Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Abbé constantin (l') halévy (supplément 2)
Abbé Constantin (l'), par Ludovic Halévy (1882, 1 vol. in-18). Les propriétaires du château de Longueval, près Louvigny, sont morts, et l’immense propriété est en vente. Qui l’achètera ? Grave question, dont la solution importe fort a l’abbé Constantin, curé de la petite ville. Les anciens châtelains étaient les meilleures gens du monde, secourabies aux malheureux, aimables pour le bon pasteur ; quels se montreront les nouveaux acquéreurs ? Rencontre-t-on deux fois d’aussi aimables propriétaires ! C’est in vraisemblable, et le bon curé éprouve de cruelles inquiétudes, non pourlui-même, mais pour ses pauvres, unique objet de ses constantes sollicitudes. Il fait part de ses tourments à son filleul Jean Reynaud, lieutenant d’artillerie en garnison dans la ville voisine, qui vient souvent le voir au presbytère. Justement une mauvaise nouvelle arrive ; Longueval et toutes ses dépendances ont été achetés en bloc par une richissime Américaine, Mme Scott, sur laquelle on raconte les histoires les plus extraordinaires. C’est jouer de malheur I adieu les bonnes relations de la cure et du château, partant adieu les larges aumônes aux malheureux, car qui dit Américaine dit protestante. Et celle-ci, qui pis est, a été saltimbanque, écuyère dans un cirque, que sait-on encore 1 Comme le curé et son filleul vont se mettre k table, un landau superbement attelé s’arrête devant le presbytère, et deux femmes en descendent : c’est MmB Scott et sa sœur Bettina, qui viennent prendre langue et faire connaissance avec le pays. Du premier coup, elles conquièrent l’abbé Constantin, qui, de l’enfer des perplexités, monte jusques au septième ciel : M°>c Scott est Canadienne et catholique, elle
n’a jamais été ni saltimbanque, ni écuyère ;
mais elle est immensément riche et elle
entend faire le bien autour d’elle dans la plus
large mesure possible : «Voici, comme entrée
de jeu, deux mille francs pour vos pauvres,
monsieur le curé, et vous recevrez régulièrement
pour eux cinquante louis par mois. »
Si MmB Scott est bonne et séduit l’abbé, sa
sœur Bettina est délicieusement jolie et produit
la plus vive impression sur le cœur du
lieutenant. Ici commence l’idylle du roman,
idylle d’un charme discret et pénétrant,
faite de scènes d’une adorable simplicité,
riche de détails gracieux ou attendrissants.
Un instant elle fait mine de tourner
au drame. Jean Reynaud, en effet, ne
tarde pas k constater qu’il est éperdument
amoureux de Bettina, et ila ne peut songer k
l’épouser pour deux raisons : d’abord un mariage
est impossible aux yeux de l’honnête
garçon entre une jeune fille plusieurs fois
millionnaire et un officier de fortune, c’estk-dire
sans fortune ; de plus, en admettant
même que la question d’argent ne rendît pas
cette union impossible, il ne peut offrir k
Bettina de devenir la femme d’un soldat ; or
pour rien au monde il ne renoncerait à sa
carrière, car son père, un brave médecin, a
été tué par les Allemands k Villersexel, et il
a juré de le venger un jour. Jean Reynaud,
dont les qualités maitresses sont la droiture
et l’honnêteté, n’hésite pas : il demandera son
changement, et, en l’attendant, il s’éloignera
sans retard. Son mérite est d’autant plus
grand, qu’il a reconnu k de certains indices,
auxquels le cœur ne se trompe pas, que Bettina
partage son amour. Heureusement le
douloureux sacrifice n’a pas le temps de s’accomplir :
Bettina a pressenti le coup de tête
de son ami, et, avec sa crânerie américaine,
elle se présente elle-même au presbytère en
disant : • Monsieur Jean, voulez-vous être
mon mari ? « Répondre non devient difficile,
impossible ; Bettina d’ailleurs a réplique k
tout, aplanit d’un mot charmant toutes les
difficultés : être la femme d’un soldat français
ne l’épouvante eu aucune façon, elle
préfère de beaucoup son épaulette aux couronnes
de marquise, de duchesse, voire de
princesse, qu’on lui a offertes jusqu’alors, et
qui lui ont toujours paru fort mal portées.
Jean Reynaud reste donc lieutenant, mais
n’en obtient pas moins de l’avancement quand
même, puisqu’il devient le mari d’une femme
charmante, k laquelle, en somme, il ne saurait
faire un crime de sa richesse ; le moins
heureux de tous n’est pas l’abbé Constantin.
Ce livre, dès son apparition, a joui d’une
vogue immense, nous pouvons dire a été l’objet
d’un engouement particulier, qu’il convient
d’attribuer k des causes diverses. Sans doute
c’est justice de citer en première ligne l’habileté
et le rare talent de l’auteur ; mais il
faut compter autre chose encore parmi ses
éléments de succès. Et d’abord le public,
dont le palais est journellement emporté par
les épices de la littérature k la mode, se
montre toujours d’humeur débonnaire et de
grand appétit, quand un écrivain a l’heureuse
idée de l’inviter k ce que nous serions tentés
d’appeler, pour continuer notre métaphore,
un repas de famille ; il se précipite alors avec
avidité, sans trop regarder k la qualité des
mets qu’on lui offre. Le menu de M. Halévy
n’est pas très varié, il faut en convenir : il
ne nous sert que des anges accommodés k la
sauce vertu. L’abbé Constantin, Jean Reynaud,
M. Scott, Mme Scott, Bettina, sont
tous dignes du prix Montyon ; il n’est pas
jusqu’aux personnages épisodiques qui ne
fassent exactement Ta même figure dans cet
ensemble étonnant : un bon notaire, la bonne
vieille servante Pauline, etc. Il y a bien,
dans un coin, un jeune viveur ; mais lui-même
ignore jusqu’au nom de la méchanceté.
Heureux le pays qui possède une si exceptionnelle
réunion de gens parfaits, pays o, ui
craint sans doute, et avec raison, 1 invasion
des intrus, car il s’obstine k rester soigneusement
caché. Il faut dire enfin que ce qui
ajoute encore k l’attrait d’un tel régal, c’est
le nom même de l’amphitryon qui T’a offert
au public ; la surprise a été sans seconde,
Quand on a appris que l’historiographe de la lunille Cardinal était subitement devenu l’émule de Berquin, et chacun s’est empressé de constater de ses yeux un si merveilleux prodige. M. Halévy n’avait cependant aucun besoin de cette métamorphose pour être digue de s’asseoir sous la coupole de l’Institut.
Nous avons signalé ce qui nous a paru le côté faible de la composition du spirituel académicien ; mais il nous semblerait injuste de ne pas terminer en disant que sa pastorale, délicieusement écrite, est une œuvre pleine de grâce et de délicatesse.