Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/ALSACE-LORRAINE, province d’Allemagne (supplément 2)

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Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 1p. 204-208).

ALSACE-LORRAINE, province d’Allemagne, relevant directement de l’empire et cédée par la France, en vertu du traité de Francfort, le 10 mai 1871. — D'après Élisée Reclus, le nom d’Alsace vient de Illsass ou Ellsas, pays de l’Ill, tandis que L.-N. Seydlitzsch prétend qu'il vient de l'Ill ou de Eilisass, qui signifie « pays étranger ». Quant au nom de Lorraine, on sait qu’il est l’altération de Lotharingia, pays de Lothaire.

- Situation, limites, étendue. L'Alsace-Lorraine est bornée, à l’E., par le Rhin, qui la sépare du grand-duché de Bade ; au S., par la Suisse ; au N., par le Palatinat et le Luxembourg ; à l’O. et au S.-O., par les départements de Meurthe-et-Moselle, des Vosges, de la Haute-Saône, et par le territoire de Belfort. De ce côté, la nouvelle frontière commence près de Longwy, prend la direction du S.-E., court à côté et à l’E. d'Audun-le-Roman et à l’E. de Briey ; elle coupe ensuite la route Metz-Verdun à égale distance de Rezonville et de Mars-la-Tour, atteint la Moselle et la franchit au S. de Novéant, longe un instant sa rive droite jusqu’à la hauteur de Pagny et se dirige ensuite au S.-E. Elle traverse alors la Seille à la hauteur de Cheminot, s’en écarte à droite, la rejoint au N.·E. de Létricourt pour la suivre pendant une partie de son cours ; elle la traverse une dernière fois à l’O. de Chambrey, coupe le chemin de fer Nancy·Strasbourg au N. d’Avricourt et, se dirige sur les Vosges qu'elle atteint au Donon. De ce point, elle suit pendant 60 kilom. la. crête de la chaîne jusqu'au ballon d'Alsace, puis le contrefort de la rive droite du Dolleren ; elle traverse la trouée de Belfort un peu à 1'O. de Valdieu et décrit au S. un grand arc de cercle sur la frontière suisse, pour finir au Rhin, entre Bâle et Huningue. L'Alsace-Lorraine est située entre 47° 25' et 49° 32' de lat. N., et entre 3° 32' et 5° 5' 8" de long. E. Sa plus grande longueur, du N. au S., est de 240 kilom. ; sa plus grande largeur, de l’E. à l’O., de 180 kilom. Sa superficie est de 14.512 kilom. carrés.

- Configuration physique. L’Alsace-Lorraine forme trois régions distinctes : les Vosges, la plaine du Rhin en Alsace, et le plateau de Lorraine. L’altitude moyenne des Vosges est de 1.500 à 2.000 mètres ; la plaine du Rhin est de 100 à 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, et le plateau de Lorraine de 200 à 500 mètres. Les Vosges occupent une superficie de 10.980 kilom. carrés, dont 7.500 pour l’Alsace. Dans les 10.980 kilom. carrés, 1.230 sont au-dessus de 650 mètres d’altitude ; 1.800 entre 650 et 325 mètres, et 4.480 entre 325 et 162. Elles se détachent du Jura à la trouée de Belfort, commençant par des collines peu sensibles pour s’élever assez rapidement et atteindre 958 mètres à l’E. de Giromagny. Les Vosges proprement dites ont leur origine au ballon d’Alsace (1.244 mètres). La dépression qui les sépare est une plaine ondulée de 35 à 40 kilom. d’étendue du N. au S., avec une altitude moyenne de 350 mètres ; cette plaine forme, entre l’Alsace et la Franche-Comté, une communication naturelle très importante au point de vue militaire. À partir du ballon d’Alsace les Vosges se dirigent parallèlement au Rhin jusqu’à Mayence sur une longueur de 240 kilom. Leur élévation diminue du S. au N. entre le ballon d’Alsace (1.244 mètres) et le mont Donnersberg (692 mètres), situé à. l’O. de Worms. Le point culminant de tout le système ne se trouve pas dans la chaine proprement dite, mais sur une de ses ramifications orientales, le ballon de Guebwiller (1.426 mètres). Les pentes des Vosges sont également abruptes sur les deux versants, à l’exception de la partie centrale ; celles de l'E. descendent jusque dans la plaine, tandis que celles de l’O. sont limitées par le plateau élevé et ondulé de la Lorraine ; c'est pour cela que, vues des bords du Rhin, les Vosges paraissent plus élevées que vues du côté de la Moselle. Les Vosges se divisent naturellement en trois parties, qui diffèrent complètement par leur constitution géologique, leur aspect et leur hauteur : les Vosges méridionales, du ballon d’Alsace jusqu’au mont Donon ; les Vosges septentrionales, jusqu’aux sources de la Lauter, et le Hardt, qui se termine près de Bingen, sur le Rhin, mais qui n’appartient pas à l’Alsace. Les Vosges méridionales forment une véritable chaîne de montagnes de 1.000 à 1.200 mètres en moyenne ; elles sont couvertes de vastes forêts, de lacs et d’étangs, et présentent des sommets arrondis en forme de ballons, boisés ou revêtus de pâturages. Cette chaîne est traversée par des routes nombreuses, mais faciles à défendre. Les points culminants sont : le ballon de Soultz ou Guebwiller (1.426 mètres), le Hohneck (1.366), le Rotenbach (1366 mètres), et le Wissart (1.318 mètres).·Cette chaîne se termine à la montagne presque isolée de Donon (1.013 mètres), au N. de Schirmeck ; elle est remarquable par les roches qui couvrent son sommet ; elle forme une défense naturelle, mais qui peut être tournée au S. et au N., soit par la trouée de Belfort, soit par les basses Vosges. Les Vosges septentrionales ou basses Vosges ont encore quelques sommets de 1.000 mètres d'altitude dans leur partie méridionale ; mais elles diminuent de largeur à mesure qu’elles s’abaissent considérablement. Au delà du col de Saverne (336 mètres), elles ne forment plus que des élévations minimes qui ont l’aspect de hauts plateaux, partout inférieurs à 500 mètres. Les points culminants sont : le Hohenkoff (450 mètres), au S.-E. de Bitche, et le Kaesborg (432 mètres), près des sources de la Moder. Au point de vue stratégique, les Vosges septentrionales ne présentent aucun avantage ; les Allemands ont détruit les forts qui en défendaient les passages. Les cols principaux des Vosges sont : le col de Bussang (600 mètres) ; le col de la Schlucht (1.250 mètres) ; le col du Bonhomme (940 mètres) ; le col de Schirmeck (558 mètres), et le col du Donon. Le col de Saverne est le plus important ; c’est le chemin de communication entre Strasbourg, Metz et Nancy ; cette route est longée par le chemin de fer qui traverse la chaine sous le magnifique tunnel d’Arschwiller ou de Hommarting, long de 2.678 mètres, et dont la construction a coûté 2.600.000 francs. Un deuxième tunnel, superposé au précédent, donne passage au canal de la Marne au Rhin. La grande plaine du Rhin est, du N. au S., beaucoup plus longue que large ; elle est faiblement ondulée, fertile, couverte d’une riche végétation et arrosée par de nombreux cours d'eau. L’Ill, la plus grande rivière de l’Alsace, la coupe en eux parties inégales : à l’0., elle ne laisse qu’une étroite vallée au pied des Vosges, tandis qu’à l'E. s’étend une large plaine qui va jusqu’au Rhin. Le plateau de Lorraine mesure 5.150 kilom. carrés et comprend les 5/6 de la partie de la Lorraine cédée à l’Allemagne ; son altitude est de 230 à 260 mètres ; 112 kilom. carrés sont à une altitude inférieure à 162 mètres, 4.760 kilom. carrés sont entre 162 et 325 mètres, et 280 kilom. carrés dépassent 365 mètres. La Lorraine actuellement allemande ne forme pas une division géographique ; elle se compose du versant occidental des massifs qui continuent les Vosges au N. du col de Saverne et que traversent, du N. au S., les vallées de la Saar, de la Nied et de la Moselle.

- Hydrographie. Le Rhin, arrêté dans son cours vers l’O. Par le Jura, au-dessous de Bâle, tourne brusquement vers le N.·O. et forme la limite de l’Alsace et de l’Allemagne ; dans cette partie de son cours, le fleuve est large, profond, navigable et rempli d’une multitude d’îles et d’îlots, généralement boisés ; de Bâle à Brisach, leur nombre s'élève à 60 ; de Brisach à Strasbourg à 80, et de ce point à la frontière de l’Alsace on en compte 40. La largeur du Rhin, à Bâle, est de 270 mètres ; à Strasbourg, de 365 mètres. Parallèlement au fleuve, et à une distance de 2 à 3 kilom., s’élèvent des digues continues de 4 à 6 mètres de hauteur sur 4 à 7 mètres de largeur, destinées à contenir les débordements du Rhin, aux époques de fortes crues. Les ponts sur le Rhin sont très nombreux ; mais, à part ceux qu'ont à franchir les voies ferrées et qui sont fixes et en métal, ce ne sont généralement que des ponts de bateaux. Le fleuve est traversé par trois lignes de chemins de fer : celle de Neuenburg à Mulhouse ; de Kehl à Strasbourg, la principale, et celle de Belfort, Nancy, Metz et Mayence. Ces lignes relient les deux grandes voies ferrées parallèles au Rhin. Sur la rive alsacienne, le Rhin arrose Neufbrisach, Markolsheim, Schonau, Rheinau, Strasbourg, Gambsheim, et Seltz. Le cours d’eau le plus important de l’Alsace est l’Ill, rivière qui prend sa source sur le Blauenberg, dans le Jura septentrional·; elle parcourt la plus grande partie de la plaine du Rhin, en Alsace, du S. au N., et passe à Altkirch, Mulhouse, Colmar, Schlestadt, Strasbourg et se jette dans le Rhin à quelques kilomètres au N. de cette ville. L’Ill coule sur une ligne parallèle et peu distante du Rhin ; son cours est de 150 kilom. et son bassin de 4.584 kilom. carrés. Les amas de graviers entraînés par cette rivière et portés au Rhin, sur la rive gauche, ont fait avancer le bec du confluent jusqu’au village de la Wanzenau ; son embouchure se trouve à 80 kilom. de Colmar. À droite, elle ne reçoit aucun affluent important ; à gauche, la Largue, le Dolleren, la Thur, la Lauch, la Fecht, la Liepvrette, la Bruche et de nombreux ruisseaux s’y déversent. Les autres cours d’eau de l'Alsace, qui tous se jettent dans le Rhin, sont : la Souffel, la Moder, la Zorn, qui passe à Saverne ; le Sauerbach, le Selz et la Lauter qui forme la frontière vers le N. et passe à Wissembourg. Dans la Lorraine citons la Moselle, qui forme une grande vallée, conduisant presque directement dans l’intérieur de la France ; de tout temps elle a été une des voies suivies, dans leurs invasions, par les peuples Germains. La largeur moyenne de la Moselle est de 50 à 80 mètres jusqu'au confluent de la Sarre ; sa profondeur est de 2m,50 ; elle entre en Lorraine au-dessus de Pagny, arrose Metz, où elle reçoit la Seille, qui, sortie de l’étang de Lindre, a traversé Dieuze et ses importantes salines, Marsal et Vic, est rentrée en France, puis en est sortie à Cheminot pour rejoindre la Moselle. Celle-ci continue sa route, arrose Thionville et va se jeter dans le Rhin à Coblentz. La Moselle a encore comme affluent la Sarre, qui prend naissance au pied du mont Donon, coule d’abord parallèlement aux Vosges, jusqu’à Sarrebruck et se dirige ensuite parallèlement au Rhin ; sa largeur moyenne varie entre 50 et 60 mètres ; sa profondeur est de 1m,40 ; elle arrose Sarreguemines et Sarrebruck, où elle devient navigable. La Sarre reçoit, à droite, la Blies et l’Eiche1. Parmi les autres rivières qui sillonnent le plateau de Lorraine, citons la Nied, formée de la réunion des deux Nied, allemande et française : la première passe à Faulquemont, la seconde à Remilly et Courcelles. La partie S.-E. de la Lorraine est pleine de lacs et d’étangs, reliés entre eux par des canaux. Les principaux canaux de l’Alsace-Lorraine sont : 1° le canal de la Marne-au-Rhin, entre Vitry-le-François et l’lll, au-dessous de Strasbourg ; 2° le canal des Salines et des Houillères de la Sarre, qui joint la Seille à la Sarre ; 3° le canal le Vauban, entre Einsisheim et Neufbrisach ; 4° le canal de la Thur, qui rejoint la Lauch ; 5° le canal du Rhin, entre l'Ill et le Rhin ; 6° au N.-E. de Mulhouse, le canal du Rhône au Rhin, entre la Saône, dans la Côte-d’Or, et l’Ill, qui traverse la grande forêt du Harz (1.530 kilom. carrés).

- Climat. Le climat de l’Alsace-Lorraine est plus rigoureux que celui de la France ; les étés sont relativement chauds, et les hi- vers très froids ; les variations de la température sont brusques et sensibles. Les vents froids viennent du N.-E. et les vents chauds du S.-O. La grêle tombe fréquemment sur les sommets des Vosges. Quant à la Lorraine, en particulier, son climat est très variable, en raison même des inégalités du sol ; les jours de pluie y sont plus nombreux et l’humidité s’y condense plus souvent en nuages, qui s'élèvent à peu de distance du sol. Dans les environs de Bitche, à Forbach, les brouillards sont fréquents et très intenses ; mais ils sont utiles à la végétation. La température moyenne de l’Alsace-Lorraine est de 1° à 26° ; la moyenne des eaux pluviales, dans la vallée du Rhin, est de 560 à 580 millimètres, tandis que, sur les hautes Vosges, elle est de 1.100 à 1.200 millimètres. L'Alsace est donc, sous ce rapport, comme un résumé de la température du continent tout entier.


                   Température. Millimètres de pluie.
Wesserling .................... 8°,1 1.157
Colmar ................... 10°,7 479
Strasbourg ................... 10°,4 672
Metz ..................... 9°,7 660

- Productions naturelles. Au point de vue agricole, l'Alsace-Lorraine est un des pays les plus avancés de l’Europe, soit par la mise en usage des méthodes perfectionnées de culture, soit par l'exploitation des produits. La superficie du sol était ainsi distribuée en 1875, et depuis bien peu de changements ont eu lieu :

DISTRICTS SUPERFICIE EN KILOMÈTRES CARRÉS.
             Champs.Prairies.Vignobles. Vergers. Forêts. Totaux.
Haute-Alsace 1386 440 1112 39 528 3505
Basse-Alsace 1977 612 1325 66 794 4774
Lorraine 3771 644 508 7 1.213 6233
Totaux 7134 1696 3035 112 2535 14512

Dans la Basse-Alsace, les plaines sont couvertes de vignobles, de champs de blé, d’orge, de colza, de tabac, de chanvre, de lin, de moutarde, de houblon, de garance. L’agriculture est partout florissante et l'industrie très développée, surtout dans la Haute-Alsace ; les principales branches d’industrie sont les filatures, le tissage et l’impression des cotons. Le long de la chaîne des Vosges, sur le versant alsacien, échelonnés de Wissembourg à la frontière, existent des gisements de terrains tertiaires renfermant des pétroles lourds qui donnent à la distillation d'excellents produits ; il y a aussi des mines de fer, de cuivre, de plomb argentifère et de charbon de terre. La Lorraine est également un pays agricole, mais bien inférieur à l’Alsace, quant à l’importance de ses productions ; son sol et son climat sont moins favorables aux grandes cultures; elle ne possède pas une large vallée comparable celle du· Rhin, et ses coteaux, au lieu d’être exposés au S.-E., sont tournés vers le N. ; elle renferme, en outre, près de 7.000 hectares, soit 70 kilom. carrés de landes incultes, sans compter les marais et les marécages. À l'exception de quelques collines bien orientées, dans les vallées de la Moselle, de la Seille et de la Nied, et surtout dans les environs de Château-Salins et de Metz, la vigne est peu cultivée. L’Alsace-Lorraine entre pour un quart dans la production totale des vignes de l’Allemagne. Les principaux vignobles sont entre Thann et Mutzig ; les vins de cette région sont de qualité supérieure et quelques crûs ont une véritable célébrité. La Lorraine renferme beaucoup d'étangs, qui servent de viviers ; à certaines époques, on les vide presque complètement, on prend le poisson qu'ils contiennent, et sur leurs bords asséchés on sème du froment et d’autres céréales ; la récolte faite, on referme les vannes et on repeuple l'étang, qui se remplit peu à peu. Le grand étang de Linde, dans la vallée de Seiller, fournit parfois jusqu’à 100.000 kilogr. de poisson par an. Grâce à la richesse du sous-sol, l’industrie a pris un grand développement : les gisements de fer sont très nombreux, et l’épaisseur de la couche productive atteint jusqu’à 30 mètres. Les mines les plus importantes sont situées à l’O. de la Moselle et s’étendent vers les frontières de France. Des mines nombreuses de charbon existent dans le bassin de la Sarre ; des salines et des roches de trias sont exploitées entre la Sarre et la Seille ; on en retire de grandes quantités de sel. Enfin, citons la grande cristallerie de Saint-Louis, qui emploie 2.000 ouvriers et livre au commerce pour près de 8 millions de francs de marchandises chaque année.

- Population. La population de l’Alsace-Lorraine est de 1.564.355 habitants. En 1880, elle comptait 1.566.670 habitants, soit 108 habitants environ par kilomètre carré. Sur ce nombre, il y avait 1.537.707 habitants pour la population civile et 38.963 pour la population militaire. D’après le recensement du 1er décembre 1885, la population n’est plus que de 1.564.355 âmes. De 1871 à 1875, le nombre des habitants avait diminué de 18.474, malgré un excédent de 52.120 naissances sur les décès, soit une perte totale de 70,594. De 1876 à 1880, les naissances ont dépassé les décès de 64.969 ; par contre, l'augmentation de la population civile n’a été que de 28.687 personnes, soit un déficit de 36.282. De 1880 à 1885, la diminution a été de 2.315 personnes, soit de 0,14 pour 100, bien que l'excédent des naissances sur les décès se soit élevé, pendant cette période, à environ 55.000 âmes.

La Basse-Alsace a augmenté de 55 habitants, la Haute-Alsace de 607 habitants ; au contraire, la Lorraine a diminué de 2.977 habitants. Cette diminution de la population totale tient uniquement à l'émigration, qui dépasse de beaucoup l'immigration.

En 1880, cette province comptait 1 million 436.103 Alsaciens-Lorrains, 1l4,797 Allemands, y compris les fonctionnaires et l'armée ; 13.906 Français et 1.864 étrangers. Dans la même année, il y avait 1.218.468 catholiques, 305.134 protestants, 39.278 israélites et 3.790 personnes appartenant à d’autres religions. En juin 1882 , la répartition de la population par professions était la suivante : 627.800 agriculteurs et éleveurs de bestiaux, 17.803 s’occupant de sylviculture, de chasse et de pêche ; 142.627 commerçants, 16.606 journaliers ou domestiques, 563.272 occupés dans l’industrie, 104,212 aux emplois publics et aux professions libérales ; enfin, 67.260 sans profession.

- Organisation politique et administrative. L'organisation politique de l’Alsace-Lorraine, dont nous avons parlé au tome XVI du Grand Dictionnaire, a été modifiée par la loi du 4 juillet 1879. Nous indiquerons les dispositions de cette loi en faisant plus loin l’historique des deux provinces. Au point de vue judiciaire, l’appel va, des six tribunaux de première instance Landgerichte) de Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Saverne, Sarreguemines et Metz, à la cour de Colmar. Toute l'administration des chemins de fer, postes et télégraphes, dépend de l’empire. Pour l’église évangélique de la confession d'Augsbourg, il y a un directoire ; pour l'Église réformée et le culte israélite, des consistoires indépendants. Un des premiers soins du gouvernement allemand a été de rétablir l'université de Strasbourg sur des bases très larges et de germaniser l'enseignement à tous les degrés. La législation française a été en partie maintenue, mais elle se modifie peu à peu.

L'Alsace-Lorraine est maintenant divisée en trois districts : Basse-Alsace, Haute-Alsace et Lorraine, et en vingt-trois cercles ainsi distribués :

Basse-Alsace, 612.077 habitants sur 4.778 kilom. carrés. Huit cercles : Schlestadt, Erstein, Molsheim, Strasbourg-ville, Strasbourg-campagne, Haguenau, Wissembourg, Saverne.

Haute-Alsace, 462.077 habitants sur 3.508 kilom. carrés. Sept cercles : Altkirch, Mulhouse-ville, Mulhouse-campagne, Thann, Guebwiller, Ribeauvillé, Colmar.

Lorraine, 489.729 habitants sur 6.222 kilom. carrés. Huit cercles : Sarreguemines, Forbach, Boulay, Thionville, Metz-ville, Metz-campagne, Château-Salins, Sarrebourg.

Les villes principales de l'Alsace-Lorraine sont, dans la Haute-Alsace : Mulhouse, Colmar, Guebwiller, Sainte-Marie-aux-Mines, Thann, Ribeauvillé, Soultz, Munster ; en Basse-Alsace : Strasbourg, Haguenau, Schlestadt, Bischwiller, Saverne, Wissembourg, Barr ; en Lorraine : Metz, Sarreguemines, Thionville, Forbach, Ars-sur-Moselle. D’après le recensement du 1er décembre 1885, Strasbourg compte 111.987 habitants, soit 7.516 de plus qu’au dernier recensement ; Mulhouse, 69.759 (augmentation, 7.130 ) ; Metz, 54.072 (augmentation, 841); Colmar, 26.537 (augmentation, 431).

Le budget des dépenses, dans l’Alsace-Lorraine, s’est élevé, pour l’année 1886-1887, à 38.494.604 marcs, et celui des recettes, à 40.441.106 marcs.

Par le traité de Francfort, 1’Alsace-Lorraine avait été dégrevée de toute dette publique. Depuis lors, une loi du 10 juin 1872 a créé des obligations à 4 pour 100, qui montaient, en 1886, à 23.424.400 francs, et l’on a émis, de 1881 à 1886, des rentes à 3 pour 100.

- Système de défense. Depuis 1871, les A1lemands ont transformé 1’Alsace-Lorraine en un vaste camp retranché ; les garnisons sont réparties ainsi : 21.219 hommes en Lorraine, 13.474 dans la Basse-Alsace et 4.270 dans la Haute-Alsace. C’est surtout autour de Metz et de Strasbourg, quartier général du 15e corps d'armée, que les Allemands ont concentré leurs forces. Metz est la clef de 1’Allemagne du Nord, comme Strasbourg est la clef de l’Allemagne du Sud. Metz est actuellement la plus redoutable forteresse de l’Europe ; elle menace le centre de la frontière de la Meuse-Moselle, c’est-à-dire les places de Toul et de Verdun et les routes de Paris et à revers le reste de la frontière du N.-E. Les fortifications de Metz sont : 1° une ceinture bastionnée couverte par une ligne de redoutes, de lunettes, et par deux forts considérables : le fort Moselle ou de la Double-Couronne à l’O. et le fort Bellecroix ou Steinmetz à l’E. ; 2° une ceinture d’ouvrages détachés, embrassant les deux rives de la Moselle ; sur la rive droite : le fort Saint-Julien ou Manteuffel, le fort des Bordes ou Zastrow, le fort de Queulen ou Gœben, le fort Saint-Privat ou Prince-de-Wurtemberg ; sur la rive gauche : le fort de Saint-Quentin, ou Prince-Frédéric, le fort Manstein, le fort de Plappeville ou Alvensleben, le fort de Voippy ou Kameke et le fort Saint-Eloy. Strasbourg est entouré d’un cordon de douze forts détachés, dont neuf sur la rive gauche : Fransecky, dans la forêt de la Wantzenau ; Moltke, sur la hauteur, près de Reichstedt ; Roon, entre Mundolsheim et Souffelweyersheim ; Kronprinz, à Niederhausbergen ; Grosherzog-von-Baden, à Oberhausbergen ; Bismarck, dans la plaine de Wolfisheim ; Kronprinz-von-Sachsen, sur le plateau de Lingolsheim ; Von-der-Thann, à Graffenstaden ; Werder, à Illkirch ; sur la rive droite : Blumenthal, près d’Auenheim ; Bose, entre Kehl et Appenweier ; Kirchbach, entre Lundheim et Marlen. Aujourd’hui, l’Alsace-Lorraine est parcourue par trente-trois lignes de chemins de fer, qui sont pour la plupart des voies stratégiques et commerciales.

Histoire. Nous avons fait, au tome XVI du Grand Dictionnaire, l’histoire de l’Alsace-Lorraine depuis le mois d’octobre 1870 jusqu’au moment où l’évêque de Strasbourg, M. Raess, déclara devant le Reichstag allemand, le 18 février 1874, que les Alsaciens-Lorrains catholiques n’avaient en aucune façon la pensée de mettre en question le traité de Francfort.

Le langage de M. Raess excita une émotion telle, que dans le clergé de Strasbourg lui-même il se trouva des ecclésiastiques pour blâmer hautement la prétention de l’évêque de parler au nom de ses coreligionnaires. Quinze jours plus tard, les abbés Guerber et Winterer soumirent au Reichstag une demande d’abrogation du régime dictatorial imposé à l’Alsace-Lorraine par la loi du 29 [ ? ] décembre 1871. Cette motion, qui était une protestation indirecte contre toute mesure d’exception, réunit une minorité de 138 voix (centre catholique, Danois, Polonais), mais 196 suffrages la repoussèrent, à la suite d’un discours de M. de Bismarck. « Nous n’avions pas espéré, dit le chancelier, que les orateurs qui ont porté la parole dans cette enceinte salueraient nos institutions avec enthousiasme. Il faut se faire aux institutions étrangères : quand deux siècles auront passé sur l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, la comparaison tournera au bénéfice de l’Allemagne, qui est la mère-patrie de l’Alsace-Lorraine : nous en avons eu la preuve aujourd’hui même dans l’aisance avec laquelle les députés alsaciens— lorrains manient la langue allemande. Nous avons eu besoin de l’état de siège dans le nouveau pays de l’empire. Je n’ai pas le droit de diminuer dès maintenant les pouvoirs du président suprême. En France, vingt-huit départements sont en état de siège (c’est quarante-trois départements que M. de Bismarck aurait dû dire). Il est incontestable que la France laisserait subsister l’état de siège en Alsace. Si le vœu que ces messieurs ont laissé entendre dans leur première motion de redevenir Français était rempli, ils se trouveraient immédiatement, au moins pour les deux départements allemands, sous le régime complet de l’état de siège. J’ajoute : sous un état de siège appliqué avec moins de ménagements, et derrière lequel, au lieu des Vosges, sont en perspective Lambessa et la Nouvelle-Calédonie. Nous n’avons pris l’Alsace que pour un boulevard destiné à nous protéger contre les passions des peuples latins. Nous avons dû ·rogner la pointe qui pénétrait profondément dans les chairs de l’Allemagne ; car c’est précisément dans cette pointe qu’habite une population qui, pour l’humeur guerrière et la haine contre les Allemands, ne le cède en rien aux Français. Nous avons appris à connaitre, dans les guerres, l’effet des épées alsaciennes combattant contre les Allemands, qu’elles traitaient en ennemis. J’espère que, désormais, dans le métier des armes, nous apprendrons à apprécier l’amitié des Alsaciens. S’ils veulent protester, ils auraient dû protester avant la guerre. Mais, comme ils ont aidé à cette guerre, comme cette guerre a été déchaînée sur nous avec leur concours, ils doivent en subir les conséquences. Quiconque a contribué, même pour la part la plus minime, à cette guerre criminellement provoquée, doit avant tout se poser cette question : Ai-je fait alors mon devoir ? Je vous prie de repousser la proposition. Ainsi vous attesterez que vous êtes satisfaits de l’administration des nouveaux pays d’empire. »

Ainsi, M. de Bismarck, pour justifier le maintien de la dictature en Alsace-Lorraine, puisait les plus solides de ses arguments dans la politique du gouvernement de l’ordre moral, qui maintenait quarante-trois départements en état de siège, bien que la guerre fût terminée depuis bientôt quatre ans !

Mais, en dépit des votes hostiles du Reichstag et du régime de compression sous lequel gémissaient les provinces annexées, les Alsaciens-Lorrains ne modifiaient en aucune façon leur attitude gallophile. Le gouvernement essaya d’un autre moyen, et, tout en maintenant une sorte de dictature analogue à l’état de siège, il parut vouloir déférer, dans une mesure assez faible d’ailleurs, aux vœux des annexés. Par une lettre datée du 29 octobre 1874, l’empereur Guillaume autorisa le chancelier, toujours muni de pleins pouvoirs en Alsace-Lorraine, à créer un comité consultatif de trente membres, pris, par voie de délégation, au sein des trois conseils généraux du pays. Le comité, ou Landesausschuss, devait donner son avis sur les projets de lois concernant les affaires locales, qui n’étaient pas réservées par la Constitution au pouvoir législatif (y compris le budget provincial) ou aux délibérations des conseils généraux. Dans la pensée de M. de Bismarck, cette délégation était destinée à remplacer le parlement demandé par les autonomistes et à faire échec aux protestataires du Reichstag. En effet, les conseillers généraux étant soumis à la prestation d’un serment politique, les membres du parti français, formant les quatre cinquièmes ou tout au moins les trois quarts du corps électoral, se trouvèrent écartés des conseils, et la délégation qui sortit de ces assemblées ne pouvait être que tout à la dévotion du gouvernement impérial. Dans ces conditions, le parti de la protestation se trouvait encouragé à continuer la lutte ; mais, aux élections de 1877, dans six collèges sur quinze, les candidats autonomistes l’emportèrent sur leurs concurrents indépendants. Les quatre élus de la Lorraine appartinrent tous au parti de la protestation. Sur les cinq élus de la Haute— Alsace, l’un reçut le mandat spécial de demander au Reichstag de faire voter la province conquise sur la question de nationalité ; le second fut nommé comme « autonomiste se rapprochant du parti de la protestation pure » ; les trois derniers, tous ecclésiastiques, représentaient la nuance « cléricale— française » ; enfin, les six députés de la Basse-Alsace étaient autonomistes. La comparaison des élections du l0 janvier 1877 avec celles de 1874 est singulièrement instructive. En 1874, les députés avaient été classés dans le Parlaments Almanach sous les deux dénominations de « parti français » et de « parti du centre ». La première de ces dénominations désignait les hommes qui, ne reconnaissant pas l’annexion, refusaient de prendre part aux travaux du Reichstag ; la seconde s’appliquait à ceux qui appartenaient au parti clérical et allaient au Parlement pour défendre les intérêts de leurs commettants, et tout spécialement pour combattre la politique religieuse de M. de Bismarck : les premiers étaient au nombre de six, et l’on comptait neuf des seconds. En 1877, il s’était opéré dans les idées une modification profonde. La question religieuse ayant été rejetée à l’arrière-plan, les évêques de Strasbourg et de Metz ne furent pas réélus, et le nombre des curés députés se trouva réduit à trois. Cette fois, on ne s’était généralement préoccupé que de cette question : faut-il ou non prendre part à la discussion de nos affaires au Parlement impérial ? Et, suivant qu’ils répondirent affirmativement ou négativement, les candidats furent classés ou comme protestataires ou comme autonomistes. En résumé, les indépendants furent ceux qui refusèrent de faire aucune démarche, de prendre part à aucun débat impliquant reconnaissance de l’état de choses créé en 1871, tandis que les autonomistes, soutenant qu’un parti qui s’abstient est un parti qui abdique, jugeaient dangereux de laisser passer toute l’administration aux mains des Allemands sans se mêler à aucune discussion. Une occasion ne tarda pas à se présenter, qui mit en présence les représentants des deux partis entre lesquels se partageait la population annexée.

Le Landesausschuss, composé comme il l’était, avait depuis 1874 rendu à M. de Bismark d’inappréciables services. Au lieu de porter seul toute la responsabilité de ses actes, le gouvernement en faisait endosser une grande part à cette prétendue représentation du pays d’empire. Désireux d’empêcher la reproduction trop fréquente des débats, soulevés constamment au Reichstag par les Alsaciens-Lorrains, le chancelier résolut de faire attribuer au docile Landesausschuss une partie des pouvoirs du Reichstag sur les affaires d’Alsace-Lorraine. Il présenta donc au Parlement un projet en vertu duquel les lois concernant spécialement ce pays pourraient être décrétées par l’empereur, avec l’assentiment du conseil fédéral, sans acceptation préalable du Reichstag, dans le cas où le Landesausschuss aurait donné un avis favorable. La discussion fut signalée par les discours de MM. Bergmann et Schneegans, autonomistes alsaciens— lorrains, et par ceux de MM. Guerber· et Simonis, du parti de la protestation. Ces deux derniers parlèrent contre le projet, en exposant leurs griefs contre l’administration et la composition de la délégation provinciale, qui ne pourrait être considérée comme la représentation réelle du pays que si elle émanait d’élections directes. Au contraire, MM. Bergmann et Schneegans, aux applaudissements de la Chambre, parlèrent en faveur du projet, qui, dans leur opinion, servirait de base à des progrès futurs. Se plaçant au point de vue de la conciliation et de la politique pratique, M. Schneegans caractérisa ainsi le groupe autonomiste : « Nous ne sommes ni un parti gouvernemental ni un parti d’opposition systématique, mais un parti qui veut marcher en avant. Aussi longtemps que le gouvernement marchera en avant, nous l’appuierons. » Le projet, adopté par le Reichstag, fut promulgué le 2 mai 1877.

À la suite des élections de 1878, qui firent gagner deux ou trois sièges aux protestataires, les députés autonomistes présentèrent une motion ainsi conçue : « Plaise au Reichstag inviter le chancelier de l’empire à faire en sorte que l’Alsace-Lorraine reçoive un gouvernement autonome, résident dans le pays même. » En présence de cette proposition, les députés indépendants lurent une déclaration dont voici les termes : « Les représentants élus de l’Alsace et de la Lorraine, se trouvant en face d’une motion qui a pour but, au moins d’après sa teneur, l’établissement d’un gouvernement indépendant en Alsace-Lorraine, ont trop conscience de le situation douloureuse faite à leur pays pour pouvoir se prononcer contre cette motion. Si le gouvernement de l’Alsace-Lorraine est destiné à être indépendant, il en résulte comme conséquence naturelle que le siège doit en être établi au sein du pays même. Nous avons à plusieurs reprises fait ressortir cette nécessité. Mais nous avons, en outre, la ferme conviction qu’on n’arrivera à aucun résultat favorable sans le concours d’une représentation du peuple sortie du suffrage universel direct et munie de pouvoirs constitutionnels suffisants. Cette assemblée, nous l’avons déjà demandée dans une session précédente. Elle est à nos yeux la base indispensable d’une autonomie vraie et sérieuse. Sous la réserve de ces déclarations, nous voterons pour la motion de MM. Schneegans et consorts. Quant aux propositions éventuelles que pourra faire le gouvernement, nous en ignorons le sens et la portée, ·et cependant l’avenir de notre pays dépendra des résolutions qui seront prises. Notre devoir, comme représentants du pays, ainsi que l’honneur de l’Alsace et de la Lorraine, nous commandent, dans cette situation, de rester dans l’expectative et de réserver expressément et solennellement les droits de notre pays. » La motion Schneegans ne reçut aucune solution, mais elle fournit à M. de Bismarck l’occasion de faire connaitre son avis sur les provinces annexées. Son auteur, se plaçant sur le terrain du traité de Francfort, qui devait, selon lui, être le point de départ, accepté sans arrière-pensée, du développement normal de l’Alsace-Lorraine, avait dit : « Le pays d’empire ne doit pas être un mur de séparation entre l’Allemagne et la France, mais plutôt un pont sur lequel les deux peuples et les deux civilisations se tendront la main pour la réconciliation et l’action commune. » — « Je ne puis nier, répartit M. de Bismarck, que le développement tout entier de l’orateur n’ait produit sur moi une impression en majeure partie agréable ; elle l’eût été encore plus si M. le député s’était abstenu, à la fin de son discours, d’adresser du côté de Paris un appel qui ne peut trouver ici aucun écho, et de représenter son pays natal comme une sorte de pays neutre à l’avenir, où les sympathies françaises auraient les mêmes droits que les sympathies allemandes. Cet amour partagé, messieurs, nous ne saurions 1’accepter… Mais je suis tout prêt à recommander au conseil fédéral d’accorder au pays d’empire le plus haut degré d’autonomie compatible avec la sûreté militaire de l’empire. C’est là le mot en quelque sorte fatidique qui exprime le seul principe d’après lequel nous pouvons et devons agir. » Peu de temps après, le chancelier tint en effet parole et présenta au conseil fédéral, qui l’adopta avec modifications, le plan d’une nouvelle organisation politique du pays d’empire. Au sommet de la hiérarchie fut placé un lieutenant impérial (statthalter), délégué direct de l’empereur, nommé et révoqué par lui, résidant à Strasbourg, et n’ayant à rendre compte de sa gestion qu’au monarque lui-même. Au—dessous du statthalter, l’administration responsable fut représentée par un ministre secrétaire d’État, ayant pour auxiliaires quatre sous-secrétaires d’État, entre lesquels on répartit les divers départements ministériels. Latéralement, un conseil d’État reçut des attributions analogues à celles que ce corps exerce suivant la législation française, à l’exception toutefois du contentieux administratif qui resta dévolu au corps spécial existant depuis 1871 sous le nom de Conseil impérial. La loi du 4 juillet 1879, qui promulgua cette nouvelle organisation, la compléta en portant à 58 le nombre des membres du Landesausschuss : 34 élus, comme par le passé, par les conseils généraux (10 par le ·conseil du Haut-Rhin, 11 par celui de Lorraine, 13 par celui du Bas-Rhin), 4 par les conseils municipaux (et dans leur sein) de Strasbourg, Mulhouse, Colmar et Metz ; 20 par les 20 cercles, suivant des prescriptions spéciales. Les délégués ne pourraient exercer leur mandat qu’après avoir prêté serment. L’empereur, ou plutôt M. de Bismarck, nomma le maréchal de Manteuffel statthalter d’Alsace-Lorraine, et M. Herzog ministre secrétaire d’État.

Le nouveau régime entra en vigueur le 1er octobre 1879. Les élections pour le renouvellement de la délégation, qui suivirent de près, furent, en Lorraine, toutes hostiles à 1’Allemagne ; en Alsace, les voix se partagèrent entre les autonomistes et les protestataires. Des divisions ne tardèrent pas à se produire entre M. de Manteuffel et M. Herzog. Celui-ci, inféodé à la politique de répression et de germanisation à outrance, fut bientôt obligé de résigner ses fonctions, pour n’avoir pu s’entendre avec son supérieur hiérarchique, partisan d’une administration conciliante ; son successeur fut M. Hofmann, ministre d’État prussien. « Le maréchal, raconte un Alsacien, apportait à Strasbourg de tout autres idées que son ministre sur le régime qui convenait aux frères reconquis. Entièrement dépourvu, par origine et par éducation, des préjugés bureaucratiques, il aspirait à faire la conquête morale de l’Alsace-Lorraine, et, pour atteindre ce but, il se fiait de préférence à la douceur, à la satisfaction des amours-propres particuliers et des intérêts privés, et par-dessus tout à sa séduction personnelle. Toujours en tournée, il promena son sourire à travers les deux provinces, tint table ouverte, prodigua les aumônes, opposa une indulgence dédaigneuse aux critiques et aux manifestations tant que celles-ci restaient platoniques, et surtout ne ménagea pas les avances et les flatteries aux membres des divers clergés, aux grands propriétaires et aux industriels, à tous les hommes influents ; en un mot, aux directeurs présumés de l’opinion publique. Comment, avec sa toute-puissance, ses vues en apparence judicieuses, ses éminentes qualités personnelles, une bonne foi incontestable, a-t-il non seulement échoué dans la réalisation de son programme de conciliation, mais encore détruit en partie l’œuvre de son prédécesseur et fait reculer de plusieurs années la germanisation de l’Alsace-Lorraine ? » Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, lorsque le maréchal arriva à Strasbourg, la majorité de la population ne croyait plus à la possibilité d’obtenir une véritable autonomie. En second lieu, il ne comprenait rien, lui, dévot du droit divin et de l’absolutisme, à la manière de voir d’une population imbue d’idées démocratiques. Enfin, la comparaison de l’Allemagne et de la France, si rapidement relevée de ses désastres, ne tournait pas à 1’avantage de l’empire. Dès la réunion du Landesausschuss, en décembre 1880, les délégués critiquèrent avec vigueur les abus de 1’administration germanique, et les protestataires, malgré les avances du statthalter, se montrèrent aussi intraitables qu’aux premiers jours de l’annexion. Les autonomistes eux— mêmes, vu l’état de l’opinion publique, ne purent se rallier franchement ni faire profession de loyauté à l’Allemagne.

Les élections au Reichstag qui eurent lieu en octobre 1881 constituèrent la manifestation la plus éclatante que l’Alsace-Lorraine eût faite encore depuis les événements qui l’avaient séparée de la patrie française. En 1877, les autonomistes avaient gagné du terrain, grâce aux fallacieuses promesses des vainqueurs ; en 1878, le mouvement protestataire s’était accentué ; en 1881, le parti français avait tellement grandi, en nombre et en influence, que les autonomistes, désillusionnés sans doute, ne présentèrent aucun candidat. Dans les rues de Strasbourg, on distribuait ostensiblement des billets ainsi conçus : « En votant pour M. Kablé, nous votons contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’empire allemand. Vive la France ! Signé : La Revanche ». Cédant à l’impatience, froissé dans son amour— propre, déçu cruellement dans ses espérances, le maréchal de Manteuffel montra alors son mécontentement par une série de mesures violentes : suppression de la « Presse », organe de la protestation, dissolution du corps des pompiers strasbourgeois, expulsion des compagnies d’assurances françaises, maintien de l’administration municipale de Strasbourg sous le régime discrétionnaire. Il décréta enfin l’interdiction de la langue française dans les délibérations du Landesausschuss. Peu après (septembre 1883) il annulait les ordonnances antérieures, qui avaient exempté les autorités de Thionville et de Metz et les membres du tribunal de cette dernière ville de se servir de l’allemand dans 1’exercice de leurs fonctions. La loi· du 31 mars 1872, en vertu de laquelle l’allemand était devenu la langue officielle de l’Alsace— Lorraine, à partir du 1er juillet de la même année, autorisait le chef du gouvernement des provinces annexées à laisser le français en vigueur dans les cercles de Thionville et de Metz, et, en général, dans les cantons où la majorité de la population ne faisait pas usage de l’allemand ; la circulaire du 5 décembre 1877 avait accordé à diverses parties du territoire la jouissance de cette faveur jusqu’au 1er janvier 1883 ; enfin, une décision prise, le 21 décembre 1882, par le statthalter lui-même, avait prolongé indéfiniment l’application de cette mesure bienveillante. Désormais, le français serait interdit sans aucune exception dans tous les actes de la vie ·publique. Peu après, M, Antoine, délégué de la circonscription rurale de Metz, protestant contre l’interdiction de la langue française dans les délibérations du landesausschuss, s’écriait bravement : « … Que demandions-nous tous ? Une législation uniforme dans ce dédale de nos lois françaises et allemandes appliquées suivant les circonstances, une plus large part dans les fonctions pour les indigènes, l'abaissement du chiffre vraiment prodigieux des fonctionnaires et le nivellement de leurs traitements. Il paraît que nos désirs étaient encore excessifs ; d’un trait de plume, on nous a enlevé jusqu'à la possibilité de les produire. Nous n'avions jamais espéré, messieurs, qu’on nous traiterait en enfants gâtés de la grande Allemagne ; nous n’attendions rien de la générosité allemande ; nous connaissions trop ce que nous avons perdu. Nous ne demandions pas même d'être traités en citoyens libres et indépendants ; nous ne voulions être traités qu’en hommes ; c’était bien peu : on nous le refuse. Nous tomberons, en vous disant que nous n'avons rien appris de vous, messieurs les gouvernants, mais que nous n’avons rien oublié des autres. Après onze ans, il vous plaît, de gaieté de cœur, de prononcer le Vae victis ; nous le subirons avec plus de dignité que vous n’avez mis d’ardeur à le prononcer. Nous ne cesserons de protester, ne craignant pas plus la dictature que l'annexion à la Prusse, dont certains de vos journaux n’ont cessé de nous menacer ; et, malgré vous, il nous restera ce que vous ne pourrez jamais nous enlever : l'espoir ! Nous aussi, nous crierons à nos populations d’attendre, car au-dessus de vos menées il y a la majesté du droit et de la justice ». Cette disposition rigoureuse devait, en effet, avoir pour conséquence de supprimer presque toute discussion dans la délégation ; lors du débat dont la proposition fut 1’objet au Reichstag, un député de l’Alsace put affirmer, sans être contredit, que l'allemand était lettre close pour onze délégués sur cinquante-huit ; de plus, à peu d'exceptions près, cette langue n’était familière aux autres membres de 1’assemblée que sous la forme de l’idiome local, peu propre à formuler des considérations générales et à traduire des idées abstraites. Sur la. proposition des députés d'Alsace-Lorraine, le Parlement, reconnaissant les inconvénients de la nouvelle loi, avant même qu’elle fût appliquée, avait voulu d’abord en adoucir les rigueurs, en autorisant le président de la délégation à permettre l’usage du français aux délégués, lorsqu'ils seraient « notoirement » étrangers à la langue allemande. Cette atténuation, adoptée en première et en seconde lecture, fut repoussée en troisième délibération (décembre 1882). Dans l'intervalle de la seconde et de la troisième lecture avait eu lieu (novembre 1882) le renouvellement partiel du Landesausschuss. D’après la loi organique du 4 juillet 1879, qui, comme on l’a vu, avait élargi les attributions de cette assemblée, les vingt délégués des cercles sont nommés par les délégués des conseils municipaux à raison de un par mille habitants ; leurs pouvoirs ne commencent ni n’expirent en même temps que ceux des élus des conseils généraux. Malgré les difficultés dont la loi relative à l'interdiction du français menaçait d’entourer l'exercice de leur mandat, presque tous les délégués sortants sollicitèrent de nouveau et obtinrent les suffrages de leurs électeurs ; aucun Allemand immigré ne put forcer l'entrée de l'assemblée.

En présence du peu de progrès de la germanisation, le statthalter redoubla de rigueur. Il publia, en septembre 1884, un rescrit sévère touchant : 1° les fils de Français d'origine et de Français par option ; 2° les jeunes gens étrangers ; 3° les jeunes gens ayant émigré avec un certificat d'émigration et venus pour séjourner en Alsace. Par ce rescrit il était ordonné aux autorités de tenir la main à l’observation des prescriptions suivantes : « 1° Lorsqu’un jeune homme des familles en question aura accompli sa dix-septième année, que la situation de sa famille soit examinée avec un grand soin ; s’il résulte de cet examen qu'il n’existe aucune objection à ce que cette famille, ou simplement le jeune homme reçoive la nationalité allemande, on demandera au père s'il veut se faire naturaliser ou se borner à faire naturaliser le fils qui atteint l'âge de la conscription. Si le père demande la naturalisation, soit pour lui, soit pour son fils, l’affaire est vidée. Si au contraire le père ne fait pas cette demande, la famille pourra continuer à habiter le pays sans être inquiétée, mais le fils qui a atteint l'âge de la conscription ne pourra plus y rester ; il sera expulsé et ne pourra revenir en visite chez ses parents, dans le courant d’une année, que pendant quinze jours à trois semaines. Dans le cas où des objections s’é1èveraient contre la naturalisation de la famille ou celle du jeune homme, la famille ne sera pas inquiétée ; mais le jeune homme sera expulsé et ne pourra également revenir dans la famille que pendant la durée de temps indiquée plus haut. 2° Il sera procédé de la même manière à 1'égard des cent quatre-vingt-seize pères de famille dont les fils, reconnus, sur la proposition de la commission immédiate d'option, comme étrangers, sont revenus en A1sace-Lorraine, leur pays de naissance. 3° Les célibataires reconnus comme étrangers, sur la proposition de la commission d'option, pourront, tant qu’ils se conduiront bien, séjourner dans le pays, jusqu’au moment où ils voudront se marier et créer une famille. Dans ce cas aussi, on examinera s’il existe des objections à ce qu'ils reçoivent la nationalité allemande. Aucune objection ne s’élevant, ils seront invités à se faire naturaliser. S’ils en font la demande, l'affaire sera considérée comme vidée ; dans le cas contraire, on décidera, selon le résultat de l'examen de leur situation, s'i1s seront expulsés avant leur mariage, ou s’ils pourront rester dans le pays après leur mariage, en leur signifiant toutefois que les fils issus de leur mariage ne pourront continuer à habiter le pays, une fois qu’ils auront atteint l’âge de la conscription, que s'ils se font naturaliser ».

Conformément à ce rescrit, le statthalter décida que la loi serait appliquée à 359 jeunes gens qui, partis, avec un permis d'émigration, étaient revenus en Alsace-Lorraine, s'ils ne justifiaient, dans un délai d'un mois, qu’ils avaient acquis une autre nationalité.

Les élections de novembre 1884 pour le Reichstag montrèrent combien, malgré toutes ces lois cruelles, demeurait vivace dans le cœur des Alsaciens-Lorrains, le souvenir de la mère-patrie et prouvèrent à M. de Manteuffel l'inutilité de ses avances et de ses rigueurs. Au premier tour de scrutin, tous les candidats sortants, sauf un mis en ballottage, furent réélus, et la députation chargée de représenter l’Alsace-Lorraine au Parlement berlinois se trouva être celle-là même que les électeurs du 27 octobre 1881 avaient déjà envoyée sur les bancs du Reichstag. La répétition de ce résultat, à trois ans d’intervalle, en l'absence de toute vie publique, sous un régime dictatorial et sans la liberté de la presse, était particulièrement significative ; comme en 1881, elle indiquait l'aversion du pays d'empire pour le régime pseudo- constitutionnel, mitigé par le maintien de la dictature, et pour ce parti autonomiste qui s'était flatté d'obtenir l'émancipation administrative, en échange de la reconnaissance du fait accompli. À la suite des élections, le principal journal allemand du Reichsland, la « Strassburger Post », déclara qu’il fallait en finir avec la clémence, et un nouveau rescrit du statthalter supprima d'un cou p « l’Union d’Alsace-Lorraine », « l’Écho de Schiltigheim » et « l’Odilien Blatt ». Certain d'avance d’un échec, M. Kablé, député de Strasbourg, demanda néanmoins au Reichstag la suppression des pouvoirs extraordinaires du gouverneur de l'Alsace-Lorraine et l'application aux deux provinces du droit commun de l'empire. Le gouvernement, par l'organe de M.·de Puttkamer, répliqua que le statthalter procédait avec modération et n'abusait en rien de ses prérogatives, et que les lois d’exception devaient être maintenues pour combattre la propagande antigermanique et l'agitation gallophile.

Le 16 juin 1885, le maréchal de Manteuffel mourut. Son successeur fut le prince de Hohenlohe, ambassadeur d'Allemagne à Paris, qui, par ordonnance du 28 septembre, reçut une partie des pouvoirs réservés à l’empereur par la loi organique, et notamment le droit de faire exécuter les ordonnances relatives aux conseils de canton et d'arrondissement, de fixer les budgets d’arrondissement, de dissoudre les conseils généraux et d'arrondissement, de nommer et de révoquer les bourgmestres. Bien qu’on eût représenté le nouveau statthalter comme décidé à se servir autant et plus que son prédécesseur de l’article 10 de la loi du 30 décembre 1871, dit « paragraphe de dictature » et autorisant le lieutenant de l’empereur à « prendre sans retard toutes les mesures propres à sauvegarder la sécurité publique », le successeur du maréchal de Manteuffel ne se signala par aucune mesure malveillante. Il prodigua les soirées officielles et accepta même toutes les invitations des rares Alsaciens ralliés. Les Allemands immigrés l'accusèrent de déroger, parce que lui, prince médiatisé, assimilé aux princes régnants, avait assisté à des bals chez un juge et chez un professeur de littérature grecque, personnages fort secondaires dans la société allemande. Des élections municipales eurent lieu en juillet 1886 dans toute l’Alsace-Lorraine ; comme elles présentaient, dans la plupart des communes, un caractère purement local, elles ne prirent une importance politique qu’à Metz et à Strasbourg. À Metz, l'émigration de la population indigène et l'immigration allemande avaient été si considérables, surtout depuis le rescrit de septembre 1883, relatif à l’interdiction de la langue française, que les éléments lorrains se trouvaient en minorité dans le corps électoral ; aussi le résultat du vote fut-il favorable aux immigrés. À Strasbourg, les élections municipales avaient lieu pour la première fois depuis la suppression, en 1872, du conseil de cette ville. Il n’y avait pas lieu de compter sur l'élection d'Allemands avec le scrutin d’ensemble pour la commune. Le préfet du Bas-Rhin divisa donc la commune en sections et porta sur l’une d'elles, peuplée d’immigrés, tout son effort électoral. Deux listes étaient en présence : l’une ne comprenait que des indigènes ; l'autre, des immigrés et des indigènes disposés à transiger dans une lutte d'un caractère purement administratif et municipal. Cette liste mixte obtint la majorité, mais les Allemands ne furent élus que dans la section patronnée par le préfet.

Le Reichstag ayant été dissous au commencement de janvier 1887, après le rejet du projet de septennat militaire tel que l'avait présenté le gouvernement (v. Allemagne),· des élections législatives eurent lieu en Alsace-Lorraine comme dans le reste de l’empire. Ainsi qu'on devait s'y attendre, tous les moyens furent employée pour assurer le triomphe des candidats allemands : visites domiciliaires, lacération d'affiches antiseptennalistes, arrestations injustifiées, perquisitions arbitraires, manifeste du statthalter, pression administrative, rien ne fut oublié ; on alla même jusqu’à refuser tout permis de chasse aux Français désireux de chasser en Alsace-Lorraine. Mais, en dépit des mesures vexatoires et policières, en dépit du régime terroriste mis en vigueur par le ministère, les pays annexés envoyèrent au Reichstag quinze députés protestataires sur quinze députés qu’ils avaient à élire. Il fallait bien conclure de ce résultat que les Alsaciens-Lorrains ne voulaient à aucun prix oublier leur ancienne patrie et qu’il ne leur convenait pas d’être germanisés. En cette occurrence, le gouvernement prit un parti énergique : il résolut d'expulser de son territoire ceux qui, décidément, étaient incorrigibles ou irréconciliables. M. Antoine, député de Metz, fut un des premiers frappés. En même temps que l'on supprimait les comités centraux des sociétés de chant, de tir, de gymnastique « ayant des tendances françaises », le Reichstag votait la création d’une école de sous-officiers à Neufbrisach et les garnisons étaient augmentées. Le « Landeszeitung » publia, peu après, deux ordonnances impériales déclarant urgente et d'utilité publique la construction de nouveaux forts sous Strasbourg et sous Metz. Enfin, il fut interdit pour l’avenir à tout Français, civil ou militaire, de voyager ou de séjourner en Alsace-Lorraine sans une autorisation officielle. Ces mesures, qui ne sont que les préliminaires de rigueurs nouvelles, auront-elles pour résultat d’étouffer chez les annexés un attachement à la France qui ne veut point périr ? Le chancelier résistera-t-il [sic] par la force et la persécution là où ont échoué la persuasion et les promesses ? Pourra-t-il, sous des prétextes futiles, expulser du pays d'empire tous ceux qui tournent vers Paris un regard de regret et d’espérance ? L’avenir le montrera ; mais il semble dès maintenant que la paix de l’Europe ne tiendra qu’à un fil tant que la situation actuelle de l'Alsace ne sera pas modifiée.

- Polit. La Question d’Alsace-Lorraine. Existe-t-il, peut-il exister une question d’Alsace-Lorraine après le traité de Francfort ? Il est naturel que le patriotisme allemand le nie, et naturel aussi que le patriotisme français l'affirme. Mais ce n'est pas d'après des sentiments nationaux et des intérêts nationaux que l’on peut décider à cet égard ; sentiments et intérêts sont à récuser. Il s'agit d’examiner les principes qui régissent ou qui doivent régir la matière. Si l'on envisage uniquement le droit positif résultant des traités, il n’y a pas de question d’Alsace-Lorraine, parce que l’Alsace-Lorraine a été cédée régulièrement par la France, dont elle était une province, à l’Allemagne victorieuse. Mais au-dessus du droit positif il y a un droit rationnel et idéal qui juge le droit positif. Or, le traité de Francfort, considéré au point de vue de ce droit supérieur, doit être réputé illégitime et immoral, parce qu'il dispose d’un pays malgré la volonté de ses habitants, en un mot, parce qu’il consacre le droit de conquête.

La morale sociale rationnelle et la politique démocratique sont d'accord pour repousser le droit de conquête comme contradictoire et absurde. Ce terme de droit signifie, en politique, contrat social et self-govern, autonomie et décentralisation d'autorité. Ce terme de conquête exprime l'action d’usurper, d’imposer, de réunir de vive force et de commander à des sujets. La guerre n'est légitime qu’autant qu'elle est exclusivement défensive dans la fin qu'elle se propose. Or le droit de conquête, s'il existait, serait la négation directe de ce principe de moralité de la guerre. Il n’est pas vrai, comme on le dit souvent, que la conquête soit la juste et nécessaire sanction donnée à une guerre d’abord défensive. Cette idée dangereuse, cette théorie sophistique qui ne manque jamais de tenter un vainqueur, est un visible empêchement à la sincérité de l’esprit défensif, un obstacle à1’établissement sérieux de l’esprit pacifique. L'hypocrisie et la perfidie dans les rapports internationaux en sont la conséquence certaine. Une puissance mieux préparée et mieux armée que les autres peut toujours se donner les apparences de stipuler en vue de la future défense ou garantie de ses droits, quand elle introduit dans un traité de paix des clauses usurpatrices du droit imprescriptible de l'humanité, tandis qu'au fond elle a pour but l'agrandissement et le maintien d'une injuste hégémonie.

Ainsi, le traité de Francfort est illégitime et immoral en ce qu'il viole la souveraineté intérieure des Alsaciens-Lorrains, et leur fait subir une domination qu'ils repoussent. La signature de la France mise à ce traité ne le rend pas moralement valide sous ce rapport. Elle a épuisé son droit en se séparant d'une de ses provinces ; elle n'a pas pu moralement conférer à un autre État le droit d'en disposer malgré la volonté des habitants ; elle n'a pas pu moralement les livrer, comme des choses, au bon plaisir d’une tyrannie détestée. Le droit international peut commander une séparation douloureuse à des parties jusque-là réunies d’un pays, si cette séparation n'enlève ni à l'un ni à l’autre des groupes séparés le droit de se gouverner lui-même sur le territoire où il vit ; mais il ne saurait en aucun cas légitimer une annexion violente, parce qu’une annexion violente est incompatible avec le droit démocratique.

Comment une annexion violente est-elle contraire au droit démocratique, tandis qu’une séparation, une sécession imposée ne l'est pas ? Il est facile de la voir. Une séparation imposée ne peut que mettre, au nom d’un intérêt supérieur, au nom, par exemple, d’un intérêt de paix à garantir, des limites géographiques au droit d'association politique, mais sans altérer ce droit dans son essence. Au contraire, dans une annexion violente, dont le caractère de violence n'est pas dissimulé et ne saurait être douteux, on ne peut voir qu’une violation formelle et flagrante du droit d'association politique, qu’une négation de tout contrat civil. Ni les Allemands ne sont pour les Alsaciens-Lorrains, ni les Alsaciens-Lorrains ne sont pour les Allemands, des associés, des concitoyens. Les Allemands sont pour les Alsaciens-Lorrains des maîtres ; les Alsaciens-Lorrains sont pour les Allemands des sujets, des serfs. L'État qui les réunit, non par un lien d'association, mais par une chaîne d’esc1avage, ne saurait être une société de droit, un état libre et juste ; c'est un produit de la pure force qui a pris avec raison et qui mérite bien le nom d’empire.

Une violation du droit en entraîne fatalement d’autres. Incorporée violemment dans l’Allemagne, l’Alsace-Lorraine a dû être gouvernée dictatorialement par l’Allemagne. C’est l’Allemagne qui lui donne des lois et des fonctionnaires. Elle est placée sous la tutelle et sous la surveillance de l’Allemagne. Il a bien fallu qu’il en fût ainsi. Il est dans la nature des choses que la conquête ne laisse au pays sur lequel elle a mis la main aucune liberté qui ne soit de concession, et de tolérance, c’est-à-dire aucune liberté que les conquérants et les conquis puissent considérer et sentir comme réelle. Quand on a dépouillé sans scrupule un peuple du droit de se gouverner lui-même, est-il naturel que l’on reconnaisse et que l’on prenne au sérieux d’autres droits chez ce peuple ? Est-il possible que l'on respecte sincèrement le self-government pour les petites affaires, quand on l’a écarté avec un mépris systématique pour les grandes ? Est-il possible que les conquis, qui ont le plein sentiment, la pleine conscience de l’injustice dont ils ont été victimes, croient à la moralité politique et à la. sincère modération des conquérants ? Entre les conquérants et les conquis il y a fatalement réciprocité de mépris et de défiance, état moral de guerre. Et cet état moral de guerre, auquel on ne voit pas de fin, a pour conséquence inévitable la prolongation indéfinie d’un régime tyrannique. L'Alsace-Lorraine subit un pouvoir tout extérieur, auquel elle n'a pas donné de mandat, qui n’a pas de compte à lui rendre, sur lequel elle ne peut exercer aucun contrôle, par conséquent un pouvoir radicalement illégitime. Les abus d’administration dont elle souffre et gémit sont une suite nécessaire de la nature de ce pouvoir, comme la nature de ce pouvoir est elle-même une suite nécessaire de l'acte radicalement illégitime qui a réuni l'Alsace-Lorraine à l’Allemagne, malgré la volonté exprimée et connue des Alsaciens-Lorrains, exprimée et connue à ce point, qu’on ne peut s’arrêter ici un seul instant à l'hypothèse d’un consentement implicite.

On voit qu’il y a une question d’Alsace-Lorraine, et que cette question intéresse profondément la liberté, la démocratie, le progrès moral et social dans l’Europe entière. On voit aussi à quel point de vue il convient de l'envisager, et d’après quels principes elle devrait être résolue, si la voix de la raison et de la conscience dominait celle des passions. La question d’Alsace-Lorraine se présente à la raison et à la conscience comme une question de souveraineté pour le peuple alsacien-lorrain, d’abord, et ensuite, comme une question de progrès et de garantie juridique universelle pour l’Europe. Le droit rationnel et idéal, tout autant que le droit positif, écarte de l’Alsace-Lorraine l'intérêt français et la passion française. Quant à l'Allemagne, si le droit positif lui a livré, au mépris des principes, un peuple pour qu’elle en fît ce qu’elle voudrait, le droit rationnel lui interdit d’imposer sa domination à ce peuple, lui commande de laisser à ce peuple une pleine autonomie, non seulement administrative,· mais politique. Rome aux Romains, disaient les ministres anglais lorsqu’ils avaient l’occasion d’exprimer leur pensée sur la question romaine. Ils ne reconnaissaient ni à l'Italie unifiée, ni à l'Église catholique un droit naturel à la possession de Rome. Il semble que la question d'Alsace-Lorraine devrait se poser dans l'opinion publique dans des termes semblables : L'Alsace-Lorraine aux Alsaciens-Lorrains.

Indépendance et neutralité politique de l'Alsace-Lorraine : voilà la solution qu'indique le droit rationnel. On peut croire que cette solution amènerait la réconciliation de l’ Allemagne et de la France, et ferait succéder une paix durable à l'espèce de trêve qui existe aujourd’hui entre les deux pays. Le désarmement moral et matériel en serait la conséquence. Séparée par un petit État libre telle que serait l’Alsace-Lorraine neutralisée, l'Allemagne et la France pourraient cesser de se haïr l’une l'autre, de se défier l’une de 1'autre, de se préparer à la lutte l’une contre 1’autre. Ce serait la meilleure garantie, d'une part, pour l’unité allemande ; de l’autre, pour l'indépendance et le développement de la démocratie française. Dans les deux pays, rassurés, celui-là de la crainte de la revanche, celui-ci de la crainte d’une seconde invasion, les sentiments, les idées et les intérêts prendraient une direction nouvelle, et les deux génies nationaux, stimulés et complétés l’un par l’autre, déployant à l’envi leur essor, donneraient à la civilisation et à l’humanité tout ce qu’ils sont capables de produire.

- Bibliogr. Depuis la guerre de 1870, l'Alsace a été l’objet de nombreux travaux. Nous nous bornerons à citer les principaux: Siebecker, l’Alsace (1873, in-8°) ; Michel Laporte, l’Alsace reconquise (1873) ; J. Krug- Basse, l'Alsace avant 1789 (1877, in-8°) ; Ch. Gérard, l'ancienne Alsace à table, étude historique et archéologique (1862, in-8°) ; Julien Sée, Journal d’un habitant de Colmar de juillet à novembre 1870 (1884, in-8°) ; C. et P. Leser, les Chants du pays (1880, in-18) ; Ch. Rabany, les Schweighaeuser, biographie d’une famille de savants alsaciens d'après leur correspondance inédite (1884, in-18) ; Le Roy de·Sainte-Croix, L'Alsace en fête (1880, in-8°) ; Eug. Seinguerlet, l’Alsace française (1881, in-8°) ; Maurice Engelhard, Souvenirs d’Alsace : chasse, pêche, industrie, légendes (1882, in-12) ; Ed. Siebecker, Poésies d’un vaincu : I. Noëls alsaciens ; II. Poèmes de fer (1883, in-12) ; Ed. Ott, Un mot d'histoire sur l’Alsace et Strasbourg (1884,in-8°) ; Ed. Schuré, la Légende d’Alsace (1884, in-18} ; E. Tuefferd et H. Ganier, Récits et légendes d’Alsace (1884, in-8°) ; Lehr, l’Alsace noble (1885, 3 vol. in-8°) ; Ch. Gérard, les Artistes de l’Alsace pendant le moyen âge (1885, 2 vol. in-8°).