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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CÉSAR BORGIA (duc de VALENTINOIS), second fils naturel de Roderic Borgia (depuis Alexandre VI) et d’une dame romaine nommée Vanozza

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 808-809).

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gia, devenu en si peu de temps un des princes les plus redoutables de l’Italie, avait attiré dans son parti tous les capitaines renommés de la péninsule, tous les hardis aventuriers. Il tourna alors ses regards vers Florence, qu’il avait déjà une fois menacée, et en attaqua de tous cotés le territoire, de concert avec les M édicis exilés ; plusieurs villes capitulèrent. Les Florentins alarmés s’adressèrent à Louis XII, qui, peu soucieux de laisser s’agrandir indéfiniment le saint-siége et cette famille en Italie, envoya à César l’ordre positif de rappeler ses troupes, et fit entrer en Toscane un corps assez considérable (L502). Forcé de plier, Borgia alla trouver le roi de France à Asti, s’humilia, mit tout sur le compte de ses capitaines, et enfin renouvela son alliance ; il obtint même la promesse d’un corps de cavalerie pour continuer la lutte contre les barons feudataires de l’Kglise.

Les principaux chefs de son armée, dont la plupart étaient des seigneurs ralliés de la Romagne, prirent ombrage de cette démarche d’un homme dont on connaissait les perfidies, et ils formèrent entre eux une ligue secrète. Informés de ces dissensions, les princes et les seigneurs dépouillés reprirent les armes et rentrèrent dans leurs États. César se réfugia à Imola, fort découragé, quand le secours lui vint précisément de ces Florentins qu’il avait attaqués. Ces revirements, comme on le sait, sont très-fréquents dans l’histoire des éternelles guerres féodales et municipales de l’Italie. Florence avait intérêt à ne pas laisser entièrement accabler le duc, parce qu’il contenait certains ennemis qu’elle redoutait fort ; elle lui députa le célèbre Machiavel, qui, comme on le sait, appréciait en artiste, en pur Italien du xv» siècle, cette espèce de monstre dont Borgia était le type le plus complet. Ces deux maîtres combinèrent un plan peut-être unique dans les annales de la trahison, et dont nous ne pouvons ici que résumer en quelques traits les résultats. Avec son habileté diabolique, César commença à négocier avec ses lieutenants, en leur représentant que leurs intérêts étaient liés aux siens, et que sa souveraineté, purement nominale, ne pouvait menacer leurs seigneuries particulières, etc. Bref, et c’est là le chef-d’œuvre, il parvint à convaincre, à ramener à, lui des hommes qui le connaissaient à fond comme un prodige de scélératesse et de perfidie. En même temps, il rassemblait secrètement de nouvelles forces, puis, à l’aide de ses capitaines, revenus dans son" parti, il s’empara de Sinigaglia, où, à la suite d’intrigues extrêmement compliquées, il parvint à attirer ceux-là mêmes qui venaient de combattre pour lui et de relever sa fortune, à les saisir comme en un filet et à les livrer au bourreau. Il les fit tous étrangler. Le pape, qui était dans le complot, fit saisir et tuer en même temps dans Rome plusieurs membres de la famille des Orsini.

César Borgia rétablit ensuite sa. domination dans la Romagne, dont son père proposa même au sacré collège de le proclamer roi. Il était au faite de sa puissance, quand un événement inattendu vint renverser l’édifice de sa fortune. Le 18 août 1503, Alexandre VI mourut après quelques jours de maladie. Son fils lui-même fut affecté d’une grave indisposition. Tous deux, suivant le témoignage des historiens contemporains et suivant l’opinion générale, avaient bu dans un festin, soit erreur, soit trahison des familiers, d’un vin empoisonné, préparé pour de riches cardinaux dont ils convoitaient les dépouilles. Il est bien certain qu’Alexandre et son fils ont souvent employé le poison pour satisfaire, ou leur cupidité, ou leur vengeance, ou leur ambition ; et il n’est pas moins certain que César se trouva dans le même moment frappé d’un mal mystérieux qui ne lui permit pas de prendre les mesures que commandaient impérieusement et les circonstances et ses intérêts. Il se fit transporter au château Saint-Ange et eut encore la force d’ordonner l’enlèvement du trésor pontifical. A la première nouvelle de la mort d’Alexandre, tous les barons de la Romagne rentrèrent en armes dans leurs possessions. Les Colonne, les Orsini et autres seigneurs, attaquèrent même jusque dans Rome les troupes dont César était environné. Au milieu de ces orages, le conclave élut Pie III, qui mourut après vingt-six jours de pontificat. L’élection de Julien de la Rovère (Jules II), un des plus ardents ennemis des Borgia, consomma la ruine de César : il fut retenu prisonnier pendant quelque temps, et ne recouvra la liberté qu’en abandonnant toutes ses possessions, qui, nnalementj profitèrent à la puissance temporelle du saint-siége. Il alla se réfugier à Naples, auprès du vice-roi espagnol Gonzalve de Cordoue, qui l’accueillit avec bienveillance, lui laissa préparer de nouveaux armements, et finit par l’envoyer prisonnier en Espagne. Enfermé dans le château de Médina del Campo, il s’évada au bout de deux ans, se retira auprès de son beau-frère le roi de Navarre, qui lui donna un grade élevé dans son armée, et fut tué d’un coup de feu au siège de Viane, en combattant contre les Castillans.

■ César Borgia est resté dans l’histoire comme l’idéal monstrueux du tyran, et c’est avec raison qu’on l’a présenté comme le type odieux, et le modèle du Prince de Machiavel. Il avait des facultés brillantes, cela paraît incontestable, mais non de grandes facultés, comme l’admettraient assez volontiers certaines écoles, accoutumées à mesurer la capacité des

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hommes d’après la somme des forfaits qu’ils ont commis. Sa hideuse originalité, c’est qu’il fut complet. La plupart des monstres fameux dont l’histoire a gardé le souvenir avaient un côté vulnérable. Chez lui, rien de semblable ; on ne voit pas dans sa vie la trace d’une affection, d’une faiblesse : l’homme a complètement disparu ; il ne reste que la bête de proie. Une telle perfection ravissait Machiavel, qui avait une passion de naturaliste pour les monstruosités ; et c’est à ce point de vue qu’il exalte Borgia, qu’il l’offre en exemple aux princes et aux conducteurs de peuples, et qu’il le proclame sans aucune hésitation le plus grand homme de son temps (le Prince, ch. vin.) De tels éloges nous semblent décisifs, et nous ne croyons pas qu’il soit possible de rien dire de plus caractéristique et de plus fort contre le digne fils d’Alexandre VI.

Cosnr Borgin, drame en cinq actes, de MM. Crisafulli et Devicque, représenté à Paris, sur le théâtre de 1 Ambigu-Comique, ’le 11 décembre 1855. De ce César Borgia qui, par sa nature de belle bête féroce, mérite une cage à part dans la ménagerie de l’histoire, les deux auteurs ont fait un, amoureux. Cela ne se comprend guère. La maison des Borgia n’était pourtant pas précisément le pays de Tendre ; quoi qu’il en soit, notre héros, épris de la jeune Térésa, la pure fiancée de Fabio, lui déclame des élégies d’homme fatal. On croit voir l’Antony du poison et de l’inceste. Cette jeune fille, il l’a enlevée sur un grand chemin ; il la tient captive dans le château d’Inïola ; la colombe résiste au vautour ; Fabio essaye assez maladroitement de la délivrer ; découvert sous son capuchon de moine, il est fait prisonnier, et c’est en voyant celui qu’elle aime menacé de la torture que la pauvre enfant s’abandonne à son ravisseur. Fier de cette victoire très-peu glorieuse, César célèbre son triomphe par une fête splendide, à laquelle il invite tous ses ennemis, y compris Fabio, dans le dessein perfide de les empoisonner en masse ; mais Térésa, à laquelle il laisse le soin de verser à boire aux convives, profite de l’occasion pour s’empoisonner et empoisonner l’empoisonneur lui-même. César n’en meurt pas, et c’est grand dommage. Le drame a une arrière-pensée en le laissant vivre, comme vous l’aîlez voir. Au cinquième acte, notre Borgia se bat dans un cimetière avec Fabio, qu’il tue — car le proverbe veut que l’on soit battu et... content ; — après quoi apparaissent tous les fantômes des victimes qu’il a immolées ; ces fantômes sont nombreux, il en sort de toutes les trappes du théâtre, comme des diables de tabatière, si bien que, saisi de remords et de terreur, le monstre expire sur la tombe de la malheureuse Térésa. C’est peu c’onnaître le tempérament des Borgia ; ils n’étaient pas sujets à la maladie du remords. César, cette bête fauve issue d’un pape et d’une courtisane, devait être, ce nous semble, passablement sceptique à l’endroit des spectres. Non content d’inviter le commandeur à souper, comme don Juan, il lui aurait servi quelque fin morceau assaisonné de cantarella, pour mettre à l’épreuve-l’estomac de marbre des statues et la digestion des fantômes. Il eût éclaté de rire à la face livide du spectre de Banco. ■ C’est une duperie que de se mettre en frais de morale et de remords pour César Borgia, a dit M. Paul de Saint-Victor ; l’histoire elle-même devrait garder devant lui son plus beau sang-froid. Le naturaliste se fàche-t-il contre la belle bête féroce d’espèce rare dont il étudie la griffe, la denture et le poil ? Or César Borgia, duc de Valentinois, présente ce phénomène unique d’un être né, conformé, organisé pour le mal, et aussi étranger aux idées de moralité humaine qu’un habitant d’une autre planète peut l’être aux lois physiques de ce globe. Les grands scélérats qui ont effrayé le monde par la stature et les proportions de leurs crimes ont tous, plus ou moins, leur côté faible, leur défaut de cuirasse, leur quart d’heure d’attendrissement ou de repentir. Il y a un moment dans leur vie où ils souffrent, ou ils s’arrêtent, où ils regardent en arrière d’un œil effrayé. La jeunesse de Néron a une forme humaine ; Iwan le Terrible, après avoir tué son fils, s’enferme dans le Kremlin en rugissant de douleur. Ali-Pacha laissé un vieux derviche l’arrêter par la bride de son cheval au seuil d’une mosquée de Janina ; il essuie sans sourciller les injures sanglantes que le vieillard lui crache à la face, et de grosses larmes roulent silencieusement sur sa longue barbe orientale. Alexandre VI lui-même, le père de César, assemble un consistoire après le fratricide de son fils, et il ouvre avec horreur son âme aux cardinaux, se confesse et frappe sa poitrine. César Borgia, lui, est coulé d’un jet ; il ne connaît ni doute ni lassitude ; il présente aux autres hommes un front sur lequel est écrit : « Qu’y a-t-il de commun entre vous et « moi ? • Il bondit, rampe, s’embusque et tue, dans le siècle mouvant et compliqué qu’il habite, comme un tigre dans sa jungle ; il en a l’éclat, la force, la souplesse, l’effrayante élégance, les bonds et les mouvements électriques ; il obéit comme lui passivement à des instincts de rapine et de proie qui ne discutent pas. Ce qui frappe à première vue, lorsqu’on étudie de près le jeune monstre, r’est la verve et le naturel qu’il met à commettre ses crimes. Rien de forcé ni de théâtral ; il suit sa voie, le sang est son élément, il y nage ; son ambition a la naïveté sanguinaire

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d’un appétit animal, son astuce même tient de cette acuité de flair et d’ouïe dont la nature a doué les fauves. Tel nous le montre le splendide et sinistre portrait que l’on voit de lui au palais Borgbèse ; il a la « beauté du diable » dans la plus sinistre expression du mot. Il respire la joie du mal, la sérénité de l’impénitence finale, le parti pris de la damnation. C’est le type de la méchanceté jeune, grandiose, florissante, pleine de génie et d’avenir. »

MM. Crisafulli et Devicque, dont ce drame était le premier essai, ont fait de nombreux accrocs a ce portrait si terrible du fils d’Alexandre VI. Leur pièce n’en réussit pas moins. A défaut de sérieux historique, elle avait de la fougue, de la jeunesse et une couleur qui, pour être poussée au noir, n’en jetait pas moins un brillant éclat. Leur style de portevoix rencontrait parfois d’assez fiers accents. Que faut-il de plus pour faire trembler le parterre ? Acteurs : Dumaine, Omer, Maurice Coste, M|lB Isabelle Constant.

César Borgia (PORTRAIT DE), par Raphaël,

dans la galerie du palais Borghêse à Rome. Ce portrait, admirablement éclairé, est "surprenant de vie, d’expression ; il ne donne pas seulement une ressemblance physique, il reproduit en quelque sorte la physionomie morale du frère de la trop célèbre Lucrèce. ■ En apercevant ce personnage, a dit M. Lavice, avant de savoir son nom, j’avais tressailli. Il tient d’une main crispée la poignée de son épée, et relève fièrement la tète. Son toquet, orné d’une plume, laisse voir le front haut, intelligent. Sa barbe rousse se divise en plusieur ; mèches sur le menton. Le regard est dur, impérieux ; la-bouche n’est pas meilleure. On doit rendre cette justice aux grands peintres de la Renaissance que, lorsque des personnages éminents ont posé devant eux, ils se sont montrés historiens fidèles, reproduisant, avec une exactitude courageuse, les traits et les caractères, quels qu’ils fussent. •