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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CLOVIS ou HLODWIG, roi des Francs

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 2p. 478-479).

CLOVIS ou HLODWIG, roi des Francs, né en 465, mort en 511. Il était fils de Childéric et de cette fière Basine, femme de Basin, roi de Thuringe, qu’elle abandonna pour rejoindre le roi franc, quand celui-ci fut rentré dans ses États. Le jeune Clovis avait quinze ans lorsque son père mourut, en 481. Il avait déjà donné des marques précoces de courage et de fermeté ; aussi, bien qu’à cette époque une multitude d’autres rois ou chefs francs fussent également établis dans la Gaule du Nord, depuis la Somme jusqu’au Rhin, fut-il reconnu pour chef sans difficulté ; on le promena autour du camp sur un pavois ou large bouclier, et tous les Francs Saliens l’acclamèrent avec enthousiasme. L’histoire ne nous apprend rien sur les premières années de son règne ; mais, en 486, il forma le projet d’arracher aux Romains le pays qu’ils possédaient encore entre la Loire, la Somme et la Mayenne, et qui avait pour gouverneur le Romain Syagrius. Ayant réuni ses forces à celles de Ragnacaire, qui régnait à Cambrai, il entra sur le territoire soumis à Syagrius, et une sanglante bataille fut livrée près de Soissons. Syagrius vaincu se retira près d’Alaric, roi des Visigoths ; mais Clovis se hâta d’envoyer à celui-ci des députés pour réclamer le fugitif. Alaric, craignant de s’attirer la colère du roi franc, livra l’infortuné Syagrius, qui fut d’abord jeté dans une prison, et bientôt après mis à mort par le glaive. Clovis, après sa victoire, fixa sa résidence à Soissons, puis il marcha sur Châlons et sur Troyes, en s’abstenant d’entrer dans la ville de Reims, par égard pour l’évêque Rémi, avec qui il avait eu déjà quelques relations, et dont il écoutait volontiers les conseils. Mais une troupe de Francs indisciplinés pénétra dans Reims à l’insu de Clovis, força plusieurs églises et enleva un grand nombre d’ornements et de vases sacrés, entre autres une buire d’une grandeur et d une beauté merveilleuse-. L’évêque, affligé de cette perte, fît prier le roi franc de lui remettre au moins ce vase, s’il n’était pas possible de recouvrer le reste. Clovis engagea les envoyés du prélat à le suivre jusqu’à Soissons, où devait se faire le partage du butin, et là, quand tout ce que les Francs avaient pris sur les vaincus fut mis en masse, et au moment où l’on allait procéder au partage, il dit : « Je vous prie, mes braves guerriers, de me laisser prendre ce vase, dont je désire disposer, » Tous répondirent unanimement qu’ils y consentaient, à l’exception d’un seul soldat, qui frappa le vase d’un coup de sa francisque en s’écriant : « Tu n’auras rien que ce que le sort t’accordera. » Clovis supporta cette injure sans exprimer aucune plainte ; puis, avec le consentement de tous, il prit les débris du vase et les remit entre les mains des envoyés de l’évêque. Mais l’année suivante, à l’époque d’une revue générale, le roi franc, apercevant dans les rangs le soldat qui avait brisé le vase, se plaignit de ce que ses armes étaient en mauvais état ; puis, lui arrachant sa hache, il la jeta par terre. Et comme cet homme se baissait pour la ramasser, il lui fendit la tête avec sa propre hache en lui disant : * Souviens-toi du vase de Soissons. »

Quelques années après, probablement par le conseil de l’évêque de Reims, Clovis épousa Clotilde, nièce de Gondebaud, roi de Bourgogne : elle était chrétienne, et saint Rémi espérait que ce mariage pourrait favoriser le dessein qu’il avait formé d’attirer au christianisme le prince franc. Il eut d’abord un autre résultat peu conforme aux désirs de Clovis lui-même : ce fut de faire cesser, comme par enchantement, la résistance qu’avaient toujours opposée à ses tentatives de conquête les habitants de Paris et de plusieurs autres villes importantes telles ou Amiens, Beauvais, Rouen ; et dès lors le royaume franc s’étendit jusqu’à la Seine. Les deux premiers enfants que Clotilde donna à Clovis furent baptisés ; mais l’un d’eux mourut quand il était encore dans les aubes, c’est-à-dire quand il portait encore la robe blanche du baptême, et ce malheur ne contribua pas peu à refroidir les dispositions de Clovis à se faire chrétien et à céder aux pieuses obsessions de Clotilde et de saint Rémi. Cependant une invasion des Germains sur le territoire occupé par les Francs Ripuaires força Clovis à unir ses troupes à celles de tous les petits rois entre lesquels ce territoire était divisé, et une grande bataille, dans laquelle il jouait le rôle principal, fut livrée aux environs de Tolbiac. Les Francs ne purent soutenir longtemps la vigueur de l’attaque ; ils furent forcés de plier, et Clovis, entraîné malgré lui dans leur fuite, ne cessait d’invoquer pour les siens les noms de ses dieux et de ses déesses. Voyant que ses soldats continuaient à fuir, il eut l’idée de recourir au dieu de Clotilde, et s’engagea solennellement à se faire baptiser si le Dieu des chrétiens montrait sa puissance en lui donnant la victoire. Aussitôt les soldats de Clovis, dont un grand nombre étaient chrétiens, sentant leur courage ranimé par cette promesse, revinrent à la charge avec ardeur ; les Allemands plièrent à leur tour ; la déroute commencée se transforma tout à coup en un triomphe éclatant.

Fidèle à son vœu, Clovis voulut recevoir le baptême de saint Rémi, à Reims, et lorsque le nouveau Constantin descendit dans la cuve où les catéchumènes se plongeaient alors presque nus, le pontife lui dit : « Courbe la tête, fier Sicambre ; adore ce que tu as brûlé ; brûle ce que tu as adoré. » Plus de trois mille de ses guerriers reçurent aussi le baptême le même jour. La légende raconte, en outre, qu’au moment où Clovis arrivait au baptistère, on vit apparaître une colombe plus blanche que la neige et portant dans son bec une fiole pleine d’un chrême qui répandit sur toute l’assemblée des parfums d’une exquise suavité. C’est là ce qu’on appelle la sainte ampoule, et tout le monde sait que ce vase merveilleux servit depuis au sacre de nos rois jusqu’à notre grande Révolution, où il fut brisé par le conventionnel Ruhl comme un vestige des vieilles croyances superstitieuses.

La conversion de Clovis eut un immense résultat pour la constitution de la monarchie franque, aussi bien que pour la Gaule, dominée par les monarchies ariennes des Visigoths et des Burgondes. Le clergé catholique en manifesta une joie éclatante. « Ta foi, c’est notre victoire, » écrivait à Clovis le pape Anastase. « Quand tu combats, c’est nous qui vainquons, » lui disait saint Avitus. L’Église prenait solennellement possession des Francs et allait bientôt leur ouvrir toute la Gaule. Dès 497, les cités de l’Armorique, entraînées par leurs évêques, se soumirent volontairement à Clovis, dont l’union avec le clergé fit désormais la fortune. Les Bourguignons furent ensuite attaqués, et leur roi Gondebaud, vaincu sur les bords de l’Ouche (500), fut soumis à un tribut annuel. Alaric II, roi des Visigoths, inquiet des conquêtes franques, rechercha inutilement l’alliance de Clovis, qui entraîna ses guerriers, en 507, vainquit et tua son ennemi à Vouillé, près de Poitiers, et s’avança jusqu’en Languedoc, avec d’autant plus de facilité que Dieu, c est-à-dire l’Église, combattait pour lui, lui ouvrait la voie et multipliait les prodiges en sa faveur. Toutefois, son fils Thierry essuya un échec devant les murs d’Arles, en combattant les troupes de Théodoric le Grand, dont l’appui assura aux Visigoths la conservation de la Septimanie. L’empereur Anastase envoya à Clovis le titre et les insignes de consul et de patrice romain. Le roi franc assura l’unité de son empire en faisant successivement périr, par suite de perfidies, tous les petits rois des Francs, dont la plupart étaient ses parents. L’Église, préoccupée surtout de l’idée d’unité, et d’ailleurs comblée de privilèges et de présents, tolérait, et quelquefois même approuvait ces meurtres accomplis par ses farouches néophytes. Les rapides conquêtes de Clovis jetèrent tant d’éclat sur le nom des Francs, que la plupart des tribus barbares sollicitèrent leur alliance. C’est de ce règne seulement que le peuple franc commença à former une nation et un empire sur les débris de la puissance romaine et au milieu de la décadence des autres dominations barbares. Le roi franc fut enterré à Paris, dans l’église des Saints-Apôtres (Sainte-Geneviève), qu’il avait fondée, et sur l’emplacement de laquelle s’ouvre aujourd’hui la rue Clovis. À sa mort, ses quatre fils se trouvèrent tous rois, suivant l’usage des barbares : Thierry eut l’Austrasie ; Clotaire, le royaume de Soissons ; Childebert, celui de Paris ; Clodomir, celui d’Orléans.

— Iconogr. Les architectes du moyen âge décorèrent fréquemment le portail principal de leurs cathédrales des statues des rois de France. La plupart de ces statues ont été détruites ou gravement mutilées à l’époque de la Révolution. Parmi celles qui se sont conservées jusqu’à nous et que leur ancienneté rend particulièrement dignes d’intérêt, il faut citer en première ligne celles du portail de la cathédrale de Chartres, qui datent du xiie siècle. Il va sans dire que les auteurs de ces figures n’eurent pas la prétention de faire exactement les portraits des rois francs, dont ils ne possédaient d’ailleurs, suivant toute probabilité, aucune image authentique. Ils se contentèrent de reproduire des types choisis parmi leurs contemporains. « Les statues de Chartres, dit M. Viollet-le-Duc, sont de grandes figures longues qui semblent emmaillottées dans leurs vêtements comme des momies dans leurs bandelettes et qui sont profondément pénétrées de la tradition byzantine comme faire, bien que les vêtements soient occidentaux. Les têtes de ces personnages ont l’aspect de portraits exécutés par des maîtres. » Celle de ces statues à laquelle on a donné le nom de Clovis est une des plus remarquables ; le type en est des plus caractérisés : « Ce front plat, ces arcades sourcilières relevées, ces yeux à fleur de tête, ces longues joues, ce nez largement accusé à la base et un peu tombant, droit sur son profil ; cette bouche large, ferme, éloignée du nez ; ce bas du visage carré, ces oreilles plates et développées, ces longs cheveux ondes n’ont rien du Germain, rien du Romain, rien du Franc. C’est là, ce nous semble, un vrai type de vieux Gaulois. La face est grande relativement au crâne ; l’œil peut facilement devenir moqueur ; cette bouche dédaigne et raille. Il y a dans cet ensemble un mélange de fermeté, de grandeur et de finesse, voire d’un peu de légèreté et de vanité dans ces sourcils relevés, mais aussi l’intelligence et le sang-froid au moment du péril. » Une autre statue, dite de Clovis, qui se voit dans l’église de Saint-Denis, provient de Notre-Dame de Corbeil. Albert Lenoir l’avait fait transporter au musée des monuments français, ainsi que celle de Clotilde, qui a la même origine et qui est aujourd’hui dans le même lieu. M. Viollet-le-Duc pense que c’est fort arbitrairement que l’on a baptisé cette statue du nom de Clovis ; il reconnaît, d’ailleurs, qu’elle est exécutée avec un soin extrême, remarquable comme style, très-intéressante au point de vue des vêtements et présentant un type caractéristique fort différent de celui de Chartres. « Ce masque, dit le savant archéologue, n’est pas la reproduction d’un type admis, d’un canon ; c’est, pour qui sait voir, un portrait ou plutôt un type de race, un individu par excellence. Les grands yeux, fendus comme ceux des belles races venues du nord-est, les joues plates, le nez bien fait, droit ; la bouche petite et bien coupée, la lèvre supérieure étant saillante, le front très-large et plat, les arcades sourcilières charnues et suivant le contour du globe de l’œil, la barbe souple et les moustaches prononcées, les cheveux abondants et longs ; tous ces traits appartiennent au caractère de physionomie donné à la race mérovingienne. Que l’on compare ce masque à celui de Chartres, et l’on trouvera entre eux la différence qui sépare le mérovingien, ou les dernières peuplades venues du nord-est, du vieux sang gaulois. Le premier de ces types est évidemment plus beau, plus noble que l’autre. Il y a dans ces grands yeux si bien ouverts une hardiesse tenace, dans cette bouche fine quelque chose d’ingénieux qui n’existe pas dans le masque de Chartres. » On peut voir ces deux types gravés en regard un de l’autre dans le Dictionnaire de l’architecture française (t. VIII, p. 118 et 119).

Les statues dont nous venons de parler, ainsi que celles que l’on signale dans d’autres monuments comme étant des portraits de Clovis, ne sauraient être considérées comme des représentations exactes de ce prince. La vérité est qu’il n’existe aucun portrait authentique du fier Sicambre. Ceux qui ont été sculptés, peints ou gravés par les artistes modernes sont des images de pure fantaisie. En général, Clovis y est représenté avec la longue et épaisse chevelure mérovingienne, une barbe abondante et souple, des traits énergiques et une physionomie martiale. Parmi les portraits de ce prince qui figurent dans la collection iconographique de la Bibliothèque impériale, nous avons remarqué ceux de Larmenin, de Duflos (eau-forte coloriée), de C. Dupuis d’après Boizot, de Desrochers, de Bein d’après M. de Triqueti, de G. Lévy d’après Dejuinne, de Pauquet, de Ransonnette d’après Raffet, de Gavard d’après une statue du moyen âge (Galeries de Versailles), de C. Constans (lithogr.), d’après dessin de N.-H. Jacob, reproduisant le portrait qui est sur le tombeau de Clovis à Saint-Denis, etc.

Plusieurs faits de l’histoire de Clovis, sa victoire à Tolbiac, sa conversion, son baptême, etc., sont représentés dans les belles tapisseries du XVe siècle que possède la cathédrale de Reims et où est retracée la vie de saint Rémi : les costumes sont ceux de l’époque où les tapisseries ont été exécutées. La composition qui fait voir Clovis recevant le baptême dans l’église de Reims est particulièrement intéressante : le roî, dépouillé de ses vêtements, est plongé jusqu’à la ceinture dans la cuve des catéchumènes. Sa couronne est près de lui, posée sur un coussin. Clotilde, saint Rémi, Aurélien et d’autres personnes attachées au roi ou à l’archevêque sont à l’entour. La colombe qui apporte la sainte ampoule paraît au-dessus de ce groupe. Ce tableau est complété par un ange tenant dans ses bras les armes de la France. Nous avons décrit au mot baptême diverses compositions représentant le Baptême de Clovis ; nous citerons encore : une feuille de diptyque en ivoire qui passe pour être du XIe siècle et dont M. Rigollot, d’Amiens, qui en est le possesseur, a donné une description avec planche (1832, in-8°) ; un bas-relief de l’église de Chartres ; un tableau de Cornélis de Vos, au musée du Belvédère, à Vienne ; un tableau de Dejuinne, au musée de Versailles, etc. On voit encore dans cette dernière collection : la Victoire de Clovis à Tolbiac, par Ary Scheffer, et l’Entrée triomphale de Clovis à Tours, en 508"".

Clovis (le mariage de), bas-relief de M. Guillaume, dans l’église Sainte-Clotilde, à Paris. Le roi, coiffé de sa couronne, met au doigt de Clotilde, debout devant lui, l’anneau nuptial ; saint Rémi, debout entre les deux époux et revêtu de ses insignes épiscopaux, bénit l’union du roi des Francs et de la fille de Chilpéric. Derrière celle-ci se tient une de ses suivantes, et derrière Clovis un jeune guerrier portant le sceptre royal. Cette composition est simple, bien entendue et d’une exécution très-habile ; mais les types et les costumes sont plutôt gallo-romains que mérovingiens.

Clovis (la. conversion de), groupe en marbre de M. Maindron, au Panthéon (Paris). Clovis, touché des paroles du saint évêque, s’est incliné devant lui et a déposé à terre son armure et sa francisque ; d’une main, il tient sa couronne qu’il semble prêt à déposer aussi aux pieds du roi éternel ; de l’autre main, étendue vers saint Rémi, il proteste de sa foi nouvelle. L’évêque, les yeux levés au ciel, appelle sur la tête du roi les bénédictions divines. Ce groupe n’est pas d’une exécution bien robuste ; mais on peut louer l’auteur d’avoir cherché à exprimer avec vérité le sentiment chrétien.

Clovis, tragédie en cinq actes, de Nepomucène Lemercier, composée en 1801, imprimée en 1820, représentée au Théâtre-Français, le 7 janvier 1830. Clovis, ce barbare qui réussit à établir sa domination sur sa race entière parce qu’il l’emportait en hypocrisie profonde sur les autres chefs de sa nation, a fourni à Lemercier le type, par lui à dessein cherché, de ce qu’il appelle le Tartufe tragique. Ce genre de personnage est assez commun dans l’histoire, et Voltaire l’avait déjà prouvé en mettant à la scène Mahomet, ce conquérant fameux à qui l’imposture devait si bien réussir. Lemercier, lui, avait d’abord songé à s’emparer de Constantin, ce tartufe par excellence qui, cédant à l’invasion d’un dogme populaire, commença l’alliance du pouvoir spirituel avec le temporel et ne tarda pas à changer l’esprit de chrétienté morale en un esprit de catholicité politique, « plus conforme aux règlements du despotisme par lequel il s’est toujours altéré ; » mais ce prince inique, sanguinaire et dévot, meurtrier de ses peuples, bourreau de sa famille, non moins entouré de prélats que de satellites, et non moins apothéosé, béni et sanctifié que tous les oppresseurs ses frères, répondait moins bien aux vues de l’auteur, en raison de sa qualité de prince étranger, que Clovis qui fut, selon lui et selon l’histoire, le Constantin des Gaules. Il a donc choisi Clovis, et, si l’on considère que ce fut en 1801 qu’il fit ce choix, on verra qu’il y avait dans sa pensée plus d’un rapprochement à tenter entre les événements d’un temps déjà lointain et les événements de l’époque contemporaine. L’imposteur tragique qui lui apparaissait tout entier dans notre premier roi chrétien était une figure utile à évoquer, à étudier, à replacer dans son jour véritable, dans un temps où la réaction rouvrait les antichambres et les temples, et où par tant de portes nouvelles allaient rentrer tant d’anciens abus. « Eh quoi ! s’écrie Lemercier dans sa préface en parlant de son héros, le scrupule ne le défend pas de nos pinceaux ! Quelle témérité scandaleuse ! Quoi ! le chef de la première race de nos rois ! Quoi ! le fondateur de la monarchie française ! Lui, dont le sacre fut célébré par saint Rémi ! Oh ! qu’on cesse de se récrier sur ces grands titres : qu’on abjure les erreurs et les mensonges qui sanctifient un barbare sicambre ! Démasquons l’hypocrisie même des historiens, plus pernicieuse que celle des héros dont ils préconisent l’exemple, et qui, sous leur plume, fait jésuitiquement parler l’histoire en contradiction avec les faits qu’elle nous rapporte. Nommez, nommez Clovis chef de l’exécrable famille mérovingienne, fondateur d’une oppressive hiérarchie militaire, spoliateur des nations qu’il conquit à l’Église. Voilà les vrais titres que lui reconnaît l’équitable et libre philosophie. C’est l’erreur la plus fatale, c’est l’outrage le plus mortel à toute dynastie régnante, que de rattacher sa grandeur au souvenir d’un monstre, convertisseur homicide, cupide ravisseur des produits territoriaux, édificateur de ruineuses abbayes, fléau des potentats ses voisins, et destructeur de sa propre maison. Détrompez-vous sur les apologies menteuses, et ne trompez plus autrui : fouillez dans les vieilles traditions ; feuilletez les chroniques sincères ; ne vous obstinez plus à signaler comme une race vraiment royale cette succession d’assassins et d’empoisonneurs superstitieux qui sortirent de ce Clovis, en légitimes légataires des fruits d’un pieux brigandage. » Cette austère façon de juger l’arrivée de Clovis au pouvoir, cette tyrannie sacrée qui écrasait les rois et les sujets par le double pouvoir de la mitre et de l’épée, ne permettait à l’auteur d’altérer l’histoire par aucun mélange romanesque. Aussi de tous les faits de son héros n’en a-t-il choisi qu’un, et il l’a pris au moment où il va l’accomplir, afin de réunir, sans invraisemblance, les trois unités d’action, de temps et de lieu. Le meurtre de Sigebert, son parent, qu’il fit égorger par le fils même de ce roi, pour hériter de l’un et de l’autre, en punissant le parricide qu’il avait commandé, a paru au poëte ce qui signale le mieux l’atrocité de ce « saint usurpateur. » C’est sous ce rapport criminel qu’il avait à l’offrir, et non sous les apparences de gloire et de piété que l’erreur lui prête. C’est sur Clodoric, fils de Sigebert, et sur Édeline, fille d’Alaric, roi des Visigoths, princesse dont il est aimé, que se fondent l’intérêt et la pitié du drame.À l’égard de Clodoric seulement, les convenances de l’art ont détourné l’auteur de suivre les annales, mais sans rien changer à l’événement historique. Le spectacle d’un fils volontairement meurtrier de son père eût révolté sur notre théâtre. Il suffisait d’offrir l’apparence de ce sanglant parricide exécuté par ordre de Clovis et puni par lui-même ; Lemercier a corrigé ce que le sujet aurait eu de hideux et de dénaturé, de façon à le rendre plus touchant et plus terrible. Son aversion invétérée pour la tyrannie a suggéré à l’auteur le dénoûment de son Clovis, héros qu’on n’y voit puni que par la honte de son plein triomphe et que par l’horreur de son couronnement, qui ne lui laissa pour satisfaction que le néant d’une fausse gloire. Cette catastrophe lui a paru être le plus en analogie avec l’histoire du monde, où la vertu ne remporte qu’avec le temps. Auparavant, il avait peint, dans Charlemagne, la conspiration des gouvernés contre le gouvernant : il peignait dans Clovis celle du gouvernant contre les gouvernés.

« Cet ouvrage, conçu et exécuté sous le passage du consulats à vie, dit l’auteur dans sa préface, explique assez les motifs de ma conduite sous l’érection de l’Empire. Aurais-je pensé en conscience ce que j’écrivais, si j’avais souri aux faveurs du chef qui renversait la liberté de mes concitoyens ? Je le quittai, prévoyant trop les malheurs publics et ceux que j’attirais sur moi. La privation de mon patrimoine, arbitrairement ravi, eût été peu de chose à mes yeux, si ma famille n’eût trop souffert dans l’intervalle d’une longue persécution… »

La suite de la préface de Lemercier, que nous ne pouvons citer davantage à cette place, est curieuse à plus d’un titre. L’auteur va jusqu’à dire que sa tragédie « devenait une accusation involontaire : ce qui prouve irrécusablement que les tyrans sont entraînés à calquer leurs actes criminels les uns sur les autres. » Quoi qu’il en soit, Clovis, dont la représentation avait été ajournée en 1801 et en 1820, grâce aux obstacles sans cesse renaissants opposés par les censeurs et les comédiens, ne put paraître à la scène qu’en 1830, à la faveur des événements de Juillet, et alors que, depuis longtemps, elle était connue par l’impression. Elle ne venait plus en son temps, une nouvelle école littéraire avait surgi, c’en était fait de la tragédie ainsi comprise ; aussi Clovis n’eut-il point à la représentation le succès qu’il avait obtenu à la lecture. D’ailleurs, au lendemain de Henri III et à la veille d’Hernani, on trouvait bien froids et bien insuffisants les alexandrins corrects, mais lourds et pénibles, de Lemercier.

Clovis, tragédie en cinq actes et en vers, de M. Viennet, représentée pour la première fois sur le théâtre de la Comédie-Française, le 19 octobre 1820. Voici l’analyse d’un contemporain : « Egidius, Romain d’origine, appelé au trône des Francs par un parti de Gaulois, a été vaincu par Clovis. Syagrius, fils d’Egidius, s’est armé pour le venger ; il tombe au pouvoir de Clovis, qui poursuit le cours de ses conquêtes sans avoir décidé du sort de son prisonnier. Eudomire, sœur de Clovis, gouverne en l’absence de son frère. Syagrius la voit et l’aime ; il est payé du plus tendre retour. Elle pouvait faire mourir Syagrius ; l’amour lui a inspiré le désir de le sauver. Syagrius, de son côté, ne peut oublier son amour et ses bienfaits ; il ne songe plus à venger son père. Clodéric, ennemi des Romains, est épris aussi d’Eudomire ; lieutenant de Clovis et l’un de ses meilleurs guerriers, il ne craint point d’obstacles. Il découvre que Syagrius est son rival. Césaire, oncle de ce dernier et ambassadeur de l’empereur d’Occident, est arrivé à la cour d’Eudomire sous le prétexte de négocier un traité d’alliance offensive et défensive contre Théodoric, roi d’Italie ; mais le but réel de sa mission est de renverser l’autorité de Clovis et de le faire assassiner. Ce roi était alors à Soissons, capitale de ses États ; l’opinion de la cour et de l’armée est partagée sur son compte ; les uns exaltent sa valeur et ses exploits ; d’autres redoutent son pouvoir. Césaire, toujours occupé de son double projet et déjà d’accord avec Sinorix, chef gaulois, épuise tous ses efforts pour faire entrer Syagrius dans la conjuration. Clodéric arrive à Soissons ; il reproche à Eudomire d’avoir épargné les jours de son prisonnier, et annonce le dessein de le tuer lui-même. Clovis revient sur ces entrefaites ; il s’étonne que Syagrius existe encore. Clovis blâme la clémence d’Eudomire, mais il voit Syagrius dont la noble fierté lui plaît, et, loin de vouloir sa mort, il lui témoigne le plus touchant intérêt : « Sois l’époux de ma sœur, » lui dit-il. Clodéric furieux provoque son rival au combat ; mais Clovis, instruit de son dessein, lui ordonne d’y renoncer. Cependant Césaire et Sinorix ont réuni dans la forêt voisine un grand nombre de conjurés. Syagrius a refusé de s’associer à leur complot, et les conjurés n’en agissent pas moins en son nom. Clodéric saisit avidement cette occasion pour perdre un rival qu’il abhorre ; il dénonce Syagrius à Clovis. Tout semble confirmer l’assertion calomnieuse de Clodéric, et l’amant d’Eudomire ne peut échapper à la mort. Fidèle à l’amour, à ses serments, Syagrius a rejoint les conjurés ; il les exhorte à rentrer dans le devoir ; mais les hostilités vont commencer. Césaire est tombé au pouvoir de Clovis, qui l’envoie à la mort. Clodéric a attaqué les conjurés. Il est repoussé ; vaincu, il va périr ; Syagrius vole à son secours et le délivre. Cet acte de générosité place le jeune prince dans la position la plus embarrassante ; chaque parti l’accuse. Le supplice de Césaire, son oncle et son ami, le sort qui menace les autres conjurés, déchirent l’âme de Syagrius. Désespéré, il s’élance au milieu des dangers, et la mort l’atteint au moment où il rentrait dans le palais de Clovis. Celui-ci a la preuve |de l’innocence de Syagrius ; il donne néanmoins peu de regrets à sa mort imprévue. Deux fois vainqueur dans la même journée, le roi des Francs ne s’occupe que de sa gloire. « Braves guerriers, dit-il aux siens :

Au reste des captifs annoncez ma clémence ; Le sang qu’on a versé suffit à ma vengeance ; Mais que ce jour terrible apprenne aux factieux Que l’ennemi des Francs est l’ennemi des dieux.

Dès cette époque, M. Viennet ne triomphait pas sans lutte : « Je dégoûterais un grand nombre de jeunes poëtes qui se sentent appelés à faire des tragédies, dit-il, si, leur faisant l’historique de la mienne, je leur montrais cette fatalité qui a semblé la poursuivre. Lue et reçue à correction douze jours avant la journée de Lutzen, où je fus assez heureux pour rejoindre mon régiment, corrigée pour ainsi dire sur les champs de bataille, interrompue à moitié dans une seconde lecture par le trouble que la veille du 20 mars 1815 jetait dans la capitale, relue enfin et reçue quelques jours après cette dernière révolution, retardée par une foule d’obstacles qu’il était aussi difficile de prévoir que de surmonter, elle est arrivée au milieu de circonstances qui devaient la ruiner de fond en comble… Il manquait encore à la bizarrerie de mon étoile les circonstances politiques au milieu desquelles cette tragédie a été représentée. Une secte s’est élevée, qui, prenant à la lettre la distinction des Francs et des Gaulois, voudrait venger les uns de l’usurpation des autres. Clovis n’est à ses yeux que le ravisseur de la Gaule, le créateur de l’aristocratie française, et je n’ai pas besoin de dire combien cette idée pouvait jeter dans un parti puissant de préventions défavorables contre ma pièce… D’autres, sur la foi de mes opinions philosophiques, s’efforçaient de me ruiner d’avance : des articles de journaux, des bruits de salon, des insinuations malignes tendaient à indisposer mon auditoire. L’auteur, disait-on, est connu par des épîtres libérales, et sa tragédie sera bardée de déclamations contre les cours et en faveur de la liberté… Des rapports fâcheux m’arrivaient de tous les côtés. Un jeune homme avait déclaré dans le faubourg Saint-Germain qu’il viendrait me siffler pour m’apprendre à bien penser ; une lettre anonyme me menaçait d’une cabale, et je n’avais pas besoin de ces nouvelles inquiétudes… Après la première représentation, le hasard me pousse dans la cour du Palais-Royal : trois jeunes gens me précèdent et mon nom frappe mes oreilles. La curiosité l’emporte : je les suis, je les écoute ; j’entends louer le style de Clovis, les caractères, et je me rengorge. Mais que deviens-je, grand Dieu ! lorsqu un des interlocuteurs s’écrie qu’il est impossible aux véritables Français de soutenir mon ouvrage ; qu’il a été composé évidemment pour anéantir la liberté ; et que, tout libéral que je suis, je me suis mis dans une situation ridicule… Le lendemain, trente personnes me visitent ; je leur raconte mon aventure, et j’apprends qu’une foule de vers de ma pièce ont fait calomnier mes intentions ; qu’on me prête tour à tour les sentiments opposés que je donne à mes personnages. Il est un vers surtout qui met tout Paris en rumeur ; les journaux monarchiques s’en sont emparés ; ils l’ont pris pour texte de leurs déclamations contre Quiroga et Pépé, et Clovis, qui ne reçoit point la loi de ses soldats, fait à leurs yeux la satire des rois d’Espagne et de Naples, etc., etc. »

Peut-être bien M. Viennet, innocent à coup sûr de toutes les criminelles allusions qu’il se fait imputer ainsi, s’est-il un peu exagéré le bruit que sa tragédie fit dans Paris. Ce qui est vrai, cependant, c’est qu’elle obtint un succès complet. Elle est versifiée avec une certaine âpreté, qui, eu égard au sujet, ne manque ni de couleur ni d’originalité. Les situations dramatiques sont bien amenées et l’intérêt habilement soutenu. Les principaux rôles furent créés par Talma, Michelot, Ligier et Mme Paradol.