Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Brunswick (MANIFESTE DE)

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (2, part. 4p. 1357).

Brunswick (MANIFESTE DE), nom donné à la Déclaration publiée par les puissances coalisées (Autriche et Prusse), à la fin de juillet 1792, au moment où elles se préparaient à envahir la France.

Vingt jours auparavant, Marie-Antoinette écrivait au comte Mercy, ambassadeur autrichien : « Il est plus que temps que les puissances parlent fortement… Tout est perdu si l’on n’arrête pas les factieux par la crainte d’une punition prochaine… Il serait nécessaire qu’un manifeste rendît l’Assemblée nationale et Paris responsables des jours du roi et de ceux de sa famille… » (4 novembre 1792.)

Et le comte Mercy répondait :

« Il y aura certainement une déclaration menaçante… Les armées sont déjà à Coblentz et à Fribourg ; elles entreront les premiers jours d’août… »

Ces citations sont extraites du recueil de lettres publié récemment par M. d’Arneth et qui font partie des archives de l’empire d’Autriche (Marie-Antoinette, Joseph II et Léopold II, 1866).

Les longues négociations de Louis XVI et de Marie-Antoinette pour amener l’invasion de la France sont un fait bien avéré ; mais nous n’avons pas à nous occuper ici de cette question particulière, qui sera amplement traitée à la place qui lui convient ; et nous n’avons rapporté les citations ci-dessus que pour montrer que la reine s’occupait de tous les détails de l’exécution. L’un des agents secrets de Louis XVI en Allemagne, Mallet du Pan, donna quelques idées pour la rédaction du manifeste ; connaissant mieux l’état de la nation, il eût sans doute procédé avec plus de circonspection, de duplicité ; mais déjà l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse avaient entre les mains un autre projet de déclaration, rédigé par le marquis de Limon, créature de Calonne, et qui fut définitivement adopté par les deux souverains. Ici, c’est l’émigration qui va parler à la France révolutionnaire, avec sa brutale insolence et sa folle ineptie.

Voici cette pièce, qui fut signée par le duc de Brunswick, généralissime des armées de la coalition.

Déclaration de S. A. S. le duc régnant de Brunswick-Lünebourg, commandant les armées combinées de LL. MM. l’empereur et le roi de Prusse, adressée aux habitants de la France.

« Leurs Majestés l’empereur et le roi de Prusse, m’ayant confié le commandement des armées combinées qu’ils ont fait rassemhier sur les frontières de France, j’ai voulu annoncer aux habitants de ce royaume les motifs qui ont déterminé les mesures des deux souverains, et les intentions qui les guident.

« Après avoir supprimé arbitrairement les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine, troublé et renversé, dans l’intérieur, le bon ordre et le gouvernement légitime ; exercé contre la personne sacrée du roi et contre son auguste famille des attentats et des violences qui sont encore perpétués et renouvelés de jour en jour, ceux qui ont usurpé les rênes de l’administration ont enfin comblé la mesure en faisant déclarer une guerre injuste à à Sa Majesté l’empereur et en attaquant ses provinces situées en Pays-Bas ; quelques-unes des possessions de l’empire germanique ont été enveloppées dans cette oppression, et plusieurs autres n’ont échappé au même danger qu’en cédant aux menaces impérieuses du parti dominant et de ses émissaires.

« Sa Majesté le roi de Prusse, unie avec Sa Majesté impériale par les liens d’une alliance étroite et défensive, et membre prépondérant lui-même du corps germanique, n’a donc pu se dispenser de marcher au secours de son allié et de ses co-États ; et c’est sous ce double rapport qu’il prend la défense de ce monarque et de l’Allemagne.

« À ces grands intérêts se joint encore un but également important, et qui tient à cœur aux deux souverains : c’est de faire cesser l’anarchie dans l’intérieur de la France, d’arrêter les attaques portées au trône et à l’autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi la sûreté et la liberté dont il est privé, et de le mettre en état d’exercer l’autorité légitime qui lui est due.

« Convaincus que la partie saine de la nation française abhorre les excès d’une faction qui la subjugue, et que le plus grand nombre des habitants attend avec impatience le moment du secours pour se déclarer ouvertement contre les entreprises odieuses de leurs oppresseurs, Sa Majesté l’empereur et Sa Majesté le roi de Prusse les appellent et les invitent à retourner sans délai aux voies de la raison et de la justice, de l’ordre et de la paix. C’est dans ces vues que moi soussigné, général commandant en chef l’armée déclare :

« 1° Qu’entraînées dans la guerre présente par des circonstances irrésistibles, les deux cours alliées ne se proposent d’autre but que le bonheur de la France, sans prétendre s’enrichir par des conquêtes ;

« 2° Qu’elles n’entendent point s’immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu’elles veulent uniquement délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité, et procurer à Sa Majesté Très-Chrétienne la sûreté nécessaire pour qu’elle puisse faire, sans danger et sans obstacle, les convocations qu’elle jugera à propos, et travailler à assurer le bonheur de ses sujets, suivant ses promesses et autant qu’il dépendra d’elle ;

« 3° Que les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi et qu’elles concourront au rétablissement instantané de l’ordre et de la police dans toute la France ;

« 4° Que les gardes nationales sont sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des biens de tous les Français jusqu’à l’arrivée des troupes de Leurs Majestés impériale et royale, ou jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, sous peine d’en être personnellement responsables ; qu’au contraire ceux des gardes nationaux qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées, et qui seront pris les armes à la main, seront traités en ennemis, et punis comme rebelles à leur roi et comme perturbateurs du repos public ;

« 5° Que les généraux, officiers, bas officiers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain ;

« 6° Que les membres des départements, des districts et des municipalités seront également responsables, sur leurs têtes et sur leurs biens, de tous les délits, incendies, assassinats, pillages et voies de fait qu’ils laisseront commettre ou qu’ils ne se seront pas notoirement efforcés d’empêcher dans leur territoire ; qu’ils seront également tenus de continuer provisoirement leurs fonctions jusqu’à ce que Sa Majesté Très-Chrétienne, remise en pleine liberté, y ait pourvu ultérieurement, ou qu’il en ait été autrement ordonné en son nom dans l’intervalle ;

« 7° Que les habitants des villes, des bourgs et villages qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés impériale et royale, et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leurs maisons, seront punis sur-le-champ suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. Tous les habitants, au contraire, desdites villes, bourgs et villages qui s’empresseront de se soumettre à leur roi, en ouvrant leurs portes aux troupes de Leurs Majestés, seront à l’instant sous leur sauvegarde immédiate ; leurs personnes, leurs biens, leurs effets, seront sous la protection des lois, et il sera pourvu à la sûreté générale de tous et de chacun d’eux.

« 8° La ville de Paris et tous ses habitants, sans distinction, seront tenus de se soumettre sur-le-champ, et sans délai, au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer, ainsi qu’à toutes les personnes royales, l’inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens oblige les sujets envers les souverains ; Leurs Majestés impériale et royale rendant personnellement responsables de tous les événements, sur leurs têtes, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l’Assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix, et tous autres qu’il appartiendra ; déclarant en outre Leursdites Majestés, sur leur foi et parole d’empereur et de roi, que, si le château des Tuileries est forcé et insulté ; que, s’il est fait la moindre violence, le moindre outrage à Leurs Majestés le roi, la reine et la famille royale ; s’il n’est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d’attentats aux supplices qu’ils auront mérités. Leurs Majestés impériale et royale promettent au contraire aux habitants de la ville de Paris d’employer leurs bons offices auprès de Sa Majesté Très-Chrétienne pour obtenir le pardon de leurs torts et de leurs erreurs, et de prendre les mesures les plus vigoureuses pour assurer leurs personnes et leurs biens, s’ils obéissent promptement et exactement à l’injonction ci-dessus.

« Enfin Leurs Majestés, ne pouvant reconnaître pour lois en France que celles qui émaneront du roi jouissant d’une liberté parfaite, protestent d’avance contre l’authenticité de toutes les déclarations qui pourraient être faites au nom de Sa Majesté Très-Chrétienne, tant que sa personne sacrée, celle de la reine et de toute la famille royale ne seront pas réellement en sûreté ; à l’effet de quoi Leurs Majestés impériale et royale sollicitent Sa Majesté Très-Chrétienne de désigner la ville de son royaume, la plus voisine de ses frontières, dans laquelle elle jugera à propos de se retirer avec la reine et sa famille, sous une bonne et sûre escorte qui lui sera envoyée pour cet effet, afin que Sa Majesté Très-Chrétienne puisse en toute sûreté appeler auprès d’elle les ministres et les conseillers qu’il lui plaira de désigner, faire telles convocations qui lui paraîtront convenables, pourvoir au rétablissement du bon ordre, et régler l’administration de son royaume.

« Enfin je déclare et m’engage encore, en mon propre et privé nom, et en ma qualité susdite, de faire observer partout aux troupes confiées à mon commandement une bonne et exacte discipline, promettant de traiter avec douceur et modération les sujets bien intentionnés qui se montreront paisibles et soumis, et de n’employer la force qu’envers ceux qui se rendront coupables de résistance ou de mauvaise volonté.

« C’est pour ces raisons que je requiers et exhorte tous les habitants du royaume, de la manière la plus forte et la plus instante, de ne pas s’opposer à la marche et aux opérations des troupes que je commande, mais de leur accorder plutôt partout une libre entrée et toute bonne volonté, aide et assistance que les circonstances pourront exiger.

« Donné au quartier général de Coblentz, le 25 juillet 1792.

   « Signé : Charles-Guillaume-Ferdinand,
           « duc de Brunswick-Lünebourg.»

Voilà ce fameux manifeste, lourd, indigeste, et sans couleur, alors que Bonaparte rêvait déjà à ses immortelles proclamations à l’armée d’Italie, et aussi antifrançais sous le rapport de la langue que par les sentiments monstrueux qu’il exprimait.

On assure qu’après avoir lu cette pièce, qu’on présentait à sa signature, le prince fut consterné, car il aimait la France (v. ci-dessus sa notice biographique). Toutefois, soit qu’il craignît de déplaire aux deux souverains, soit pour toute autre cause, il se borna à faire quelques critiques de détail, et finalement il signa.

Louis XVI reçut le premier exemplaire de la trop fameuse Déclaration le 28 juillet. Il n’en donna communication à l’Assemblée que le 3 août. Le ministre de la justice Dejoly aurait voulu que le roi désavouât hautement les souverains étrangers qui se couvraient de son nom pour envahir le royaume. N’ayant pu parvenir à faire adopter son opinion, il offrit sa démission dans une lettre où il suppliait le roi de se rapprocher du peuple et de ne plus écouter les conseils des pervers qui l’en éloignaient : « Sire, s’écriait-il, vous êtes sur le bord du précipice… » Tout fut inutile ; les destinées de la vieille monarchie devaient s’accomplir. D’ailleurs, la trahison du pouvoir exécutif était notoire, et la France, placée elle-même sur le bord de l’abîme, menacée d’une guerre à mort, enveloppée de complots, outragée dans sa foi politique, dans sa dignité de nation libre, agitée déjà par les préparatifs d’une odieuse guerre civile, n’avait plus qu’à pourvoir seule à son salut.

L’Europe entière la croyait perdue, et jamais en effet une nation n’a été placée dans des circonstances aussi critiques. Les émigrés, les royalistes de l’intérieur, poussaient des cris de triomphe, célébraient à l’avance leur victoire imaginaire, la restauration de leurs privilèges par les armes de l’étranger, et ne parlaient que de pendre, d’écarteler leurs ennemis, de régénérer la France dans un bain de sang. Ils assuraient qu’il leur suffirait de fouets de poste pour dompter la nation. Les journaux de la faction, organes de cet inconcevable délire, saluaient de leurs clameurs sauvages l’approche des hordes étrangères, retenaient les loges de l’Opéra pour les généraux autrichiens et prussiens, prétendaient qu’à la vue seule des uniformes ennemis le peuple français allait s’aplatir dans la boue, rentrer sous terre, lécher les pieds de ses maîtres légitimes, les aristocrates, les prêtres et les rois. Ils chantaient :


Ah ! ah ! ah ! ah !
   Que de jacobins on pendra !

ou encore :


Tremblez, canaille,
   De voir nos drapeaux blancs,
         Et la mitraille
   De nos canons fumants !

À l’arrivée de l’insolent Manifeste, la France n’eut qu’une âme, elle ne poussa qu’un cri, le mot de Franklin pendant la guerre de l’Indépendance, et dont elle avait fait son cri de guerre : Ça ira ! Vive la nation ! Vivre libre ou mourir ! Les enrôlements volontaires prennent des proportions formidables, pendant que l’Assemblée indignée, mais enfermée dans la Constitution, décrète à la hâte les quelques mesures que lui permettait la légalité

Mais si l’ennemi est vers le Rhin, ses complices sont aux Tuileries ! cela n’était que trop évident. Et la solution éclate avec une terrible unanimité : la déchéance ! Cette explosion de la conscience nationale trouve l’Assemblée hésitante, embarrassée ; elle eût volontiers accordé la suspension ; mais elle reculait devant une mesure radicale, la seule cependant qui convînt à la situation. La déchéance ! crient avec un redoublement d’énergie Paris et les départements, les volontaires, les fédérés, les journalistes patriotes, les administrations départementales. Sur les 48 sections de Paris, 47 votent la déchéance, et le maire Pétion est chargé de porter à la barre de l’Assemblée le vœu de la capitale. Bientôt un autre vœu se manifeste : plus de distinction entre les citoyens actifs et passifs ; tous les Français, hormis les indignes, seront citoyens : la nation entre à pleines voiles dans l’égalité. Quelques jours encore, et les baïonnettes de la garde nationale, et les piques des faubourgs, fraternellement mêlées, iront donner l’assaut aux Tuileries, centre de la faction autrichienne, et accomplir la révolution nationale du 10 août.

Le Manifeste de Brunswick avait précipité la solution et tué la royauté : l’invasion tuera le roi.

Voici ce que dit, au sujet de cette pièce, un royaliste constitutionnel de la nuance la plus pâle, un feuillant, un député de la droite :

« Le manifeste du duc de Brunswick est l’acte le plus impolitique que l’orgueil et l’ignorance aient jamais dicté, véritable fratricide des princes français émigrés envers Louis XVI et sa famille… Dans l’état de fermentation où était toute la France, et surtout la capitale, après la déclaration de guerre, faire un appel à la minorité ennemie de la Révolution, la considérer comme la partie saine de la nation, se présenter comme auxiliaire dans la guerre civile, c’était évidemment compromettre le roi, l’accuser de complicité, justifier les calomnies que le parti constitutionnel avait constamment démenties ; enfin, c’était faire surgir et appeler à la défense de la patrie tout ce qui portait un cœur français. »

       (Matthieu Dumas, Souvenirs.)