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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BEAUJON (Nicolas), financier français

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 438).

BEAUJON (Nicolas), financier français, né à Bordeaux en 1718, mort en 1786. Son père, issu d’une famille pauvre et obscure, parvint à conquérir dans le commerce une situation considérable. Après avoir donné a ses deux fils une solide instruction, il rêva pour eux des charges brillantes et lucratives, et, grâce à ses intrigues et ses largesses, il leur assura des protecteurs parmi les puissants du jour. Nicolas, l’aîné, ne tarda pas à obtenir une place de receveur général, tandis que le puîné achetait la charge d’avocat général a la cour des aides de Bordeaux.

Nicolas Beaujon déploya au plus haut degré les diverses qualités qu’avait possédées son père : actif, intelligent, ambitieux, il commençait à exciter l’envie de ses concitoyens, lorsqu’un excès d’habileté vint compromettre sa fortune.

Prévoyant une disette, Beaujon acheta et mit en réserve une immense quantité de blé ; l’hiver suivant, en effet, la famine régna à Bordeaux, et Beaujon spécula hardiment sur les besoins des habitants. Bientôt, effrayé de la clameur publique et surtout d’un commencement de poursuites judiciaires, il quitta sa ville natale et vint à Paris, où, grâce aux vieilles et puissantes amitiés de son père, il put non-seulement assoupir cette fâcheuse affaire, mais encore, associé à de vastes opérations financières, donner libre carrière à ses remarquables aptitudes.

À cette époque, au théâtre, le public parisien, né malin, ne manquait jamais d’applaudir ce vers du Joueur :

Gagne-t-on en deux ans un million sans crime !

Beaujon put bientôt prendre pour lui ce trait satirique : en moins de deux ans il sut gagner et décupler ce million.

À la suite des millions arrivèrent les titres et les honneurs. Beaujon devint successivement banquier de" la cour, conseiller d’État à

BEA

brevet, receveur général des finances de la généralité de Rouen ; il fut, en outre, trésorier et commandeur de l’ordre de Saint-Louis.

Cet homme habile sut jouir de sa fortune extraordinaire, et, tout en sacrifiant aux travers de son siècle, éviter les scandales éclatants.

Sur les terrains qu’il avait achetés dans le lieu dit la Pépinière du roi, Beaujon s’était fait construire une coquette habitation qu’il appelait sa Chartreuse. C’est là qu’il aimait à réunir un essaim de jeunes et jolies filles, qui l’adoraient, disait-il. L’opulent épicurien finissait par les doter et les marier aux commis de ses bureaux ; il fit ainsi quelques centaines d’heureux. On prétend que le premier-né de chacune de ces familles avait le droit de lui donner le doux nom de père.

Les gazettes du temps contiennent plusieurs anecdotes curieuses sur ce célèbre financier.

Un des nombreux commis qui lui devaient leur bonheur s’étonnait de ce que sa femme lui donnait un gros garçon six mois après le mariage : « Rassurez-vous, dit en souriant le riche protecteur : ces couches prématurées ont souvent lieu pour le premier enfant ; mais elles n’arrivent jamais dans la suite. »

Appelé en duel par un officier brutal, il l’invita a un dîner somptueux avec des femmes charmantes. Après le repas, il lui dit : « Croyez-vous, monsieur, qu’on s’expose volontiers à quitter tout cela et cinq cent mille livres de rente ? Prouvez-moi que vous avez le même sacrifice à faire, et nous nous battrons tant que vous voudrez. »

Les triomphes et l’impertinence spirituelle du duc de Richelieu troublaient peut-être le sommeil du financier. Se trouvant dans un cercle composé d’une vingtaine de femmes, il se mit tout à coup a éclater de rire ; on lui en demanda la raison : « Ma foi, mesdames, répondit-il, c’est que je me rappelle que j’ai eu le bonheur de vous posséder toutes. »

Beaujon ne dédaignait pas les jeux de mots. Un jour, à titre de trésorier de l’ordre de Saint-Louis, il recevait la visite d’un jeune officier de marine, qui, par suite d’une naissance légèrement interlope, venait d’obtenir la croix de cet ordre. Le nouveau décoré, se prétendant honteux d’un honneur si peu mérité ; « Point de scrupules, monsieur, dit Beaujon ; la cour considère plus les services de mer (mère) que ceux de terre. »

Sur la fin de sa vie, Beaujon fut affligé d’une pénible insomnie. Le célèbre Bouvard, son médecin, s’avisa de lui faire dresser unebarcelonnette que balançaient deux charmantes berceuses en légercostume de nymphe, à l’état de chrysalide, c’est-à-dire dans le

simple appareil Le vieillard se trouva bien

de cette invention, qui fit fureur à la cour et à la ville.

Ses dernières années furent signalées par de magnifiques bienfaits. En 1784, il fit construire à ses frais, sur les dessins de l’architecte Girardon, l’hospice qui porte encore aujourd’hui son nom. Cette maison, destinée d’abord à recevoir vingt^quatre orphelins de la paroisse du Roule, alors séparée de Paris, fut transformée en hôpital par décret de la Convention. Admirablement restaurée, considérablement agrandie, elle peut aujourd’hui servir de modèle aux constructions du même genre. Beaujon assura l’existence de son hospice par divers dons de terrains et de bâtiments, et surtout par une rente de 20,000 liv.

Cet opulent financier mourut sans enfants, léguant plus de trois millions a différentes institutions de bienfaisance. Il fut enterré dans les caveaux de la chapelle Saint-Nicolas, qu’il avait fait construire rue du Faubourg du Roule pour en faire le lieu de sa’sépulture. Sur la table de marbre de son tombeau, au bas d’un écusson armorié, entouré de rameaux de chêne et surmonté d’une couronne de comte, on lit cette épitaphe : « Ici repose Nicolas Beaujon, conseiller d’État, fondateur de cette chapelle et del’hospice en faveur des enfants orphelins et des écoles de charité de la paroisse Saint-Philip’pe-du-Roule, décédé le 20 décembre 1786, âgé de soixante-huit ans. ■

On possède un seul portrait authentique de Beaujon, peint, vers 1762, par Carie Vanloo.