Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/BEULÉ (Charles-Ernest), archéologue distingué, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 2p. 657-658).

BEULÉ (Charles-Ernest), archéologue distingué, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts, né à Saumur le 29 juin 1826. Au sortir de l’École normale, il fut nommé professeur de rhétorique à Moulins : Quelque temps après, il concourut pour l’École française d’Athènes, et y fut envoyé par le gouvernement. Il y arrivait dans un moment difficile ; depuis quelque temps, l’opinion publique se montrait hostile à l’école établie dans l’antique cité de Minerve ; elle demandait quels résultats cette école avait produits, en compensation des dépenses qu’elle nécessitait à la mère-patrie. Ces plaintes n’étaient pas sans fondements, et, en faisant allusion à la spirituelle définition de Voltaire parlant de l’Académie, on eût pu dire que, parmi les élèves de l’École normale qui allaient chaque année à Athènes, il y avait de tout, même des archéologues. M. Beulé fut un de ceux-ci. À peine arrivé, il fit poursuivre activement les fouilles, et il eut le bonheur de retrouver l’entrée véritable de l’Acropole. Nous avons rapporté, au mot Athènes, l’intéressante découverte du jeune archéologue, à l’occasion de laquelle il composa son ouvrage de l’Acropole d’Athènes, qui lui ouvrit les portes de l’Académie des beaux-arts. Depuis longtemps, d’ailleurs, la Grèce lui était familière ; elle avait fait l’objet de sa thèse de docteur, qu’il avait composée sous ce titre : An vulgaris lingua apud veteres Grœcos existent ? Aussi ne fut-il pas dépaysé en mettant le pied sur ce sol si riche en merveilles, et dont il continua à étudier l’histoire et les traditions. Les arts et la poésie à Sparte sous la législation de Lycurgue, les Frontons du Parthénon, les Études sur le Péloponèse, les Monnaies d’Athènes, parurent successivement. Non content d’avoir parcouru la Grèce, M. Beulé voulut aussi explorer l’Afrique ; il fit exécuter des fouilles pour retrouver les ports de Carthage et la forteresse de Byrsa, fouilles dont il a donné d’intéressants récits dans le Journal des savants. En 1854, Raoul Rochette étant mort, la chaire d’archéologie, qu’il laissait vacante à la Bibliothèque impériale, fut donnée à M. Beulé, qui la méritait mieux que tout autre. Ses cours, qui tous offrent le plus grand intérêt, furent avidement suivis, et on a conservé le souvenir du magnifique discours d’ouverture qu’il prononça, et dont la peinture à fresque chez les anciens était le sujet.

M. Beulé n’est pas seulement un savant ; c’est aussi un artiste ; ce n’est pas sans fruit qu’il a si longtemps vécu avec les brillants fils de la Grèce ; de leur commerce, il a rapporté le goût de l’idéal et du beau ; il a appris d’eux que l’idée est femme, qu’elle a ses coquetteries comme ses pudeurs, et que les grâces du style lui donnent toujours un prix nouveau. Aussi, chose rare, M. Beulé est à la fois savant et écrivain ; comme M. Renan, il sait cacher les aridités de la science sous les fleurs du langage. C’est ce qui explique la popularité de son nom, et comment il doit à la grâce et à l’atticisme de son style de ne pas être, comme le sont la plupart de ses trop savants confrères, redouté même des lecteurs instruits.

Les travaux de M. Beulé sont nombreux, la Revue archéologique et le Journal des savants surtout en contiennent un grand nombre. Parmi les principaux, il faut citer : les Fouilles de Byrsa, les Ports de Carthage, la Nécropole de Carthage, le Vase de la reine Bérénice, charmante étude sur cette reine, dont la chevelure donna son nom à une constellation ; des Études sur Éphèse et le temple de Diane, sur l’Étrurie et les Étrusques, sur le Temple de Syracuse.

M. Beulé avait publié l’Histoire de la sculpture avant Phidias, quand il donna dans la Revue des Deux-Mondes son drame antique de Phidias, intéressante étude sur le siècle de Périclès et la création du Parthénon. Un souffle antique passe dans ces pages, et, en lisant les lignes suivantes de Phidias, on trouve à la fois une connaissance profonde de l’art grec et une condamnation méritée du système qui dirige la main de nos artistes : « Très-bien, Aspasie ; le trait a touché le but. Quant aux défauts du modèle, je répondrai que l’artiste, qui ne doit créer que de belles choses, ne peut en copier de laides. La tête de Périclès est, en effet, trop allongée ; pourquoi n’aurais-je pas le droit de corriger la nature, de même que j’ai celui de l’embellir lorsque je sculpte ma Vénus céleste, d’après Glycère ou Herpyllis ? Je me couperais la main plutôt que de représenter Vulcain boiteux, Philoctète avec une plaie ouverte, Œdipe avec les yeux crevés, Hécube sillonnée de rides. Un jour peut-être on voudra reproduire servilement le visage des rois ou des tyrans, quelle que soit leur laideur. Alors, les artistes seront à plaindre, et l’art glissera vers sa perte ; car notre devoir est d’éveiller dans les âmes un souvenir de leur origine céleste, et de les purifier par le spectacle de la beauté. »

M. Beulé joua un rôle assez important dans la résistance qu’opposa l’Académie des beaux-arts au décret du 13 novembre 1863. Ce décret avait réorganisé l’École des beaux-arts sur des bases entièrement nouvelles ; il en avait enlevé la direction à l’Académie, pour la donner à une commission spéciale. Les conditions des prix de Rome étaient elles-mêmes modifiées. On se souvient encore de l’irritation des membres de l’Académie des beaux-arts, qui se regardèrent comme personnellement outragés. Hippolyte Flandrin, à qui on avait offert une place de chef d’atelier dans la nouvelle combinaison, refusa avec hauteur, et de Rome, où il était alors, il écrivait à son frère : « Sans entrer dans la critique si facile de l’organisation nouvelle, je crois qu’on ne pourrait bénévolement accepter un plumet à son chapeau, après avoir reçu des coups de pied au derrière. » M. Ingres, le patriarche de la peinture, avait pris la plume, et d’une main plus habituée à manier le pinceau, il avait composé une brochure, qui se terminait par ces mots : « En résumé, j’ai l’honneur de déclarer, en mon âme et conscience, que je blâme les changements projetés, parce qu’ils détruisent la bonne harmonie de l’école ; qu’ils portent atteinte à des droits acquis et respectables, à un enseignement basé sur les grandes traditions classiques, pour ne mettre à leur place qu’un enseignement de fantaisie et d’aventure, des juges incompétents et une direction fausse dans les études. »

Secrétaire de l’Académie qui se croyait méprisée, M. Beulé ne pouvait garder le silence dans une lutte qui passionnait tous les esprits. Sous ce titre, l’École de Rome au XIXe siècle, il publia dans la Revue des Deux-Mondes un article qui brillait plutôt par le talent que par l’impartialité. Il s’y montra d’une vivacité très-grande, comme on peut en juger par ces paroles, qui en sont la conclusion : « Et moi, je viens à mon tour déclarer, pour ce qui concerne l’École de Rome, que les réformes annoncées amèneront infailliblement son abaissement et sa ruine. C’est l’espoir de quelques esprits chagrins, qui n’ont jamais caché ce vœu digne des barbares ; mais ce serait l’affliction de tous les honnêtes gens, qui considèrent l’Académie de France à Rome comme une institution nationale, d’où sont sortis nos plus beaux talents, et qui n’a survécu à toutes les révolutions que pour mieux constater la supériorité du génie français. S’il nous reste encore une gloire non contestée, c’est celle des arts ; ne la compromettons point follement en répudiant deux siècles d’un passé fécond, en tranchant l’avenir dans sa fleur. Ce serait pour l’Europe elle-même un sujet de stupeur. Que tous ceux qui aiment le beau, leur pays, la jeunesse, s’unissent pour former ce concert de voix convaincues qui s’appelle l’opinion publique, et qui, s’il ne persuade pas toujours l’administration, la force du moins à réfléchir. » Ne croirait-on pas entendre Jérémie pleurant sur les ruines de la malheureuse Sion ?

Les esprits passionnés, et ils étaient nombreux, furent enchantés de cette vivacité de langage. Flandrin écrivait de Rome à ses amis : « L’article de Beulé dans la Revue des Deux-Mondes est excellent ; il est bon qu’un esprit juste et qu’un cœur dévoué comme celui-là fassent entendre la vérité. Je lui en suis bien reconnaissant. » Quant à nous, malgré notre sincère estime pour le talent de M. Beulé, nous ne saurions être de cet avis, et nous croyons qu’en cette circonstance il a été plutôt académicien qu’homme de goût et de jugement. Le décret du 13 novembre a été une bonne chose, parce qu’il a fait sortir l’École des beaux-arts de la routine où elle était embourbée depuis si longtemps. Personne plus que nous n’admire l’antiquité, et ne croit que là sont les sources vives auxquelles l’artiste doit toujours aller demander l’inspiration ; mais autant une étude intelligente de l’antique est profitable, autant une imitation étroite serait funeste. En exprimant cette opinion, nous sommes loin de nous croire des barbares, et quoi qu’en dise le spirituel secrétaire de l’Académie, nous sommes persuadés que l’enseignement des beaux-arts ne pourra que profiter de l’utile réforme apportée par le décret du 13 novembre 1863. C’est toujours comme secrétaire de cette Académie, dont il venait de défendre la cause avec tant de vivacité, qu’il eut à prononcer l’éloge de ses membres décédés, et, dans ces. discours, la souplesse et le charme de son talent apparurent sous un nouveau jour. Il prononça successivement les éloges d’Horace Vernet, de Flandrin et de Meyerbeer. À ce dernier surtout, une vive curiosité attendait ses paroles ; on se demandait comment il allait parler d’un art qui semblait nouveau pour lui, mais toutes les muses sont sœurs, et son appréciation du grand compositeur fut vivement applaudie de tous les gens de goût et d’esprit. On remarqua, entre autres, les deux passages suivants, qui peignent trop fidèlement l’art en général et la musique en particulier au XIXe siècle, pour que nous ne les citions pas : « Le trait dominant du XIXe siècle français, c’est l’éclectisme. Choisir, choisir partout, et composer des beautés nouvelles avec des éléments anciens, telle est la loi des époques, même fécondes, qui succèdent à de grands siècles. Accablées par l’héritage du passé, elles sont plutôt tentées d’être savantes. La philosophie emprunte aux philosophes de tous les temps ; la poésie reproduit les formes de tous les pays ; l’architecture excelle dans tous les styles ; la peinture puise dans toutes les écoles. Des œuvres nobles, ingénieuses, exquises sont sorties de ce mélange ; on recherche les jouissances que donne l’érudition dirigée par le goût ; l’éclectisme ne règne pas seulement, il est populaire. » Voici maintenant l’appréciation de la musique moderne, et de la voie réaliste dans laquelle des novateurs voudraient la précipiter : « Lorsqu’on pousse si loin la vérité des détails, on perd de vue la condition fondamentale de l’art, qui est de simplifier, et son but suprême, qui est la beauté. La marque du génie, c’est qu’il est simple, et qu’il répand, sur tout ce qu’il crée, une lumière presque divine, qui s’appelle la proportion. La musique est une langue poétique ; elle a par conséquent des limites qu’elle ne franchit pas impunément. Si elle se pose des problèmes, et veut produire l’illusion matérielle ; si elle prétend tout peindre et rivaliser avec la métaphysique ; si elle s’astreint à traduire chaque sens du texte par une intention, chaque mot par une note, elle imprime à l’imagination des secousses fébriles, mais elle cesse de verser dans l’âme ces délices et cette sérénité qui découlent du beau ; aux prises avec le monde réel, elle ne peut s’élever dans la sphère de l’idéal, où se rencontrent les chants inspirés et sublimes, la noblesse des lignes, la perfection des contours mélodiques, la pureté des rhythmes et des harmonies, et surtout ces notes tendres, vibrantes, émues, qui pénètrent sans effort jusqu’à la source de nos larmes. » M. Berlioz, le concurrent de M. Beulé pour la place de secrétaire à l’Académie des beaux-arts, peut être plus savant en musique que M. Beulé ; cependant, sur un semblable sujet, il n’en eût pas dit davantage, et peut-être ne l’eût-il pas si bien dit.