Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHARENTON-LE-PONT, bourg de France (Seine)

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 982-983).

CHARENTON-LE-PONT, bourg de France (Seine), ch.-l. de cant., arrond. et à 11 kilom. N.-E. de Sceaux, à 8 kilom. E. de Paris, près du confluent de la Seine et de la Marne ; pop. aggl. 5, 179 hab. — pop. tot. 6, 190 hab. Fabrication de bijouterie, fleurs artificielles et porcelaines ; moulins à farine ; commerce de vins et d’huile. L’importance de sa position a fait de cette localité, depuis son origine, le but de nombreuses entreprises militaires, et le théâtre de plusieurs combats, principalement sous Charles VII, où les Anglais s’en emparèrent ; sous Louis XI ; pendant la Ligue, où Charenton résista vaillamment à Henri IV ; pendant la guerre de la Fronde, où le prince de Condé s’en empara (1648), et en 1814, lors de l’invasion étrangère. Henri IV y autorisa l’érection d’un temple protestant, qui, après de nombreuses vicissitudes, fut détruit à l’époque de la révocation de l’édit de Nantes. Aujourd’hui, ce bourg n’est plus remarquable que par ses environs parsemés de belles villas, et par son établissement d’aliénés.

Cet établissement, d’abord hôpital ordinaire pour les malades, devenu par la suite asile pour les aliénés, doit sa fondation à un simple particulier, Sébastien Le Blanc, contrôleur général des guerres. Cet homme de bien, par acte des 12 et 13 septembre 1641, donna aux religieux de la Charité de l’ordre de Saint-Jean-de-Dieu une maison toute meublée et un clos de vignes de dix arpents, situés l’un et l’autre dans le fief de Besançon, en la censive de Charenton-Saint-Maurice, plus 400 livres pour acheter d’autres meubles, le tout à charge par eux de faire de cette maison un hôpital de quatorze lits, qu’ils desserviraient. Il leur fit en outre, pour couvrir les frais d’entretien, donation de plusieurs propriétés dont l’une, notamment, était sise à Paris, rue des Noyers, L’église de l’hôpital, qui fut placée sous l’invocation de Notre-Dame de la Paix, donna son nom à l’établissement. Les frères de la Charité furent installés le 10 mai 1645 ; comme ces religieux faisaient partie d’un ordre qui s’occupait du traitement des aliénés, ils ajoutèrent bientôt à l’hôpital un pensionnat pour ceux-ci. Tels furent les commencements de la maison de Charenton, dont le fondateur, après avoir consacré toute sa fortune à des établissements de bienfaisance, mourut en 1670, à l’hôpital de la Charité, où une de ses donations lui avait réservé un logement. L’hôpital primitif existe encore aujourd’hui, mais ce n’est plus qu’une dépendance de l’asile des aliénés, auquel son entretien incombe comme charge de fondation. Les quatorze lits de Sébastien Le Blanc sont, d’après les réglements, affectés aux malades curables du sexe masculin, domiciliés dans le canton de Charenton. Le pensionnat, dont les frères de la Charité restèrent en possession jusqu’en 1789, prit entre leurs mains de grands développements. Pendant tout ce temps, jusqu’à l’abolition des lettres de cachet, qui eut lieu en 1781, il reçut des aliénés placés par leurs familles, des reclusionnaires envoyés par ordre du roi ; de la sorte, Charenton était à la fois une maison de santé et une maison de force.

La Révolution française, qui nivela toutes choses en France, fit momentanément disparaître l’établissement de Charenton ; les biens de cette maison furent réunis au domaine, et un arrêté, en date du 12 messidor an III, rendu par le comité de secours public, décida que les malades seraient remis entre les mains de leurs parents. Le 27 prairial an V, le Directoire rendit les bâtiments à leur première destination, et plaça l’établissement sous l’autorité immédiate du ministre de l’intérieur. L’arrêté du Directoire forme encore aujourd’hui le titre constitutif de la maison. Celle-ci fut rétablie en possession de ceux de ses biens qui n’avaient pas été vendus, et obtint, en compensation de ceux qui avaient été aliénés par l’État, la concession provisoire d’immeubles donnant un revenu de 9, 315 fr. Cette concession fut rendue définitive par un décret du 9 septembre 1807. Ainsi se trouva complètement restaurée la maison de Charenton. La publicité donnée à sa reconstitution, l’installation qui s’y fit des aliénés de l’Hôtel-Dieu et des Petites-Maisons, les nombreux malades des départements qui y furent admis, augmentèrent bientôt le nombre des pensionnaires, à ce point que les bâtiments durent être agrandis. On établit en même temps une division spéciale pour les femmes, qui, du temps des frères de la Charité, n’étaient pas reçues en traitement. En 1814, un réglement donné par le ministre de l’intérieur organisa les divers services, et détermina les attributions de chaque fonctionnaire et employé ; une commission de surveillance fut créée, et le traitement des malades devint rationnel. La plus importante de ces améliorations introduites à cette époque est la construction d’un vaste bâtiment, qui existe encore aujourd’hui sous le nom de château, et qui, par les dimensions et la bonne distribution des chambres et des dortoirs et par le choix heureux de l’emplacement, est très-supérieur aux anciennes constructions. Mais 1830 fut pour Charenton une date plus heureuse encore : le savant aliéniste Esquirol, placé à la tête du service médical de cette maison, introduisit les réformes les plus rationnelles dans le traitement des pensionnaires, remania tous les services, et contribua puissamment, par ses idées et par ses plans, à la reconstruction de l’édifice. La plupart des bâtiments, en effet, étaient resserrés, mal distribués et même dégradés. Un examen général des lieux fut fait par les architectes et les inspecteurs ; le ministre de l’intérieur se rendit à Charenton et visita l’établissement en détail ; on reconnut qu’il était urgent de reconstruire la maison en entier, sur un plan mieux approprié aux nouveaux principes de traitement. Des études furent faites dans ce but, un plan fut dressé, et une loi ouvrit au budget de l’État un crédit de 2, 720, 000 fr., pour la reconstruction du quartier des hommes. De son côté, la maison de Charenton affecta à ces travaux, qui comprenaient aussi l’érection d’une chapelle et d’un bâtiment destiné à loger les principaux fonctionnaires et employés, une somme de 600, 000 fr., montant de ses ressources disponibles. Toutes ces nouvelles constructions furent terminées au bout de sept ans. Elles s’élèvent en amphithéâtre sur le revers méridional du coteau qui longe la Marne. Ce coteau a 22 m. d’altitude et 24 m. d’inclinaison ; il est formé de carbonate de chaux recouvert d’une très-mince couche de terre végétale, mais rendu fertile par la culture et par les engrais abondants que fournit la capitale. Du haut de cette élévation, la vue se promène sur les riches plaines de Maisons-Alfort et d’Ivry, qu’arrosent la Seine et la Marne ; elle est bornée au midi par de riants coteaux ; par les masses imposantes des édifices de la capitale, avec leurs dômes et leurs coupoles. Peu de situations sont aussi salubres et aussi agréables à la fois. L’établissement se compose d’un grand nombre de bâtiments étayés les uns au-dessus des autres ; les habitations des aliénés sont séparées du bâtiment occupé par l’administration et les services généraux. Au point culminant de l’établissement, derrière la cour d’honneur, s’élève une chapelle, qui frappe au loin les regards par son bel aspect. Le quartier des hommes se présente à gauche, et celui des femmes à droite. Les jardins, les promenades se développent sur les flancs du coteau couronné par de belles plantations, que dominent toutes les constructions.

Tel est à peu près le magnifique établissement de Charenton. Disons maintenant quelques mots du caractère général et de l’organisation de cette maison. C’est un pensionnat ouvert à tous les aliénés de la France, en même temps que, par la modicité du prix de la pension, et par l’existence des bourses ou places gratuites que l’on accorde aux indigents pour y entrer, c’est une institution de bienfaisance.

Les pensions payées par les familles pour les malades civils, les prix de journée payés par le ministre de la guerre pour les militaires qu’il y envoie, et la subvention accordée sur les fonds de l’État pour les bourses, couvrent les dépenses. Le taux des pensions a été fixé comme il suit, par une décision ministérielle prise en 1856 :

 1re classe…….1, 500 fr.
2e classe…….. 1, 200 fr.
3e classe……… 900 fr.

Les pensionnaires en chambre payent en outre 900 fr. pour un domestique nomme et 800 fr. pour une femme. L’entretien des malades reste, pour le linge et les vêtements, à la charge des familles.

Le ministre de la guerre donne 3 fr. 30 par jour pour les officiers et 2 fr. 47 pour les sous-officiers et soldats qu’il fait soigner dans cet établissement. La subvention accordée par l’État est de 64, 410 fr., mais ce n’est pas une subvention gratuite ; elle a pour but d’indemniser l’établissement des dépenses que lui font supporter les boursiers et demi-boursiers. En réalité, il y a là substitution de l’État aux familles des boursiers, pour le payement de leurs pensions. Le nombre des bourses est actuellement de 79, dont 22 sont divisées en demi-bourses, soit 101 aliénés civils profitant des libéralités de l’État. Les pensionnaires sont au nombre de 570, savoir 300 hommes et 270 femmes. Cette population se divise en 115 pensionnaires de première classe, 160 de deuxième, et 295 de troisième ; les bourses accordées par l’État sont toutes de troisième classe. Hâtons-nous de dire que le traitement médical, parfaitement organisé, est le même pour tous, et que tous sont l’objet d’une même sollicitude ; le régime alimentaire seul diffère d’une classe à l’autre. Ajoutons aussi que les aliénés ne sont pas groupés et logés comme par castes, suivant les classes auxquelles ils appartiennent : dans les quartiers, le groupement est purement médical, c’est-à-dire qu’il est fait par le médecin, d’après l’état mental des malades et d’après les diverses affinités qu’il remarque entre eux. Chaque division renferme donc des malades appartenant aux trois classes.

Aux visites journalières des médecins, aux soins assidus de toutes sortes prodigués par 20 religieuses augustines à tous les pensionnaires, vient s’ajouter le traitement moral organisé d’une manière remarquable. Les moyens curatifs qui le constituent consistent, en principe, à distraire et à amuser les malades sans les exciter. Ces moyens sont : les promenades à pied dans les jardins de l’établissement et dans le bois de Vincennes ; les promenades en voiture dans la campagne ; les séances de lecture à la bibliothèque ; les leçons de musique ; les jeux de cartes, de dominos, de billard, de quilles, de boules, etc., et les réunions qui ont lieu le dimanche et le jeudi dans les salons de l’administration. Il y a loin de là au sort de l’aliéné à la fin du dernier siècle. « Confiné, dit le docteur Ferrus, dans une loge étroite, chargé de chaînes, couvert de haillons, il vivait misérablement d’aliments grossiers, que lui jetaient la pitié et l’aumône, n’ayant pour toute communication avec le monde auquel il avait appartenu que la vue irritante d’oisifs qui se faisaient un jeu cruel de l’exaspérer. Les aliénés n’étaient pas alors des malades, mais des malfaiteurs. Aujourd’hui, vivre dans un air pur, dans une habitation située au milieu d’une campagne riante, jouir du repos, des soins les plus assidus et les plus délicats, de distractions variées ; être apaisés, consolés, soulagés toujours, guéris très-souvent, tel est le sort des pensionnaires de Charenton. »

Nous pourrions ici, puisque nous sommes à Charenton, raconter bien des histoires de fous aussi variées que le caractère même de la folie humaine. Nous ferons mieux : nous allons emprunter à peu près textuellement le récit de notre visite à Charenton, que nous avons donné dans le sixième volume de la collection de notre journal d’enseignement, l’École normale :

« Je fus dernièrement invité à une soirée par le directeur de Charenton, qui est de mes amis : — il est bon d’en avoir partout. — Il était environ trois heures quand j’arrivai à la porte de ce vaste établissement, au frontispice duquel on lisait autrefois : Hospice d’aliénés, sans doute pour faire croire que tous les autres hommes sont sages. On devait se mettre à table à cinq heures ; j’avais donc le temps d’examiner à loisir cet étrange asile où l’homme ne peut faire un seul pas sans être frappé de toutes parts d’objets qui troublent ses esprits, confondent sa sagesse, bouleversent sa raison. Quel spectacle, en effet ! Voir des êtres pleins de vie, de force, de santé, en qui on ne retrouve plus ce rayon de lumière qui élève l’homme au-dessus de toutes les autres espèces, ce feu sacré qui brûle dans son cœur comme une émanation de la divinité ! Rien de tout cela dans ces malheureux en démence : l’homme moral a disparu…

« À peine avais-je fait quelques pas que je fus abordé par un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, roux, ébouriffé, les yeux à fleur de tête, qui me cria : « Je suis l’introducteur des ambassadeurs… Ps… ps… ps… Sa Majesté est de retour de la chasse… Ps… ps… ps… ; elle a tué dix perdrix, douze lièvres, vingt-trois lapins, quatre chevreuils, huit sangliers, le tout pour son déjeuner… Ps…ps… ps… »

« J’hésitais à aller plus loin et à m’aventurer seul dans cette vallée de Josaphat, quand un monsieur à l’air grave, à la physionomie aimable, m’adressa un salut plein de dignité et me proposa de m’accompagner. « C’est sans doute, dis-je en moi-même, un employé supérieur. » J’acceptai son offre obligeante en le remerciant vivement.

« Un homme tournait depuis quelque temps autour de nous ; il gesticulait, paraissait très-ému, portait à chaque instant son doigt à son odorat, et manifestait aussitôt un geste de dégoût. Par un mouvement brusque il s’approcha de moi : « Je sens ? me dit-il d’un ton interrogatif… J’ai été très-mal embaumé… Quand vous verrez M. Gannal, dites-le lui. »

« Ce malheureux, me dit mon interlocuteur, vous indique lui-même son genre de folie. Dernièrement notre directeur avait invité une dizaine de ces infortunés à sa table : savez-vous ce que fit celui-ci ? Il employa tout le temps du dîner à arracher la paille de sa chaise et à en emplir ses poches. Quand on lui demanda ce qu’il en voulait faire : « J’ai été mal embaumé, répondit-il ; je vais me faire empailler. »

« Plus loin, je fus accosté par un grand diable qui avait près de six pieds de haut, et qui tenait un fouet à la main : « Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! me dit-il, je vous reconnais, vous ; vous vous nommez M. Durand ; vous demeurez place Royale, n° 6, au troisième étage, la deuxième porte à gauche ; je vous ai conduit bien des fois. Comme mon petit cheval allait, hein ! »

« — C’est un ancien cocher de fiacre, me dit mon cicérone ; il reconnaît tout le monde, tout le monde se nomme Durand, et tout le monde demeure place Royale, n° 6, au troisième étage.

« — Les accès ou plutôt le genre de délire de tous ces malheureux, repris-je, doivent présenter une singulière variété.

« — Le nombre en est incalculable ; autant il y a d’états, de professions dans ce monde, de caractères, d’humeurs, de goûts différents chez les hommes, autant vous trouverez ici de genres de folie, et tout cela est mêlé, combiné de cent façons différentes, car la folie amalgame tout : la bizarrerie, voilà son chef-d’œuvre. Tenez, voici un orfèvre qui a l’extravagance de croire qu’on lui a changé sa tête. Voyez, il prend ses lunettes et vous regarde attentivement ; quand il sera près de vous et qu’il vous aura bien examiné, il dira sur un ton de profond découragement : « Ce n’est pas encore celle-là. » Jamais on ne lui a entendu prononcer que ces cinq mots.

« Au reste, un des caractères particuliers de la folie, c’est qu’on s’en tient à une seule phrase, souvent à quelques syllabes, et même à une exclamation. Voyez-vous ce vieillard qui semble chercher la solitude et qui tient une feuille de papier et un crayon à la main ? C’était un homme autrefois fort riche, et qui avait toujours une dizaine de maisons en construction ; sa fortune a disparu sous un monceau de mémoires à payer : mémoires des architectes, des maçons, des serruriers, des menuisiers, et sa raison s’en est allée comme sa fortune. Depuis lors il demeure absorbé dans les chiffres, dans les calculs, et, à chaque instant, quand il a terminé une opération, il s’écrie en frappant son cahier du revers de la main :

« C’est bien cela ! » Ces trois mots forment tout son vocabulaire.

« Cet autre qui passe est plus à plaindre… il s’imagine toujours voir le soleil à quatre pas de lui, et il éprouve constamment un bouillonnement inexprimable. Voyez comme il s’évente.

« Il n’est pas nécessaire, je pense, de vous nommer celui qui passe en ce moment devant vous : son tablier de cuir et cette longue barbe blanche qui lui pend jusqu’à sa poitrine vous ont fait connaître le Juif-Errant… Oh ! quand il raconte les détails de la Passion, il y a de quoi mourir à la fois de rire et de pleurer.

« Allons de ce côté, voici le Tragique. Un soir, sifflé à outrance, sa tête n’y tint plus ; il extravagua sur la scène. Écoutons-le ; le voilà qui déclame, monté sur un tonneau et majestueusement drapé dans sa couverture de laine, dont il s’est fait un manteau d’empereur romain :

Ô terre ! réponds-moi : suis-je né pour le ciel ?
N’es-tu qu’un lieu d’épreuve où doit souffrir le sage ?
Et quand j’aurai tari le calice de fiel,
     Aurai-je un port après l’orage ?

Il était sur son char ; ses gardes affligés
Imitaient son silence, autour de lui rangés.
Il suivait, tout pensif, le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

Il chante :

        Ran tan plan, tire lire,
        Son gilet se déchire…
        Ran tan plan, tire lire,
            Ran tan plan…

Au seul son de sa voix, la mer fuit, le ciel tremble ;
Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.
Et les faibles mortels, vains jouets du trépas…
Patatras ! patatras ! patatras ! patatras !

« Mais, repris-je à mon tour, j’aperçois quelqu’un dans le tonneau du Tragique.

« — Sans doute ; c’est Diogène. Écoutez :

« As-tu bientôt fini ? eh ! Thomas-Beuglant ! J’étouffe. Je ne te prêterai plus mon tonneau, car tu ne m’amuses guère. »

« Diogène redevint enfin maître de son tonneau, qu’il se mit à rouler à travers la foule. Comme nous le suivions, car ses saillies étaient piquantes : « Séjan ! Séjan ! » vint chuchoter à mes oreilles un autre fou qui rôdait autour de nous depuis quelque temps. « Séjan ! Séjan ! » répétait-il avec un air de mystère et de compassion, comme s’il voulait nous avertir d’un grand danger.

« Oui, mon ami, lui dit mon guide… mais patience, la justice aura son tour.

— Ah ! si je n’avais pas Séjan pour détracteur.
Pour juge, pour témoin et pour accusateur…

Puis, se penchant à mon oreille : « Avez-vous des enfants ? » me demanda-t-il, et, sans attendre ma réponse : « Jetez-les à l’eau, à l’eau, à l’eau, si vous ne pouvez pas leur donner un état indépendant. » Là-dessus il s’enfuit en poussant des cris. « C’est un pauvre employé, me dit mon guide d’une voix attendrie ; il a été destitué de son petit emploi par suite de rapports calomnieux, et le chagrin lui a fait perdre la tête »

« Écoutez, me dit mon guide ; voici le Philosophe : « Jamais ! jamais ! l’éternité ! l’éternité ! » murmurait sourdement, la tête enfoncée dans la poitrine, un vieillard à figure respectable qui paraissait étranger à tout ce qui se passait autour de lui, et qui se serait heurté contre nous si nous ne nous fussions pas écartés.

« — Cet homme est un martyr de la science. Il était incrédule, athée, ou plutôt, comme bien des jeunes gens, il n’était rien. Un de ses amis, pour le ramener au culte de la Providence, résolut de lui démontrer la vérité par des chiffres :

« La lumière du soleil met 8 minutes pour parvenir jusqu’à nous ; or le soleil est à 34 millions de lieues de la terre ; calcule maintenant la distance à laquelle peuvent être de notre globe les soleils dont la lumière, depuis le commencement de leur création, n’a pas encore eu le temps d’arriver jusqu’à nous… Et à quelle distance sont les soleils dont la lumière ne nous parviendra jamais, malgré l’éternité. »

« À ces mots, le jeune philosophe resta confondu. Il s’éloigna tout pensif, et, en se promenant dans la campagne, il murmurait à demi-voix : « Ne nous parviendra jamais ! jamais ! malgré toute l’éternité ! jamais ! jamais ! il y a de quoi devenir fou. »

« — Et vous voyez, ajouta mon guide : le malheureux n’a que trop bien tenu parole.

« Un peu plus loin j’aperçus un homme encore jeune, une figure d’artiste : pâle, de longs cheveux, les yeux en feu. Il tenait à la main une longue baguette, qu’il promenait par des mouvements saccadés sur une toile verte supportée par une sorte de chevalet. « Ah ! me dit mon guide, celui-ci est le peintre, un peintre incompris. Tous les tableaux qu’il présentait à l’exposition étaient refusés, à cause d’une simplicité par trop primitive. Voyez, il s’imagine avoir exécuté un chef-d’œuvre. Approchez et adressez-lui quelques questions sur son tableau. »

« Je l’abordai. Sa figure s’épanouit tout à coup : « Voyez, me dit-il, voici mon tableau.

« — Et il représente ?…

« — Il représente le passage de la mer Rouge par les Hébreux.

« — Pardon, mais où est la mer ?

« — Elle s’est retirée.

« — Où sont les Hébreux ?

« — Ils sont passés.

« — Et les Égyptiens ?

« — Ils vont venir. »

« En effet, il y avait là une passion exagérée pour le genre simple.

— Quels sont ces personnages qui gesticulent en venant à nous ?

« — Le premier s’appelle le maître d’école du genre humain ; l’autre se croit Adanson, le célèbre botaniste. Il passait des nuits entières dans son jardin, accroupi sur ses plantes. Un jour il s’imagina qu’il entendait la circulation de la sève dans les vaisseaux et qu’il en comprenait le mystère. Sa pauvre tête n’y tint plus. Écoutons-le !

« — Illustres voyageurs, voici l’orobanche, le dictame céleste, le type de la beauté morale.

« — La beauté morale, pauvre fou ! murmura le maître d’école. Qui sait ce que c’est que la beauté ? Le beau, c’est la splendeur du vrai, et le vrai la splendeur du beau, et voilà pourquoi ma fille est muette, ajouta-t-il en haussant les épaules. Rêveries, utopies, fatras que tout cela, et se tournant vers nous : « Messieurs, dit-il, je sais tout, je connais tout, je vous appprendrai tout. Voyons, par où faut-il commencer ?

« — Par te taire, maudit bavard ! répondit Adanson. Ta science est creuse comme une toupie d’Allemagne et baveuse comme un pot à moutarde. »

« Et il lui tourna le dos.

« Quel est ce jeune homme qui s’avance, la tête ombragée d’un énorme chapeau de paille, une petite pioche à la main et équipé comme l’archéologue qui va fouiller les ruines d’Herculanum et de Pompéi ?

« — C’est en effet une victime de l’archéologie, Ses camarades l’appellent le Mont-Sacré.

« — Enfants du ciel, s’écria en même temps le jeune homme ; la vérité est sous la terre ; fouillez, fouillez et vous trouverez.

« — Il sortit le premier de l’école des Chartes, ajouta mon guide, et passa dix ans à la recherche d’Alésia. Il l’avait trouvée, et ses mémoires étaient prêts pour l’Académie, quand un pauvre paysan, chez lequel il était venu demander l’hospitalité pour la nuit, lui démontra que l’endroit où il avait fait ses plus sublimes découvertes était les ruines d’une poterie, que son grand-père avait abandonnée depuis soixante ans à la suite d’un incendie…

« — Et il n’a pas quitté ses idées ?

« — Ah ! bien oui ! Il s’imagine qu’il voyage, et il continue ses fouilles ; chaque coin de cette cour a un nom : c’est Balbek, Thèbes, Palmyre, Memphis et Babylone. Il a dans sa poche la pierre sur laquelle reposa Jacob ; il creuse des trous à enterrer des éléphants, et, si on ne le surveillait pas, tout croulerait ici, et, lui-même avec nous, nous serions bientôt ensevelis sous les ruines.

« Un autre fou, pleurant à chaudes larmes, vint se réfugier près de nous.

« — Qu’est-ce ? demandai-je.

« — Ah ! ah ! me dit mon guide, c’est que le Taquin doit rôder par là.

« — Le Taquin ?

« — Oui, oui, c’est un malin drôle, d’un naturel très-doux, mais qui semble inspiré par le démon de la malice durant ses accès. Alors il est sans cesse dans une activité malfaisante. Il enferme ses compagnons dans les loges, et suscite à tout propos des sujets de querelles et de rixes. Voyez-le agiter un linge au bout d’un bâton et poursuivre le Pleureur. Celui-ci est un malheureux qui a épousé sa servante ; la servante devenue maîtresse l’a ruiné, battu, jeté à la porte et enfin rendu fou. Je ne sais comment le Taquin a pénétré le mystère ; mais, depuis cette découverte, il harcèle sans cesse celui-ci en lui criant : « Le torchon ! le torchon ! » et, quand il ne peut lui corner ces paroles aux oreilles, il tourne autour de lui et agite son mouchoir qui figure le torchon, et réveille chez ce pauvre fou des souvenirs qui le désolent.

« Plus loin, des éclats de rire attirèrent notre attention. Nous approchons. Ils étaient une douzaine rangés autour d’un fou assis par terre, occupés à lui lancer de petites boulettes de pain que celui-ci recevait dans la bouche avec une dextérité peu commune ; quand il réussissait, on riait bien fort, et chaque fois qu’il manquait son coup on riait plus fort encore.

« — Vous voyez, dit mon guide, le roi de l’Abyssinie. Il a lu dans je ne sais quelle histoire que c’est le grand cérémonial des souverains de ce pays : des esclaves coupent la viande en petits morceaux, les mêlent avec du pain et en pétrissent de petites boulettes qu’ils jettent dans la bouche de Sa Majesté, sans qu’elle ait la peine de rien couper et de toucher à rien ; et tout autour, ces bons enfants, qu’il appelle les grands dignitaires de son empire, s’amusent, comme vous le voyez, à lui lancer dans la bouche les petites boulettes qu’ils roulent entre leurs doigts, et que Son Altesse avale avec délices.

« — Allons plus loin, ajouta mon guide, et faites ce que vous me verrez faire.

« Et comme il venait de passer sur le corps d’un fou, étendu tout de son long par terre, sans le toucher, bien entendu, j’y passai également, et demandai la raison d’un si étrange caprice.

« — Cet homme, me répondit mon guide, se croit en butte à la haine des méchants ; il s’imagine que tous les hommes conspirent contre lui, et, pour échapper à leurs persécutions, il se réfugie vivant dans le sein de la mort, et n’est jamais plus tranquille, content, heureux, que quand on lui passe ainsi sur le corps.

« Tenez, en voici un autre qui se croit roi ; voyez comme il regarde en pitié Diogène roulant son tonneau. Le Cynique pouffe de rire en montrant du doigt la frêle couronne de papier du monarque : « Il y en a trente mille comme cela chez mon épicier, dit-il. » Le monarque, choqué de l’irrévérence, se redresse, et, avec dignité :

« — Un roi !

« Et le Cynique :

« Eh bien ! pour être un roi, te crois-tu quelque chose ?

« Ma surprise augmentait à mesure que j’avançais dans ce voyage à travers la déraison humaine. Quel personnage était-ce donc que mon guide, que cet homme qui connaissait, qui sondait toutes les infirmités, toutes les plaies de ce corps malade, qui montrait une connaissance si approfondie du cœur humain ? Des réflexions profondes se mêlaient à son récit. Sans doute, me dis-je, mon cicérone est le médecin en chef de cet établissement, et je me disposais à lui prêter une attention plus vive encore. Un monsieur d’une quarantaine d’années, le cou enveloppé d’une cravate blanche fortement empesée, s’avançait vers nous.

« — Voici le chirurgien de l’hospice, me dit mon guide en souriant, acceptez le présent qu’il va vous faire.

« — Monsieur, s’écria en effet le disciple d’Esculape, je suis reconnaissant de l’honneur que vous me faites en visitant cette maison confiée à mes soins, et je vous prie d’accepter ce gage de ma gratitude.

« C’était une petite boîte.

« Je l’ouvris et j’en tirai un billet soigneusement plié.

« — Lisez, fit mon guide.

« Recette infaillible pour guérir les cors et les oignons : si vous avez un cor au pied droit, arrachez-vous l’œil gauche et posez-le dessus, et… allez vous promener, je m’en lave les mains. »

« Là-dessus, il nous tourna le dos et s’en alla en chantant :

« Va-t’en voir s’ils viennent, Jean…
       Va-t’en voir s’ils viennent.

« Un autre nous présenta un manuscrit.

« — Voilà un trésor, dit-il ; c’est le fruit de vingt ans de veilles et de travaux sur un objet de la plus haute importance… l’éducation des chats. Tous les désordres physiques et moraux qui minent la société viennent de ce qu’on ne s’est pas encore occupé de l’éducation de la race féline :

« Les chats sont des animaux donnes par la nature.
      Ture lure, ture lure, ture lure !

« — Je vais vous montrer, ajouta mon guide, le jeune Pic de la Mirandole ; le voilà qui gesticule, les yeux levés vers le ciel. Écoutons :

« — La science, la science, présent du ciel, est une fleur miraculeuse qui renferme mille autres fleurs, mais toutes recèlent un poison caché dans leur sein, un amour insatiable dont rien ne saurait apaiser les dévorantes flammes. La botanique compte 80,000 espèces de plantes ; un pied de pavot donne par année 32,000 grains ; un palmier, 36,000 ; un orme, 523,000. On compte seulement pour les insectes 50,000 espèces ; 17,000 facettes à l’œil d’un papillon ; une mouche donne en trois mois 70,000 œufs. Le nombre des minéraux est incalculable, et, dans les profondeurs de l’Océan, que de millions d’êtres qui resteront à jamais ignorés ! Les connaissances humaines se divisent en 128 sciences ; Varron comptait de son temps 288 sectes différentes de philosophie : les Indous adorent 333 millions de dieux. Levons les regards : voie lactée, lumière éclatante, incalculable amas de soleils… la science est un océan sans fond et sans rivages.

« — Kouac ! kouac ! s’écria un autre fou ; sornettes, balivernes que ta science. Je me meus, donc je vis ; je vis, donc je pense ; je pense, donc je suis ; je suis, donc Dieu est, a été et sera toujours. Chacun de nous est un rayon de l’âme universelle, et tout est dans tout. Kouac ! kouac !

« — Celui-ci, me dit mon guide, est un ancien professeur de philosophie ; ses sorites renferment quelquefois des centaines de propositions. Ses camarades l’ont surnommé Galimatias.

« En ce moment, des cris de joie et de grands éclats de rire éclatèrent autour de nous. C’était une troupe de fous qui se pressaient bien fort les uns contre les autres et en portaient un sur leur tête. Ce malheureux, ne pouvant se tenir debout, ni assis, ni couché, égayait ses compagnons par les grimaces et les tours qu’il faisait en sautant sur le plancher mobile où il se trouvait. D’autres fous suivaient à la file, battant des mains, chantant, gambadant et gesticulant.

« — En voilà un, me dit mon guide, qui se croit un empereur romain ; ses camarades le portent en triomphe ; mais regardez,

Du triomphe à la chute il n’est souvent qu’un pas.

« En effet, tous les fous se séparèrent brusquement, comme s’ils eussent obéi à un mot d’ordre, et Sa Majesté impériale fut jetée sur l’arène.

« — Cave ne cadas, s’écria le philosophe, qui suivait le cortège à distance.

« Le malin drôle avait trouvé une nouvelle victime. Nous l’aperçûmes de loin ôtant, mettant, tournant et retournant son habit, et poursuivant un pauvre diable qui fuyait à toutes jambes.

« — Ce fuyard, me dit mon guide, vous représente un de ces personnages malheureusement trop communs de nos jours sur la scène politique. Très-haut placé sous tous les gouvernements qui se sont succédé en France, il a toujours été environné de l’éclat des grandeurs. Adroit caméléon, il changeait de livrée comme de maître ; mais la fortune s’est lassée de l’inconstance de cet adroit favori ; elle l’a précipité du faîte des dignités, et sa chute a été si terrible qu’il en a perdu la tête. Et le malin drôle, pour lui rappeler sa disgrâce et le désespérer, tourne et retourne devant lui son habit, comme ilagitait le torchon aux yeux de l’autre…

« Tout à coup nous fûmes interrompus par un cri terrible parti du fond des appartements, un de ces cris déchirants, que l’on ne fait entendre que dans les moments d’angoisses suprêmes et d’indicibles douleurs. Je m’arrêtai tout tremblant et péniblement impressionné.

« — C’est le cri d’une pauvre mère à laquelle la mort vient d’arracher son enfant, me dit mon guide d’une voix émue que je remarquais pour la première fois. Retirons-nous, je vais vous raconter cette lamentable histoire. C’est une pauvre dame, qui n’est ici que depuis quinze jours, et voilà quinze fois qu’à la même heure nous entendons ce cri perçant sortir de ses entrailles maternelles. Elle a perdu sa fille unique, une délicieuse enfant de douze ans, le bonheur de ses jours, le rêve angélique et radieux de ses nuits. Elle a fait placer dans sa chambre trois portraits de sa fille, de son Aline… Le premier, c’est Aline à six mois : comme elle est souriante ! Maman, ces deux syllabes magiques viennent d’éclore pour la première fois sur ses lèvres vermeilles ; l’heureuse mère a voulu garder ce souvenir ineffable, comme les conquérants éternisent, avec le bronze et le granit, une journée glorieuse. Maman ! maman ! c’est le grand jour, c’est le Marengo des mères. Comme tout chante, comme tout sourit, comme tout est beau ce jour-là ! L’âme nage dans un éther céleste, le cœur est inondé de délices !…

« Puis, c’est le jour de la première communion : Aline a dix ans ; elle est vêtue de blanc comme les séraphins ; c’est un vivant sanctuaire qu’illumine la présence d’un Dieu…

« Enfin, Aline est froide et pâle : la mort, comme un vampire, s’est posée sur sa bouche, et le cierge bénit projette ses lueurs blafardes sur son visage décoloré.

« Ces trois tableaux sont les trois actes du drame dont nous venons d’entendre le terrible dénoûment. Chaque matin la mère se pare de ses plus beaux habits ; ses femmes ornent de fleurs sa blonde chevelure, comme en un jour de fête. Elle est heureuse, elle veut être belle. Puis, souriante, elle entre dans la chambre aux portraits. Alors ce sont des conversations divines, inénarrables, avec sa chère Aline, son chérubin de six mois !… Au portrait de dix ans, c’est un langage plus sérieux, mais toujours charmant. Enfin, elle arrive à l’image glacée, au cadavre de son enfant. « Morte ! mon Aline est morte ! » puis le cri que nous avons entendu ; alors elle tombe entre les bras de ses femmes, qui l’emportent loin de ce triste spectacle.

« Cette scène lugubre recommencera demain, et après-demain, et toujours, jusqu’à ce que la pauvre mère aille rejoindre sa chère Aline. Elle lui a donné sa raison ; dans quelques jours, elle lui donnera sa vie !

« Pendant ce lamentable récit, nous étions revenus à notre point de départ. Tout à l’entrée de la cour, j’aperçus un grand jeune homme immobile contre le mur, les bras élevés en croix, les deux pieds superposés, la tête penchée sur l’épaule gauche ; ses traits respiraient la douceur unie à une indéfinissable expression de tristesse et de douloureuse résignation. À peine mon guide l’eut-il aperçu :

« — Ah ! par exemple, s’écria-t-il, en changeant d’air et de ton, la folie de celui-ci est manifeste ; il s’imagine qu’il est Dieu le fils, et c’est à moi qu’il voudrait le faire croire, à moi, qui suis Dieu le père !

« La surprise, le saisissement m’ôta la parole ; le prétendu docteur était un pensionnaire de l’établissement ! Cet homme aux manières distinguées et du meilleur ton, à l’esprit élevé et cultivé, dans la compagnie et dans la conversation duquel je venais de passer deux des heures les plus délicieuses de ma vie ; cet homme qui me charmait tout à l’heure par sa science et par sa philosophie, n’était qu’un pauvre fou que la raison avait cessé d’illuminer. J’étais plongé dans ces amères réflexions quand un domestique vint m’avertir que le dîner était servi. Je quittai mon pauvre guide sans avoir la force de lui adresser un mot de remerciement, me réservant, au dessert, de raconter ma singulière aventure à mon ami le directeur. »