Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Brown (John), abolitionniste américain

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Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 4p. 1324).

BROWN (John), abolitionniste américain, né à Torrington (Connecticut) en 1800, exécuté à Charlestown (Virginie) en 1859. La vie de cet homme de bien, un des plus beaux et des plus purs caractères de la jeune Amérique, fut entièrement consacrée à la cause de l’émancipation des esclaves. Profondément religieux, puritain austère, l’Évangile n’était pas pour lui une lettre morte, et tous ses actes tendirent à l’application des principes du livre divin aux institutions humaines. Les souffrances de l’esclave dans les États du Sud excitèrent de bonne heure son indignation et sa pitié, et il consacra dès lors toute son énergie à une propagande incessante et souvent à des luttes armées pour détruire cette odieuse institution et purifier de cette souillure le glorieux drapeau de la démocratie américaine. « Pendant trente ans, écrit la veuve du vaillant lutteur, mon mari a porté le joug des opprimés sur son propre cou, et son grand cœur a souffert de toutes les souffrances des esclaves. » De 1831 à 1854, on le voit constamment occupé à réaliser sa grande idée, gagnant des adhérents au parti des abolitionnistes, arrachant à l’esclavage un grand nombre de nègres et d’hommes de couleur, et bravant tous les dangers pour les assister dans leur fuite. De 1854 jusqu’à sa mort, il combattit les esclavagistes au Kansas et au Missouri, commanda de nombreuses expéditions pour délivrer des esclaves, et joua un rôle important dans ces guerres locales, où les plus grands principes se trouvaient engagés, et qui étaient comme le prélude de la scission de l’Union. Au milieu de ces événements, où périrent deux de ses fils, il déploya le plus ferme et le plus noble caractère, un dévouement héroïque à la cause qu’il avait embrassée, toutes les mâles vertus du citoyen, avec l’ensemble le plus rare des qualités qui font estimer l’homme privé. En 1859, il prépara secrètement une prise d’armes contre les esclavagistes de la Virginie, et loua dans ce but, sous le nom de Smith, une petite ferme auprès de Harper’s Ferry. Il était convaincu que l’esclave ne pourrait acquérir l’énergie, le respect de soi-même, la foi en sa force, enfin toutes les qualités nécessaires à la revendication et au maintien de ses droits, que dans une lutte armée contre ses oppresseurs. Aussi son projet était-il de délivrer et d’armer les noirs. Mais, suivant les expressions de Victor Hugo, l’esclavage produit la surdité de l’âme. Les noirs, énervés, abrutis par une servitude séculaire, n’ont pas entendu le cri d’affranchissement, et Brown, abandonné même d’une partie des siens, se retrancha dans l’arsenal de Harper’s Ferry, dont il s’était emparé, et résista pendant deux jours, avec une poignée d’hommes héroïques, contre des forces plus de quarante fois supérieures. Deux de ses fils tombèrent encore dans cette action, et lui-même fut relevé sanglant et criblé de blessures. Les Virginiens, les possesseurs d’esclaves se vengèrent avec une hâte farouche des terreurs qu’ils avaient éprouvées. Quelques jours plus tard, Brown, transféré à Charlestown, comparut devant le tribunal de cette ville. Placé dans le prétoire sur un matelas traversé de son sang, épuisé par ses souffrances et par un procès de quatre jours, où toutes les formes et tous les principes furent violés, il trompa l’attente de ses indignes ennemis, qui attendaient de sa faiblesse physique quelque défaillance morale, repoussa avec mépris les calomnies dont il était l’objet, proclama noblement ses sentiments chrétiens, son horreur de l’esclavage, et ne parut jamais plus grand que depuis qu’il était vaincu. Condamné, il attendit et il subit la mort avec le calme héroïque des hommes de Plutarque, la douceur et la sérénité des vieux martyrs chrétiens. Les États du Nord s’émurent ; il y eut dans un grand nombre de villes des manifestations, des meetings, des services religieux, mais aucune démarche officielle auprès de l’État de Virginie, qui put librement consommer le crime. John Brown fut pendu le 2 décembre 1859, et ses compagnons de martyre les jours suivants.

Quand naguère le sang coulait à flots dans les champs américains, la grande ombre de John Brown planait certainement sur les bataillons du Nord, faisant des vœux pour qu’une étincelle de son génie animât le cœur de chaque soldat de l’armée abolitionniste, et le noble martyr a pu contempler depuis, du haut de l’asile que lui ont mérité ses mâles vertus, le triomphe de la plus sainte et de la plus juste des causes. Le bruit s’étant répandu en Europe qu’un sursis avait été accordé, Victor Hugo écrivit une supplique éloquente, qui eut un grand retentissement et qu’il adressait à la république américaine, la conjurant de ne point permettre qu’un seul des États de l’Union déshonorât tous les autres. Mais il était trop tard : pour employer l’expression de notre grand poète, Washington avait tué Spartacus.

Ce dernier mot fait naître une amère et triste réflexion. Au moment où il succomba sur les bords du Silarus, Spartacus était entouré de 60,000 de ses compagnons, et les efforts, le dévouement, les grandes vertus de John Brown parvinrent à peine à rassembler quelques centaines d’esclaves sous les drapeaux de l’émancipation. Voilà donc, pourrait dire avec une certaine apparence de raison un pessimiste, négateur du progrès, voilà donc jusqu’où, dans l’espace de dix-neuf siècles, peut descendre le niveau de la dignité humaine !

Wilkes Booth, le futur assassin du président Lincoln, faisait partie de la bande de ces fanatiques inexorables qui conduisirent au gibet le malheureux fermier pensylvanien. Il y a une terrible fatalité dans la coïncidence qui a fait de l’un des fauteurs du supplice de Brown le meurtrier de Lincoln. Ces deux crimes ont commencé et terminé la guerre.