre-basses, non seulement par les violoncelles, mais par les altos et par la masse entière des violons.
Beethoven a également tiré parti de ces notes à peine articulées, mais à l’inverse de l’exemple précédent, en accentuant la première note du groupe plus que la dernière. Tel est ce passage de l’orage de la symphonie Pastorale, qui donne si bien l’idée des efforts d’un vent violent chargé de pluie, et des sourds grondements d’une rafale. Remarquons que Beethoven dans cet exemple et dans beaucoup d’autres passages, a donné aux contrebasses des notes graves qu’elles ne peuvent exécuter ; ce qui ferait supposer que l’orchestre pour lequel il écrivit possédait des contrebasses descendant jusqu’à l’Ut octave basse de l’Ut des violoncelles, et qu’on ne trouve plus aujourd’hui.
Quelquefois, il devient dramatique et beau, en donnant aux violoncelles la vraie basse, ou du moins, les notes qui déterminent les accords et frappent les temps forts de la mesure, de dessiner au-dessous d’eux une partie de contre-basse isolée, dont le dessin, entrecoupé de silences, permet à l’harmonie de se poser sur les Violoncelles. Beethoven, dans son admirable scène de Fidelio, où Léonore et le geôlier creusent la tombe de Florestan, a montré tout le pathétique et la sombre tristesse de ce mode d’instrumentation. Il a donné toutefois, en ce cas, la vraie basse aux contrebasses.
C’est dans le but d’exprimer un lugubre silence que, dans une cantate, j’ai essayé de diviser les contre-basses en quatre parties, et de leur faire soutenir ainsi de longs accords pianissimo, au dessous d’un decrescendo de tout le reste de l’orchestre.
Le Pizzicato des contre-basses, fort ou doux, est d’une bonne sonorité, à moins qu’on ne l’emploie sur des sons très élevés, mais il change de caractère, suivant les harmonies sous lesquelles il se trouve placé. Ainsi le fameux la pizzicato de l’ouverture du Freyschutz, n’est ainsi gros de menaces et d’accents infernaux que par le reflet de l’accord de septième diminuée (Fa dièze La, Ut, Mi bémol) dont il détermine, au temps faible, le premier renversement. Qu’il devienne tonique majeure, ou dominante, pincé demi fort, connue dans le cas dont il s’agit, ce La n’aura plus rien d’étrange.
On emploie les sourdines sur les contre-basses comme sur les autres instruments à archet, mais l’effet qu’elles y produisent est assez peu caractérisé ; elles diminuent seulement un peu la sonorité des contre-basses en la rendant plus sombre et plus terne.
Un artiste Piémontais, Mr Langlois, qui s’est fait entendre à Paris, il y a une quinzaine d’années, obtenait, avec l’archet, en serrant la corde haute de la contre-basse entre le pouce et l’index de la main gauche, au lieu de la presser sur la touche, et en montant ainsi jusqu’auprès du chevalet, des sons aigus très singuliers et d’une force incroyable. Si l’on avait besoin de faire produire à l’orchestre un unique cri féminin, aucun instrument ne le pourrait jeter mieux que les contre-basses employées de la sorte. Je doute que nos artistes connaissent le mécanisme de Mr Langlois pour les sons aigus, mais il leur serait facile de se le rendre familier en peu de temps.