Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Ami des Femmes (L’), comédie en cinq actes et en prose, de M. Alex. Dumas fils

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Administration du grand dictionnaire universel (1, part. 1p. 274).

Ami des Femmes (L’), comédie en cinq actes et en prose, de M. Alex. Dumas fils, représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 5 mars 1864. L’idée mère de la pièce est dans le titre. M. de Ryons s’est fait, non pas le chevalier servant, mais le chevalier protecteur de la vertu chez la femme. Quelqu’un a dit (c’est une femme) : La conduite la plus honnête est toujours la plus habile. Le chevalier de Ryons brode légèrement sur ce thème. À ses yeux, la femme la plus honnête sera la plus heureuse. Voilà qui est bien, mais nous allons voir comment il s’y prend pour remplir dignement cette haute mission. Toutefois, avant d’aller plus loin, pénétrons d’abord dans les théories intimes du héros. Persuadé que l’amour est une duperie, il est en garde contre toutes les méprises de l’imagination. Quant au mariage, c’est une institution scabreuse, une vulgarité dans laquelle il ne tombera certes point. Si ce vieillard de trente-cinq ans, momifié par l’expérience, a, par hasard, des velléités de volupté, il sait où logent les Phrynés, et, à quelques louis près, ce que coûtent les aventures qui ne laissent point de traces dans le cœur d’un homme. Ce don Juan froid, sec et morne, ce magnifique égoïste promène sa satiété, ses théories et ses vices un peu partout, mais sans se compromettre, et c’est ainsi qu’analysant, disséquant et critiquant, il vient chez madame Leverdet, femme d’un savant, à laquelle il expose, avec un esprit et un persiflage insolents, ses dédains pour les hommes, à qui il n’a jamais été utile ; sa mauvaise opinion des femmes, qu’il n’a jamais su aimer, et les lieux communs desséchants et cruels des blasés et des impuissants. Cette madame Leverdet a pour sigisbée un certain des Targettes, héros du terre-à-terre, parrain de sa fille, ce qui donne à penser. Ce faquin suranné, qui veut rompre une ancienne liaison, ne trouve plus suffisante la cuisinière de son ami le savant. Comme on le voit, le drôle ne découd pas, il déchire. De Ryons, qui parait versé dans toutes les roueries féminines, devine les secrets de madame Leverdet ; il se moque, il ricane, tout en lui faisant remarquer que mademoiselle Leverdet, pensionnaire de quatorze ans, a la jambe bien faite… Survient madame de Simerose, jeune femme séparée de son mari. Ce problème féminin intrigue fort l’ami des femmes, qui observe curieusement la jeune dame, en fait le tour en amateur, et veut seulement, après l’avoir déshabillée des yeux, la piquer avec une épingle dans sa collection. Il s’attache à elle par amour de la psychologie, et afin de s’assurer si elle est honnête, ou s’il n’y a pas moyen de lui reconnaître un, deux ou trois amants, toujours, bien entendu, dans l’intérêt de la vertu et, partant, du bonheur de la femme. Alors les expériences commencent : il découvre que la dame a le cœur inquiet ; elle ne veut pas entendre parler de son mari, mais elle écoute volontiers un certain de Montègre, toutes les fois que ce dernier se contente de l’amour idéal. De Ryons, qui connaît les mécomptes de l’idéal, veut préserver sa protégée d’une chute ; il veille sur Montègre et empêche un rendez-vous nocturne. La petite Leverdet lui vient en aide sans s’en douter : très-émue à l’aspect de la barbe splendide d’un gandin ridicule, elle a une crise nerveuse au beau milieu du salon de madame de Simerose, et cette fille nubile, qui rêve déjà à l’amant qu’elle aura, cette fille d’une honnête femme qui a un amant, couche sous le toit d’une autre honnête femme qui brûle d’en avoir un. Madame de Simerose, qui n’a pu recevoir cette nuit-là le Montègre et contempler chastement la lune avec lui, le reçoit en plein soleil et lui pose les conditions d’une affection séraphique. Montègre promet d’être chaste et de ne jamais rien prendre à la dame. Cependant la visite très-inattendue du mari à sa femme jette le trouble dans cette idylle rose tendre. M. de Simerose, gentilhomme parfait, le seul de toute la pièce, vient annoncer son départ subit pour des pays d’où l’on ne revient pas ; il désire régler des affaires d’intérêt avec sa femme, et lui confie qu’il y a de par le monde un enfant de quatre ans : or, il y a juste quatre ans et neuf mois qu’il est marié, et l’enfant est son propre fils. La première nuit de ses noces, madame de Simerose s’était refusée à la consommation du mariage, et le mari, furieux… mais on verra la suite plus loin… Madame de Simerose veillera sur l’orphelin, et cela ne l’empêchera pas de satisfaire ce besoin d’amour pur dont elle a fait l’aveu à Montègre. Toutefois elle compte sans l’ami des femmes, l’ange gardien, de Ryons enfin, qui lui montre son amant tel qu’il est, c’est-à-dire déjà fou de jalousie et d'inquiétude. Elle est outrée. Horreur ! Voilà donc l’amour ? Et dans son effroi, l’aimable personne se précipite sur de Ryons et s’offre tout simplement à lui ; il parait que, dans la bonne société, cela se pratique de la sorte. Qu’avait donc fait de Ryons pour mériter ce bonheur ? L’ami des femmes, à l’aide d’un piège méchant, avait provoqué cette brusque déclaration. Mais l’épreuve lui suffit, et comme il a besoin de faire longtemps encore des essais de ce genre, il refuse de s’envoler vers l’idéal ; il a déjà dédaigné les millions d’une jeune Allemande qui lui a demandé sa main sans plus de façon. Ainsi, un amant à la vieille femme mariée, une crise hystérique à la fille de quatorze ans qui voudrait un mari, deux amours purs à la femme vertueuse, tel est le bilan de cette comédie, sans compter l’Allemande, qui veut absolument s’appeler madame de Ryons, par curiosité, et parce que M. de Ryons ne ressemble à personne. Puis, voilà que tout à coup madame de Simerose fait à ce vicieux, qui vient de l’arrêter dans son élan inconsidéré, la confidence la plus inattendue. Élevée dans la recherche de l’amour éthéré, elle ne prévoyait pas que la nuit des noces pût être autre chose qu’un chaste tête-à-tête, et elle s’est révoltée lorsque son mari a voulu entendre d’une autre façon les suites du sacrement. M. de Simerose, ajournant la démonstration des devoirs conjugaux, trouva alors chez lui, comme compensation, la camériste de madame, pourvue d’une intelligence plus pratique des choses ; et madame de Simerose, de plus en plus indignée, se sépara. Il lui serait impossible de se retrouver en présence d’un être aussi terre à terre que son mari. Toutefois, après quelques explications, et sur la foi de l’ami des femmes, elle promet… l’impossible ! La réconciliation aura lieu entre les deux époux dès que madame de Simerose sera rentrée en possession d’un billet par elle écrit à de Montègre ; mais celui-ci, dans un moment de jalousie furieuse, envoie ledit billet au mari. Ciel ! que va-t-il advenir ?… M. de Simerose accourt pénétré de joie ; ce billet écrit à l’amant renferme de si vagues promesses, qu’il va parfaitement au mari : il prend pour lui ce qui était pour l’autre, et il est heureux, car il a la foi. Bref, la jeune femme se sacrifiera aux réalités du mariage, tandis que de Ryons continuera d’exercer son petit métier, et l’Allemande millionnaire épousera l’imbécile dont mademoiselle Leverdet a horreur depuis que l’ami des femmes lui a conseillé machiavéliquement de couper sa barbe.

Cette pièce est une révoltante analyse ; il s’en dégage je ne sais quelle odeur de dépravation sociale. Des détails dont aucun voile ne couvre la nudité (acte II, scène Ire), des confidences libertines que deux viveurs peuvent se faire entre eux quand ils ont renvoyé les domestiques et tiré les verrous, mais que l’on ne débite pas devant un parterre de roses et aux clartés resplendissantes du lustre : telle est la moralité de cette comédie. L’auteur comprendra-t-il enfin que le temps est passé des amertumes, des sarcasmes, des négations absolues ? Les dames aux camélias, les femmes du demi-monde, toutes ces monstruosités sur lesquelles il raffine sont maintenant passées de mode ; elles ont vieilli, et malgré le fard dont il les couvre, on n’en veut plus. M. Alex. Dumas fils a beaucoup de talent, mais il en fait un mauvais usage, parce qu’il lui manque la foi et l’élévation qui font les écrivains moralisateurs. Dans cette pièce, ainsi que dans ses autres ouvrages, c’est toujours le même épuisement, la même fatigue, le même dégoût : l’esprit sec, le ricanement insupportable de ses héros vous irritent à la longue ; l’ironie pour l’ironie ne convient qu’aux égoïstes. Qu’il y songe, désormais nos applaudissements sont réservés à l’amour fier et loyal, au devoir, à l’honneur ; nous renaissons à l’enthousiasme et à l’espérance. Que Dieu fasse paix à l’Ami des femmes et à toutes les créations de serre chaude qui sont sorties du même moule.

M. Th. Gautier, qui a le bonheur de rester toujours poëte alors qu’il ne croit être que critique, a jugé très-favorablement l’Ami des femmes. Voici le portrait qu’il trace du héros, portrait achevé, dont l’original ne saurait inspirer que de l’estime, mais que le trop brillant écrivain a trouvé tout entier dans son imagination et nullement dans la pièce : « L’ami des femmes, de Ryons, est un type qui appartient si précisément à ce temps-ci, qu’il n’existait pas il y a quelques années, et qu’il paraît étrange, même aujourd’hui, car il ne s’est formulé encore avec cette décision ni dans le monde, ni dans le livre, ni sur la scène. Est-ce un jeune premier ? non. Un don Juan ? non. Un raisonneur ? nullement. Un comique ? pas du tout. Aucune de ces vieilles dénominations ne peut servir d’étiquette à un personnage de l’auteur du Demi-Monde et de la Dame aux camélias. De Ryons est un jeune homme de trente ou trente-deux ans, esprit ferme et juste, cœur chaud refroidi par prudence, qui a eu le courage de regarder la vie en face et de ne pas lui demander plus qu’elle ne saurait donner. Il craint l’amour comme quelqu’un qui en a souffert autrefois et ne veut plus en souffrir ; de l’absence de douleur, il se compose une sorte de bonheur négatif. Assis sur la rive, et séché du naufrage, il contemple la grande mer tumultueuse, où l’ouragan des passions fait palpiter tant de voiles en péril. Mais il n’éprouve pas à ce spectacle un sentiment de satisfaction égoïste. Il s’intéresse à ces pauvres nefs si violemment secouées qui vont se briser aux récifs, faute de pilote pour les conduire au port ; il saute dans une barque, et, à travers toutes sortes d’obstacles, malgré le vent, l’écume et l’éclair, il les ramène et les amarre dans l’eau tranquille aux anneaux de la jetée. Il s’est donné lui-même charge d’âmes, et s’est fait sauveteur des vertus. C’est lui qui soutient les résolutions chancelantes aux heures de crise ; il sait détruire à propos les enthousiasmes, faire paraître l’amant sous un jour ridicule, et montrer à l’épouse hésitante sur le seuil conjugal l’abandon et le malheur, si elle le franchit, attirée par les appels de la passion. »

Pour ne pas être injuste envers M. Dumas fils, disons qu’il y a entre M. et Mme de Simerose une très-jolie scène, où l’émotion se fait réellement sentir. Que l’auteur de l’Ami des femmes nous en donne beaucoup de cette nature, et il n’y aura plus qu’à applaudir. Malheureusement cette scène est la seule. Ajoutons aussi que sa comédie est écrite avec infiniment d’esprit ; les mots fins y abondent. Toutefois, cet esprit est tiré de trop loin, et plusieurs traits heureux nous ont paru ressembler à certaines petites chevilles toutes rondes et tout élégantes qu’une main habile a su introduire dans ces gros pains de gruyère qui ne sont immaculés qu’en apparence.

Les lecteurs de ce dictionnaire trouveront peut-être que l’étendue donnée à cet article sort un peu des proportions ordinaires. C’est un acompte sur les lignes que nous devons consacrer à la Dame aux camélias et au Demi-Monde. Les défauts et les qualités que nous avons signalés ici se retrouvent, à de légères différences près, dans les œuvres antérieures du spirituel écrivain.