Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/COMMUNE DE PARIS DE 1871
Commune de Paris de 1871. Ce sujet douloureux et tragique sera traité ici avec la réserve qui convient à l’histoire contemporaine, car le sang dé la guerre civile est à peine séché sur nos pavés, mais avec l’indépendance d’esprit que nos lecteurs sont accoutumés à rencontrer chez nous. On comprendra que nous nous bornions à résumer brièvement les faits. Ce n’est pas au lendemain de pareilles luttes qu’on peut les apprécier avec une impartialité absolue. On doit se borner à les raconter avec sincérité, heureux si l’on peut éviter l’erreur et s’affranchir de toute prévention.
On ne subit pas sans en ressentir de profondes impressions toutes les souffrances, physiques et morales, que les Parisiens éprouvèrent pendant les longs mois de ce siège dont nos lecteurs trouveront ailleurs le funèbre récit (v. Paris [sièges de], au tome XII | du Grand Dictionnaire). Ces douleurs furent encore accrues, exaspérées par la convention du 28 janvier et la reddition de Paris. On n’a pas oublié l’explosion de colère qui se produisit à la première nouvelle de cette capitulation, qu’on n’osait pas même appeler de son véritable nom. Sans doute, on savait bien que même l’horrible pain des quinze derniers jours allait manquer ; mais il n’était entré dans l’imagination de personne que les chefs du gouvernement et les généraux de la défense rendraient la ville par une sorte de coup de surprise et sans avoir tenté le combat suprême que la population réclamait avec tant d’insistance et qu’on lui refusa toujours. Ce peuple, qui avait été admirable de constance et d’énergie, s’abandonna alors à une irritation qui était comme la réaction obligée de ses déceptions et de ses misères.
Les élections à l’Assemblée nationale montrèrent bien quel était l’état réel des esprits. D’abord, à l’exception de M. Jules Favre, qui passa l’un des derniers parmi les 43 élus, aucun des membres du gouvernement restés à Paris pendant le siège ne fut nommé ; on ne voulait plus entendre parler de ceux qu’on nommait « capitulards. » Ensuite, la plupart des élus appartenaient à la nuance radicule la plus tranchée ; un certain nombre, sans couleur politique, durent leur élection à leur conduite énergique pendant le siège, comme l’amiral Pothuau et autres.
Les élections départementales causèrent une stupéfaction profonde à Paris, qui avait voulu « la guerre à outrance » et qui était profondément dévoué à la République, tandis que les provinces, par le choix de leurs représentants, semblaient incliner vers la monarchie, et dans tous les cas vouloir la paix à tout prix.
Les premiers actes de l’Assemblée, réunie à Bordeaux, l’accueil indignement injurieux fait à Garibaldi, élu de Paris, les invectives haineuses lancées contre la grande cité, qu’on parlait de décapitaliser, le maintien du général Vinoy comme gouverneur de la capitale, la nomination de d’Aurelle de Paladines au commandement de la garde nationale, enfin les bruits fondés d’un prochain désarmement accroissaient de jour en jour l’irritation.
Ce grand Corps de la garde nationale parisienne attachait une importance capitale à son organisation et à son armement ; c’était pour elle la meilleure garantie du maintien de la République. Après les souffrances du siège, elle n’était pas disposée à se laisser désarmer par ces nouveaux venus, ces élus de la peur, ces ruraux, comme on les baptisa, qui lui apparaissaient comme les éclaireurs de la monarchie. Aussi songea-t-elle aussitôt à relier ses bataillons, à se donner une organisation qui la rendît à peu près indépendante du commandement en chef. De là, la fédération de la garde nationale et l’élection de ce Comité central (v. Comité central, dans ce Supplément) qui bientôt allait annuler d’Aurelle de Paladines, exercer le commandement réel et prendre au 18 mars la direction des affaires parisiennes.
De nombreuses délibérations des délégués de la garde nationale eurent lieu, et il fut décidé, notamment, qu’on résisterait par la force à toute tentative de désarmement. La portion la plus exaltée parvint même à faire voter que les bataillons s’opposeraient à l’entrée des Prussiens dans Paris. Mais des conseils plus sages prévalurent et tout se borna, pour la garde nationale, à former un cordon défensif, afin que les limites fixées par la convention ne fussent pas dépassées.
Dès le commencement de mars, la Fédération républicaine de la garde nationale et son Comité central étaient solidement constitués, avec l’adhésion et l’appui de 215 bataillons environ.
La veille de l’entrée des Prussiens, la nouvelle se répandit que des canons appartenant à la garde nationale avaient été oubliés à Neuilly et avenue de Wagram, emplacements qui devaient être occupés par l’ennemi. Les bataillons réunis à la hâte vont chercher les canons et les transportent à la place des Vosges, à Belleville, aux buttes Chaumont, à Charonne, à la Villette, enfin à Montmartre. Placés sur les buttes et braqués du côté de Paris, ces canons inquiétaient vivement et l’autorité et la partie bourgeoise de la population, car on sentait bien que cet état de crise allait aboutir à quelque catastrophe.
Sur ces entrefaites, survint la loi sur les échéances, dont l’application devait ruiner un si grand nombre de commerçants. La loi sur les loyers, si impatiemment attendue, n’avait pas même encore été proposée à l’Assemblée. Enfin, comme si l’on eût pris à tâche d’irriter de plus en plus la population, le général Vinoy ordonna la suppression de plusieurs journaux républicains.
L’opinion générale, partagée par les maires élus de Paris, était que le gouvernement rentrerait promptement en possession des canons de Montmartre s’il voulait employer les moyens modérés.
Cette période confuse et agitée, depuis la capitulation, avait été remplie de manifestations caractéristiques. La garde nationale continuait à toucher sa solde, et l’on comprend qu’en l’absence de tout travail il n’eût pas été possible de licencier cette grande armée, de jeter tout à coup des centaines de mille hommes sur le pavé. À l’occasion du 24 février, des démonstrations passionnées avaient eu lieu autour de la colonne de Juillet, décorée de couronnes d’immortelles, pavoisée de drapeaux rouges, et le soir illuminée de verres de couleur. Des soldats, des marins se mêlaient à ces manifestations, qui se prolongèrent plusieurs jours, et venaient avec les bataillons parisiens jurer : « La République ou la mort ! » On eût dit plutôt des fêtes funèbres ou une veille des armes et comme la forme démonstrative de la douleur et de l’irritation de la grande cité. Les âmes étaient en proie à une sombre exaltation. Un agent de police, un Corse de l’ancienne administration, surpris prenant des notes, fut saisi et jeté à l’eau. Telle était alors l’exaltation des esprits.
Cependant, un calme relatif était revenu, et il est probable qu’on eût pu conjurer cette effroyable guerre civile si l’on eût suivi le conseil des maires, en procédant avec prudence et ménagement et en affirmant nettement la République. Mais le gouvernement préféra les moyens de force, et, après avoir lancé une proclamation annonçant des mesures énergiques, il entreprit, dans la nuit du 17 au 18 mars, l’attaque des buttes Montmartre.
Les dispositions furent prises dans la nuit ; on lança comme éclaireurs d’anciens sergents de ville déguisés en gardes nationaux ; les buttes furent cernées militairement, et vers six heures du matin le général Lecomte, avec le 88e de ligne, un bataillon de chasseurs de Vincennes et environ 200 gendarmes, gravit les hauteurs, surprend le poste peu nombreux qui gardait les canons et enlève une dizaine de pièces. Mais la détonation des feux de peloton avait jeté l’alarme dans le quartier ; les gardes nationaux accourent successivement ; le général Lecomte ordonne à sa troupe de faire feu sur les premiers détachements. Mais les fraternités du siège, le souvenir de tant de maux soufferts ensemble agissaient sur les soldats, qui refusèrent de tirer et bientôt fraternisèrent avec la garde nationale. Le malheureux Lecomte, pris d’abord pour Vinoy, fut fait prisonnier. Sur tous les autres points autour de la butte les mêmes faits se répétèrent ; les gendarmes seuls continuaient de tirailler, Vinoy, en position sur le boulevard Clichy, se hâta de se replier, lui qui, à l’avance, avait répondu du succès.
L’affaire de Montmartre fut le seul engagement de cette journée fameuse. À Belleville, à Ménilmontant et ailleurs, la troupe fraternisa de bonne heure avec la population, et vers midi la garde nationale était maîtresse de Paris.
Le gouvernement essaya pourtant de lutter encore et fit afficher, pour entraîner les bataillons conservateurs, des proclamations où il prodiguait maladroitement les accusations de communisme et de pillage et qui ne firent qu’irriter plus profondément la population. Mais ces appels désespérés ne trouvèrent aucun écho, et à la fin de cette journée M. Thiers, chef du pouvoir exécutif, le général Vinoy et les ministres présents à Paris se retirèrent à Versailles, où se réunissait en ce moment l’Assemblée nationale, en emmenant le plus de troupes possible.
En même temps, M. Thiers prescrivait l’abandon des forts de la rive gauche, qui allaient ainsi tomber au pouvoir de l’insurrection, à laquelle on laissait également livrée la population parisienne. On voit bien là l’intention du président d’avoir sous la main toutes les troupes disponibles et de les soustraire à tout prix à l’influence révolutionnaire ; il redoutait la terrible manifestation de « la crosse en l’air, » dont beaucoup de soldats avaient donné l’exemple dans cette journée du 18 mars. Mais tout en arrachant les troupes à cette éventualité qui pouvait en effet se réaliser, le gouvernement n’aurait-il pu conserver au moins une des portes du Paris et la faire occuper fortement par des hommes dont l’esprit de discipline n’aurait inspiré aucune inquiétude ? Assurément, c’est là une simple question qu’il serait bien téméraire de vouloir résoudre aujourd’hui. Quant à l’abandon des forts, on peut reconnaître qu’il n’offrait pas de grands inconvénients, car ils avaient été tellement battus par l’artillerie allemande qu’ils ne pouvaient offrir une base bien solide à l’un ou à l’autre parti. Mais il n’en était pas de même du Mont-Valérien, qu’on s’était trop pressé d’évacuer et dont l’occupation avait une grande importance pour les uns ou pour les autres. Si le Comité central de la garde nationale, qui était alors le maître de Paris, avait eu la pensée d’établir quelques bataillons dans cette forteresse, l’armée régulière eût trouvé là un obstacle formidable qui eût singulièrement gêné ses opérations. Heureusement, le Comité ne songea alors qu’à occuper les mairies et les principales administrations. Le général Vinoy, comprenant la nécessité de s’assurer d’une telle position, décida M. Thiers à revenir sur l’ordre d’évacuation en ce qui concernait le Mont-Valérien, et le colonel Cholleton reçut l’ordre d’aller occuper immédiatement le fort avec son régiment, le 119e de ligne. Pendant toute la journée du 19 mars et la nuit du 19 au 20, le Mont-Valérien avait été pour ainsi dire sans garnison. Dans la soirée du 20, les fédérés se présentèrent en grand nombre devant la forteresse et la sommèrent de se rendre. Il fut répondu aux parlementaires que, s’ils ne se retiraient pas aussilôt, ils seraient fusillés sans pitié.
Dans la soirée du 18, un bruit sinistre se répandit, et ce bruit n’était malheureusement que trop exact. Le général Lecomte et Clément Thomas, général de la garde nationale pendant le siége arrêté sous l’accusation certainement fausse d’être venu inspecter les travaux de défense de Montmartre, avaient été fusillés dans un jardin de la rue des Rosiers. Ces meurtres odieux, auxquels prirent part quelques-uns des soldats du malheureux Lecomte, causèrent une légitime horreur à tous les honnêtes gens. Mais, d’ailleurs, il n’est nullement prouvé que le Comité central de la garde nationale y ait participé.
Cependant, les maires de Paris et leurs municipalités, ainsi qu’un certain nombre de représentants de la Seine, essayèrent encore de s’interposer pour amener une conciliation. Le soir du 18, avant le départ du gouvernement, ils vinrent proposer les nominations du colonel Langlois comme commandant de la garde nationale, de Dorian comme maire de Paris, d’Edmond Adam à la préfecture de police, du général Billot au commandement en chef de l’armée de Paris ; enfin des élections municipales et l’assurance du maintien de la garde nationale.
Le gouvernement, après bien des hésitations, souscrivit à quelques-unes de ces demandes, mais trop tard, quand il était devenu presque impossible d’enrayer le mouvement.
L’état-major, la place, les ministères, l’imprimerie nationale, l’Hôtel de ville, plusieurs mairies, etc., furent successivement occupés par les forces insurrectionnelles. Le brave général Chanzy, descendant de chemin de fer, fut arrêté, on ne sait pourquoi, en même temps que M. Turquet, député de l’Aisne. Tous deux furent conduits à la prison de la Santé, protégés contre les inexplicables colères de la foule par Léo Meillet, adjoint au XIVe arrondissement.
Le gouvernement ayant par son départ laissé le champ libre à l’insurrection, le Comité central de la garde nationale fut amené par la force des choses à se substituer au pouvoir évanoui, à se constituer en gouvernement, prétention qu’il ne pouvait certes pas avoir à l’origine. Cet abandon de la capitale couronnait la série de fautes commises par l’autorité légale et provoquait de plus en plus l’indifférence et l’inertie parmi les bataillons conservateurs.
Ici, la situation devient tout à fait tragique : d’un côté, les Prussiens, maîtres d’une partie des forts de Paris, n’ayant pour ainsi dire qu’à regarder par-dessus nos murailles pour voir les Français s’entr’égorger, comme des gladiateurs dans le cirque, et pouvant intervenir d’un moment à l’autre ; de l’autre, une malheureuse ville égarée, engagée dans une lutte sans issue, malgré son formidable armement ; d’autre part enfin, le gouvernement légal, disposant des ressources de la France entière et amassant d’heure en heure des forces pour se préparer à soumettre les insurgés parisiens. Il avait fait un appel aux volontaires de province ; mais, contrairement à ce qu’on avait vu en juin 1848, les départements ne répondirent pas à cet appel ; au reste, l’armée de Versailles se formait rapidement d’un élément plus sûr, des soldats français prisonniers en Allemagne et qui arrivaient de jour en jour en vertu du traité de paix.
Nous avons dit plus haut que M. Thiers avait donné l’ordre d’évacuer les forts ; celui de Vincennes avait néanmoins été excepté ; mais il restait isolé, n’ayant qu’une faible garnison comprenant un détachement du 20e d’artillerie, la compagnie permanente d’ouvriers et un bataillon de chasseurs à pied. Cependant, ses canons, ses munitions, ses murailles, ses bastions et ponts-levis fournissaient au fort les éléments d’une défense pour ainsi dire indéfinie. Mais son isolement, l’atmosphère révolutionnaire qui l’entourait, l’absence de prestige dans le commandement, produite par les récents événements militaires, tout pouvait faire présager des actes d’entraînement ou d’indiscipline de la part de la garnison. Toutes les localités avoisinant le fort appartenaient à l’émeute ; Belleville, Charonne, Ménilmontant, la barrière du Trône, Bagnolet, Montreuil, Saint-Mandé, Charenton fournissaient des contingents fédérés. On ne pouvait compter sur la population de Vincennes, d’où les autorités municipales avaient dû se retirer. Le fort ne tarda pas à être entouré, et les soldats de la compagnie d’ouvriers, sourds à la voix de leurs chefs, ne tardèrent pas à fraterniser avec la foule, acceptant le vin qu’on leur passait à travers les grilles. Les ponts-levis furent baissés, les murs escaladés, et le général Ribourt, qui commandait le fort, se vit en butte aux mauvais traitements de ses propres soldats, qu’il essaya vainement de ramener au sentiment de la discipline et du devoir. Les officiers déployèrent de leur côté la plus grande énergie, mais tous les efforts demeurèrent inutiles ; le fort de Vincennes resta au pouvoir des fédérés, pour lesquels cet événement avait une grande importance, car il mettait à leur disposition de nouvelles munitions, des armes et des pièces d’artillerie. De plus, beaucoup des artilleurs qui faisaient partie de la garnison passèrent au service de l’insurrection, à laquelle ils apportaient un précieux appoint, car ils allaient rendre plus effectif l’emploi de 400 pièces que renfermait le fort. La reddition eut lieu le 23 mars.
Dans la journée du 19, les représentants de la Seine, les maires et les adjoints de Paris firent afficher une proclamation annonçant qu’ils allaient proposer à l’Assemblée deux mesures qui, à leur avis, devaient rétablir le calme dans les esprits : l’élection de tous les chefs de la garde nationale et celle d’un conseil municipal. En même temps, le Comité central annonçait l’élection de ce conseil pour le mercredi 22 mars. Dans cette même journée du 19, les bataillons du Comité occupèrent les forts du sud, c’est-à-dire ceux d’Issy, de Vanves, de Montrouge et de Bicêtre ; quant à ceux du nord et de l’est, on sait qu’ils étaient aux mains des Prussiens.
Le 21 mars, un grand nombre de journaux de Paris publièrent la déclaration suivante, adressée aux électeurs :
« Attendu que la convocation des électeurs est un acte de la souveraineté nationale ;
« Que l’exercice de cette souveraineté n’appartient qu’aux pouvoirs émanés du suffrage universel ;
« Que, par suite, le Comité qui s’est installé à l’Hôtel de ville n’a ni droit ni qualité pour faire cette convocation ;
« Les représentants des journaux soussignés considèrent la convocation affichée pour le 22 mars comme nulle et non avenue, et engagent les électeurs à n’en pas tenir compte.
Ont adhéré :
« Le Journal des Débats, le Constitutionnel, l’Électeur libre., le Petit Moniteur, la Vérité, le Figaro, le Gaulois, la Petite Presse, le Petit Journal, Paris-Journal, le Petit National, la Presse, la France, la Liberté, le Pays, le National, l’Univers, la Cloche, la Patrie, le Français, la Gazette de France, l’Union, le Bien public, l’Opinion nationale, l’Avenir libéral, le Journal des Villes et des Campagnes, le Journal de Paris, le Moniteur universel, la France nouvelle, le Monde, le Temps, le Soir, l’Ami de la France, le Messager de Paris. »
On remarquera que la plupart de ces journaux étaient réactionnaires ou, tout au moins, d’un républicanisme bien pâle. Dans un tel moment d’effervescence révolutionnaire, ils ne pouvaient exercer qu’une influence fort restreinte sur la masse de la population parisienne.
La veille, 20 mars, un décret avait confié le commandement en chef de la garde nationale au vice-amiral Saisset, dont le fils avait été tué au fort de Montrouge pendant le siége, et qui avait pris lui-même une part brillante à la défense. Ce même jour, le Journal officiel de Versailles contenait la déclaration suivante, dans laquelle le gouvernement expliquait sa conduite et faisait appel à l’énergie des bons citoyens :
« Le gouvernement n’a pas voulu engager une action sanglante alors qu’il y était provoqué par la résistance inattendue du Comité central de la garde nationale. Cette résistance, habilement organisée, dirigée par des conspirateurs audacieux autant que perfides, s’est traduite par l’invasion d’un flot de gardes nationaux sans armes et de population se jetant sur les soldats, rompant leurs rangs et leur arrachant leurs armes. Entraînés par ces coupables excitations, beaucoup de militaires ont oublié leur devoir. Vainement la garde nationale avait-elle été convoquée ; pendant toute la journée elle n’a paru sur le terrain qu’en nombre insignifiant.
« C’est dans ces conjonctures que, ne voulant pas livrer une bataille sanglante dans les rues de Paris, alors surtout qu’il semblait n’être pas assez fortement soutenu par la garde nationale, le gouvernement a pris le parti de se retirer à Versailles, près de l’Assemblée nationale, la seule représentation légale du pays.
« En quittant Paris, M. le ministre de l’intérieur a, sur la demande des maires, délégué à la commission qui serait nommée par eux le pouvoir d’administrer provisoirement la ville. Les maires se sont réunis plusieurs fois sans pouvoir arriver à une entente commune.
« Pendant ce temps, le Comité insurrectionnel s’installait à l’Hôtel de ville et faisait paraître deux proclamations, l’une pour annoncer sa prise de possession du pouvoir, l’autre pour convoquer les électeurs de Paris dans le but de nommer une assemblée communale.
« Pendant que ces faits s accomplissaient, le comité de la rue des Rosiers, à Montmartre, était le théâtre du criminel attentat commis sur la personne du général Lecomte et du général Clément Thomas, lâchement assassinés par une bande de sicaires. Le général de Chanzy, qui arrivait de Bordeaux, était arrêté à la gare d’Orléans, ainsi que M. Turquet, représentant de l’Aisne.
« Les ministères étaient successivement occupés, les gares des chemins de fer envahies par des hommes armés se livrant sur les voyageurs à des perquisitions arbitraires, mettant en état d’arrestation ceux qui leur paraissaient suspects, désarmant les soldats isolés ou en corps qui voulaient entrer à Paris. En même temps, plusieurs quartiers se couvraient de barricades armées de pièces de canon, et partout les citoyens étaient exposés à toutes les exigences d’une inquisition militaire dont il est impossible de deviner le but.
« Ce honteux état d’anarchie commence cependant à émouvoir les bons citoyens, qui s’aperçoivent trop tard de la faute qu’ils ont commise en ne prêtant pas tout de suite leur concours actif au gouvernement nommé par l’Assemblée. Qui peut, en effet, sans frémir, accepter les conséquences de cette déplorable sédition s’abattant sur la ville comme une tempête soudaine, irrésistible, inexplicable ! Les Prussiens sont à nos portes, nous avons traité avec eux ; mais si le gouvernement qui a signé les conventions de préliminaires est renversé, tout est rompu. L’état de guerre recommence, et Paris est fatalement voué à l’occupation.
« Ainsi sont frappés de stérilité les longs et douloureux efforts à la suite desquels le gouvernement est parvenu à éviter ce malheur irréparable ; mais ce n’est pas tout : avec cette lamentable émeute, il n’y a plus ni crédit ni travail. La France, ne pouvant satisfaire à ses engagements, est livrée à l’ennemi, qui lui imposera sa dure servitude. Voilà les fruits amers de la folie criminelle de quelques-uns, de l’abandon déplorable des autres.
« Il est temps encore de revenir à la raison et de reprendre courage. Le gouvernement et l’Assemblée ne désespèrent pas. Ils font appel au pays, ils s’appuient sur lui, décidés à le suivre résolument et à lutter sans faiblesse contre la sédition.
« Des mesures énergiques vont être prises ; que les départements les secondent en se groupant autour de l’autorité qui émane de leurs libres suffrages. Ils ont pour eux le droit, le patriotisme, la décision ; ils sauveront la France des malheurs qui l’accablent.
« Déjà, comme nous l’avons dit, la garde nationale de Paris se reconstitue pour avoir raison de la surprise qui lui a été faite. L’amiral Saisset, acclamé sur les boulevards, a été nommé pour la commander. Le gouvernement est prêt à la seconder. Grâce à leur accord, les factieux qui ont porté à la République une si grave atteinte seront forcés de rentrer dans l’ombre ; mais ce ne sera pas sans laisser derrière eux, avec les ruines qu’ils ont faites, avec le sang généreux versé par leurs assassins, la preuve certaine de leur affiliation avec les plus détestables agents de l’Empire et les intrigues ennemies. Le jour de la justice est prochain. Il dépend de la fermeté de tous les bons citoyens qu’il soit exemplaire. »
Le souvenir des Prussiens campés aux portes de Paris, évoqué par cette déclaration, était certes de nature à faire impression sur des esprits non aveuglés par la passion politique ; mais la phrase comminatoire qui la termine était malheureuse ; elle laissait entrevoir des représailles terribles et ne pouvait qu’exalter encore les sentiments révolutionnaires qui dominaient dans la capitale. Le gouvernement, d’ailleurs, semblait ne pas se rendre compte d’une chose, c’est que l’Assemblée n’inspirait que des défiances et des antipathies, et que l’effet de ses promesses se brisait contre une incrédulité trop fondée.
En même temps que cette déclaration paraissait dans le Journal officiel de Versailles, le Journal officiel de Paris publiait la suivante :
« Paris, depuis le 18 mars, n’a d’autre gouvernement que celui du peuple ; c’est le meilleur.
« Jamais révolution ne s’est accomplie dans des conditions pareilles à celles où nous sommes.
« Paris est devenu ville libre.
« Sa puissante centralisation n’existe plus.
« La monarchie est morte de cette constatation d’impuissance.
« Dans cette ville libre, chacun a le droit de parler sans prétendre influer en quoi que ce soit sur les destinées de la France.
« Or Paris demande :
« 1° L’élection de la mairie de Paris ;
« 2° L’élection des maires, adjoints et conseillers municipaux des vingt arrondissements de la ville de Paris ;
« 3° L’élection de tous les chefs de la garde nationale, depuis le premier jusqu’au dernier.
« 4° Paris n’a nullement l’intention de se séparer de la France, loin de là : il a souffert pour elle l’Empire, le gouvernement de la Défense nationale, toutes ses trahisons et toutes ses lâchetés. Ce n’est pas, à coup sûr, pour l’abandonner aujourd’hui, mais seulement pour lui dire, en qualité de sœur aînée : « Soutiens-toi toi-même comme je me suis « soutenu, oppose-toi à l’oppression comme « je m’y suis opposé ! »
« Le commandant délégué de l’ex-préfecture de police :
« E. Du VAL.
Les délégués adjoints :
« E. Teulière, Édouard Roullier. L.Duvivier, Chardon, Vergnaud, Mouton. »
En réponse à la déclaration des journaux, que nous avons reproduite plus haut, le Journal officiel de Paris du 22 mars contenait cette note comminatoire :
Avertissement.
« Après les excitations à la guerre civile, les injures grossières et les calomnies odieuses, devait nécessairement venir la provocation ouverte à la désobéissance aux décrets du gouvernement siégeant à l’Hôtel de ville, régulièrement élu par l’immense majorité des bataillons de la garde nationale de Paris (215 sur 266 environ).
« Plusieurs journaux publient, en effet, aujourd’hui, une provocation à la désobéissance à l’arrêté du Comité central de la garde nationale, convoquant les électeurs pour le 22 courant, pour la nomination de la commission communale de la ville de Paris.
« Voici cette pièce, véritable attentat contre la souveraineté du peuple de Paris, commis par les rédacteurs de la presse réactionnaire (suit la déclaration des journaux).
« Comme il l’a déjà déclaré, le Comité central de la garde nationale, siégeant à l’Hôtel de ville, respecte la liberté de la presse, c’est-à-dire le droit qu’ont les citoyens de contrôler, de discuter et de critiquer ses actes à l’aide de tous les moyens de publicité ; mais il entend faire respecter les décisions des représentants de la souveraineté du peuple de Paris, et il ne permettra pas impunément qu’on y porte atteinte plus longtemps en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et à ses ordres.
« Une répression sévère sera la conséquence de tels attentats, s’ils continuent à se produire. »
Cette liberté de contrôler, de discuter et de critiquer était bonne à professer en théorie ; mais nous verrons plus loin comment le Comité l’entendait dans la pratique.
Bien que nous ayons déjà consacré dans ce Supplément un article spécial au Comité central, le lecteur comprendra qu’il nous est impossible de l’éliminer d’un historique de la Commune, car il en a été l’âme jusqu’à la fin.
Les élections, annoncées d’abord pour le 22, furent remises au 23 par une proclamation disant que, le Comité n’ayant pu établir une entente parfaite avec les maires, il se voyait forcé de procéder à ces élections sans leur concours. Le vote devait avoir lieu au scrutin de liste et par arrondissement. Ce document fixait le nombre des conseillers à 90, soit 1 pour 20,000 habitants et par fraction de plus de 10,000. Ils étaient répartis de la manière suivante, d’après le chiffre de la population de chaque arrondissement :
1er arrond., 81,663 hab., 4 conseillers.
IIe arrond., 79,909 hab., 4 conseillers.
IIIe arrond., 92,680 hab., 4 conseillers.
IVe arrond., 98,648 hab., 5 conseillers.
Ve arrond., 104,083 hab., 5 conseillers.
VIe arrond., 90,115 hab., 5 conseillers.
VIIe arrond., 75,438 hab., 4 conseillers.
VIIIe arrond., 70,239 hab., 4 conseillers.
IXe arrond., 106,221 hab., 5 conseillers.
Xe arrond., 116,438 hab., 6 conseillers.
XIe arrond., 149,641 hab., 7 conseillers.
XIIe arrond., 78,635 hab., 4 conseillers.
XIIIe arrond., 70,192 hab., 4 conseillers.
XIVe arrond., 63,506 hab., 3 conseillers.
XVe arrond., 69,340 hab., 3 conseillers.
XVIe arrond., 42,187 hab., 2 conseillers.
XVIIe arrond., 93,173 hab., 5 conseillers.
XVIIIe arrond., 130,456 hab., 7 conseillers.
XIXe arrond., 88,930 hab., 4 conseillers.
XXe arrond., 87,414 hab., 4 conseillers.
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Total.................................. 90 conseillers.
Le Journal officiel contenait en même temps cette nouvelle :
« Le général Cremer a accepté le commandement supérieur des forts de l’enceinte ; il a été acclamé à sa sortie de l’Hôtel de ville. »
Le général Cremer eût été une excellente recrue pour l’insurrection ; il était d’ailleurs assez populaire. Mais la nouvelle était fausse.
Cependant l’inquiétude, la perturbation étaient profondes dans Paris, flottant indécis entre un gouvernement absent et un pouvoir nouveau qui n’était accepté ou subi que tacitement. Tous les hommes sensés se demandaient avec angoisse quelle allait être la ligne de conduite de ces inconnus, surgissant brusquement d’une insurrection, comme on voit des corps indéfinissables monter des profondeurs de la mer à la surface des eaux violemment agitées par la tempête. Si les maires et les députés de Paris avaient pris la direction du mouvement, et ils le pouvaient, nul ne peut dire quelles eussent été les conséquences de cette initiative. Mais ils ne purent ou n’osèrent pas, sans doute dans la crainte patriotique de déchaîner une effroyable guerre civile sur toute la France, en face d’un ennemi victorieux applaudissant à nos déchirements. Le 22 mars, des citoyens eurent la pensée de faire une démonstration publique et pacifique, dans l’espoir de prévenir des événements terribles dont on sentait déjà instinctivement l’approche. Dans l’état de surexcitation des esprits, cette manifestation revêtait un caractère très-dangereux, comme l’événement, d’ailleurs, ne l’a que trop prouvé. Ce jour-là, une colonne composée de 1,000 à 1,200 personnes au moins, la plupart sans armes et sans uniforme, parcourut les boulevards Montmartre et des Italiens, puis, arrivée à la hauteur de la rue de la Paix, se dirigea vers la place Vendôme. Là campaient, depuis le 18, des détachements appartenant aux bataillons du Comité. Les manifestants et les gardes nationaux se trouvèrent ainsi en présence, et il était bien difficile qu’il n’en résultât pas quelque malheur. En effet, la fusillade éclata brusquement, tuant ou blessant un grand nombre de personnes. Parmi les blessés se trouvait M. Henri de Pêne, rédacteur en chef de Paris-Journal, feuille qui, après avoir montré une basse complaisance pour l’Empire, n’avait pas cessé, depuis le 4 septembre, d’attaquer la République. Le Journal officiel ne rendit compte de ce malheureux incident que le 25 et en rejeta la responsabilité sur la foule, qui aurait maltraité les sentinelles avancées et tenté de désarmer les premiers rangs des gardes nationaux. Ceux-ci, après avoir essuyé plusieurs coups de revolver, auraient fait, seulement alors, usage de leurs armes, mais après sommations légales et plusieurs roulements de tambours. Ces allégations furent contredites par plusieurs journaux. Mais qui démêlera la vérité ? Peut-être, comme cela est déjà arrivé tant de fois au milieu de ces circonstances où il est si difficile de garder son sang-froid, n’y eut-il au fond qu’un déplorable malentendu.
Ce même jour, 22 mars, les représentants de la Seine les plus populaires, les maires et les adjoints de Paris publiaient des proclamations invitant les électeurs à s’abstenir de prendre part au vote annoncé pour le lendemain, en prévision des élections que l’Assemblée se proposait de provoquer à bref délai. Le Comité comprit que ces proclamations, jointes aux conseils d’abstention donnés par un grand nombre de journaux, menaçaient de faire le vide autour des urnes, et il ajourna encore une fois les élections, qu’il fixait au dimanche 26 mars.
À la même époque, le gouvernement nomma le représentant M. Langlois chef d’état-major général de l’amiral Saisset, et un autre représentant, M. Schœlcher, commandant de l’artillerie de la garde nationale. Nous n’avons pas besoin de dire que les 266 bataillons de cette garde ne professaient pas tous !e même dévouement à l’égard du Comité central, et un conflit sanglant pouvait éclater d’un jour à l’autre entre les bataillons dissidents. Dans cette prévision, l’amiral Saisset concentra à la mairie du IIe arrondissement, ainsi qu’à la Banque, des préparatifs de défense et mit la gare de Saint-Lazare en état de résistance, afin d’assurer ses communications avec Versailles. On n’avait pas encore, néanmoins, abandonné tout espoir de conciliation, et les représentants, les maires, les adjoints, des groupes de citoyens même cherchaient des moyens de transaction. Ils se heurtaient, de part et d’autre, à des obstacles infranchissables : le gouvernement de Versailles croyait au-dessous de sa dignité de traiter avec un pouvoir né de l’insurrection, et le Comité central n’était pas d’humeur à subir les conditions d’hommes qui ne lui inspiraient aucune confiance. Pour répondre aux préparatifs de l’amiral, il transforma l’Hôtel de ville en une véritable forteresse, que protégeaient de nombreuses barricades garnies d’artillerie ; la place Vendôme fut convertie en redoute ; le commandement supérieur de Paris était confié à trois généraux improvisés, Brunel, Eudes et Duval. On semblait donc marcher rapidement vers une crise sanglante, lorsque, le 25, veille des élections, une transaction intervint tout à coup et fut annoncée à la population parisienne par la proclamation suivante :
« Les députés de Paris, les maires et les adjoints élus, réintégrés dans les mairies de leurs arrondissements, et les membres du Comité central de la garde nationale, convaincus que, pour éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris et pour affermir la République, il faut procéder à des élections immédiates, convoquent les électeurs, demain dimanche, dans leurs collèges électoraux.
« Le scrutin sera ouvert à huit heures du matin et fermé à minuit.
« Les habitants de Paris doivent comprendre que, dans les circonstance actuelles, ils doivent tous prendre part au vote, afin que ce vote ait le caractère sérieux qui, seul, peut assurer la paix dans la cité.
« Pour les députés de la Seine, les représentants de la Seine présents à Paris,
« Lockroy, Floquet, Clémenceau, Tolain, Greppo.
« Tous les maires et adjoints ont signé, sauf, pour cause d’absence, Arnaud (de l’Ariége), Henri Martin. M. Tirard adhère. »
Le Comité central s’empressa, de son côté, de faire afficher cette proclamation, mais en l’altérant d’une manière assez sensible :
« Le Comité central de la garde nationale, auquel se sont ralliés les députés de Paris, les maires et adjoints, convaincus que le seul moyen d’éviter la guerre civile, l’effusion du sang à Paris, et, en même temps, d’affermir la République, est de procéder à des élections immédiates, convoquent pour demain dimanche tous les citoyens dans les collèges électoraux.
« Les habitants de Paris comprendront que, dans les circonstances actuelles, le patriotisme les oblige à venir tous au vote, afin que les élections aient le caractère sérieux qui, seul, peut assurer la paix dans la cité. »
C’étaient donc, de par ce texte altéré, les représentants, les maires et les adjoints qui faisaient acte de soumission aux volontés du Comité, et, au fond, c’était vrai ; on évitait ainsi une résolution extrême, mais au profit du Comité central, qui conservait et organisait militairement ses bataillons, tandis que l’amiral Saisset licenciait ceux qui étaient résolus à lutter contre l’autorité insurrectionnelle. Les élections eurent donc lieu le 26. Voici les noms qui obtinrent le plus grand nombre de suffrages ; les abstentions, d’ailleurs, avaient été fort nombreuses.
1er arrond. Adam, Méline, Rochart, Barré.
IIe arrond. Brelay, Tirard, Chéron, Loiseau-Pinson.
IIIe arrond. Demay, Arnaud, Pindy, Cléray,
Dupont.
IVe arrond. Lefrançais, Arthur Arnould,
Clémence, Amouroux, Gérardin,
Ve arrond. Jourde, Régère, Tridon, Blanchet,
Ledroit.
VIe arrond. Leray, Goupil, Robinet, Beslay,
Varlin.
VIIe arrond. Parisel, Lefèvre, Urbain,
Brienet.
VIIIe arrond. Raoul Rjgault, Vaillant, Arthur
Arnould, Allix.
IXe arrond. Ranc, Ulysse Parent, Desmarest,
Émile Ferry, Nast.
Xe arrond. Félix Pyat, Henri Fortuné,
Gambon, Champy, Babick.
XIe arrond. Assi, Avrial, Delescluze,
Mortier, Eudes, Protot, Verdure.
XIIe arrond. Varlin, Fresneau, Geresme,
Theisz.
XIIIe arrond. Léo Meillet, Durand, Chardon,
Franckel.
XIVe arrond. Billioray, Martelet, Decamp.
XVe arrond. Victor Clément, Jules Vallès,
Langevin.
XVIe arrond. Marmottan (docteur), Bouteiller.
XVIIe arrond. Varlin, Émile Clément, Gérardin,
Chalin, Malon.
XVIIIe arrond. Blanqui, Theisz, Dereure,
J.-B. Clément, Ferré, Vermorel, Paschal Grousset.
XIXe arrond. Oude, Puget, Cournet, Delescluze, Ostyn, Miot.
XXe arrond. Rouvier, Bergeret, Flourens, Blanqui.
Le 27 au matin, avant même la fin du dépouillement du scrutin, le Comité central annonça qu’il cédait la place aux nouveaux élus ; mais, comme nous l’avons déjà dit et comme on pourra le remarquer jusqu’au dénoûment, il ne cessa pas d’exister et de commander. Le Journal officiel, avec cette déclaration, publiait les deux pièces suivantes, qui jettent un grand jour sur les véritables origines et le but de la Commune :
« À l’heure où nous écrivons, le Comité central aura de droit, sinon de fait, cédé la place à la Commune. Ayant rempli le mandat extraordinaire dont la nécessité l’avait investi, il se réduira de lui-même à la fonction spéciale qui fut sa raison d’être et qui, contestée violemment par le pouvoir, l’obligeait à lutter, à vaincre ou à mourir avec la cité, dont il était la représentation armée.
« Expression de la liberté municipale légitimement, juridiquement insurgée contre l’arbitraire gouvernemental, le Comité n’avait d’autre mission que d’empêcher à tout prix qu’on n’arrachât à Paris le droit primordial qu’il avait triomphalement conquis. Au lendemain du vote, on peut dire que le Comité a fait son devoir.
« Quant à la Commune élue, son rôle sera tout autre et les moyens pourront être différents. Avant tout, il lui faudra définir son mandat, délimiter ses attributions. Ce pouvoir constituant qu’on accorde si large, si indéfini, si confus pour la France à une Assemblée nationale, elle devra l’exercer pour elle-même, c’est-à-dire pour la cité, dont elle n’est que l’expression.
« Aussi, l'œuvre première de nos élus devra être la discussion et la rédaction de leur charte, de cet acte que nos aïeux du moyen âge appelaient leur commune. Ceci fait, il lui faudra aviser aux moyens de faire reconnaître et garantir par le pouvoir central, quel qu’il puisse être, ce statut de l’autonomie municipale.
« Cette partie de leur tâche ne sera pas la moins ardue si le mouvement, localisé à Paris et dans une ou deux grandes villes, permet à l’Assemblée nationale actuelle d’éterniser un mandat que le bon sens et la force des choses limitaient à la conclusion de la paix et qui, déjà, se trouve depuis quelque temps accompli.
« À une usurpation de pouvoir la Commune de Paris n’aura pas à répondre en usurpant elle-même. Fédérée avec les communes de France déjà affranchies, elle devra, en son nom et au nom de Lyon, de Marseille et bientôt peut-être de dix grandes villes, étudier les clauses du contrat qui devra les relier à la nation, poser l’ultimatum du traité qu’elles entendent signer.
« Quel sera cet ultimatum ? D’abord il est bien entendu qu’il devra contenir la garantie de l’autonomie, de la souveraineté municipale reconquises.
« En second lieu, il devra assurer le libre jeu des rapports de la Commune avec les représentants de l’unité nationale.
« Enfin, il devra imposer à l’Assemblée, si elle accepte de traiter, la promulgation d’une loi électorale telle que la représentation des villes ne soit plus, à l’avenir, absorbée et comme noyée dans la représentation des campagnes. Tant qu’une loi électorale conçue dans cet esprit n’aura pas été appliquée, l’unité nationale brisée, l’équilibre social rompu ne pourraient pas se rétablir.
« À ces conditions, et à ces conditions seulement, la ville insurgée redeviendra la ville capitale. Circulant plus libre à travers la France, son esprit sera bientôt l’esprit même de la nation, esprit d’ordre, de progrès, de justice, c’est-à-dire de révolution. »
La seconde pièce était ainsi conçue :
Association internationale des travailleurs.
Conseil fédéral des sections parisiennes.
Chambre fédérale des sociétés ouvrières,
« Travailleurs,
« Une longue suite de revers, une catastrophe qui semble devoir entraîner la ruine complète de notre pays, tel est le bilan de la situation créée à la France par les gouvernements qui l’ont dominée.
« Avons-nous perdu les qualités nécessaires pour nous relever de cet abaissement ? Sommes-nous dégénérés au point de subir avec résignation le despotisme hypocrite de ceux qui nous ont livrés à l’étranger, et de ne retrouver d’énergie que pour rendre notre ruine irrémédiable par la guerre civile ?
« Les derniers événements ont démontré la force du peuple de Paris ; nous sommes convaincus qu’une entente fraternelle démontrera bientôt sa sagesse.
« Le principe d’autorité est désormais impuissant pour rétablir l’ordre dans la rue, pour faire renaître le travail dans l’atelier, et cette impuissance est sa négation.
« L’insolidarité des intérêts a créé la ruine générale, engendré la guerre civile ; c’est à la liberté, à l’égalité, à la solidarité qu’il faut demander d’assurer l’ordre sur de nouvelles bases, de réorganiser le travail, qui est sa condition première.
« Travailleurs,
« La révolution communale affirme ces principes, elle écarte toute cause de conflit dans l’avenir ! Hésiterez-vous à lui donner votre sanction définitive ?
« L’indépendance de la Commune est le gage d’un contrat dont les clauses, librement débattues, feront cesser l’antagonisme des classes et assureront l’égalité sociale.
« Nous avons revendiqué l’émancipation des travailleurs, et la délégation communale en est la garantie, car elle doit fournir à chaque citoyen les moyens de défendre ses droits, de contrôler d’une manière efficace les actes de ses mandataires chargés de la gestion de ses intérêts, et de déterminer l’application progressive des réformes sociales.
« L’autonomie de chaque commune enlève tout caractère oppressif à ses revendications et affirme la République dans sa plus haute expression.
« Travailleurs,
« Nous avons combattu, nous avons appris à souffrir pour notre principe égalitaire ; nous ne saurions reculer alors que nous pouvons aider à mettre la première pierre de l’édifice social.
« Qu’avons-nous demandé ?
« L’organisation du crédit, de l’échange, de l’association, afin d’assurer au travailleur la valeur intégrale de son travail ;
« L’instruction gratuite, laïque et intégrale ;
« Le droit de réunion et d’association, la liberté absolue de la presse, celle du citoyen ;
« L’organisation au point de vue municipal des services de police, de force armée, d’hygiène, de statistique, etc.
« Nous avons été dupes de nos gouvernants, nous nous sommes laissé prendre à leur jeu, alors qu’ils caressaient et réprimaient tour à tour les factions dont l’antagonisme assurait leur existence.
« Aujourd’hui le peuple de Paris est clairvoyant, il se refuse à ce rôle d’enfant dirigé par le précepteur, et dans les élections municipales, produit d’un mouvement dont il est lui-même l’auteur, il se rappellera que le principe qui préside à l’organisation d’un groupe, d’une association est le même qui doit gouverner la société entière, et comme il rejetterait tout administrateur président imposé par un pouvoir en dehors de son sein, il repoussera tout maire, tout préfet imposé par un gouvernement étranger à ses aspirations.
« Il affirmera son droit, supérieur au vote d’une assemblée, de rester maître dans sa ville et de constituer comme il lui convient sa représentation municipale, sans prétendre l’imposer aux autres.
« Dimanche 26 mars, nous en sommes convaincus, le peuple de Paris tiendra à honneur de voter pour la Commune.
« Les délégués présents à la séance de nuit du 23 mars 1871 :
« Conseil fédéral des sections parisiennes de l’Association internationale,
« Aubry (fédération rouennaise), Boudet, Chaudesaigues, Coifé, V. Demay, A. Duchêne, Dupuis, Léo Franckel, H. Coullé, Laureau, Limousin, Martin Léon, Nostag, Ch. Rochat.
« Chambre fédérale des Sociétés ouvrières,
« Camélinat, Descamps, Evette, Galand, Haan, Hamet, Jance, J. Lallemand, Lazare Lévy, Pindy, Eug. Pottier, Rouveyroles, Spoeder, A. Theisz, Very. »
Ces deux pièces étaient datées du 26 mars même et émanaient de sociétés ouvrières. La pensée secrète qui en ressort, c’est celle de s’emparer exclusivement du mouvement progressiste, de lui imprimer sa direction et d’asseoir la suprématie des classes ouvrières sur l’effacement complet des autres. Que les ouvriers demandent à prendre part à la gestion des affaires publiques, auxquelles ils sont intéressés comme le reste des citoyens, ils restent dans la plénitude de leurs droits. Qu’ils envoient au parlement beaucoup d’ouvriers comme M. Tolain, assez compétents pour traiter les questions industrielles et commerciales qui ont conquis tant d’importance dans la société moderne, nous serons les premiers à y applaudir. Mais il faut que les ouvriers se pénètrent bien de cette pensée qu’il ne suffit pas d’être maçon, charpentier ou peintre en bâtiments pour faire un excellent député, un habile administrateur municipal. Des connaissances spéciales, des études approfondies sont indispensables, et c’est alors qu’il faut combler les lacunes de l’éducation et de l’instruction premières par un travail opiniâtre qui permette enfin d’aborder des discussions au cours desquelles on peut rencontrer des adversaires retors, qui triomphent aisément d’idées de justice et de progrès mal exposées et mal défendues.
La Commune était donc constituée. En s’installant à l’Hôtel de ville, son premier acte fut de déclarer que la garde nationale et le Comité central avaient bien mérité de la patrie. Le 29 mars, le Journal officiel publiait la note suivante :
« Les citoyens membres de la Commune de Paris sont convoqués pour aujourd’hui mercredi, 8 germinal, à I heure très-précise, à l’Hôtel de Ville, salle du conseil. »
Le retour au calendrier révolutionnaire ne fut qu’un essai, qu’on ne devait pas tarder à abandonner. Au reste, ce n’est pas la seule parodie de cette grande époque que la Commune devait tenter ; elle aussi allait avoir son comité de Salut publie. Cependant elle avait renié le drapeau tricolore de la Révolution pour le drapeau rouge, sous le prétexte assez singulier que le rouge avait été autrefois la couleur de l’oriflamme. Aucun décret, d’ailleurs, n’avait prescrit cette substitution.
Le 31 mars, on lisait en tête du Journal officiel :
« La commission qui a été chargée de l’examen des élections a dû examiner les questions suivantes :
« Existe-t-il une incompatibilité entre le mandat de député à l’Assemblée de Versailles et celui de membre de la Commune ?
« Considérant que l’Assemblée de Versailles, en refusant de reconnaître la Commune élue par le peuple de Paris, mérite par cela même de ne pas être reconnue par cette Commune ;
« Que le cumul doit être interdit ;
« Qu’il y a, du reste, impossibilité matérielle à suivre les travaux des deux Assemblées ;
« La commission pense que les fonctions sont incompatibles.
« Les étrangers peuvent-ils être admis à la Commune ?
« Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ;
« Considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent ;
« Que cet usage existe depuis longtemps chez les nations voisines ;
« Considérant que le titre de membre de la Commune, étant une marque de confiance plus grande encore que le titre de citoyen, comporte implicitement cette dernière qualité,
« La commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis et vous propose l’admission du citoyen Franckel.
« Les élections doivent-elles être validées d’après la loi de 1840, exigeant pour les élus le huitième des électeurs inscrits ?
« Considérant qu’il a été établi que les élections seraient faites d’après la loi de 1849, la commission est d’avis que le huitième des voix est nécessaire en principe.
« Mais, considérant que l’examen des listes électorales de 1871 a fait reconnaître des irrégularités qui sont d’une importance telle qu’elles ne présentent plus aucune certitude sur le véritable chiffre des électeurs inscrits : les causes qui ont influé sur l’inexactitude des listes sont de différente nature : c’est le plébiscite impérial, pour lequel une augmentation insolite s’est produite ; le plébiscite du 3 novembre, les décès pendant le siège, le chiffre élevé des habitants qui ont abandonné Paris après la capitulation, et, d’un autre côté, le chiffre considérable pendant le siège des réfugiés étrangers à Paris, etc.
« Considérant qu’il a été matériellement impossible de rectifier à temps toutes les erreurs et qu’on ne peut s’en rapporter à une base légale aussi évidemment faussée ;
« En conséquence, la commission propose de déclarer validées, aussi bien que toutes les élections qui ont obtenu le huitième des voix, les six élections qui resteraient en suspens, en s’en rapportant à la majorité relative des citoyens qui ont rempli leur étroit devoir en allant au scrutin. »
Ces conclusions furent adoptées par la Commune, en sorte qu’on put être élu avec un chiffre de voix absolument dérisoire. Quant à l’admission des étrangers dans le sein de la Commune, sous le prétexte de République universelle invoqué par le rapport, c’était tout à la fois, en l’état des choses, une ineptie et une duperie. On put reconnaître dans ce fait l’influence supérieure de l’Internationale, dominant le Comité central, qui lui-même dominait la Commune. Celle-ci notifia son avènement et sa constitution par la proclamation suivante.
« Citoyens,
« Votre Commune est constituée.
« Le vote du 26 mars a sanctionné la Révolution victorieuse.
« Un pouvoir lâchement agresseur vous avait pris à la gorge ; vous avez, dans votre légitime défense, repoussé de vos murs ce gouvernement qui voulait vous déshonorer en vous imposant un roi.
« Aujourd’hui, les criminels que vous n’avez même pas voulu poursuivre abusent de votre magnanimité pour organiser aux portes mêmes de la cité un foyer de conspiration monarchique. Ils invoquent la guerre civile ; ils mettent en œuvre toutes les corruptions ; ils acceptent toutes les complicités ; ils ont osé mendier jusqu’à l’appui de l’étranger.
« Nous en appelons, de ces menées exécrables, au jugement de la France et du monde.
« Citoyens,
« Vous venez de vous donner des institutions qui défient toutes les tentatives.
« Vous êtes maîtres de vos destinées. Forte de votre appui, la représentation que vous venez d’établir va réparer les désastres causés par le pouvoir déchu ; l’industrie compromise, le travail suspendu, les transactions commerciales paralysées vont recevoir une impulsion vigoureuse.
« Dès aujourd’hui, la décision attendue sur les loyers ;
« Demain, celle des échéances ;
« Tous les services publics rétablis et simplifiés ;
« La garde nationale, désormais seule force armée de la cité, réorganisée sans délai.
« Tels seront nos premiers actes.
« Les élus du peuple ne lui demandent, pour assurer le triomphe de la République, que de les soutenir de leur confiance.
« Quant à eux, ils feront leur devoir. »
Le même jour, 29 mars, la Commune publiait ces décrets :
« 1° La conscription est abolie ;
« 2° Aucune force militaire autre que la garde nationale ne pourra être créée ou introduite dans Paris ;
« 3° Tous les citoyens valides font partie de la garde nationale. »
« La Commune de Paris :
« Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, qu’il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices,
« Décrète :
« Art. 1er. Remise générale est faite aux locataires des termes d’octobre 1870, janvier et avril 1871.
« Art. 2. Toutes les sommes payées par les locataires pendant les neuf mois seront imputables sur les termes à venir.
« Art. 3. Il est fait généralement remise des sommes dues pour les locations en garni.
« Art. 4. Tous les baux sont résiliables, à la volonté des locataires, pendant une durée de six mois à partir du présent décret.
« Art. 5. Tous congés donnés seront, sur la demande des locataires, prorogés de trois mois. »
Ici, la Commune dépassait évidemment la mesure et dévoilait trop clairement son désir de conquérir à tout prix les sympathies, nous ne dirons pas de la classe ouvrière, mais celles de certaines catégories de gens appartenant à toutes les classes possibles, car nous nous rappelons fort nettement avoir entendu de braves et honnêtes ouvriers s’écrier qu’ils ne bénéficieraient jamais d’un tel décret.
« La Commune de Paris décrète :
« Article unique.
« La vente des objets déposés au Mont-de-Piété est suspendue. »
« La Commune, étant actuellement le seul pouvoir,
« Décrète :
« Art. 1er. Les employés des divers services publics tiendront désormais pour nuls et non avenus les ordres ou communications émanant du gouvernement de Versailles ou de ses adhérents.
« Tout fonctionnaire ou employé qui ne se conformerait pas à ce décret sera immédiatement révoqué. »
Toutes ces mesures radicales creusaient un abîme de plus en plus profond entre le gouvernement régulier et le pouvoir insurrectionnel qui siégeait dans la capitale.
Dès sa première séance, la Commune avait institué de nombreuses commissions, sous les titres de commissions Exécutive, des Finances, Militaire, de la Justice, de Sûreté générale, des Subsistances, du Travail, industrie et échange, des Relations extérieures, des Services publics, de l’Enseignement, entre lesquelles ses divers membres furent répartis. Au reste, le personnel de ces commissions subit plus d’une variation pendant l’existence de la Commune.
Nous avons dit plus haut que le nombre des élus de Paris, au 2S mars 1871, avait été de 90 ; 13 seulement appartenaient au Comité central ; c’étaient : Bergeret, Ranvier, Billioray, Henri Fortuné, Babick, Geresme, Eudes, Jourde, Blanchet, Brunel, Clovis Dupont, Mortier et Antoine Arnaud ; 20 faisaient partie du groupe blanquiste, de la presse ardente : Blanqui, Tridon, Ranc, Protot, Rigault, Ferré, Chardon, Arthur Arnould, Jules Vallès, Verdure, Cournet, J.-B. Clément, Paschal Grousset, Jules Miot, Gambon, Félix Pyat, Delescluze, Vermorel et Flourens. Blanqui ne siégea jamais à la Commune, car il avait été arrêté et détenu depuis le 18 mars ; 17 membres seulement faisaient partie de l’Internationale : Varlin, Theisz, Avrial, B. Malon, Langevin, Victor Clément, Duval, Franckel, Assi, Vaillant, Beslay, Pindy, Chalin, Clémence, Gérardin, Lefrançais et Dereure. Parmi les autres, qui formaient la partie modérée, on pourrait dire bourgeoise de la Commune, on comptait : MM. Desmarest, E. Ferry, Nasi, A. Adam, Méline, Rochart, Barré, Brelay, Loiseau-Pinson, Tirard, Chéron, Alb. Leroy, Ch. Murat, docteur Marmottan, docteur Robinet, Bouteiller, Lefèvre, etc. Dans les premiers jours d’avril, MM. Robinet, Ranc et Lefèvre donnèrent leur démission ; 15 autres suivirent cet exemple dès les premières réunions de la Commune : MM. Adam, Méline, Rochart, Barré, Brelay, Loiseau-Pinson, Tirard, Chéron, Leroy, Desmarest, Ferry, Nast, Fresneau, Marmottan, Bouteiller. De plus, il y avait eu un certain nombre d’élections doubles, celles de MM. Arthur Arnould, Delescluze, Varlin, Theisz et Blanqui, qui avaient dû opter entre deux arrondissements. Un décret non daté, mais qui parut dans le Journal officiel du 2 avril, convoqua en conséquence les électeurs des Ier, IIe, VIe, VIIIe, IXe, XIIe, XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe arrondissements pour le 5 avril, afin de nommer 22 nouveaux membres de la Commune. Mais en raison des événements militaires qui survinrent, un second décret, publié le 4, ajourna ces élections jusqu’au 10 avril. Un autre décret, du 1er avril, supprima les fonctions de général en chef. Brunel, qui en était investi, fut mis en disponibilité ; Eudes fut nommé à la guerre, Bergeret à l’état-major de la garde nationale, et Duval au commandement militaire de l’ex-préfecture de police.
Il fallait que Paris fût bien troublé pour qu’il remît ainsi ses destinées aux mains d’inconnus que rien ne pouvait recommander à sa confiance ; et combien les rares personnalités, telles que Delescluze et Vermorel, qui jetaient quelque éclat dans ce chaos gouvernemental, durent regretter d’avoir accepté une pareille promiscuité ! « Comme il dut mépriser tous ceux qu’il rencontra dans cette mêlée, ce vieux et sévère Delescluze, dont saluaient l’honnêteté austère ceux-là mêmes qui combattaient son jacobinisme étroit et dur ! De quelle amertume profonde dut-il être saisi en se voyant confondu avec ces romanciers de pacotille, ces conspirateurs de boudoir et ces politiques d’estaminet ! Sans doute, désespérant de sauver sa mémoire du gouffre où il venait de la jeter, le vieux proscrit de la Guyane résolut au moins d’y laisser sa vie. Il voulut mourir, dit-on. Il avait raison de le vouloir. Dans cette tourmente effroyable, il laissait à la fois son existence et son honneur. Il eût été de tous le plus coupable s’il eût survécu, car il avait pour ses collègues, devenus ses complices, le sentiment qu’il avait toujours eu pour ceux qui tremblent, le mépris. Quelle triste fin pour une vie qui avait été respectée ! Au moins a-t-il offert sa poitrine aux balles, comme Millière, ce maigre rêveur, tranchant et net comme une lame de couteau ! Mais, comme Millière, il est mort trop tard. Sa main était tachée de sang. » (Claretie.)
D’autres aussi entrèrent, au premier moment, dans la Commune, qui se repentirent bientôt de l’avoir fait. Le nom de M. Beslay, vieux républicain dont l’honnêteté était bien connue, entraîna beaucoup de gens hésitants, troublés, dans le mouvement nouveau. Un seul trait fera connaître l’estime que professaient pour M. Beslay les plus sévères du parti démocratique. On avait accusé, un moment et en toute fausseté, P.-J. Proudhon d’avoir, à la suite de la condamnation de son livre : la Justice dans la Révolution et dans l’Église, écrit à l’empereur pour lui demander grâce. Proudhon reçut de M. Beslay cette simple lettre : « Est-ce vrai ? » Il répondit aussitôt : « Je vous regarde comme ma conscience, et je ne voudrais rien faire que je ne pusse avouer devant vous. »
Il est évident que l’initiative d’un homme jouissant d’une estime aussi profonde, aussi générale devait entraîner un grand nombre d’esprits encore chancelants.
Il ne peut entrer dans le plan de cet article de fournir des détails biographiques au sujet des divers membres de la Commune ; on les trouvera au nom de chacun, soit dans le Grand Dictionnaire, soit dans ce Supplément.
À la période d’organisation, de part et d’autre, allait succéder la période d’action ; la guerre civile allait déchaîner ses horreurs, plus épouvantables encore que celles de la guerre étrangère. Du 19 mars au 2 avril, les deux partis consacrèrent leurs soins à l’organisation de leurs forces respectives, dans la prévision d’une lutte imminente. Le gouvernement avait compris la nécessité absolue d’augmenter l’effectif de l’armée, qu’un article de l’armistice avait fixé à 40,000 hommes. Il fallut négocier pour obtenir de l’état-major allemand l’autorisation de l’élever à 80,000 hommes ; ces négociations aboutirent au résultat désiré, et ce chiffre fut même augmenté de 20,000 hommes quelque temps après, en sorte que l’armée de Versailles allait pouvoir se présenter devant la capitale avec un effectif de 100,000 combattants au moins, composés en majeure partie des prisonniers de Metz et de Sedan, revenant d’Allemagne. Deux grands camps furent créés pour recevoir ces troupes à leur rentrée en France : un près de Cherbourg, où devaient se rallier tous les soldats arrivant par la voie maritime ; l’autre aux environs de Cambrai, où devaient s’installer les troupes rentrant par le chemin de fer ou par toute autre voie de terre. Le premier camp était commandé par le général Ducrot, le second par le général Clinchant. La reconstitution des 100 régiments de ligne eût exigé trop de temps ; on se contenta donc de former des régiments provisoires où furent distribuées les troupes au fur et à mesure de leur arrivée. En même temps, tous les corps de l’armée de la Loire et du Nord qui pouvaient être utilisés recevaient l’ordre de se porter sur Versailles, tandis que le chemin de fer amenait de nombreuses batteries d’artillerie et qu’un parc immense s’établissait sur la place d’Armes. Enfin deux autres camps furent installés aux environs de Versailles, l’un à Porchefontaine, l’autre à Garches, près de la grande ligne de défense des Prussiens.
Lorsque l’armée abandonna Paris, le 19 mars, pour se concentrer à Versailles, elle ne comprenait que les divisions Faron, Maud’huy et Susbielle, la brigade Bocher, 2 régiments de gendarmerie et le 9e chasseurs. Le 2 avril, ce premier contingent se trouvait augmenté des cinq divisions Bruat, Vergé, Pellé, Grenier et Montaudon. Il est vrai que ces cinq divisions étaient encore en état de formation, et que les deux dernières surtout ne comptaient qu’un minime effectif. Or, comme chaque jour augmentait les ressources et accroissait le chiffre des troupes du gouvernement, il retardait le plus possible l’ouverture des opérations militaires. D’ailleurs, il fallait rétablir la discipline, dont les liens s’étaient singulièrement relâchés au contact de l’insurrection. En huit jours le changement fut complet et tint presque du prodige : le soldat redevint soumis, respectueux envers ses chefs, dont il s’était désaffectionné. Cette transformation rapide donna raison au chef du pouvoir exécutif et prouva qu’il n’avait pas eu tort de quitter Paris si précipitamment et d’arracher l’armée aux tentations de révolte qui auraient pu s’éveiller dans le cœur du soldat. Tous les autres services, artillerie, vivres, remonte, se reconstituaient également avec rapidité.
Partout, en France, on attendait avec anxiété l’ouverture et l’issue de la lutte. En général, les sympathies se prononçaient en faveur du gouvernement régulier ; cependant quelques démonstrations pour la Commune eurent lieu dans quelques grandes villes, telles que Lyon, Marseille, Toulouse ; mais les municipalités s’étant rendues à Versailles et ayant obtenu de M. Thiers l’assurance ferme et positive qu’il maintiendrait de tout son pouvoir la forme actuelle du gouvernement, cette affirmation plusieurs fois répétée fit tout rentrer dans l’ordre. La Commune se trouva donc isolée et livrée à ses propres ressources. Elle berça constamment ses bataillons de l’espoir que la province entière allait se soulever et marcher en masse au secours de Paris ; mais ses affirmations méritaient autant de créance que ses bulletins de victoire.
La lutte éclata le 2 avril, et ce fut la Commune qui prit l’offensive. L’attaque se prononça par la route de Neuilly ; une colonne de fédérés, comprenant un effectif d’environ 2,000 hommes, sans artillerie, sortit de Paris et suivit la grande avenue qui conduit directement au rond-point de Courbevoie. Les fédérés se dirigeaient évidemment sur Versailles, et il fallait les empêcher d’y arriver et de rentrer dans Paris. En conséquence, la division Bruat et la brigade Daudel quittèrent leurs campements pour aller rejoindre la brigade de cavalerie Galliffet, déjà établie dans la plaine de Bezons. À 11 heures du matin, toutes ces troupes se trouvaient réunies au rond-point des Bergères, où elles firent une halte de quelques instants. Une des premières victimes, sinon la première, fut le docteur Pasquier, remplissant les fonctions de médecin en chef de l’armée de Versailles. Croyant que l’état-major du commandant en chef se trouvait dans la direction de Courbevoie, il voulut le rejoindre par la grande route de Saint-Germain. Arrivé à moitié chemin, entre le rond-point des Bergères et celui de Courbevoie, il se trouva tout à coup à portée d’un avant-poste de fédérés, qui firent feu sur lui. Une balle le frappa près de l’œil et le renversa de cheval comme foudroyé.
Les troupes furent aussitôt disposées pour l’attaque, et bientôt le canon du général Galliffet retentit sur la gauche, tandis qu’une demi-batterie installée sur la route de Saint-Germain tirait sur la barricade construite au rond-point de Courbevoie et sur la caserne située en arrière. Les fédérés ripostent vigoureusement et occasionnent une sorte de panique parmi nos jeunes soldats. Mais l’arrivée du commandant en chef et du général Bruat rétablit aussitôt le combat. Les barricades et la caserne de Courbevoie furent enlevées, et un certain nombre de fédérés tombèrent au pouvoir de l’armée de Versailles.
Sur la droite, le combat n’avait pas été plus heureux pour les troupes de la Commune, qui durent battre en retraite après un court engagement. L’avenue de Neuilly se couvrit d’une nuée de fuyards, au milieu desquels les obus d’une batterie établie au rond-point de Courbevoie achevèrent de jeter le désordre. Les marins et l’infanterie de marine se lancèrent alors à leur poursuite, s’engagèrent jusque sur le pont de Neuilly, qu’ils franchirent au pas de course, enlevèrent la barricade qui défendait le passage et s’emparèrent même des maisons les plus rapprochées. Là, ils durent s’arrêter, car ils ne pouvaient songer à emporter de prime saut une ligne de fortifications telle que celle de Paris.
Les pertes n’avaient été considérables ni de part ni d’autre : quelques tués parmi les gardes nationaux et une trentaine de prisonniers ; dans l’armée de Versailles, 8 hommes tués et une trentaine de blessés. Mais des deux côtés le résultat moral fut considérable, on pourrait même dire décisif ; il rendit au soldat toute sa confiance, toute son énergie, et commença la démoralisation des bataillons de la Commune.
Dans l’après-midi du 2 avril, la Commune fit afficher la dépêche suivante :
« Place à la Commission exécutive,
« Bergeret lui-même est à Neuilly. D’après rapport, le feu de l’ennemi a cessé. Esprit des troupes excellent. Soldats de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers supérieurs, personne ne veut se battre. Colonel de gendarmerie qui attaquait, tué.
«Le Colonel chef d’état-major,
«Henri. •
Cette dépêche ridicule amusa beaucoup alors les gens sensés. « Bergeret lui-même est à Neuilly ! » On pouvait être tranquille sur le résultat, du moment que l’invincible Bergeret daignait prendre personnellement en main le commandement. Ceci n’est que grotesque, mais voici qui est odieux :
« Une pension de jeunes filles, qui sortait de l’église de Neuilly, a été littéralement hachée par la mitraille des soldats de MM. Favre et Thiers. »
Cette assertion était complètement fausse ; mais il fallait bien surexciter la population parisienne. Le fait de la désertion des soldats n’était pas vrai davantage. La Commune adressait en même temps cette proclamation à la garde nationale.
« Les conspirateurs royalistes ont attaqué.
« Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué.
« Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.
« Non contents de couper les correspondances avec la province et de faire de vains efforts pour nous réduire par la famine, ces furieux ont voulu imiter jusqu’au bout les Prussiens et bombarder la capitale.
« Ce matin, les chouans de Charette, les Vendéens de Cathelineau, les Bretons de Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, ont couvert de mitraille et d’obus le village inoffensif de Neuilly et engagé la guerre civile avec nos gardes nationaux.
« Il y a eu des morts et des blessés.
« Élus par la population de Paris, notre devoir est de défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs. Avec votre aide nous la défendrons.
« La Commission exécutive, Bergeret, Eudes, Duval, Lefrançais, Félix Pyat, G. TRidon, E. Vaillant. »
En même temps que cette proclamation, le décret suivant était publié :
« La Commune de Paris,
Considérant que les hommes du gouvernement de Versailles ont ordonné et commencé la guerre civile, attaqué Paris, tué et blessé des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes et des enfants ;
Considérant que ce crime a été commis avec préméditation et guet-apens, contre tout droit et sans provocation,
Décrète :
Art. 1er. MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Pothuau sont mis en accusation.
Art. 2. Leurs biens seront saisis et mis sous séquestre, jusqu’à ce qu’ils aient comparu devant la justice du peuple.
« Les délégués de la justice et de la sûreté générale sont chargés de l’exécution du présent décret. »
Ce n’était encore qu’une menace, mais qui devait se réaliser en partie par la démolition de la maison de M. Thiers.
Un second décret adoptait les familles des citoyens qui avaient succombé ou succomberaient dans la lutte contre le gouvernement de Versailles. Enfin un troisième décret était ainsi conçu :
« La Commune de Paris,
« Considérant que le premier des principes de la République française est la liberté ;
« Considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ;
« Considérant que le budget des cultes est contraire au principe, puisqu’il impose les citoyens contre leur propre foi ;
« Considérant, en fait, que le clergé a été complice de la monarchie contre la liberté,
« Décrète :
« Art. 1er. L’Église est séparée de l’État.
« Art. 2. Le budget des cultes est supprimé.
« Art. 3. Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales.
« Art. 4. Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la nature et les mettre à la disposition de 1» nation. »
Le même numéro du Journal officiel où avaient paru les décrets précédents renfermait le décret suivant, que nous citons en entier, car c’est le programme même de la Commune, curieux et significatif, bien qu’on ne pût en comprendre alors toute la portée. Au milieu d’exagérations amenées par un système préconçu, il exprime d’ailleurs des idées qui devaient faire une grande impression sur l’esprit parisien, car elles répondaient à des appréhensions trop réelles. Voici cette pièce, qui parut dans la partie non officielle et sans signature :
« L’heure n’est plus aux déclarations de principes. Depuis hier, la lutte est engagée.
« Cette fois encore, la guerre civile a été déchaînée par ceux qui, pendant deux semaines, ont donné un accent sinistre, une portée sanglante à ces grands mots : l’ordre, la loi.
« Eh bien ! même à cette heure terrible, la révolution du 18 mars, sûre de son idée et de sa force, n’abandonnera pas son programme. Si loin que puissent l’entraîner les nécessités de la guerre, si nouvelle que soit la situation où elle se trouve placée, la Commune n’oubliera pas qu’elle n’a pas été élue pour gouverner la France, mais bien pour l’affranchir, en faisant appel à son initiative, en lui donnant son exemple.
« Mais, si la Commune de Paris entend respecter le droit de la France, elle n’entend pas ménager plus longtemps ceux qui, ne représentant même plus le despotisme des majorités, ayant épuisé leur mandat, viennent aujourd’hui attenter à son existence.
« Des esprits impartiaux et neutres l’ont reconnu, Paris était hier, il est aujourd’hui surtout à l’état de belligérant. Tant que la guerre n’aura pas cessé par la défaite ou la soumission d’une des deux parties en présence, il n’y aura pas à délimiter les droits respectifs. Tout ce que Paris fera contre l’oppresseur sera légitimé par ce fait qui constitue un droit, à savoir : défendre son existence.
« Et qui donc a provoqué ? Qui donc, depuis deux semaines, a le plus souvent prononcé des paroles de violence et de haine ? N’est-ce pas ce pouvoir tout gonflé d’orgueil et de raison d’État qui, voulant d’abord nous désarmer pour nous asservir et s’insurgeant contre nos droits primordiaux, même après sa défaite, nous traitait encore d’insurgés ? D’où sont venues, au contraire, les pensées de pacification, d’attributions définies, de contrat débattu, sinon de Paris vainqueur ?
« Aujourd’hui, l’ennemi de la cité, de ses volontés manifestées par 200,000 suffrages, de ses droits reconnus même des dissidents, lui envoie, non des propositions de paix, pas même un ultimatum, mais l’argument de ses canons ; même dans le combat, il nous traite encore en insurgés pour lesquels il n’y a pas de droit des gens ; ses gendarmes lèvent la crosse en l’air en signe d’alliance, et, lorsque nous avançons pour fraterniser, ils nous fusillent à bout portant ; ses obus éclatent au milieu de nous et tuent nos jeunes filles !
« Voilà donc enfin cette répression annoncée, promise à la réaction royaliste, préparée dans l’ombre comme un forfait par ceux-là mêmes qui, pendant de si longs mois, bernèrent notre patriotisme sans user notre courage !
« À cette provocation, à cette sauvagerie, la Commune a répondu par un acte de froide justice. Ne pouvant encore atteindre les vrais coupables dans leurs personnes, elle les frappe dans leurs biens. Cette mesure de stricte justice sera ratifiée par la conscience de la cité, cette fois unanime.
« Mais si les plus coupables, les plus responsables sont ceux qui dirigent, il y a des coupables aussi, des responsables parmi ceux qui exécutent. Il y a surtout ce parti du passé qui, pendant la guerre, mettait sa valeur au service de ses privilèges et de ses traditions, bien plus qu’au service de la France ; qui, en combattant, ne pouvait défendre notre patrie, puisque, depuis 89, notre patrie, ce n’est pas seulement la vieille terre natale, mais aussi les conquêtes politiques, civiles et morales de la Révolution.
« Ces hommes, loyaux peut-être, mais fanatiques à coup sûr, se sont réunis sans honte aux bandes policières. Ils sont atteints dans leur parti d’après cette loi fatale de solidarité à laquelle nul n’échappe. La mesure qui les frappe n’est d’ailleurs que le retour aux principes mêmes de la Révolution française, en dehors de laquelle ils se sont toujours placés. C’est une rupture que devait amener tôt ou tard la logique de l’idée.
« Leur alliance avec le pouvoir bâtard qui nous combat n’est, en effet, au point de vue de leur croyance et de leurs intérêts, que le devoir et la nécessité même. Rebelles à une conception de la justice qui dépasse leur foi, c’est à la Révolution, à ses principes, à ses conséquences qu’ils font la guerre. Ils veulent écraser Paris, parce qu’ils pensent du même coup écraser la pensée, la science libres ; parce qu’ils espèrent substituer au travail joyeux et consenti la dure corvée subie par l’ouvrier résigné, par l’industriel docile, pour entretenir dans sa fainéantise et dans sa gloire leur petit monde de supérieurs.
« Ces ennemis de la Commune veulent nous arracher non-seulement ta République, mais aussi nos droits d’hommes et de citoyens. Si leur cause antihumaine venait à triompher, ce ne serait pas seulement la défaite du 18 mars, mais aussi du 24 février, du 29 juillet, du 10 août.
« Donc, il faut que Paris triomphe ; jamais il n’a mieux représenté qu’aujourd’hui les idées, les intérêts, les droits pour lesquels ses pères ont lutté et qu’ils avaient conquis.
« C’est ce sentiment de l’importance de son droit, de la grandeur de son devoir qui rendra Paris plus que jamais unanime. Qui donc oserait, devant ses concitoyens tués ou blessés, à deux pas de ces jeunes filles mitraillées, qui donc oserait, dans la cité libre, parler le langage d’un esclave ? Dans la cité guerrière, qui donc oserait agir en espion ?
« Non, toute dissidence aujourd’hui s’effacera, parce que tous se sentent solidaires, parce que jamais il n’y a eu moins de haine, moins d’antagonisme social, parce que, enfin, de notre union dépend notre victoire. »
Il faut bien le reconnaître, l’Assemblée qui siégea à Versailles montrait déjà et a montré depuis des tendances qui devaient justifier plus d’un passage de ce programme.
Nous ne dirons rien ici des journaux créés alors pour la défense de la Commune, le Vengeur, le Cri du peuple, le Père Duchêne, etc., chacun d’eux étant l’objet d’une notice particulière soit au Grand Dictionnaire, soit dans ce Supplément.
À plusieurs reprises, la Commune fit appel aux citoyens pour les inviter à acquitter le montant de leurs impôts, et aux fonctionnaires pour qu’ils reprissent leurs postes. Mais bien peu, soit parmi les contribuables, soit parmi les fonctionnaires, se rendirent à cette invitation. Ceux qui consentirent à rester en fonction étaient, pour la plupart, chargés de la conservation des grands dépôts littéraires, scientifiques et artistiques, dont ils préservèrent les richesses, quelquefois au péril de leur vie. Du reste, ils n’avaient point fait acte d’adhésion à la Commune.
« La lutte militaire allait suivre son cours avec une lenteur méthodique du côté de Versailles, qui n’avançait qu’à coup sûr, de manière à ne rien perdre du terrain conquis et à refouler peu à peu dans l’enceinte les troupes de la Commune. Après l’insuccès qu’avaient subi ces dernières le 2 avril, on pouvait croire qu’elles ne renouvelleraient pas de sitôt leur tentative. Dès le lendemain, cependant, 3 avril, les reconnaissances opérées par des détachements de l’armée signalaient, dès le point du jour, la mise en marche de nombreuses colonnes de fédérés, et les dépêches télégraphiques du Mont-Valérien corroborèrent bientôt ces renseignements. Des forces considérables s’avançaient, en effet, sous les ordres de Gustave Flourens, comprenant environ 30,000 hommes. Cette armée, dont l’attitude paraissait assez résolue, passa à petite portée des canons du Mont-Valérien, dont elle ne sembla pas se préoccuper, croyant sans doute, avec une incroyable imprudence, à la complicité ou tout au moins à la neutralité de la garnison. Un peu plus tard, une autre colonne, commandée par le général Duval, se portait également sur Versailles par Meudon et Petit-Bicêtre. Nous empruntons au Journal officiel de Versailles le récit des événements de cette journée :
« Ce matin, dès la première heure, une forte colonne d’insurgés s’était portée par Courbevoie et Nanterre sur Rueil et s’y était établie avec quelques pièces d’artillerie. Après avoir occupé la caserne, leur premier soin fut de construire des barricades. Un certain nombre s’avancèrent jusqu’à Bougival, se répandirent jusqu’à la Seine et jusqu'à Chatou.
« Mais le feu du Mont-Valérien les chassa de la plaine ; l’annonce des mouvements des troupes, qui se tenaient prêtes depuis le matin dans leurs positions au-dessus de Rueil et du Bougival, acheva de jeter l’incertitude et le trouble dans leurs rangs, et chefs et soldats commencèrent à se retirer isolément ou par groupes.
« Les troupes, à leur approche, ont été cependant accueillies par la fusillade ; mais leur élan a jeté le désordre parmi les insurgés, qui se sont dispersés en grande hâte.
« À cinq heures, Rueil, Nanterre et Courbevoie étaient délivrés, les barricades étaient détruites, et des insurgés, saisis sous différents costumes, étaient ramenés prisonniers.
« Les troupes, artillerie et gendarmerie, cuirassiers, bataillons de ligne et infanterie de marine, regagnaient leurs positions et leurs quartiers, accueillies partout, sur leur route, par des marques de chaleureuse sympathie. Leur attitude énergique et calme montrait assez le sentiment qu’elles ont du devoir pénible, mais impérieux, qu’elles remplissent.
« Un des chefs de l’insurrection, M. Flourens, a été tué, et son corps ramené dans la soirée.
« Dès le matin aussi, de nombreux bataillons d’insurgés avaient occupé les hauteurs de Meudon, la grande avenue qui, du château, descend à Bellevue, et un certain nombre de maisons du village.
« L’action s’est engagée vers six heures du matin.
« Le régiment de gendarmerie à pied cantonné à Sèvres et quelques gardiens de la paix ont combattu pendant quatre heures avec une intrépidité admirable. Un millier d’hommes a tenu tête à des masses infiniment supérieures. Le colonel Grénelin s’est élancé à la tête du régiment, et les insurgés ont été délogés du village par une charge à la baïonnette.
« Un instant après, trois pièces d’artillerie placées sur la plate-forme du château de Meudon achevaient de jeter le désordre parmi les troupes de la rébellion, qui fuyaient en pleine déroute.
« Dans la soirée, M. le chef du pouvoir exécutif pouvait annoncer à l’Assemblée nationale que, grâce à l’élan et à la fermeté de nos soldats, les insurgés, repoussés sur les autres points, ne tenaient plus que la position de Châtillon, dont quelques coups de canon suffiront sans doute à les déloger demain. »
Nous ne répéterons pas ici le récit de la mort de Flourens, qui se trouve déjà au Grand Dictionnaire. V. Flourens.
Dans un conseil tenu entre les chefs de l’armée régulière, le soir même du 3 avril, il fut résolu que, le lendemain, l’armée s’emparerait du plateau de Châtillon et occuperait fortement la presqu’île de Gennevilliers. L’opération dirigée sur Châtillon commença au point du jour et réussit complètement. Les fédérés, qui n’avaient point pris la vulgaire précaution de se garder sur leurs vflancs, se virent tout à coup cernés sans pouvoir opposer de résistance. 1,500 gardes nationaux se rendirent sans condition, avec leurs fusils et leurs canons, ceux-ci au nombre de neuf. Là fut également tué un autre chef des fédérés, le général Duval.
La sécurité de Versailles se trouvait dès lors assurée contre toute attaque en rase campagne pouvant se produire de ce côté. Mais les chefs de l’armée, dont les troupes avaient été assez maltraitées par les forts de Vanves et d’Issy pendant l’action, purent se convaincre que la Commune disposait d’une redoutable artillerie, et qu’ils n’entreraient pas dans Paris aussi facilement qu’ils se l’étaient peut-être imaginé d’abord.
Le 4 avril, Cluseret fut nommé délégué à la guerre par la Commune, qui faisait en même temps afficher une nouvelle Proclamation au peuple de Paris, dans laquelle on lisait : « Les Vendéens de Charette, les agents de Pietri fusillent les prisonniers, égorgent les blessés, tirent sur les ambulances. » On a cité aussi une proclamation du général de Galliffet annonçant l’exécution sommaire de paysans qui avaient tiré sur des soldats. Nous sommes pleinement convaincus que, dans la chaleur de cette épouvantable lutte, des actes regrettables ont été commis par les soldats de l’année régulière ; c’est dans la fatalité de ces terribles événements ; mais dans quelle mesure la vérité historique doit-elle réduire les exagérations évidentes de la Commune ? C’est ce qu’il est impossible de préciser, avant, du moins, que tous les documents particuliers qui existent sur cette trop mémorable époque aient été livrés à la publicité et soumis au contrôle le plus impartial et le plus sévère. Quant aux Vendéens de Charette, aux zouaves pontificaux, aux chouans, aux Bretons rappelés à chaque instant dans les proclamations de la Commune, ils n’ont jamais fait partie de l’armée de Versailles. Il est vrai qu’avant le rapatriement de nos prisonniers d’Allemagne, Cathelineau, à Compiègne, et Charette, à Nantes, avaient reçu l’ordre de reconstituer leurs légions ; mais la rapide réorganisation de l’armée française rendit leur présence inutile devant Paris.
Un des derniers actes du général Cluseret fut de réorganiser les compagnies de marche. La pièce que l'Officiel du 4 avril publia à cette occasion se terminait par cette disposition : « Font partie des bataillons de guerre tous les citoyens de dix-sept à trente-cinq ans non mariés, les gardes mobiles licenciés, les volontaires de l’armée ou civils. » Deux jours après, le délégué Cluseret aggravait encore cette mesure exorbitante par l’arrêté suivant :
« Considérant les patriotiques réclamations d’un grand nombre de gardes nationaux qui tiennent, quoique mariés, à l’honneur de défendre leur indépendance municipale, même au prix de leur vie, le décret du 5 avril est ainsi modifié :
« De dix-sept à dix-neuf ans, le service dans les compagnies de guerre sera volontaire, et de dix-neuf à quarante obligatoire pour les gardes nationaux, mariés ou non.
« J’engage les bons patriotes à faire eux-mêmes la police de leur arrondissement et à forcer les réfractaires à servir. »
Le 6 avril, nouvelle proclamation de la Commune, répétant les mêmes accusations, destinées à justifier une mesure terrible que le même Officiel annonçait en ces termes :
« La Commune de Paris,
« Considérant que le gouvernement de Versailles foule ouvertement aux pieds les droits de l’humanité comme ceux de la guerre ; qu’il s’est rendu coupable d’horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs du sol français ;
« Considérant que les représentants de la Commune de Paris ont le devoir impérieux de défendre l’honneur et la vie des 2 millions d’habitants qui ont remis entre leurs mains le soin de leurs destinées ; qu’il importe de prendre sur l’heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;
« Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques,
« Décrète :
« Art. 1er. Toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation et incarcérée.
« Art. 2. Un jury d’accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.
« Art. 3. Le jury statuera dans les quarante-huit heures.
« Art. 4 Tous accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.
« Art. 5. Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article 4, et qui seront désignés par le sort.
« Art. 6. Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d’accusation, qui décidera s’il sera immédiatement remis en liberté ou retenu comme otage. »
Tel fut ce fameux décret sur les otages, qui devait malheureusement recevoir son exécution.
À la même date, l'Officiel annonçait encore que la Commune allait se mettre en relation avec les gouvernements étrangers ; mais sa circulaire, adressée par Paschal Grousset aux représentants des puissances présents à Paris, demeura sans réponse. Le lendemain 7 avril, elle adressa aux départements une déclaration dans laquelle elle expliquait le mouvement insurrectionnel, récriminait contre le gouvernement de Versailles, affirmait son intention de se renfermer exclusivement dans son autonomie et, finalement, faisait appel à toute la France. Elle entrait en même temps de plus en plus dans la voie des mesures arbitraires, après avoir tant de fois annoncé le règne de la liberté. C’est ainsi que, le 8 avril, elle interdisait une réunion publique qui devait se tenir ce même jour à la Bourse ; c’est ainsi qu’elle venait de supprimer trois journaux : les Débuts, le Constitutionnel et Paris-Journal. Déjà les églises avaient été envahies, fermées au culte ; plusieurs servirent à des réunions tumultueuses, où des orateurs de club mettaient en avant des motions qui n’eussent été que bouffonnes dans un temps de calme, mais qui constituaient alors un symptôme terrible de l’état des esprits dans les masses populaires. C’est dans une de ces réunions qu’un orateur s’écria, dans un beau mouvement d’éloquence : « Je voudrais poignarder Dieu ! » et comme le gamin de Paris ne perd jamais ses droits ni son caractère, une voix de Gavroche lui cria du fond de l’église : « Faudrait un ballon ! » Nous voulons croire que, parmi les membres de la Commune, les plus intelligents gémissaient au fond du cœur de ces tristes insanités ; mais c’eût été une imprudence de leur part de chercher à s’y opposer, ce qui n’est peut-être pas une excuse suffisante.
Nous venons de voir que la Commune avait supprimé la liberté de réunion, la liberté de la presse, la liberté de conscience ; elle avait déjà supprimé une autre liberté, et celle-là la plus précieuse de toutes, la liberté d’opinion, la liberté politique. Le 6 avril, elle rendait le décret suivant :
« Art. 1er. Tout garde national réfractaire sera désarmé.
« Art. 2. Tout garde désarmé pour refus de service sera privé de sa solde.
« Art. 3. En cas de refus de service pour le combat, le garde réfractaire sera privé de ses droits civiques, par décision du conseil de discipline. »
Qu’on désarme et qu’on prive de leur solde des gardes nationaux qui refusent le service, c’est tout naturel ; mais qu’on retire leurs droits civiques à des hommes qui refusent de se battre au nom de principes qu’ils ne partagent pas, c’est tout à fait inadmissible. Vainement invoquerait-on en faveur de la Commune des raisons de salut public, ce serait revenir à la fameuse raison d’État, qui a toujours servi à masquer des actes d’arbitraire et de despotisme. Mais la Commune ne se borna même pas à ce retrait des droits civiques, elle organisa la chasse aux réfractaires. Des gardes nationaux arrêtaient des jeunes gens en pleine rue, empêchaient les voitures de circuler, fouillaient les omnibus et enrôlaient de force dans cette épouvantable guerre civile des gens qui ne voulaient point combattre. Alors, parmi les hommes qu’atteignait cette réquisition, ce fut à qui essayerait d’y échapper, quand on n’était pas, du moins, un partisan bien dévoué des procédés de la Commune. Tous les moyens étaient bons, pourvu qu’ils réussissent, car les portes étaient soigneusement gardées. Les uns profitaient d’une nuit obscure pour se faire descendre au pied du mur d’enceinte au moyen d’une corde ; d’autres employaient des ruses plus ou moins bien combinées. En voici une dont nous pouvons garantir l’authenticité. À cette époque, comme aujourd’hui encore, un grand nombre d’inhumations avaient lieu au cimetière d’Ivry, vulgairement appelé Champ de navets, et situé à une assez grande distance des fortifications. Le poste établi à chaque porte laissait naturellement passer le convoi. Un réfractaire voulait-il quitter Paris, il endossait des vêtements de circonstance, suivait le premier corbillard venu qui prenait la direction du Champ de navets et, en approchant de la porte, mettait son mouchoir sur ses yeux, affectait de sangloter, laissait voir, en un mot, tous les signes extérieurs de la douleur la plus inconsolable. Une fois hors de vue et de portée, il « lâchait » ce mort ou cette morte, dont il n’avait jamais entendu parler, et s’esquivait prestement à travers champs. Toutefois, ce procédé ingénieux ne tarda pas à être éventé, et alors il n’eût plus été prudent de le mettre en pratique. Du reste, beaucoup de personnes durent rester à Paris malgré elles, soit pour une raison, soit pour une autre, quand même elles auraient trouvé le moyen de s’évader.
Un autre décret du 6 avril supprimait le grade de général et nommait le Polonais Dombrowski, chef de la 12e légion, au commandement de la place de Paris en remplacement de Bergeret. Au reste, une moitié de ce décret allait rester lettre morte, car, peu de jours après, le délégué à In guerre Cluseret faisait publier dans l'Officiel un arrêté qui fixait la solde des généraux de division et des généraux de brigade. Pour stimuler ses bataillons, la Commune décida que tout homme atteint, en la défendant, d’une blessure entraînant une incapacité de travail partielle ou absolue recevrait une pension annuelle de 300 à 1,200 francs. Les morts devaient être enterrés aux frais de la Commune. Un décret du 10 avril attribuait une pension de 600 francs aux veuves des gardes nationaux tués « pour la défense des droits du peuple. » L’article 2 portait : « Chacun des enfants, reconnus ou non, recevra, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, une pension annuelle de 3S5 francs, payable par douzième. »
En dépit de leur échec à Châtillon, les fédérés ne cessaient de faire tonner leur artillerie sur les positions occupées par l’armée. Les forts du Sud faisaient rage, et l’on ne saurait se figurer le gaspillage de munitions qui eut lieu en ce moment. À la moindre alerte, c’était un feu roulant d’artillerie et de mousqueterie épouvantable. Les hauteurs et le village de Châtillon, les villages de Clamart, de Meudon, de Sèvres et de Bellevue étaient criblés de projectiles. Cette canonnade, qui atteignit toute son intensité dans la période du 6 au 10 avril, tenait constamment les soldats en éveil, car les chefs de l’armée redoutaient à chaque instant une attaque, une surprise inopinée de la part de ces combattants sans discipline, mais non dépourvus de courage et d’audace. Mais les fédérés n’en perdaient pas moins journellement du terrain ; le 8 avril, les avant-postes de l’armée furent portés à Sceaux et à Bourg-la-Reine ; ils ne purent, toutefois, s’avancer plus loin alors, car les fédérés avaient pu armer les redoutes des Hautes-Bruyères et de Moulin-Saquet, qui tinrent, de ce côté, l’armée à distance.
Tous ceux qui ont habité Paris à cette triste époque se rappellent quelle fureur de distinctions puériles sévit parmi tous ceux que l’élection ou la Commune avait investis d’une dignité quelconque. Le délégué à la guerre, Cluseret, qui affectait volontiers des allures de Spartiate, crut devoir, dans l’avertissement suivant, adressé à la garde nationale, rappeler celle-ci au sentiment de la simplicité que comporte le régime républicain, et qu’imposaient plus encore les circonstances :
« Citoyens,
« Je remarque avec peine qu’oubliant notre origine modeste, la manie ridicule du galon, des broderies, des aiguillettes commence à se faire jour parmi nous.
« Travailleurs, vous avez pour la première fois accompli la révolution du travail par et pour le travail.
« Ne renions pas notre origine, et surtout n’en rougissons pas. Travailleurs nous étions, travailleurs nous sommes, travailleurs nous resterons.
« C’est au nom de la vertu contre le vice, du devoir contre l’abus, de l’austérité contre la corruption que nous avons triomphé, ne l’oublions pas.
« Restons vertueux et hommes du devoir avant tout, nous fonderons alors la République austère, la seule qui puisse et ait le droit d’exister.
« Avant de sévir, je rappelle mes concitoyens à eux-mêmes : plus d’aiguillettes, plus de clinquant, plus de ces galons qui coûtent si cher à notre responsabilité.
« À l’avenir, tout officier qui ne justifiera pas du droit de porter les insignes de son grade, ou qui ajoutera à l’uniforme réglementaire de la garde nationale des aiguillettes ou autres distinctions vaniteuses, sera passible de peines disciplinaires.
« Je profite de cette circonstance pour rappeler chacun au sentiment de l’obéissance hiérarchique dans le service ; en obéissant à vos élus, vous obéissez à vous-mêmes.
« Paris, le 7 avril 1871. »
Les « distinctions vaniteuses » ne devaient pas cesser pour cela.
Signalons en passant un fait assez caractéristique. Le jeudi 6 avril, le 137e bataillon, appartenant au XIe arrondissement, s’était rendu rue Folie-Méricourt, où était remisée la guillotine, avait brisé la hideuse machine aux applaudissements de la foule et en avait livré les débris aux flammes.
Le 7 avril, un arrêté de la commission municipale prescrivait la substitution du drapeau rouge au drapeau tricolore sur les monuments publics.
Vers cette époque eurent lieu plusieurs tentatives de conciliation, de rapprochement entre Paris et Versailles, faites par des hommes animés, sans doute, d’intentions louables et honnêtes, mais qui eurent le tort de présenter au gouvernement des programmes, des constitutions politiques plutôt que la liste des concessions qui eussent pu être faites de part et d’autre. Évidemment, le gouvernement ne pouvait traiter sur de telles prétentions. M. Thiers reçut plusieurs fois les délégués des différents groupes de conciliateurs, et il affirma constamment son intention de maintenir la République. Il déclara que la Commune devait commencer par se dissoudre et que les gardes nationaux devaient déposer leurs armes, sous la promesse positive qu’ils auraient la vie et la liberté sauves, à l’exception des généraux de la Commune, et qu’ils continueraient à recevoir la solde de 1 franc 50 centimes par jour jusqu’à la reprise du travail. Malheureusement, la valeur de ces affirmations, très-loyales au fond, était singulièrement diminuée par une déclaration insérée dans le Journal officiel de Versailles du 9 avril, retraçant l’historique des faits antérieurs au 28 mars et se terminant ainsi :
« D’abord dirigée par le Comité central, sorte de conseil militaire et dictatorial, l’insurrection a cherché à se légitimer par des élections qui ont abouti à l’établissement de la Commune. Ces élections, faites sans droit, sans listes, sans surveillance et sans garanties aucunes, n’ont amené au scrutin qu’une portion infime de la population électorale. Une partie des élus n’a pas même obtenu le huitième du nombre des électeurs. Quelques-uns sont des étrangers non naturalisés, et dix-huit membres sur quatre-vingt-douze ont déjà donné leur démission.
« À peine constituée, la Commune, en face de laquelle subsistait toujours le Comité central, qui n’a pas voulu se dissoudre, a remis ses pouvoirs à une commission exécutive de cinq membres, pour lesquels toute la politique se résume dans la reproduction gratuite et dans l’imitation atroce, quels que soient d’ailleurs le but, les circonstances et l’état social, des procédés de 1793. Ces antiquaires forcenés veulent que la terreur ait, elle aussi, sa restauration, aggravée encore par les procédés du brigandage.
Cette fureur d’anachronisme, qui cherche à copier les mauvaises journées de la Révolution, s’est appesantie sur Paris comme sur une proie. Les menaces de mort, la suspicion permanente ont causé une nouvelle émigration. Plus de 200,000 personnes ont quitté Paris, et si l’on ajoute à ce nombre toutes celles qui, lasses d’être enfermées dans la ville par le siège, s’en sont échappées comme d’une prison au lendemain du 28 janvier, on verra que l’absence d’une fraction notable de la population de Paris a secondé singulièrement les chances des néo-terroristes.
« Mal à l’aise dans ses limites et sentant qu’au lieu d’être une révolution, elle n’était que l’insurrection d’une ville, l’émeute a osé se porter sur Versailles, oubliant que, lorsque les Parisiens de la première révolution allaient y chercher l’Assemblée et le roi, ils ne passaient pas du moins sous les regards des Prussiens, échelonnés en curieux sur les hauteurs.
Soutenus par une armée fidèle et patriotique, qui comprend qu’il y va de l’existence du pays, l’Assemblée et le gouvernement ont victorieusement repoussé cette attaque. L’insurrection a dû se replier sur la capitale, où elle périt de consomption.
« Si, à travers toutes ces violences, on cherche à démêler quel a été le motif mis en avant par cette rébellion, on en trouve plusieurs.
« Elle n’a que trop su payer de mots la crédulité populaire.
« Elle a inscrit sur son drapeau rouge :
« 1o La demande de la révision de la loi sur les échéances ;
« 2o La demande d’une loi sur les loyers ;
« 3o La demande de franchises municipales pour Paris ;
« 4o La crainte d’une restauration monarchique.
« Si tel avait été le but réel de l’insurrection, la guerre civile était bien inutile pour y atteindre. L’Assemblée nationale avait accordé le premier point, promis le second, discuté d’urgence une loi sur les municipalités, et enfin l’honorable président du conseil s’est exprimé sur le respect de la forme républicaine en termes qui ne laissent aucun doute.
« En admettant même que les solutions agréées par l’Assemblée eussent paru insuffisantes à quelques-uns, nous vivons sous un régime de liberté qui donne à chacun tous les moyens possibles de convertir pacifiquement ses concitoyens à sa propre opinion.
« Mais, pour voir sous leur vrai jour les hommes de la Commune, pour savoir exactement ce qu’ils veulent, il faut regarder moins à ce qu’ils disent qu’à ce qu’ils font.
« Suppression absolue de la liberté d’aller et de venir et de toutes les libertés individuelles, espionnage et délation en permanence, confiscation et vol avec effraction des caisses publiques, arrestation et condamnation des honnêtes gens, élargissement des condamnés, appel aux armes des repris de justice, visites domiciliaires, réquisitions forcées, pillage des entrepôts et des maisons de banque, spoliation à main armée, enrôlement forcé des citoyens pour la guerre civile, prise d’otages, réhabilitation de l’assassinat, exercice systématique du brigandage sous toutes ses formes, voilà les bienfaits qu’assure à la ville de Paris une insurrection qui ne trouve pas assez libérales les lois votées par l’Assemblée !
« C’en est assez pour démontrer qu’il n’y a entre ses revendications et ses intentions, entre son langage et ses actes, aucun rapport ; entre elle et ce qu’on appelle, à proprement parler, un parti politique, aucune similitude.
« Le mouvement qui a éclaté dans Paris ne porte dans son sein aucune idée. Il est né d’une haine stérile contre l’ordre social. C’est la fureur de détruire pour détruire ; c’est un certain fonds d’esprit sauvage, un certain besoin de vivre sans frein et sans loi qui reparaît en pleine civilisation.
« Le mot de Commune ne signifie pas autre chose. Il n’est que l’expression des instincts déréglés, des passions réfractaires qui s’attaquent à l’unité séculaire de la France comme à un obstacle.
« Certains hommes trouvent que la France est trop forte, trop policée pour eux. Cette grande organisation nationale les gêne ; elle les soumet à une existence trop régulière. Il leur faudrait les guerres privées du moyen âge, avec la vie aventureuse, les aubaines, les coups de main et le droit du plus fort.
« Voilà pourquoi, au lendemain de l’invasion allemande, ils proposent à la France de se défaire de ses propres mains.
« Ils se révoltent de vivre en société civilisée, et ce qu’ils veulent, sous le nom de Commune, c’est, pour l’appeler de son vrai nom, le démembrement volontaire. »
Nous ne nous sentons aucune tendresse, nous dirons même aucune sympathie pour les membres de la Commune en général ; mais nous trouvons que ce langage passionné, ces exagérations évidentes qui prouvent qu’à Versailles on était dans l’ignorance la plus complète du véritable état des esprits dans Paris, n’étaient guère de nature à opérer un rapprochement et favorisaient bien plutôt les projets des exaltés de la Commune. Les hommes de bon sens et de sang-froid que n’aveuglait point la passion politique, et il y en avait un grand nombre, même dans les rangs de la garde nationale, gémissaient de ce langage qui creusait un abîme de plus en plus profond entre les deux partis. Quant aux affirmations concernant l’Assemblée, le gouvernement eut tort de ne pas comprendre qu’elle n’inspirait à tous les républicains qu’une défiance invincible et trop justifiée ; on l’a bien vu depuis. La représenter comme animée de bonnes intentions à l’égard de la population parisienne était un trop grossier démenti donné à l’évidence. Le résultat fut la mise à exécution du décret sur les otages, et, du 3 au 16 avril, de nombreuses arrestations eurent lieu dans Paris. Parmi les personnes arrêtées et qui appartenaient pour la plupart au clergé, nous citerons : MM. Darboy, archevêque de Paris ; Crozes, aumônier de la prison de la Roquette ; Deguerry, curé de la Madeleine ; le Père Olivaint, supérieur de la maison des jésuites de la rue de Sèvres ; Icard, supérieur du séminaire Saint-Sulpice ; Simon, curé de Saint-Eustache ; Bertaux, curé de Saint-Pierre de Montmartre ; le Père Bousquet, supérieur de la congrégation de Picpus ; Bayle, vicaire général ; Lartigue, curé de Saint-Leu ; Millaut, curé de Saint-Roch ; de Geslain, curé de Saint-Médard ; les supérieur, directeurs et professeurs du séminaire d’Issy ; enfin, un assez grand nombre d’autres prêtres ou de religieux ; en même temps, environ vingt-six églises étaient fermées et beaucoup de congrégations religieuses supprimées. La Commune, voulant tirer parti de ses otages ecclésiastiques, fit proposer alors à Versailles un échange entre M. Darboy et Blanqui, retenu prisonnier par le gouvernement. Le gouvernement refusa obstinément, et, par ce refus, on peut dire qu’il assuma une part de responsabilité dans le meurtre de l’archevêque de Paris. Il n’ignorait pas que la Commune était fermement résolue à ne reculer devant aucune extrémité.
Le 11 avril, le Journal officiel de Paris publiait un décret de la Commune instituant dans chaque légion un conseil de guerre, composé de sept membres : un officier supérieur, président ; deux officiers, deux sous-officiers et deux gardes. Un décret du 12 avril réglait ainsi la solde de la garde nationale :
Général en chef, 16 fr. 65 par jour, 500 fr. par mois ;
Général en second, 15 fr. par jour, 450 fr. par mois ;
Colonel, 12 fr. par jour, 360 fr. par mois ;
Commandant, 10 fr. par jour, 300 fr. par mois ;
Capitaine, chirurgien-major, adjudant major, 7 fr. 50 par jour, 223 fr. par mois ;
Lieutenant, aide-major, 5 fr. 50 par jour, 165 fr. par mois ;
Sous-lieutenant, 5 fr. par jour, 150 fr. par mois.
Telle était la solde des officiers de la garde nationale appelés à un service actif en dehors de l’enceinte fortifiée. Dans l’intérieur de Paris, tant que durerait la situation actuelle, cette solde devait être de 2 fr. 50 par jour pour les sous-lieutenants, lieutenants et capitaines ; de 5 fr. pour les commandants et adjudants-majors.
Un autre décret du 13 avril réglait l’organisation et la solde du corps médical attaché aux ambulances de la garde nationale.
Le 12 avril, la Commune prenait la décision suivante, à laquelle le pauvre Courbet resta bien étranger :
« Considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brutale et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité,
« Décrète :
« Article unique. La colonne de la place Vendôme sera démolie. »
Nous ne nous sentons pas le moins du monde, aujourd’hui surtout, fiers d’être Français en contemplant la colonne ; mais commettre un acte de vandalisme au nom du droit international et de la fraternité, en présence des Prussiens qui nous tenaient leur lourd talon ferré sur la gorge, c’était tout simplement un acte de sentimentalité socialiste inepte et grotesque.
À partir du 15 avril, le Journal officiel publia le procès-verbal de chaque séance de la Commune, mesure vivement réclamée par la presse. Quoique ces comptes rendus soient sommaires et fort incomplets, ils n’en sont pas moins curieux à consulter pour l’historique de cette ardente période révolutionnaire. On y voit avec quelle légèreté et quelle incompétence les questions les plus graves étaient trop souvent discutées et tranchées. Les plus intelligents, tels que Delescluze et Vermorel, parvenaient à peine à se faire écouter.
Le 14 avril, le Journal officiel de Versailles publiait la circulaire suivante, adressée aux préfets par le chef du pouvoir exécutif.
« Ne vous laissez pas inquiéter par de faux bruits : l’ordre le plus parfait règne en France, Paris seul excepté. Le gouvernement suit son plan et il n’agira que lorsqu’il jugera le moment venu. Jusque-là, les événements de nos avant-postes sont insignifiants. Les récits de la Commune sont aussi faux que ses principes. Les écrivains de l’insurrection prétendent qu’ils ont remporté une victoire du côté de Châtillon ; opposez un démenti formel à ces mensonges ridicules. Ordre est donné aux avant-postes de ne dépenser inutilement ni la poudre ni le sang de nos soldats.
« Cette nuit, vers Clamart, les insurgés ont canonné, fusillé dans le vide, sans que nos soldats, devant lesquels ils fuient à toutes jambes, aient daigné riposter.
« Notre armée, tranquille et confiante, attend le moment décisif avec une parfaite assurance, et, si le gouvernement la fait attendre, c’est pour rendre la victoire moins sanglante et plus certaine.
« L’insurrection donne plusieurs signes de fatigue et d’épuisement.
« Bien des intermédiaires sont venus à Versailles pour porter des paroles, non pas au nom de la Commune (sachant qu’à ce titre ils n’auraient pas été reçus), mais au nom des républicains sincères, qui demandent le maintien de la République et qui voudraient voir appliquer des traitements modérés aux insurgés vaincus. La réponse a été invariable : « Personne ne menace la République, si ce n’est l’insurrection elle-même. »
« Le chef du pouvoir exécutif persévérera loyalement dans les déclarations qu’il a faites à plusieurs reprises.
« Quant aux insurgés, les assassins exceptés, ceux qui déposeront les armes auront la vie sauve.
« Les ouvriers malheureux conserveront, pendant quelques semaines, le subside qui les faisait vivre.
« Paris jouira, comme Lyon, comme Marseille, d’une représentation municipale élue et, comme les autres villes de France, fera les affaires de la cité.
« Mais, pour les villes comme pour les citoyens, il n’y aura qu’une loi, une seule, et il n’y aura de privilège pour personne. Toute tentative de sécession essayée par une partie quelconque du territoire sera énergiquement réprimée en France, ainsi qu’elle l’a été en Amérique.
« Telle a été la réponse sans cesse répétée, non pas aux représentants de la Commune, que le gouvernement ne saurait admettre auprès de lui, mais à tous les hommes de bonne foi qui sont venus à Versailles pour s’informer des intentions du gouvernement. »
Le Journal officiel de Paris du 16 avril publia le décret suivant, qui produisit alors une grande sensation :
« La Commune de Paris,
« Considérant qu’une quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient, afin d’échapper aux obligations civiques, et sans tenir compte des intérêts des travailleurs ;
« Considérant que, par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise,
« Décrète :
« Les chambres syndicales ouvrières sont convoquées à l’effet d’instituer une commission d’enquête ayant pour but :
« 1° De dresser une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire exact de l’état dans lequel se trouvent les instruments de travail qu’ils renferment ;
« 2° De présenter un rapport établissant les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers, non plus par les déserteurs qui les ont abandonnés, mais par l’association coopérative des travailleurs qui y étaient employés ;
« 3° D’élaborer un projet de constitution de ces sociétés coopératives ouvrières ;
« 4° De constituer un jury arbitral qui devra statuer, au retour des patrons, sur les conditions de la cession définitive des ateliers aux sociétés ouvrières et sur la quotité de l’indemnité qu’auront a payer les sociétés aux patrons.
« Cette commission d’enquête devra adresser son rapport à la commission communale du travail et de l’échange, qui sera tenue de présenter à la Commune, dans le plus bref délai, le projet de décret donnant satisfaction aux intérêts de la Commune et des travailleurs. »
Mettons à part, si l’on veut, le caractère de révoltante injustice que renfermait cette brutale expropriation : n’envisageons que le côté pratique. Est-ce par de telles mesures que les hommes de la Commune entendaient révéler leurs connaissances et leurs principes en fait d’économie sociale, commerciale, industrielle ? Est-ce que l’on décrète les capitaux ? Est-ce que l’on décrète le travail ? Est-ce que l’on décrète la confiance ? De quelle manière alimenter ces ateliers ? La Commune espérait-elle que les cinq parties du monde allaient inonder ses ateliers de commandes pour articles d’exportation ? À Paris même, prétendait-elle que les habitants allaient briser toutes les voitures pour procurer de l’ouvrage aux charrons et aux carrossiers, briser les bouteilles et les vitres pour en donner aux verriers et aux vitriers, renverser maisons et édifices pour en donner aux maçons, aux charpentiers, aux serruriers, aux peintres, etc. ? Ce décret n’était qu’un grossier trompe-l’œil bon à illusionner quelques naïfs. De plus, où étaient-ils, ces travailleurs ? Est-ce que les remparts, les abords de l’enceinte et les forts du Sud ne les réclamaient pas ? Le fait est que la Commune se trouvait acculée à une impasse dont ses emprunts forcés à la Banque ne pouvaient l’arracher.
Ce même jour, dimanche 16 avril, eurent lieu les élections complémentaires destinées à combler les lacunes faites au sein de la Commune par les élections doubles du 26 mars ou par les démissions que nous avons signalées. Voici quel en fut le résultat :
1er arrond. 4 conseillers à élire : Vésinier, Cluseret, Pillot, Andrieu.
IIe arrond. 4 conseillers à élire : Pothier, Serrailler, Durand, Johannard.
IIIe arrond. Pas d’élus.
VIe arrond. 3 conseillers à élire : Courbet, Rogeard.
VIIe arrond. 1 conseiller à élire : Sicard.
VIIIe arrond. Pas d’élus.
IXe arrond. 5 conseillers à élire : Briosne.
XIIe arrond. 2 conseillers à élire : Philippe, Lonclas.
XIIIe arrond. Pas d’élus.
XVIe arrond. 2 conseillers à élire : Longuet.
XVIIe arrond. 2 conseillers à élire : Dupont.
XVIIIe arrond. 2 conseillers à élire : Cluseret, Arnold.
XIXe arrond. 1 conseiller à élire : Menotti Garibaldi.
XXe arrond. 2 conseillers à élire : Viard, Trinquet.
Les arrondissements qui n’eurent pas d’élus ou dont la représentation ne fut pas complétée n’eurent que des candidats qui n’obtinrent même pas la majorité absolue sur le nombre des votants, chiffre que la Commune, prévoyant le résultat, avait proclamé suffisant.
En dispensant tous les locataires de payer les trois termes échus, la Commune avait en même temps promis un décret sur les échéances ; il parut le 18 avril sous le titre de loi. Il est également bon à citer.
« Article 1er. Le remboursement des dettes de toute nature souscrites jusqu’à ce jour et portant échéance, billets à ordre, mandats, lettres de change, factures réglées, dettes concordataires, etc., sera effectué dans un délai de trois années à partir du 15 juillet prochain, et sans que ces dettes portent intérêt.
« Art. 2. Le total des sommes dues sera divisé en douze coupures égales, payables par trimestre, à partir de la même date.
« Art. 3. Les porteurs des créances ci-dessus énoncées pourront, en conservant les titres primitifs, poursuivre le remboursement desdites créances par voie de mandats, traites ou lettres de change mentionnant la nature de la dette et de la garantie, conformément à l’article 2.
« Art. 4. Les poursuites, en cas de non-acceptation ou de non-paiement, s’exerceront seulement sur la coupure qui y donnera lieu.
« Art. 5. Tout débiteur qui, profitant des délais accordés par le présent décret, aura, pendant ces délais, détourné, aliéné ou anéanti son actif en fraude des droits de son créancier sera considéré, s’il est commerçant, comme coupable de banqueroute frauduleuse, et, s’il n’est pas commerçant, Comme coupable d’escroquerie. Il pourra être poursuivi comme tel soit par son créancier, soit par le ministère public. »
Inutile d’apprécier le caractère et la valeur morale de ce décret ; nous nous contenterons de faire remarquer qu’ici encore la Commune sortait de ses attributions municipales, dont elle avait promis de ne pas franchir les limites.
Le même numéro du 18 renfermait un arrêt de la cour martiale, présidée par Rossel, réglant la procédure et les peines. Celles-ci étaient énumérées à l’article 23 : la mort, les travaux forcés, la détention, la réclusion, la dégradation civique, la dégradation militaire, la destitution, l’emprisonnement, l’amende. Les condamnés à mort devaient être fusillés, en vertu de l’article 24. L’article 25 disait : « La cour se conforme, pour les peines, au code pénal et au code de justice militaire. Elle applique, en outre, la jurisprudence martiale à tous faits intéressant le salut public. »
Cette dernière disposition pouvait se prêter à une singulière élasticité. La veille, cet arrêté avait déjà reçu un commencement d’exécution ; un chef de bataillon, coupable du refus d’obéissance, avait été condamné à mort. Toutefois, la peine fut commuée. Le 19, l’Officiel enregistrait une mesure d’un autre genre, annoncée en ces termes :
« La Commune, considérant qu’il est impossible de tolérer dans Paris assiégé des journaux qui prêchent ouvertement la guerre civile, donnent des renseignements militaires à l’ennemi et propagent la calomnie contre les défenseurs de la République, a arrêté la suppression des journaux le Soir, la Cloche, l’Opinion nationale et le Bien public. »
C’est ainsi que la Commune entendait la liberté de la presse. Mais quel rôle s’imaginait-elle donc jouer, elle qui reprochait à certains journaux de prêcher la guerre civile ? Le Mot d’ordre et le Rappel, au risque de s’attirer un sort analogue, protestèrent contre ces mesures arbitraires.
Revenons maintenant aux événements militaires.
Un décret du 6 avril, inséré le lendemain au Journal officiel de Versailles, réglait la nouvelle organisation de l’armée, comprenant en réalité deux armées, dont la première était chargée des opérations actives, tandis que l’autre formait l’armée de réserve.
Commandant en chef : le maréchal de Mac-Mahon.
1er corps d’armée, commandant en chef : général de Ladmirault.
1re division : général Grenier.
2e division : général de Maud’huy.
3e division : général de Montaudon.
2e corps d’armée, commandant en chef : général de Cissey.
1re division : général Le Vassor-Sorval.
2e division : général Susbielle.
3e division : général Lacretelle.
3e corps d’armée, commandant en chef : général Du Barail. Ce corps d’armée se composait presque exclusivement de cavalerie.
Ces trois corps se virent bientôt renforcés de deux autres : le 4e, formé à Cherbourg par le général Ducrot et commandé par le général Douay, et le 5e, réuni et organisé à Cambrai par le général Clinchant, qui en conserva le commandement.
Cette deuxième armée, dite armée de réserve, se composait ainsi qu’il suit :
Commandant en chef : général Vinoy.
1re division : général Faron.
2e division ; général Bruat.
3e division : général Vergé.
Cette armée fut chargée d’occuper le centre de la position contre Paris. Le maréchal de Mac-Mahon exerça le commandement en chef de toutes ces forces à partir du 12 avril.
Après avoir réussi à repousser une attaque de l’armée contre le château de Bécon, les fédérés ne tardèrent pas à en être chassés, et le 10 avril les troupes du général de Ladmirault s’emparèrent d’Asnières, ce qui enlevait à la Commune le dernier point par lequel elle eût pu menacer Versailles. La Commune se garda bien d’annoncer ce grave échec à la population parisienne ; le Journal officiel publiait au contraire cette dépêche de Dombrowski, datée du même jour :
« Les troupes se sont installées définitivement dans leurs positions à Asnières. Wagons blindés commencent leurs opérations et, par leur mouvement sur la ligne de Versailles, Saint-Germain, couvrent la ligne entre Colombes, Garenne et Courbevoie.
« Nos postes k Villiers et à Vallois se sont avancés, et nous sommes en possession de toute la partie nord-est de Neuiily.
« J’ai fait avec tout mon état-major une reconnaissance par Levallois, Villiers, Neuiily, jusqu’au rond-point du boulevard du Roule, et nous sommes rentrés par la porte des Ternes. La situation à la porte Maillot est beaucoup améliorée par suite du relâchement du bombardement pendant la nuit. Nous avons pu réparer les dégâts causés par le feu ennemi et commencer la construction de nouvelles batteries en avant de la porte.
« Un ordre parfait a régné pendant toute la nuit dans tous les postes, et les bruits sur l’abandon de diverses positions sont des inventions de la réaction dans le but de démoraliser la population. »
La Commune sentait que les échecs allaient affaiblir son prestige éphémère, et une fois encore elle essaya d’appeler sur elle les sympathies de la France en lui expliquant son programme : le Journal officiel du 20 avril contenait la déclaration suivante :
« Dans le conflit douloureux et terrible qui impose une fois encore à Paris les horreurs du siège et du bombardement, qui fait couler le sang français, qui fait périr nos frères, nos femmes, nos enfants écrasés sous les obus et la mitraille, il est nécessaire que l’opinion publique ne soit pas divisée, que la conscience nationale ne soit point troublée.
« Il faut que Paris et le pays tout entier sachent quelle est la nature, la raison, le but de la révolution qui s’accomplit. Il faut enfin que la responsabilité des deuils, des souffrances et des malheurs dont nous sommes victimes retombe sur ceux qui, après avoir trahi la France et livré Paris à l’étranger, poursuivent avec une aveugle et cruelle obstination la ruine de la capitale, afin d’enterrer, dans le désastre de la République et de la liberté, le double témoignage de leur trahison et de leur crime.
« La Commune a le devoir d’affirmer et de déterminer les aspirations et les vœux de la population de Paris ; de préciser le caractère du mouvement du 18 mars, incompris, inconnu et calomnié par les hommes politiques qui siègent à Versailles.
« Cette fois encore, Paris travaille et souffre pour la France entière, dont il prépare, par ses combats et ses sacrifices, la régénération intellectuelle, morale, administrative et économique, la gloire et la prospérité.
« Que demande-t-il ?
« La reconnaissance et la consolidation de la République, seule forme de gouvernement compatible avec les droits du peuple et le développement régulier et libre de la société.
« L’autonomie absolue de la commune, étendue à toutes les localités de la France et assurant à chacune l’intégralité de ses droits, et à tout Français le plein exercice de ses facultés et de ses aptitudes, comme homme, citoyen et travailleur.
« L’autonomie de la commune n’aura pour limites que le droit d’autonomie égal pour toutes les autres communes adhérentes au contrat, dont l’association doit assurer l’unité française.
« Les droits inhérents à la commune sont :
« Le vote du budget communal, recettes et dépenses ; la fixation et la répartition de l’impôt ; la direction des services locaux ; l’organisation de la magistrature, de la police intérieure et de l’enseignement ; l’administration des biens appartenant à la commune.
« Le choix par l’élection ou le concours, avec la responsabilité et le droit permanent de contrôle et de révocation, des magistrats ou fonctionnaires communaux de tous ordres.
« La garantie absolue de la liberté individuelle, de la liberté de conscience et de la liberté du travail.
« L’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées, la libre défense de leurs intérêts ; garanties données à ces manifestations par la commune, seule chargée de surveiller et d’assurer le libre et juste exercice du droit de réunion et de publicité.
« L’organisation de la défense urbaine et de la garde nationale, qui élit ses chefs et veille seule au maintien de l’ordre dans la cité.
« Paris ne veut rien de plus à titre de garanties locales, à condition, bien entendu, de retrouver dans la grande administration centrale, délégation des communes fédérées, la réalisation et la pratique des mêmes principes.
« Mais, à la faveur de son autonomie et profitant de sa liberté d’action, Paris se réserve d’opérer comme il l’entendra, chez lui, les réformes administratives et économiques que réclame sa population ; de créer des institutions propres à développer et à propager l’instruction, la production, l’échange et le crédit ; à universaliser le pouvoir et la propriété suivant les nécessités du moment, le vœu des intéressés et les données fournies par l’expérience.
« Nos ennemis se trompent ou trompent le pays quand ils accusent Paris de vouloir imposer sa volonté ou sa suprématie au reste de la nation, et de prétendre à une dictature qui serait un véritable attentat contre l’indépendance et la souveraineté des autres communes.
« Ils se trompent ou trompent le pays quand ils accusent Paris de poursuivre la destruction de l’unité française, constituée par la Révolution aux acclamations de nos pères, accourus à la fête de la Fédération de tous les coins de la vieille France.
« L’unité, telle qu’elle nous a été exposée jusqu’à ce jour par l’Empire, la monarchie et le parlementarisme, n’est que la centralisation despotique, inintelligente, arbitraire ou onéreuse.
« L’unité politique, telle que la veut Paris, c’est l’association volontaire de toutes les initiatives locales, le concours spontané et libre de toutes les énergies individuelles, en vue d’un but commun, le bien-être, la liberté et la sécurité de tous.
« La Révolution communale, commencée par l’initiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle de politique expérimentale, positive, scientifique.
« C’est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage, la patrie ses malheurs et ses désastres.
« Que cette chère et grande patrie, trompée par les mensonges et les calomnies, se rassure donc.
« La lutte engagée entre Paris et Versailles est de celles qui ne peuvent se terminer par des compromis illusoires : l’issue n’en saurait être douteuse. La victoire, poursuivie avec une indomptable énergie par la garde nationale, restera à l’idée et au droit.
« Nous en appelons à la France !
« Avertie que Paris en armes possède autant de calme que de bravoure ; qu’il soutient l’ordre avec autant d’énergie que d’enthousiasme ; qu’il se sacrifie avec autant de raison que d’héroïsme ; qu’il ne s’est armé que par dévouement à la liberté et à la gloire de tous, que la France fasse cesser ce sanglant conflit !
« C’est à la France à désarmer Versailles par la manifestation solennelle de son irrésistible volonté.
« Appelée à bénéficier de nos conquêtes, qu’elle se déclare solidaire de nos efforts ; qu’elle soit notre alliée dans ce combat qui ne peut finir que par le triomphe de l’idée communale ou par la ruine de Paris !
« Quant à nous, citoyens de Paris, nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire.
« Nous avons le devoir de lutter et du vaincre ! »
Vain appel ; la France fit la sourde oreille. Mais il faut bien reconnaître qu’un pareil programme était plus fait pour l’épouvanter que pour l’enthousiasmer. N’y relevons qu’un seul détail : la fixation de la répartition de l’impôt par la Commune, mesure administrative et financière qui eût rendu impossible l’équilibre du budget en le soumettant au bon plaisir de 33,000 conseils municipaux.
En même temps que la Commune cherchait à allécher la France par l’appât des libertés qu’elle lui offrait, elle continuait à leurrer la population parisienne au moyen de dépêches par trop fantaisistes, telles que la suivante ;
« 19 avril 1871, 5 h. 27 du soir.
« Guerre à exécutive.
« Bonnes nouvelles d’Asnières et de Montrouge. Ennemi repoussé. »
« 19 avril 1871, 5 h. 15 du soir.
« Dombrowski à Exécutive et à Guerre.
« Après un sanglant combat, nous avons repris nos positions. Nos troupes, portées en avant sur notre aile gauche, se sont emparées d’un magasin d’approvisionnement de l’ennemi, dans lequel nous avons trouvé 69 tonneaux contenant du jambon, du fromage et du lard.
« Le combat continue avec acharnement. L’artillerie ennemie, placée sur la hauteur de Courbevoie, nous couvre de projectiles et de mitraille ; mais, malgré la vivacité de ses feux, notre aile droite exécute en ce moment un mouvement dans le but d’envelopper les troupes de ligne qui se sont engagées trop en avant. Il me faut 5 bataillons de troupes fraîches, 2,000 hommes au moins, parce que les forces ennemies sont considérables. »
Le Journal officiel du 20 avril contenait cet arrêté, qui portait une grave atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, en affichant des sentiments d’intérêt pour une classe d’ouvriers :
« Sur les justes demandes de toute la corporation des ouvriers boulangers,
« La commission exécutive
« Art. 1er. Le travail de nuit est supprimé.
« Art. 2. Les placeurs institués par l’ex-police impériale sont supprimés. Cette fonction est remplacée par un registre placé dans chaque mairie pour l’inscription des ouvriers boulangers. Un registre central sera établi au ministère du commerce.
« La commission exécutive :
Cournet, A. Vermorel, G. Tridon, Delescluze, Félix Pyat, Avrial, E. Vaillant. »
La vérité est que patrons et ouvriers réclamèrent contre cette mesure ; mais la Commune maintint son décret.
Pour donner au lecteur une idée de ce qu’étaient les séances de la Commune, nous empruntons au Journal officiel de Paris le compte rendu de celle du 19 avril 1871, relative à la validation des dernières élections.
« Le citoyen Demay, nommé assesseur, prend place au bureau.
« Le procès-verbal est lu et adopté.
« L’Assemblée décide que, les discussions ou les incidents qui pourraient se produire au cours de la séance devant rester secrets, ces discussions ou incidents ne seront pas reproduits dans le compte rendu officiel.
« Le citoyen président a reçu un document concernant les élections nouvelles. Il demande au citoyen Parisel s’il est chargé de statuer sur ces élections. Il n’y a pas eu de commission de nommée ; maintient-on la dernière ?
« Le citoyen Parisel. — Je demande à n’en plus faire partie.
« Le citoyen président. — Les citoyens P. Henri, Ranvier et Martelet sont nommés membres de la commission chargée de statuer sur les dernières élections. Ces citoyens sont priés de nous faire un rapport.
« À cinq heures, le citoyen Martelet fait le rapport de la commission des élections (concluant à la validation des élections ayant obtenu la majorité absolue sur le nombre des votants).
« Le président. — Le rapport conclut à ne pas tenir compte du huitième et à se contenter d’admettre comme valable la majorité absolue des suffrages exprimés.
« Le citoyen Beslay veut que la loi soit observée ; il cède la parole au citoyen A. Arnould.
« Le citoyen Arnould. — Je me prononce pour l’observation stricte de la loi, qui impose le huitième. En validant les élections faites en dehors de la loi, nous invalidons forcément les autres.
« Il n’est pas admissible qu’un membre de la Commune se prétende élu avec 500 électeurs seulement.
« Quel est notre pouvoir ? qu’est-ce qui fait sa force ? C’est que nous sommes des élus. Nous porterions la plus grave des atteintes au suffrage universel si nous procédions autrement. Dans ce cas, il aurait mieux valu laisser l’autorité au Comité central.
« Si vous admettiez les conclusions du rapport, il n’y a pas de raison pour qu’un candidat ne soit pas élu par 50 électeurs.
« Il faut un terme, c’est le huitième ; observons-le. Il y a onze élections faites dans les conditions de la loi, Validons-les ; mais n’acceptons pas les autres, ce serait diminuer la valeur de notre propre mandat, car on pourrait alors nous objecter que tel citoyen ayant obtenu 2 voix, la sienne et celle de son fils, aurait le droit de se prétendre représentant.
« Il faut se maintenir dans les termes de la loi. Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, on ne doit pas valider les élections en dehors du huitième. Ce serait le plus grand croc-en-jambe que jamais gouvernement ait donné au suffrage universel ; d’ailleurs, nous ne serions pas les élus de la population de Paris.
« Le citoyen P. Grousset. — Je ne demande pas l’effet que produira sur le gouvernement de Versailles le résultat des élections de Paris, mais je me demande seulement quel effet produira l’élection des membres qui n’ont pas eu le huitième. Il n’y a pas, en réalité, de loi électorale ; par le fait de l’admission de membres n’ayant pas eu le huitième, nous avons déclaré ne pas accepter les buses formulées par le Comité central, en sorte que nous n’avons pas de loi électorale.
« La commission ne propose pas d’accepter les citoyens qui ont eu la majorité relative ; elle vous propose d’admettre simplement les citoyens qui ont eu la majorité absolue des votants.
« Vous n’avez pas la base d’évaluation de la population. Vous n’avez pas de loi électorale. La seule chose sérieuse serait de s’en rapporter à la sagesse populaire, qui a voté comme elle a voulu, et d’admettre tout membre qui a eu la majorité absolue des suffrages exprimés.
« Le citoyen Varlin. — Je repousse les observations présentées par le citoyen Arnould. Il est impossible que nous admettions cette loi, que nous ne pouvons reconnaître. Quant à moi, je suis pour les conclusions du rapport.
« Dans toute société qui obéit à des règles fixes, on s’en rapporte toujours à la majorité absolue. Aux dernières élections nous avons admis des candidats qui n’avaient pas réuni le huitième ; ne nous déjugeons pas.
« Le citoyen Billioray. — En supposant que tout un arrondissement s’abstienne et qu’il n’y ait que cinq votants, ces votants sont les seuls partisans de la Commune, les autres ne veulent pas voter pour une commune quelconque…
« Le citoyen Urbain. — Pour moi, l’abstention ne peut jamais être une raison. Il y a un moyen de manifester son opinion, c’est le bulletin blanc. Le nombre de bulletins blancs eût pu invalider l’élection ; or, puisque ceux qui ne veulent pas de nous ne l’ont pas fait, nous devons passer outre.
« Le citoyen Arnould craint que nous ne tombions dans le ridicule et l’odieux. Or, je dis que ce sont ceux qui n’ont pas voté qui sont tombés les premiers dans l’odieux et le ridicule. Ceux qui n’ont pas voulu défendre leur liberté par le vote ne sont à mes yeux ni Français, ni Allemands, ni Chinois.
« Le citoyen Langevin. — Je me trouve dans une situation assez difficile, car je suis précisément de ceux qui ont été admis au premier tour de scrutin. Malgré cette situation, je me prononce contre la validation des élections.
« Pour ma part, je regrette la décision prise par l’assemblée ; j’aurais protesté si je n’avais envisagé la situation qui nous était faite, et je pense qu’en adoptant les conclusions du rapport nous porterions une grave atteinte à l’autorité morale de la Commune.
« Il faut être logique. Or, il y a un arrêté qui va à l’encontre des arguments qu’on vient d’exposer ; dans le XVIIe arrondissement, vous avez ajouté une élection en raison du nombre des votants ; eh bien, vous admettez sans doute que vous avez une base quand il s’agit de faire voter, vous devez donc en avoir une pour la validation.
« Le citoyen Ranvier. — Je n’ajouterai que quelques mots. Dans le XVIIe arrondissement, le citoyen Gombault n’est pas élu ; dans le XXe, ils sont tous élus à une faible majorité ; nous ne connaissons pas de loi électorale.
« Le citoyen Régère. — Mais nous n’en avons pas fait ! Nous appelons tout le monde au vote, tant pis pour ceux qui ne se présentent pas. Je trouve le huitième ridicule.
« Le citoyen Clémence. — Je veux respecter le huitième. Dans les professions de foi, même dans celles des membres qui se prononcent aujourd’hui contre le huitième, nous avons tous accepté la loi de 1849.
« Les candidats qui n’auraient pas obtenu ce minimum subiront un second tour de scrutin à la majorité relative. Pour moi, je déclare que je ne veux pas être l’élu d’une réunion publique, mais bien l’élu du peuple.
« La clôture est demandée. Le citoyen Allix parle contre la clôture.
« Le citoyen président met la clôture aux voix ; le résultat donne 18 pour et 17 contre.
« La clôture est prononcée.
« Le président met aux voix les conclusions du rapport.
« L’appel nominal est demandé par les citoyens Arnaud, Vallès, Vermorel, Avrial et Clémence.
« Le citoyen Blanchet. — Je vote pour le rapport, la majorité absolue des votants, puisque aux premières élections on n’a pas tenu compte du huitième pour nous admettre, nous.
« Un membre. — Et moi aussi, je vote pour les conclusions du rapport. Les électeurs qui n’ont pas rempli leur devoir ont d’eux-mêmes renoncé au droit d’être représentés, et je ne me reconnais pas le droit d’avoir plus qu’eux souci de leurs intérêts.
« Le citoyen P. Grousset. — J’adopte les conclusions du rapport, tout en regrettant qu’elles ne soient pas plus larges et n’admettent pas immédiatement les candidats qui ont obtenu une majorité quelconque.
« L’abstention est une désertion quand le scrutin est libre.
« Le citoyen Régère. — En raison de l’état de guerre, je vote l’adoption du rapport.
« Le citoyen Adolphe Clémence. — Afin de maintenir haut et ferme l’autorité de la Commune, je vote contre les conclusions du rapport.
« Le citoyen J. Miot. — Je vote contre la validation des candidats qui n’ont pas obtenu le huitième des électeurs inscrits, parce que les élections ont eu lieu sous cette condition,
« Vu les circonstances exceptionnelles dans lesquelles les réélections doivent avoir lieu, j’aurais désiré que l’assemblée, par modification à la condition du huitième, décidât que ces élections se feraient à la majorité relative des suffrages exprimés.
« Le citoyen Rastoul. — Je vote contre le rapport, parce que, la Commune ayant déclaré s’en rapporter à la loi qui demandait le huitième plus un des électeurs inscrits, le rapport passe outre, ne tenant aucun compte des décisions prises par convention et affiches sur le premier décret de la Commune. Le rapport porte ainsi atteinte au suffrage universel, détruit la force morale de l’assemblée et frappe d’avance ses décisions d’impuissance relative.
« Les conclusions du rapport sont adoptées à la majorité de 26 contre 13.
« La séance est levée à sept heures et renvoyée à demain deux heures. »
Ainsi, comme le faisait très-justement observer Arnould, « tel citoyen ayant obtenu deux voix, la sienne et celle de son fils, aurait le droit de se prétendre représentant. »
Dans sa séance du 20 avril, la Commune prit la mesure suivante :
« 1o Le pouvoir exécutif est et demeure confié, à titre provisoire, aux délégués réunis de neuf commissions, entre lesquelles la Commune a réparti les travaux et les attributions administratives ;
« 2o Les délégués seront nommés par la Commune, à la majorité des voix.
« 3o Les délégués se réuniront chaque jour et prendront, à la majorité des voix, les décisions relatives à chacun de leurs départements ;
« 4o Chaque jour ils rendront compte à la Commune, en comité secret, des mesures arrêtées ou exécutées par eux, et la Commune statuera. »
Les divers services furent divisés en neuf sections, auxquelles le scrutin assigna pour délégués : Cluseret à la guerre, Jourde aux finances, Viard aux subsis : ances, Paschal Grousset aux relations extérieures, Franokel au travail et échange, Protot à la justice, Andrieu aux services publics, Vaillant à l’enseignement, Raoul Rigault k la sûreté générale.
Dans la séance du lendemain 21 avril, les membres de la Commune se répartissaient ainsi entre les diverses commissions :
Guerre : Delescluze, Tridon, Avrial, Ranvier, Arnold.
Finances : Beslay, Billioray, Victor Clément, Lefrançais, Félix Pyat.
Sûreté générale : Cournet, Vermorel, Ferré, Trinquet, Dupont.
Enseignement : Courbet, Verdure, Jules Miot, Vallès, J.-B. Clément.
Subsistances : Varlin, Parisel, E. Clément, Arthur Arnould, Chainpy.
Justice : Gambon, Dereure, Clémence, Lan — gevin, Durand,
Travail et échange : Theisz, Malon, Serrailler, Ch. Longuet, Chalin.
Relations extérieures : Meillet, Gérardin, Amouroux, Johannard, Vullès.
Services publics : Ostyn, Vésinier, Rastoul, Arnaud, Pothier.
Le 22 avril, Rogeard et Briosne, élus en dehors des conditions prescrites par la loi, informèrent la Commune qu’ils n’acceptaient pas le bénéfice de la validation à la majorité absolue des suffrages exprimés. Félix Pyat donna également sa démission en invoquant le même motif. Cette séance fut orageuse ; au sujet de la suppression de plusieurs journaux qui avait été prononcée quelques jours auparavant, Vermorel accusa hautement Félix Pyat de duplicité, parce que, ayant appuyé cette mesure au sein de la Commune, il la critiquait âprement dans son journal le Vengeur. Félix Pyat se défendit ou plutôt se vengea en appelant Vermorel un bombyx à lunettes ; mais le bombyx était de taille à lui tenir tête. Un autre membre, J.-B. Clément, demanda formellement l’arrestation de Félix Pyat, qui ne fut pas décrétée. Au reste, Pyat ne tarda pas à retirer sa démission, sur les instances, soi-disant, des femmes de son quartier. Comment, en effet, un homme comme lui aurait-il résisté aux instances de tout le beau sexe de son quartier ?
Cependant la Commune ne vivait que d’expédients ; malgré ses emprunts forcés à la Banque, elle était constamment à court d’argent. Déjà, sous le coup de l’indignation publique, elle avait dû restituer à la Compagnie parisienne du gaz une somme de 200,000 francs qu’un agent trop zélé avait cru devoir saisir sous prétexte de recherche d’armes. Un autre de ses agents, le sieur Pilotell, chargé d’arrêter deux journalistes, MM. Chaudey et Polo, avait trouvé l’occasion belle pour les dépouiller de leur argent, mais à son profit personnel.
Nous ne nous attarderons pas à reproduire ici les dépêches journalières et de plus en plus mensongères des généraux de la Commune ; mais, comme nous tenons à donner une photographie aussi complète que possible de la Commune, envisagée sous ses divers aspects, nous allons reproduire ici les détails d’une affaire jugée par la cour martiale dans son audience du 22 avril. On verra dans quel désarroi se trouvaient déjà les bataillons fédérés ; on se demandera comment, avec de pareilles troupes, la Commune espérait lutter avantageusement contre une armée régulière et fortement disciplinée.
Vol commis par des artilleurs.— Affaire du 105e bataillon. — Refus de marcher à l’ennemi. — Douze accusés, dont dix officiers.
« De nombreux vols ont été commis à l’École militaire. Les greniers, qui contenaient un nombre considérable d’effets d’habillement, ont été littéralement mis au pillage. Deux canonniers comparaissent aujourd’hui devant la cour, accusés d’avoir participé à ces vols. Ce sont les nommés F…, âgé de trente-sept ans, ancien militaire, et G…, trente-neuf ans, cultivateur, tous deux dans la 19e batterie (nous n’employons que des initiales ; les noms, qui figurent au Journal officiel de la Commune, n’offrant ici aucun intérêt).
« F., avoue avoir à plusieurs reprises jeté aux hommes qui attendaient sous les fenêtres des effets de toutes sortes appartenant aux militaires des corps qui avaient précédemment occupé l’École. Quant à G…, il reconnaît avoir participé aux vols, mais prétend que les officiers de la batterie avaient l’air de les autoriser.
« En présence de cette déclaration, le citoyen président donne l’ordre d’arrêter et d’amener sur le banc des accusés le citoyen L…, capitaine commandant la batterie. Ce nouvel accusé se défend énergiquement ; il affirme avoir fait son possible pour empêcher ses hommes de voler. En voyant les greniers envahis, il a fait, à plusieurs reprises, fermer les portes ; mais on les a forcées.
« Le témoin L…, lieutenant, constate que tout était mis ouvertement au pillage ; chacun venait prendre ce qui était à sa convenance, et, à part le capitaine L…, personne ne cherchait à arrêter les voleurs ; les officiers ne secondaient en aucune façon les efforts du capitaine ; bien plus, le lieutenant H…, toujours en état d’ivresse, était une des causes des plus grands désordres ; cet officier paraissait même encourager les hommes au vol.
« Le président ordonna qu’il soit traduit devant la cour et jugé par contumace s’il y a lieu.
« Le capitaine L… semble intéresser vivement l’auditoire et la cour par quelques paroles dans lesquelles il proteste de ses sentiments honorables :
« Le plus grand malheur que nous ayons, dit-il, c’est que les canonniers soient trop bien payés ; ils ont 3 francs par jour, et cela leur permet de boire plus que de raison. Il y a cependant des hommes de cœur dans la batterie, et je demande que la cour me permette de laver la tache imprimée à notre corps en marchant dès demain au feu. »
« La cour, après quelques instants de délibération, déclare le capitaine L… acquitté. Les nommés F.., et G…, reconnus coupables, sont condamnés à cinq ans de prison.
« L’affaire suivante présente la plus extrême gravité : douze accusés, dont dix officiers, ont à répondre à la grave accusation de refus de marcher à l’ennemi, de violences et complicité de violences envers la personne des chefs. »
Nous nous contenterons de reproduire les interrogatoires.
« D. L’affaire soumise à la cour a été provoquée par vous, qui avez accusé les officiers du 105e. Il ressort des rapports que vous vous mettez souvent en état d’ivresse.
« R. J’ai été nommé capitaine il y a sept mois ; j’ai fait fonction de chef de bataillon, jamais personne ne m’a accusé de ce fait. J’ai pris avec mon bataillon possession du télégraphe à la mairie du VIIe arrondissement. Tels sont mes états de service. Si on avait eu affaire à un ivrogne, on ne m’aurait pas à plusieurs reprises donné les suffrages comme capitaine d’abord, puis comme chef de bataillon. Le 13 avril, j’avais dîné chez moi avec ma femme et n’avais nullement bu ; quand j’arrivai à la place Vendôme, la mutinerie avait déjà commencé. J’appelai à moi le capitaine G…, qui m’expliqua les réclamations des hommes. Ils demandaient des cartouches et des vivres.
« J’exhortai les officiers, que je réunis autour de moi, à suivre les ordres donnés au bataillon, et moi-même je me mis à la tête, que je n’ai pas quittée jusqu’à la porte Bineau. La, le chef du 232e fit faire halte. Quand on voulut repartir, nouvelles hésitations, et de nouveau je pris la tête. J’en appelle au commandant du 232e pour constater que je n’étais en aucune façon en état d’ivresse. De plus, on peut voir si mon rapport a pu être rédigé par un homme ivre.
« Je souffre d’une atrophie musculaire à la jambe gauche, ce qui souvent me fait trébucher ; c’est probablement ce qui a pu faire croire que j’étais ivre.
« D. Par quels bataillons avez-vous été nommé chef de légion ?
« R. Par les 105e, 187e et 106e bataillons.
« D. Et c’est seulement le 13 avril que se manifesta une certaine animosité contre vous ?
« R. Oui, citoyen.
« D. Comment votre ancien bataillon s’est-il conduit pendant le siège ?
« R. D’une manière admirable.
« D. À quoi attribuez-vous l’acte du 13 avril ?
« R. À l’incorporation de nouveaux éléments, surtout de très-jeunes gens ?
« D. Je sais que dès le principe vous reçûtes l’ordre de vous saisir des coupables, ce que vous ne fîtes pas, déclarant que vous aimiez mieux les voir laver leur tache devant l’ennemi.
« R. C’est vrai, et j’ajouterai, puisqu’on a prétendu que j’étais la cause qui empêchait de marcher le 13, que le lendemain, sur 150 hommes partis du Champ-de-Mars, 82 seulement étaient avec leur compagnie à la porte Bineau.
« D. Il est certain que vous avez toujours voulu marcher. Ceci est à votre honneur.
« D. Depuis quand êtes-vous capitaine ?
« R. Depuis peu de jours ; j’ai été nommé après le 18 mars.
« D. Comment était composé votre bataillon ?
« R. De nouvelles recrues, surtout dans les 5e et 6e compagnies.
« D. Comment ont vécu vos hommes le 13 avril ?
« R. Je les ai envoyés chez eux manger. Les vivres sont arrivés à cinq heures et demie. Comme il était tard, je ne fis distribuer que le pain,
« D. Il résulte de ce que nous voyons que certains hommes ne veulent plus marcher qu’ayant non-seulement mangé, mais encore des provisions pour l’avenir. C’est fâcheux, et il est triste de voir la Fédération entreprendre de si grandes choses avec de pareils hommes dans ses rangs. Le chef de légion était-il ivre ?
« R. Oui, légèrement. Il était animé ; ce qui le prouve bien, c’est qu’il a fait sortir le drapeau des rangs.
« D. Je ne vous comprends pas ! Il est vraiment honteux d’entendre des choses semblables dites par un officier indigne. Vous saurez que W… n’a fait que son devoir en prenant le drapeau, que n’étaient plus dignes de posséder des soldats tels que vous. Avez-vous vu W… plusieurs fois ivre ?
« R. Oui, à Vitry, à Buzenval et à Châtillon, où la colonne dut se débander pour ce fait.
« D. Vous savez qu’il souffrait d’une maladie à la jambe gauche ?
« R. Oui, mais quand il était gris, et il balbutiait beaucoup.
« D. En somme, vous êtes parti de la place Vendôme avec le bataillon ?
« R. Oui, et c’est quand on a vu que c’était W… qui commandait qu’on n’a pas voulu marcher.
« D. Quel est l’effectif du bataillon ?
« R. Il y a 6 compagnies présentes, mais non au complet. Il y a fort peu d’anciens gardes.
« D. À W… Jusqu’où avez-vous accompagné la colonne ?
« R. Jusqu’à vingt mètres de la porte Bineau.
« D. À G… Vous vous êtes battu les jours suivants ?
« R. Oui, et j’ai été blessé au bras.
« D. Vous êtes ancien soldat ?
« R. J’ai été sous-officier au 28e de ligne.
« D. Arrivé aux remparts, vous avez refusé de marcher et ramené à la mairie le chef de légion prisonnier. Le lendemain vous êtes rentré dans Paris ?
« R. Avant de partir de la place Vendôme, on fit appel au patriotisme des gardes ; malgré tout, rue du Faubourg-Saint-Honoré, la débandade commença quand on vit que W… commandait.
« D. Mais pourquoi l’avait-on nommé deux fois commandant ?
« R. Parce que son concurrent, le nommé G…, était un réactionnaire, et que W… seul se présentait.
« D. Pourquoi êtes-vous rentré dans Paris ?
« R. Parce que toute ma compagnie m’avait quitté. J’ai vu à la porte Bineau le commandant W… dans une grande surexcitation. On l’empêchait de s’emparer du drapeau.
« D. Je dois constater que vous avez accepté un grade très-imprudemment et que vous n’avez pas l’air de comprendre vos devoirs. Le lendemain, avez-vous reçu les vivres ?
« R. Oui, ceux de la veille ; puis je suis allé à la mairie, où je n’avais que quelques hommes avec moi.
« D. Depuis quand êtes-vous capitaine ?
« R. Depuis le 7 avril.
« D. Avant, avez-vous assisté à quelques affaires ?
« R. Oui, à Châtillon et au plateau d’Avron, comme garde mobile.
« D. Quel rôle avez-vous joué le 13 avril ?
« R. J’étais à l’arrière-garde. Je m’approchai du commandant W…, quand je le vis entouré par les hommes. J’ai cherché à le protéger en l’accompagnant à la mairie, où le conduisaient une centaine d’hommes.
« D. Le lendemain, vous êtes allé aux avant-postes ?
« R. Oui.
« D. Ne vous semble-t-il pas que vous n’avez pas fait votre devoir ?
« R. Non ; car nous ne pouvions marcher sans avoir des hommes. J’ai usé de toute mon influence, mais tout a été en vain.
« D. Vous êtes ancien militaire ?
« R. Oui ; j’ai quatorze ans de service. J'ai été médaillé à Buzenval, où j’ai entraîné mes hommes au feu. J’ai été nommé capitaine il y a un mois.
« D. Vos hommes vous obéissent-ils facilement, d’ordinaire ?
« R. Très-difficilement. Je n’ai pu en aucune façon les faire marcher le 13 au soir. À la porte Bineau, il me restait deux sergents et un garde. Je suis rentré dans Paris pour pouvoir le lendemain rallier le bataillon.
« D. Vous êtes volontaire ?
« R. Oui.
« D. Savez-vous quelque chose des habitudes de W… ?
« R. Il buvait un peu, le fait était notoire.
« D. Vous commandez la 6e compagnie, et vos hommes n’ont pas voulu marcher ?
« R. En effet, ils ont déclaré que, n’ayant pas de cartouches, ils ne marcheraient pas. Je n’avais que cinq hommes avec moi à la porte Bineau.
« D. Le lendemain, quand on battit le rappel, les hommes se présentèrent-ils ?
« R. Il en vint trois, et encore étaient-ils sans armes.
« D. Avez-vous assisté aux violences commises sur le commandant W… ?
« R. Non. Seulement, je lui ai pris le bras, voyant qu’il chancelait. C’est en le quittant que mes hommes ont déclaré qu’ils voulaient se retirer.
« D. En effet, votre compagnie a signé une protestation qui peut donner une idée de son moral. On s’y plaint de la façon la plus amère du commandant W…, qu’on accuse de toutes sortes de choses : d’incapacité, d’avoir mal administré le bataillon, enfin de faits qu’on trouve étranges venant de la part de citoyens qui ne devraient jamais discuter les ordres qu’ils reçoivent.
« D. Vous avez laissé vos hommes revenir dans Paris ?
« R. Ils sont revenus malgré moi. J’ai fait tout mon possible pour les retenir.
« D. Vous les avez quittés un instant à la porte Bineau ?
« R. Oui, et c’est pendant ce temps-là qu’on a entouré le commandant W… Je l’ai accompagné à la mairie avec la troupe.
« D. Je ne crois pas qu’un spectacle aussi triste ait jamais été donné. Quand on vous réclame à Neuilly, vous allez lâchement à la mairie reconduire votre commandant. Il est vrai que le lendemain vous avez fait votre devoir. Cela doit être pris en considération.
« D. Vous étiez porte-drapeau. Vous avez refusé de marcher à l’ennemi ?
« R. Non. Les hommes d’escorte m’ont empêché de sortir, en disant qu’ils ne voulaient pas que le drapeau allât à Versailles.
« D. Et qu’en avez-vous fait ?
« R. Je l’ai porté à la mairie, où je suis revenu le lendemain demander au commandant W… l’autorisation de réunir le bataillon pour qu’il se réhabilitât de la faute de la veille. Pour moi, j’ai été blessé.
« D. Vous êtes des plus compromis. Qu’avez-vous fait, arrivé aux remparts ?
« R. Je n’ai pris aucune part au désordre.
« D. Vous avez dit qu’il ne fallait pas marcher ?
« R. Non ; j’ai demandé des cartouches.
« D. Vous avez signé la protestation de la 6e compagnie contre le citoyen W… ?
« R. Oui.
« D. Vous n’avez pas marché le lendemain, vous qui êtes un ancien soldat ?
« R. J’ai suivi mes chefs.
« Le citoyen W… D… m’a adressé très-violemment la parole en me réclamant des cartouches.
« D. Au capitaine D… Pendant la pause de vingt minutes faite à la porte Bineau, avez-vous vu le citoyen D… parler au citoyen W… ?
« R. Oui, mais sans le menacer.
« D. Vous avez arrêté le chef de légion et procédé à son arrestation ?
R. Je n’étais pas là au moment du tumulte, j’ai vu seulement le chef de légion entouré. Un peu après, il est tombé à mes pieds. Il était ivre. Je ne l’ai pas vu après cela.
« Le citoyen W… ne reconnaît pas B… parmi ceux qui l’ont frappé. Il était seulement près de lui.
« D. Vous n’avez pas voulu marcher contre l’ennemi ?
« R. Le colonel W… nous avait trompés a Châtillon, et nous ne voulions pas le suivre. Je n’ai rien dit pour empêcher le bataillon de sortir. On a pu voir que, le lendemain, je suis allé regagner mon poste.
« D. Avez-vous vu frapper le citoyen W… ?
« R. Je l’ai vu tomber, mais non frapper.
« W… (Après quelque hésitation). Je reconnais B… fils pour être un de ceux qui m’ont saisi. Il m’a pris par le bras.
« D. Quelles étaient vos relations avec les B… ?
« R. Celles de bons voisins.
« D. Quelle part avez-vous prise aux événements du 13 avril ?
« R. Aucune, étant exempt de service à la suite d’une entorse prise à Châtillon. J’étais absent le 13. Je n’ai vu le commandant W… que le lendemain, où je l’ai accompagné à la mairie.
« Le citoyen président ordonne ensuite qu’on introduise le premier témoin.
« Le capitaine R…, cité à la requête de G…, constate qu’on vint chercher le 105e bataillon par ordre du général Dombrowski. Il commandait une compagnie. Il a vu le capitaine G… se battre tout le jour à Neuilly avec la plus grande bravoure.
« M.., quarante-sept ans, ciseleur, commandant, se présenta le 13 avril à la place Vendôme pour réunir les compagnies de marche de la 11e légion. Il venait de Neuilly pour demander des renforts. La 11e légion avait refusé de marcher, et à la place on lui donna trois bataillons, parmi lesquels se trouvait le 105e ; pas un homme ne voulut sortir de Paris. Les officiers avaient bien essayé, place Vendôme, de faire marcher les gardes, mais tout avait été inutile. Il ne se rappelle pas bien quelle fut l’attitude du commandant W… Les hommes, dit-il, voulaient si peu avancer que, je regrette de le dire, mais j’ai dû à un moment mettre le pistolet au poing pour les y forcer.
« O…, capitaine au 64e bataillon, cité à la requête de W…, dépose : J’étais de garde à la mairie du VIIe arrondissement quand on amena le commandant W…, qu’on disait ivre. Cela n’était pas vrai ; il a pu être ivre avant ; mais, pour sûr, il ne l’était pas quand on l’a amené.
« U. R…, chef d’institution, membre de la Commune, maire provisoire du VIIe arrondissement, vit amener à la mairie le commandant W… par quatre gardes et quelques officiers ; il était une heure du matin. On accusait W… de s’être trouvé gris à la tête de ses troupes. On lui reprochait de s’être laissé tomber par terre. Je n’ai rien vu qui montrât qu’il fût dans un état d’ébriété. Je fis d’abord des reproches aux gardes qui insultaient le commandant W…, et je les engageai à se rendre au ministère de la guerre, ce que ne voulurent pas faire les officiers.
« Il a vu souvent le commandant W… en état d’ivresse, mais il est étonné de voir des hommes comme les accusés avoir à répondre à un fait de lâcheté. Le commandant lui-même fit le lendemain un acte des plus honorables : pensant que tout pouvait s’arranger, et pour faire cesser l’animosité contre lui, il prit le fusil d’un garde et marcha au milieu des gardes, renonçant à son grade.
« Le capitaine B… a vu le citoyen W… en état d’ivresse à la place Vendôme. Ses discours étaient incohérents ; il gesticulait beaucoup.
« Le citoyen W… — Ces accusations sont une chose convenue. Je répète que, si j’avais eu des habitudes d’ivrognerie, on ne m’aurait pas nommé chef de bataillon.
« Le caporal M… a accompagné le bataillon jusqu’aux remparts, où les hommes ont refusé d’aller plus loin. Le citoyen W.. était ivre.
« P…(François), docteur en médecine, membre de la Commune, ancien chirurgien-major du 105e bataillon, cité à la requête du commandant W…, donne sur lui de bons renseignements.
« Après avoir fait retirer l’accusé, le président demande au témoin si la maladie de la jambe gauche de W… a pu être produite par des habitudes d’intempérance. Le témoin croit que le cas de l’accusé provient plutôt d’anciennes fatigues.
« Après l’audition de plusieurs autres témoins, dont la déposition ne fait que relater des faits déjà connus, l’audience est suspendue à trois heures un quart du matin.
« À trois heures trois quarts, la cour rentre en séance. Le président annonce que, vu les faits résultant des débats, le 105e bataillon tout entier est incriminé et qu’il sera statué sur sa conduite.
« Après avoir entendu la défense des accusés, la cour se retire à quatre heures et demie dans la salle des délibérations.
« Elle en ressort au bout d’une heure un quart, et le citoyen président prononce l’arrêt suivant :
« Attendu que le nommé S…, capitaine de la 5e compagnie, a pris le commandement de la colonne du 105e, qui a rétrogradé vers la ville de Paris le 13 avril au soir ;
« Que l’accusé D…, capitaine de la 6e compagnie, rentré isolément chez lui, après avoir quitté le rempart, a provoqué de sa compagnie une réclamation collective où il imputait à crime à ses chefs de l’avoir conduit à l’ennemi ;
« Attendu que le citoyen D… (un autre accusé) a provoqué son bataillon à refuser l’obéissance pour marcher à l’ennemi ;
« Attendu que le citoyen B… fils a outragé, par paroles et à plusieurs reprises, son supérieur le colonel W…, chef de légion ;
« Attendu que les citoyens L..., J… et B…, après avoir ramené les troupes en ville, le 13 avril, les ont conduites au feu le 14 et y ont fait leur devoir ;
« Attendu qu’il n’y a pas de charges suffisantes contre les citoyens W…, G…, B… père et T… ;
« Attendu que la faiblesse générale des chefs élus et la lâcheté collective des soldats du 105e bataillon peuvent être imputées à tout le bataillon,
« Déclare les accusés D..., S… et D… coupables de refus d’obéissance pour marcher à l’ennemi, leur accorde le bénéfice des circonstances atténuantes ;
« Condamne les citoyens S… et D… (capitaine) aux travaux forcés à perpétuité, D… (sous-lieutenant) à cinq ans de prison ;
« Déclare le citoyen B… fils coupable d’outrages par paroles envers son supérieur, à l’occasion du service, et le condamne à trois ans de réclusion ;
« Acquitte les citoyens W…, G…, L…, B…, J…, T…, B… père et T…
« Les contrôles du 105e bataillon seront remis au greffe de la cour martiale, et tout garde inscrit sur ces contrôles, s’il est ultérieurement reconnu coupable d’indiscipline ou de refus d’obéissance, sera considéré comme en état de récidive.
« Le 105e bataillon sera dissous et son numéro rayé des contrôles de la garde nationale. Les officiers, sous-officiers et gardes de ce bataillon seront versés comme simples gardes dans les autres bataillons, incapables de se présenter à aucune élection civile ou militaire, à peine de nullité d’élection.
« L’audience est levée à six heures du matin. »
Nous avons tenu à reproduire ce compte rendu in extenso, pour bien faire comprendre à quel point de démoralisation en étaient venues les troupes de la Commune.
Le 25 avril, une suspension d’armes, arrêtée d’un commun accord entre les deux partis, permit enfin à la malheureuse population de Neuilly, bombardée depuis vingt-deux jours, de venir chercher un refuge dans Paris. Beaucoup s’empressèrent de mettre à profit cette suspension, mais d’autres s’obstinèrent à rester, et nous connaissons, entre autres, une famille qui séjourna pendant cinquante-deux jours et autant de nuits dans une cave.
Un décret daté du 22 avril, mais publié seulement le 25 dans le Journal officiel de la Commune, réglait une nouvelle organisation du jury. Le même numéro renfermait l’arrêté suivant, daté du 24 :
« Le membre de la Commune délégué à la justice,
« Arrête :
« Article 1er. Les juges de paix, greffiers de justice de paix, les juges, greffiers et commis-greffiers du tribunal de commerce, les notaires, huissiers, commissaires-priseurs, les juges et greffiers des tribunaux civils qui n’auront pas fait, dans les vingt-quatre heures de la publication du présent arrêté, la déclaration qu’ils continuent leurs fonctions et appliquent les dispositions légales introduites dans la législation par la révolution du 18 mars seront considérés comme démissionnaires, et il sera pourvu à leur remplacement dans le plus bref délai.
« Art. 2. Les déclarations mentionnées en l’art. 1er du présent arrêté devront être faites à la délégation de la justice, place Vendôme, 13.
« Le membre de la Commune délégué à la justice,
« Protot. »
De temps à autre, l'Officiel continuait de publier des nouvelles à sensation dans le genre de la suivante :
« Ce matin, à la Belle-Épine, dans une reconnaissance faite par le 185e bataillon en avant de la barricade de Villejuif, 40 hommes du bataillon ont été menacés d’être enveloppés par deux compagnies de cavaliers versaillais. La plus grande partie des fédérés a pu se replier ; quatre gardes seulement, plus avancés que les autres, n’ont pu suivre le mouvement. Se voyant cernés, ils ont, sur l’injonction de l’officier commandant une compagnie, mis bas les armes, et aussitôt, sur un signe de l’officier, ils ont été fusillés. Un d’eux a pu, mourant, regagner les lignes ; il est peut-être mort à présent à l’hospice de Bicêtre, où on l’a transporté. Dans un mouvement offensif pris par le bataillon, le corps du citoyen C…, l’un d’eux, a pu être emporté par ses camarades.
« Une commission d’enquête sur cet assassinat a été immédiatement formée. Elle est composée des citoyens Gambon, Langevin et Vésinier. »
Le fait est-il vrai ? Cela nous répugnerait à croire de la part de soldats français ; mais l’acharnement était tel de part et d’autre, qu’il peut y avoir une part de vérité.
Cependant le besoin d’argent se faisait sentir de plus en plus vivement pour la Commune ; il fallait subvenir à une foule de dépenses plus ou moins avouables. Ce même jour, 27 avril, le délégué aux finances, Jourde, prenait une mesure conçue en ces termes :
« Le délégué au ministère des finances,
« Vu les lois et règlements réglant les rapports entre l’État et les compagnies des chemins de fer ;
« Considérant qu'il importe de déterminer dans quelle proportion les impôts de toute nature dus par lesdites compagnies peuvent être perçus par la Commune de Paris ;
« Qu’il est nécessaire de fixer provisoirement le quantum de la somme à réclamer sur l’arriéré des impôts dus pour la période antérieure au 18 mars ; mais que, par suite de la guerre avec l’Allemagne, certaines compagnies ont subi des pertes considérables dont il est juste de leur tenir compte ;
« Considérant qu’il y a lieu d’établir les bases sur lesquelles sera perçu l’impôt du dixième, et qu’il est équitable de fixer au vingtième de la redevance totale des autres impôts spéciaux aux chemins de fer la part applicable à la Commune de Paris depuis lo 18 mars 1871 ;
« Arrête :
« Article 1er. Les compagnies du Nord et de l’Est, de l’Ouest, d’Orléans et de Lyon verseront au Trésor, dans un délai de quarante-huit heures après la publication du présent arrêté, la somme de 2 millions, imputable à l’arriéré de leurs impôts.
« Cette somme sera répartie de la manière suivante entre les compagnies sus-nommées :
« La compagnie du Nord... 303,000 fr.
« La compagnie de l’Ouest. 275,000 fr.
« La compagnie de l’Est... 354,000 fr.
« La compagnie de Lyon... 692,000 fr.
« La compagnie d’Orléans.. 376,000 fr.
« Total 2,000,000 fr. »
La compagnie du Nord refusa seule d’accepter cet ordre de recouvrement.
C’est encore dans cette même séance du 27 avril que fut arrêtée l’exécution du fameux décret relatif à la colonne Vendôme. Laissons ici la parole au Journal officiel :
Le citoyen Courbet demande que l’on exécute le décret de la Commune sur la démolition de la colonne Vendôme. On pourrait peut-être laisser subsister le soubassement de ce monument, dont les bas-reliefs ont trait à l’histoire de la République ; on remplacerait la colonne impériale par un génie représentant la révolution du 18 mars.
« Le citoyen J.-B. Clément insiste pour que la colonne soit entièrement brisée et détruite.
« Le citoyen Andrieu dit que la commission exécutive s’occupe de l’exécution du décret.
« La colonne Vendôme sera démolie dans quelques jours.
« Le citoyen Gambon demande que l’on adjoigne le citoyen Courbet aux citoyens chargés de ces travaux.
« Le citoyen Grousset répond que la commission exécutive a confié ces travaux à deux ingénieurs du plus grand mérite et qu’ils en prennent toute la responsabilité. »
Pauvre Courbet ! grand artiste et « grand enfant, » comme l’a appelé son défenseur devant le conseil de guerre, c’est lui qui devait payer les frais de cet arrêté dont il n’avait pas pris l’initiative, comme on l’a trop souvent répété, mais dont il a eu le tort de réclamer l’exécution. Nous nous rappelons avoir vu cette fameuse colonne couchée tout de son long sur un lit de fumier, et le quatrain vengeur qu’on trouva un jour collé sur le piédestal nous revint à la mémoire :
Tyran juché sur cette échasse,
Si le sang que tu fis verser
Pouvait tenir dans cette place,
Tu le boirais sans te baisser.
À la date du 28 avril, le délégué à la guerre, Cluseret, donnait de nouveau carrière à sa manie de réglementation. Le Journal officiel de ce jour contenait, en effet, cette pièce :
« Les forces destinées à la défense de la Commune de Paris seront ainsi réparties :
« La défense extérieure sera confiée aux bataillons de guerre.
« Le service intérieur sera fait par la garde nationale sédentaire.
« Les forces chargées de la défense extérieure seront divisées en deux grands commandements.
« Le 1er, s’étendant de Saint-Ouen au Point-du-Jour, sera confié au général Dombrowski.
« Le 2e, allant du Point-du-Jour à Bercy, sera confié au général Wroblewski.
« Chacun de ces commandements sera subdivisé en trois.
« La 1re subdivision du 1er commandement comprendra Saint-Ouen et Clichy, jusqu’à la route d’Asnières ;
« La 2e subdivision, Levallois-Perret et Neuilly, jusqu’à la porte Dauphine ;
« La 3e subdivision comprendra la Muette et s’étendra jusqu’au Point-du-Jour.
« La 1re subdivision du 2e commandement comprendra les forts d’Issy et de Vanves ;
« La 2e subdivision comprendra les forts de Montrouge et de Bicétre ;
« La 3e subdivision comprendra le fort d’Ivry et l’espace compris entre Villejuif et la Seine.
« Le quartier général du 1er commandement sera au château de la Muette, et celui du 2e à Gentilly.
« Toutes les communications relatives au service seront adressées au délégué à la guerre par l’entremise des généraux commandant en chef. Les communications faites directement ne seront pas prises en considération.
« Les commandants en chef établiront immédiatement à leurs quartiers généraux un conseil de guerre en permanence et un service de prévôté, »
Vaine parade, destinée à faire perdre de vue les progrès continus de l’armée régulière. Déjà les bataillons fédérés étaient acculés aux remparts ; les forts de Vanves et d’Issy, où pleuvaient constamment les obus, allaient devenir intenables. Chaque jour, les troupes de la Commune perdaient un peu de terrain, qu’elles ne reprenaient jamais. Mais l’état des choses n’en était pas moins soigneusement dissimulé à la population parisienne, car déjà les membres de la Commune sentaient s’évanouir leur prestige, même parmi leurs plus chauds partisans.
Les auteurs de tentatives de conciliation ne s’étaient pas encore découragés. Le 29 avril eut lieu la manifestation des francs-maçons, dont le Journal officiel rend compte en ces termes :
« Ce matin, à neuf heures, les francs-maçons se sont réunis dans la cour grillée des Tuileries.
« Tous les maçons présents à Paris s’étaient rendus à l’appel de leurs loges. Les dignitaires, portant le cordon rouge ou bleu en sautoir et les reins ceints du tablier symbolique, affluaient de tous les points, bannières et musique en tête, au milieu d’une foule compacte, que l’attente de ce spectacle avait attirée là dès la première heure.
« La convocation avait été faite pour la cour du Louvre ; mais l’obstacle apporté à cette réunion solennelle par une foule enthousiaste, qui emplissait la rue de Rivoli, la place du Louvre, celle du Palais-Royal et, d’un autre côté, les quais, força les délégués des loges de se rendre à la cour des Tuileries par la place du Carrousel.
« Plusieurs bataillons de la garde nationale forment la haie et contiennent les curieux, qui se poussent aux cris de : « Vivent les francs-maçons ! vive la Commune ! » auxquels répondent d’autres cris de : « À bas Versailles ! »
« Les maçons se forment par rangs de quatre ; la musique militaire joue la Marseillaise ; le défilé commence.
« Cinquante-cinq loges sont représentées, bannières déployées, formant environ 10,000 citoyens de tout âge, de tout rang, tous, suivant leur grade, porteurs de larges rubans de diverses couleurs. Une loge de femmes est particulièrement saluée de cette foule émue par ce spectacle, unique dans l’histoire de la franc-maçonnerie.
« Le cortège, accompagné de six membres de la Commune délégués à cette réception, se met en marche au son d’une musique au rhythme étrange, sévère, impressionnant.
« En tête, la musique, les généraux et officiers supérieurs des gardes nationaux, et enfin les grands maîtres.
« Derrière eux marchent les six membres délégués par la Commune.
« Après le défilé des loges, les cris de « Vive la République ! vive la Commune ! » retentissent sur tout le parcours.
« La tête du cortège arriva sur la place de l’Hôtel-de-Ville, où, sous un dais élevé devant le buste de la République et le trophée de drapeaux rouges, se trouvent les membres de la Commune.
« Des discours sont prononcés par les citoyens Monière et Tirifocq, vénérables des loges.
« Tous les membres de la Commune présents se sont joints aux francs-maçons, tenant à les accompagner dans leur mission périlleuse. Le défilé commence, prend rue de Rivoli, partant de l’Hôtel de ville, et suit les grands boulevards depuis la Bastille jusqu’à l’Arc de triomphe.
« Toujours même foule sympathique sur tout le parcours. Acclamations générales, La députation arrive aux avant-postes.
« Ordre est donné d’arrêter le feu. Quatorze mille francs-maçons sont à l’Arc de triomphe. Ils demandent à aller en corps planter leurs bannières sur les remparts.
« Pluie incessante d’obus, reçue aux cris de « Vive la Commune ! vive la République universelle ! »
« Une délégation, composée de tous les vénérables, accompagnés de leurs bannières respectives, s’avance par l’avenue de la Grande-Armée. Les bannières sont plantées sur les remparts, aux postes les plus dangereux.
« Enfin, vers cinq heures trente minutes du soir, le feu cesse du côté des Versaillais. On parlemente, et trois délégués de la franc-maçonnerie se rendent à Versailles.
« Il est convenu de part et d’autre que le feu ne pourra reprendre qu’après le retour des délégués. »
Cette mise en scène théâtrale, presque grotesque, ne fut suivie d’aucun résultat. Comme il était facile de le prévoir, les délégués revinrent de Versailles sans avoir rien conclu.
Le mois de mai s’ouvrit sous des auspices menaçants pour la Commune ; chaque jour, l’armée régulière faisait quelques pas en avant.
Le 1er mai, le Journal officiel publiait l’arrêté suivant, daté du 30 avril :
« La commission exécutive
« Arrête :
« Le citoyen Rossel est chargé, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.
« Jules Andrieu, Paschal Grousset, Ed. Vaillant, F. Cournet, Jourde. »
En même temps, la Commune décidait l’arrestation de l’ex-délégué Cluseret, dont l’incapacité et la négligence avaient, d’après elle, compromis la possession du fort d’Issy.
Le malheureux Rossel se rendait bien compte de la redoutable situation dans laquelle il allait se trouver ; sa réponse laisse percer ses inquiétudes :
« Citoyens,
« J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’ordre par lequel vous me chargez, à titre provisoire, des fonctions de délégué à la guerre.
« J’accepte ces difficiles fonctions, mais j’ai besoin de votre concours le plus entier, le plus absolu, pour ne pas succomber sous le poids des circonstances.
« Salut et fraternité.
« Le colonel du génie,
« Rossel. »
Le 1er mai, la Commune accomplissait une autre révolution, mais cette fois dans son sein. On lisait en tête de l’Officiel du lendemain :
« La Commune
« Décrète :
« Article 1er. Un comité de Salut public sera immédiatement organisé.
« Art. 2. Il sera composé de cinq membres, nommés par la Commune, au scrutin individuel.
« Art. 3. Les pouvoirs les plus étendus sur toutes les délégations et commissions sont donnés à ce comité, qui ne sera responsable qu’à la Commune. »
Un second décret portait que les membres de la Commune ne pourraient être traduits devant aucune autre juridiction que la sienne (celle de la Commune).
Les membres du comité de Salut public nommés furent : Antoine Arnaud, Léo Meillet, Ranvier, Félix Pyat et Ch. Gérardin. C’était ce comité qui, dès lors, allait réellement exercer l’autorité dans Paris.
Nous n’avons rien dit jusqu’à présent de la situation financière de la Commune, au double point de vue des recettes et des dépenses ; le tableau ci-dessous, emprunté au Journal officiel du 4 mai, en donnera une idée suffisante. Nous ne prétendons pas que ce tableau soit digne d’une confiance absolue, mais c’est une pièce curieuse et qui, à ce titre, méritait d’être signalée.
Recettes :
Le„lav.ril, .il.a, .été reconnu dans ’es armoires nos l et g, comptoir
principal et diverses caisses.
Le 7 avril, dans la resserre, reconnu en billets, "or et’argent ! ! ! !.
Le 7 avril, une caisse renfermant des thalers pour une somme de...
Du 19, dans la resserre, une cassette or...
Plus, un rouleau d’or trouvé dans la resserre...... >...... ! ’
Billon éparsdans la cave, en dehors de 285,000 fr.’trouvés ie4 avril !
Diverses sommes trouvées au fur et à mesure des recherches
Reliquat des souscriptions en faveur des victimes du bombardement,
Total porté au débit de la caisse centrale par le crédit
de l’ex-caisse centrale des finances
Recettes de diverses administrations et établissements communaux.
Banque de France. Ses diverses remises de fonds
Direction des télégraphes, y compris 500 fr. (vente de vieux pai’ii<>rs)’
Octroi communal. Versements ’
Contributions directes. Versement du caissier principal ! !
Douanes, Versements par Révillon.., .... ! ! !
Halles et marchés. Versements des délégués aux’ halles.’ "519 500 19
— Du délégué pour le Dépotoir 2077 »
Manufacture des tabacs. Versement des entrepositai’rés !...’....
Service des travaux publics. Versement par Duvivier
Enregistrement et timbre. Versement du directeur.. ! ! ! ! ! ! ! !’
Association des cordonniers. Versement par Durand délégué
Caisse municipale de l’Hôtel de ville. Versement par divers. ! !
Remboursements effectués par la garde nationale, suivant détail aux
diverses caisses
Mairie du Vie arrondissement. Versement du secrétaire ! ! !
Caisse de retraite des employés de l’Hôtel de ville. Retenues sur uii
état d appointements
Compte de cautionnements. Ma Andrieu...., ... ’., ’ 1,000 ’.
— Manteuil i’}000 »
— Finbruke......... 50 »
Produit de diverses saisies ou réquisitions. Archevêché
(numéraire) 1 308 20
Communauté de Villiers.... ".... ! !’ '250 »
Numéraire trouvé chez les frères Dosmont et Demore (suivant
procès-verbal) ; 7 370,
Chemins de fer. Versement en exécution du décret du ! 27 avril’.
Produit de passe de sacs
Total général.
Payements.
Il a été payé du 20 mars au 30 avril 1871 inclusivement :
Aux diverses municipalités :
arrondissement,3 000
1er
lie
llfo —...
IVo
Vo —
Vie —
Vile ...
VlRo —
IXo -
Xû
XK —
Xlle —...
XIII° -....
XIVc
XVe —...
XVie ....
XVIIe
XVIIIo —
XIXo —....
XX« —
À la délégation de la guerre.
À l’intendance
À la délégation de l’intérieur.
— de la marine
5,000
42,000
122,939
23,000
45,531
25,000
4,000
10,000
27,000
102,500
44,000
20,000
137,500
100,250
32,261
85,095
48,390
200,173
228,000
49
fr. c.
721,342 »
3,870,585 »
37,833 73
12,000 »
1,000 »
500 «
1,336 4G
4,515 »
4, G5S,112 21
7,750,000 »
50,500 •
8,400,988 10
110,192 20
33,010 »
521,070 19
1,759,710 55
5,980 ■
5G0,0U0 *
775 50
1,284,477 85
480,840 30
17,303 93
28 35
2,050 ’
8,928 20
303,000 »
341 30
20,013,910 70
1,445,045 64
de la justice
du commerce
de renseignement...
des relations extérieur^
Comité central
Commission de travail et d’échanjj
Hôtel de ville et mairie de Paris.
A reporter.
20,056,573 15
1,813,318 25
103,730 ■
29,259 34
5,500 s
50,000 »
1,000 »
112,129 90
15,051 20
0,800 50
01,753 48
2i, G15,231 52
COMM
COMM
Commission exécutive, ...
— de sûreté
— des monnaies et médai
Domanes de la Seine
Service télégraphique
— des ambulances
En registre m eut et timbre
Ponts et chaussées
Hôpitaux militaires
Gouverneur des Tuileries.....
— de l’Hôtel de ville..
Assistance extérieure
Association métallurgique..... Légion des sapeurs-pompiers...
Bibliothèque nationale
Journal officiel
Manufacture des tabacs
Contrôle des chemins de fer....
Commission des barricades
Imprimerie nationale
Direction des postes
Contributions directes
Association des tailleurs.
— des cordonniers...,
Frais généraux
Divers
Report.
24,015,234 52
90,675 1G
235,039 40
8,000 »
20,934 91
50,100 •
10,000 »
7,777 46
27,516 71
182,510 91
6,000 »
5,000 »
105,175 n
5,000 »
99.943 45
30,000 »
3,122 »
91,922 78
2,000
Balance.
Total dc3 recettes du 20 mars au 30 avril 1371 inclus... Total des dépenses du 20 mars au 30 avril inclus....
Il reste donc un excédant de recettes de.
Par une décision en date du 1er mai et sur la proposition du citoyen Raoul Rigault, procureur de la Commune, le comité de Salut public lui associait, comme substituts, Théophile Ferré, Gaston Dacosta, Martainville et Huguenot.
Un épisode qui causa alors une grande sensation dans Paris eut lieu dans la nuit du 3 au 4 mai. Voici comment le Journal officiel en rendit compte :
« Dans la nuit du 3 au 4 mai, la redoute du Moulin-Saquet était gardée par des détachements du 55e et du 120e bataillon, lorsqu’un détachement des troupes versaillaises se présenta à la porte comme patrouille, fut admis dans le fort, après avoir régulièrement donné le mot d’ordre, chargea alors !a garnison surprise, la chassa de la redoute et emmena immédiatement 6 pièces de canon avec des attelages préparés d’avance.
« Il résulte des commencements d’enquête qui ont eu lieu a ce sujet que le commandant G..., du 55e bataillon, est généralement accusé d’avoir donné ou vendu le mot d’ordre à l’ennemi, ou tout au moins de l’avoir publiquement divulgué dans un café de Vitry.
« La redoute a été réoccupée presque aussitôt par le commandant Q... à la tête du 133e bataillon, qui a procédé aujourd’hui ou réarmement de la redoute. »
Cette fois, la Commune n’osa pas dissimuler son échec ; son silence eût été imprudent, car 6 canons avaient été emmenés, un assez grand nombre de fédérés tués, et la nouvelle s’était rapidement répandue dans Paris.
Le 6 mai, on voit reparaître dans l’Officiel les désignations de dates empruntées au calendrier républicain. Ce même numéro contenait l’arrêté suivant :
« Le comité de Salut public,
« Considérant que l’immeuble connu sous le nom de Chapelle expiatoire de Louis XVI est une insulte permanente à la première Révolution et une protestation perpétuelle de la réaction contre la justice du peuple,
« Arrête :
« Article 1er. La chapelle dite expiatoire de Louis XVI sera détruite.
« Art. 2. Les matériaux en seront vendus aux enchères publiques, au profit de l’administration des domaines.
« Art. 3. Le directeur des domaines fera procéder, dans les huit jours, à l’exécution du présent arrêté.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Ch. Gérardin, Léo Meillet, Félix Pyat, Ranvier.
« Paris, le 16 floréal an 79. »
Cet arrêté resta, d’ailleurs, lettre morte, et la Commune ne devait pas vivre assez longtemps pour en assurer l’exécution. Il n’en fut pas de même d’un autre arrêté, daté du même jour, par lequel F. Cournet, membre de la Commune, délégué k la Sûreté générale, supprimait de sa seule autorité le Petit Moniteur, le Petit National, le Bon Sens, la Petite Presse, le Petit Journal, la France et le Temps. Ces journaux, d’après le délégué, excitaient à la guerre civile dans tous leurs numéros et étaient les auxiliaires les plus actifs des ennemis de Paris et de la République. Les gouvernants ne manquent jamais de prétexte pour essayer la justification de leurs actes les plus arbitraires.
Toujours dans le numéro de l'Officiel du 6 mai, nous trouvons le récit d’un curieux incident de ménage qui s’était produit la veille au sein même de la Commune. Le citoyen Raoul Rigault prend la parole et dit :
« Vous vous rappelez qu’il a été convenu que, quand il aurait été procédé à l’arrestation d’un collègue, on ferait un rapport à la Commune, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les deux heures.
« Aujourd’hui, nous avons appelé devant vous le citoyen Blanchet.
« Depuis longtemps nous étions prévenus que ce nom n’était pas le sien, que, sous un autre nom, il avait exercé des fonctions et subi une condamnation qui ne lui permettaient pas de rester parmi nous.
« Quoiqu’il ait toujours voté avec la majorité et le comité de Sûreté générale, à cause de cela surtout, je n’ai pas gardé de ménagements. (Approbation.) C’est le citoyen Ferré qui a fait l’enquête. Le citoyen Blanchet s’est présenté devant nous ; je crois ne pouvoir faire mieux que de vous faire lire le procès-verbal que nous avons dressé de cette entrevue.
« L’an mil huit cent soixante et onze, le cinq mai,
« Devant nous, délégué à la Sûreté générale et membre dudit Comité, est comparu le membre de la Commune connu sous le nom de Blanchet,
« Lequel, interpellé par le citoyen Ferré, a déclaré qu’il ne s’appelait pas Blanchet, mais bien Panille (Stanislas).
« Sur seconde interpellation, Panille déclare qu’il a bien été secrétaire de commissaire de police à Lyon, qu’il est entré, à Brest, dans un couvent de capucins, en qualité de novice, vers 1860, qu’il y est resté huit ou neuf mois.
« Je partis, ajoute-t-il, en Savoie, où je rentrai dans un second couvent de capucins, à Laroche. Ceci se passait en 1862.
« Revenu à Lyon, je donnai des leçons en ville. On me proposa d’être traducteur interprète au palais de justice ; j’acceptai. On me dit après qu’une place de secrétaire dans un commissariat était vacante ; j’acceptai également ; je suis entré dans ce commissariat vers 1865, et j’y suis resté environ deux ans.
« Au bout de ce temps, quand je demandai de l’avancement, quand je demandai à être commissaire spécial aux chemins de fer, ma demande étant restée sans réponse, j’offris ma démission, qui fut acceptée. C’est après ces événements que je vins à Paris.
« J’ai été condamné à six jours de prison pour banqueroute à Lyon. J’ai changé de nom parce qu’il y avait une loi disant qu’on ne pouvait signer son nom dans un journal lorsqu’on a été mis en faillite. »
« Nous, délégués à la Sûreté générale et membres dudit comité, envoyons à Mazas le sieur Panille.
« Laurent, Th. Ferré, A. Vermorel, Raoul Rigault, a. Dupont, Trinquet. »
« Voilà les faits, continue le citoyen Rigault. Je n’insisterai pas beaucoup sur les détails, à moins que l’assemblée ne le demande. (Oui ! oui !) Alors, puisque vous le voulez, j’insiste. Il y a quelque temps, deux citoyens, qui étaient près de la porte d’entrée, voyant sortir Blanchet me dirent : « Connaissez-vous bien ce citoyen ? Nous sommes de Lyon, et nous croyons qu’il a été secrétaire du commissaire de police de Lyon. » Nous nous livrâmes à une investigation, et nous avons reconnu qu’il y avait concordance parfaite comme âge, comme signalement, etc., entre le nommé Blanchet et le nommé Panille.
« L’identité établie par le témoignage de ces deux citoyens, que je ne connaissais pas, mais dont nous avons les noms, nous avons continué l’enquête. D’autres rapports sont venus nous démontrer que ce Blanchet avait été chez les capucins, qu’il avait embrassé la vie monastique avec tout ce qu’elle comporte.
« Hier, nous nous sommes fait délivrer un extrait du casier judiciaire, qui relatait que le nommé Blanchet avait été condamné k six jours de prison pour banqueroute frauduleuse en 1868 par le tribunal de Lyon. Nous l’avons appelé devant nous ; nous étions tous présents, et nous avons ôté d’accord qu’il fallait d’abord lui demander sa démission, que je dépose sur le bureau du président. Puis, persuadé que, sous ce nom de Blanchet, il pouvait avoir commis un faux, j’ai cru qu’il fallait l’envoyer à Mazas ; c’est donc sous cette inculpation que je l’ai fait arrêter.
« Il a reconnu tons ces faits ; je ne lui ai pas demandé de signer, mais nous étions présents tous les six, et c’est devant nous qu’il a avoué ce que je viens de vous lire. Par conséquent, je vous demanderai de vouloir bien confirmer son arrestation et d’accepter sa démission.
« Le président lit la démission du citoyen Blanchet :
« Je soussigné, député à la Commune sous le nom de Blanchet, déclare donner ma démission de membre de la Commune.
« Panille, dit Blanchet. »
Ainsi, les électeurs avaient cru nommer Blanchet, et ils avaient nommé Panille, un banqueroutier. Quelle singulière idée cela donne des élections faites sur l’ordre du Comité centra !
La Commune, comme si elle avait eu la certitude de sa fin prochaine, multipliait ses résolutions, pour entretenir le plus longtemps possible les illusions de ses partisans. Le 6 mai encore, nous lisons ce décret dans le Journal officiel :
« La Commune
« Décrète :
« Article 1er. Toute reconnaissance du Mont-de-piété antérieure au 25 avril 1871, portant engagement d’effets d’habillement, de meubles, de linge, de livres, d’objets de literie et d’instruments de travail, ne mentionnant pas un prêt supérieur à la somme de 20 francs, pourra être dégagé gratuitement, à partir du 12 mai courant.
« Art. 2. Les objets ci-dessus désignés ne pourront être délivrés qu’au porteur qui justifiera, en établissant son identité, qu’il est l’emprunteur primitif.
« Art. 3. Le délégué aux finances sera chargé de s’entendre avec l’administration du Mont-de-piété, tant pour ce qui concerne le règlement de l’indemnité à allouer que pour l’exécution du présent décret. »
Le nombre des personnes qui purent bénéficier de ce décret fut assez restreint, car l’exécution ne put suivre son cours qu’une dizaine de jours, et en prenant pour base un retrait quotidien de quatre mille objets, l’opération devait durer de huit à neuf mois.
Le numéro du Journal officiel du 8 mai contenait la proclamation suivante, adressée aux Parisiens et précédée de ces quelques lignes :
« Les royalistes de Versailles ont fait insérer dans leur Officiel le tissu de mensonges et de calomnies qu’on va lire et qui, adressé aux Parisiens, est en réalité destiné à la province, qui leur échappe et qu’ils voudraient encore tromper. »
« Le gouvernement de la République française aux Parisiens.
« La France, librement consultée par le suffrage universel, a élu un gouvernement qui est le seul légal, le seul qui puisse commander l’obéissance, si le suffrage universel n’est pas un vain mot.
« Ce gouvernement vous a donné les mêmes droits que ceux dont jouissent Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, et, à moins de mentir au principe de l’égalité, vous ne pouvez demander plus de droits que n’en ont toutes les autres villes du territoire.
« En présence de ce gouvernement, la Commune, c’est-à-dire la minorité qui vous opprime et qui ose se couvrir de l’infâme drapeau rouge, a la prétention d’imposer à la France ses volontés. Par ses œuvres, vous pouvez juger du régime qu’elle vous destine. Elle viole les propriétés, emprisonne les citoyens pour en faire des otages, transforme en déserts vos rues et vos places publiques, où s’étalait le commerce du monde ; suspend le travail dans Paris, le paralyse dans toute la France, arrête la prospérité qui était prête à renaître, retarde l’évacuation du territoire par les Allemands et vous expose à une nouvelle attaque de leur part, qu’ils se déclarent prêts à exécuter sans merci, si nous ne venons pas nous-mêmes comprimer l’insurrection.
« Nous avons écouté toutes les délégations qui nous ont été envoyées, et pas une ne nous a offert une condition qui ne fût l’abaissement de la souveraineté nationale devant la révolte, le sacrifice de toutes les libertés et de tous les intérêts. Nous avons répété à ces délégations que nous laisserions la vie sauve à ceux qui déposeraient les armes, que nous continuerions le subside aux ouvriers nécessiteux. Nous l’avons promis, nous le promettons encore ; mais il faut que cette insurrection cesse, car elle ne peut se prolonger sans que la France y périsse.
« Le gouvernement qui vous parle aurait désiré que vous pussiez vous affranchir vous-mêmes des quelques tyrans qui se jouent de votre liberté et de votre vie. Puisque vous ne le pouvez pas, il faut bien qu’il s’en charge, et c’est pour cela qu’il a réuni son armée sous vos murs, armée qui vient, au prix de son sang, non pas vous conquérir, mais voua délivrer.
« Jusqu’ici, il s’est borné à l’attaque des ouvrages extérieurs. Le moment est venu où, pour abréger votre supplice, il doit attaquer l’enceinte elle-même. Il ne bombardera pas Paris, comme les gens de la Commune et du comité de Salut public ne manqueront pas de vous le dire. Un bombardement menace toute la ville, la rend inhabitable et a pour but d’intimider les citoyens et de les contraindre à une capitulation. Le gouvernement ne tirera le canon que pour forcer une de vos portes et s’efforcera de limiter au point attaqué les ravages de cette guerre dont il n’est point l’auteur.
« Il sait, il aurait compris de lui-même, si vous ne le lui aviez fait dire de toutes parts, qu’aussitôt que les soldats auront franchi l’enceinte, vous vous rallierez au drapeau pour contribuer, avec notre vaillante armée, à détruire une sanguinaire et cruelle tyrannie.
« Il dépend de vous de prévenir les désastres qui sont inséparables d’un assaut. Vous êtes cent fois plus nombreux que les sectaires de la Commune. Réunissez-vous, ouvrez-nous les portes, qu'ils ferment à la loi, à l'ordre, àvotre prospérité, à celle de la France. Les portes ouvertes, la canon cessera de se faire entendre ; le calme, l’ordre, l’abondance, la paix rentreront dans vos murs ; les Allemands évacueront notre territoire, et les traces de nos maux disparaîtront rapidement.
« Mais si vous n’agissez pas, le gouvernement sera obligé de prendre, pour vous délivrer, les moyens les plus prompts et les plus sûrs. Il vous le doit à vous, mais il le doit surtout à la France, parce que les maux qui pèsent sur vous pèsent aussi sur elle ; parce que le chômage qui vous ruine s’est étendu à elle et la ruine également ; parce qu’elle a le droit de se sauver, si vous ne savez vous sauver vous-mêmes.
« Parisiens, pensez-y mûrement : dans très-peu de jours nous serons dans Paris. La France veut en finir avec la guerre civile. Elle le veut, elle le doit, elle le peut. Elle marche pour vous délivrer ; vous pouvez contribuer à vous sauver vous-mêmes en rendant l’assaut inutile et en reprenant votre place dès aujourd’hui au milieu de vos concitoyens et de vos frères. »
À mesure que l’armée régulière faisait des progrès, le gâchis s’accentuait au sein de la Commune, dont les délégués étaient aux abois et n’osaient, pour ainsi dire, plus fournir de nouvelles : ni vraies, parce qu’elles étaient désespérantes, ni fausses, parce que la défiance commençait à devenir générale. Qu’on en juge par cet extrait du compte rendu de la séance du 8 mai :
« le citoyen président (le citoyen Eudes). J’ai une nouvelle à donner à l’assemblée : le colonel Wetzel vient d’être tué par l’ennemi à Issy.
« La parole est au citoyen Langevin.
« Le citoyen Miot. Je demande la parole pour un seul mot. Pourquoi n’avons-nous pas de rapports de la guerre depuis trois jours ?
« Le citoyen Dereure. Depuis huit jours nous n’en avons pas eu.
Le citoyen président. Voulez-vous envoyer deux membres au comité de Salut public ?
Le citoyen Régère. Le Comité est comme nous, il n’en a pas reçu. »
Autre exemple instructif, emprunté au même compte rendu ; il s’agit d’un conflit entre le Comité central et le comité de Salut public.
« Le citoyen Jourde. ... Il y a une institution qui est plus forte que le Comité central, c’est la Commune, et la Commune doit se faire respecter. C’est pour cela qu’elle avait nommé un comité de Salut public. Je dis que vous avez dépassé votre mandat ; si le Comité central avait bien voulu se soumettre à l’autorité de la Commune, il n’aurait pas écrit la communication dont je vous ai donné lecture.
« Eh bien, je ne permettrai jamais k personne de discuter mon droit de représentant de la Commune. Je reçois un ordre portant en tête : « Fédération républicaine de la garde nationale ! » et je dois me rendre à cet ordre ! Il faut que j’oublie que je suis membre de cette Assemblée !
« Aucun délégué ne doit recevoir de pareils avis. Je veux bien recevoir les ordres du comité de Salut public, mais non ceux d’un pouvoir que je ne connais pas.
« Le citoyen Avrial. Le citoyen Jourde et le citoyen Antoine Arnaud ont dit à peu près ce que je voulais dire. J’ajouterai cependant que tous ces changements à la guerre sont très dangereux, vous en avez déjà vu les effets.
« J’avais été nommé à la direction de l’artillerie par le délégué à la guerre ; je devais donc obéir à Rossel.
« En y arrivant, je me suis trouvé en présence d’un comité d’artillerie que je ne connaissais pas. J’ai eu toutes les peines du monde à le mettre à la porta, et aujourd’hui il va revenir.
« Le Comité central, qui a fait la révolution du 18 mars, était nommé régulièrement ; aujourd’hui, je nie qu’il y ait eu vote régulier.
« Le citoyen Johannard. J’ai très peu de chose à dire. Vous avez mis le Comité central à la tête de l’administration de la guerre ; vous avez cru bien faire, mais je pense que vous avez eu tort. Je demande aujourd’hui qui a autorisé le Comité central à se faire délivrer un costume spécial, des cachets spéciaux portant : Fédération de la garde nationale. — Comité central. — État-major.
« Mais ses membres vont plus loin : ils portent comme nous une écharpe et mettent comme nous une rosette à leur boutonnière ! Il est vrai que les franges sont en argent ; mais, pour le public, il n’y a aucune différence entre eux et nous ; ils montent à cheval, revêtus de leurs insignes, se présentent à la tête des bataillons ; on crie : « Vive la Commune ! »
« Une voix. Tant mieux ! »
« Le citoyen Johannard. Non, citoyens, ce n’est pas tant mieux ! On espérait trouver en eux des membres agissants, on s’est trompé ; ils délibèrent je ne sais où et sur je ne sais quoi. Aujourd’hui même, les quelques employés que j’avais sous ma direction m’ont quitté, pour un instant, disaient-ils ; ils ne sont pas revenus, et j’ai su où ils étaient par un d’entre eux : ils délibèrent au Comité central…
« Le citoyen Varlinn. Ce n’est pas sans beaucoup d’étonnement que j’ai lu samedi matin, dans l'Officiel, l’arrêté du comité de Salut public qui nous apprenait que le Comité central était chargé de toute l’administration de la guerre.
« Quelques heures après, quatre délégués du Comité central sont arrivés à l’intendance pour m’annoncer qu’ils venaient se partager mes attributions, et que je n’avais plus qu’à leur remettre mes pouvoirs et à m’en aller. Je leur ai fait comprendre que j’avais été délégué à l’intendance et que mes pouvoirs étaient plus réguliers que les leurs. Je leur ai déclaré qu’il n’y avait pas lieu de céder la place à de nouveaux délégués. Comme beaucoup de critiques ont été portées contre l’intendance, je leur ai expliqué que les marchés ont été passés d’une façon régulière, mais que la distribution n’a pu être contrôlée.
« J’ai engagé les délégués du Comité central à établir un contrôle très-sérieux pour la distribution des effets.
« Ils sont sortis en déclarant qu’ils en référeraient au Comité central.
« Ils sont revenus aujourd’hui ; j’ai déclaré que je resterais à mon poste. Mais, en présence de la communication du citoyen Jourde, je ne puis rester. Je m’étais mis à leur disposition ; à partir de ce moment, j’abandonne le poste et n’ai plus qu’à prévenir les fournisseurs avec lesquels j’ai passé des marchés qu’ils aient désormais à s’entendre avec le comité de Salut public.
« Lecture est faite de la proposition Arnold, qui se formula dans le décret suivant :
« La Commune de Paris,
« Considérant que le concours du Comité central de la garde nationale dans l’administration de la guerre, établi par le comité de Salut public, est une mesure nécessaire, utile à la cause commune ;
« Considérant, en outre, qu’il importe que les attributions en soient nettement définies, et que, dans ce but, il convient que la commission de la guerre soit appelée à définir ces attributions, de concert avec le délégué à la guerre,
« Décrète :
« Article unique. La commission de la guerre, de concert avec le délégué à la guerre, réglementera les rapports du Comité central de la garde nationale avec l’administration de la guerre.
« La commission de la guerre,
« Attendu que le décret qui confère au Comité central l’administration de la guerre contient cette restriction :
« Sous le contrôle direct de l’administration de la guerre, »
« Arrête :
« Le Comité central ne peut nommer à aucun emploi ; il propose les emplois à la commission de la guerre, qui décide.
« Des comptes quotidiens de la gestion de chaque service seront rendus à la commission de la guerre.
« Les membres de la commission de la guerre,
« Arnold, Avrial, Delescluze, Tridon, Varlin. »
On ne peut que se sentir profondément attristé en présence d’un pareil spectacle ; on est écœuré devant cet acharnement à se disputer un pouvoir éphémère dans d’aussi redoutables circonstances. Commune, Comité central, comité de Salut public, qui donc commande ? On ne saurait le dire. Vanité et ineptie, voilà tout ce que l’on trouve chez la plupart de ces gouvernants de quelques semaines. Le canon bat les remparts, la brèche va être ouverte ; bagatelle ! Ce qui doit primer toutes les préoccupations de la Commune, d’après le sieur Johannard, c’est l’empiétement d’attributions d’un pouvoir rival, dont les membres ont l’audace de se ceindre les flancs d’une écharpe et d’arborer une rosette triomphale à leur boutonnière. Mais n’insistons pas sur des sottises que des hommes de mauvaise foi pourraient mettre sur le compte de l’idée républicaine, qui n’en peut mais.
Cependant les événements se précipitaient, et le dénoûment s’approchait. Rossel, accusé de trahison par Vallès et F. Pyat, envoyait sa démission à la Commune dans les termes suivants :
« Citoyens membres de la Commune,
« Chargé par vous, à titre provisoire, de la délégation de la guerre, je me sens incapable de porter plus longtemps la responsabilité d’un commandement où tout le monde délibère et personne n’obéit.
« Lorsqu’il a fallu organiser l’artillerie, le Comité central d’artillerie a délibéré et n’a rien prescrit. Après deux mois de révolution, tout le service de vos canons repose sur l’énergie de quelques volontaires, dont le nombre est insuffisant.
« À mon arrivée au ministère, lorsque j’ai voulu favoriser la concentration des armes, la réquisition des chevaux, la poursuite des réfractaires, j’ai demandé à la Commune de développer les municipalités d’arrondissement.
« La Commune a délibéré et n’a rien résolu.
« Plus tard, le Comité central de la fédération est venu offrir presque impérieusement son concours à l’administration de la guerre. Consulté par le comité de Salut public, j’ai accepté ce concours de la manière la plus nette, et je me suis dessaisi, en faveur des membres de ce Comité, de tous les renseignements que j’avais sur l’organisation.
« Depuis ce temps-là, le Comité central délibère et n’a pas encore su agir. Pendant ce délai, l’ennemi enveloppait le fort d’Issy d’attaques aventureuses et imprudentes dont je le punirais si j’avais la moindre force militaire disponible.
« La garnison, mal commandée, prenait peur, et les officiers délibéraient, chassaient du fort le capitaine Dumont, homme énergique qui arrivait pour les commander, et, tout en délibérant, évacuaient leur fort, après avoir sottement parlé de le faire sauter, chose plus impossible pour eux que de le défendre.
« Ce n’est pas assez. Hier, pendant que tout le monde était au travail ou au feu, les chefs de légion délibéraient pour substituer un nouveau système d’organisation à celui que j’avais adopté, afin de suppléer à l’imprévoyance de leur autorité toujours mobile et mal obéie. Il résulta de leur conciliabule un projet au moment où il fallait des hommes, et une déclaration de principes au moment où il fallait des actes.
« Mon indignation les ramena à d’autres pensées, et ils ne me promirent pour aujourd’hui, comme le dernier terme de leurs efforts, qu’une force organisée de 12,000 hommes, avec lesquels je m’engage à marcher à l’ennemi. Ces hommes devaient être réunis à onze heures et demie ; il est une heure, et ils ne sont pas prêts ; au lieu d’être 12,000, ils sont environ 7,000. Ce n’est pas du tout la même chose.
« Ainsi, la nullité du comité d’artillerie empêchait l’organisation de l’artillerie ; les incertitudes du Comité central de la fédération arrêtent l’administration ; les préoccupations mesquines des chefs de légion paralysent la mobilisation des troupes.
« Je ne suis pas homme à reculer devant la répression, et hier, pendant que les chefs de légion discutaient, le peloton d’exécution les attendait dans la cour. Mais je ne veux pas prendre seul l’initiative d’une mesure énergique, endosser seul l’odieux des exécutions qu’il faudrait faire pour tirer de ce chaos l’organisation, l’obéissance et la victoire. Encore, si j’étais protégé par la publicité de mes actes et de mon impuissance, je pourrais conserver mon mandat. Mais la Commune n’a pas eu le courage d’affronter la publicité. Deux fois déjà je vous ai donné des éclaircissements nécessaires, et deux fois, malgré moi, vous avez voulu avoir le comité secret.
« Mon prédécesseur a eu le tort de se débattre au milieu de cette situation absurde.
« Éclairé par son exemple, sachant que la force révolutionnaire ne consiste que dans la netteté de la situation, j’ai deux lignes à choisir : briser l’obstacle qui entrave mon action ou me retirer.
« Je ne briserai pas l’obstacle, car l’obstacle, c’est vous et votre faiblesse. Je ne veux pas attenter à la souveraineté publique.
« Je me retire, et j’ai l’honneur de vous demander une cellule à Mazas.
« Paris, le 9 mai 1871.
« Signé : Rossel. »
Cette lettre était significative, écrasante pour la Commune, dont elle mettait si bien en relief la faiblesse et l’impuissance. Aussi ne fut-elle lue qu’en comité secret et ne parut-elle point à l’Officiel. Dans la séance de ce même jour 9 mai, Delescluze appuya vivement les justes récriminations de Rossel :
« Vous discutez, dit-il, quand on vient d’afficher que le drapeau tricolore flotte sur le fort d’Issy. Citoyens, il faut aviser sans retard. J’ai vu ce matin Rossel ; il a donné sa démission : il est bien décidé à ne pas la reprendre.
« Tous ses actes sont entravés par le Comité central ; il est à bout de forces.
« Je fais un appel à vous tous.
« J’espérais, citoyens, que la France serait sauvée par Paris, et l’Europe par la France.
« Je suis allé aujourd’hui à la guerre ; j’ai vu le désespoir de Rossel.
« … Il faut que nous sauvions le pays. Le comité de Salut public n’a pas répondu à ce que l’on attendait de lui. Il a été un obstacle au lieu d’être un stimulant. Je dis qu’il doit disparaître. Il faut prendre des mesures immédiates, décisives.
« La France nous tend les bras, nous avons des subsistances, faisons encore huit jours d’efforts pour chasser les bandits de Versailles. La France s’agite ; elle nous apporte un concours moral qui se traduira par un concours effectif. Il faut que nous trouvions dans les braves du 18 mars et dans le Comité central, qui a rendu de si grands services, des forces pour nous sauver. Il faut constituer l’unité du commandement. J’avais proposé de maintenir l’unité de direction politique. Cela ne servira à rien. On en est arrivé au comité de Salut public. Que fait-il ? Des nominations particulières au lieu d’actes d’ensemble.
« Il vient de nommer le citoyen Moreau comme délégué civil à la guerre. Alors, qu’est-ce que font les membres de la commission de la guerre ? Nous ne sommes donc rien ? Je ne peux l’admettre. Nous avons été nommés sérieusement par la Commune, et nous ferons sérieusement notre devoir.
« L’administration pure et simple de la guerre a été confiée au Comité central. Qu’en a-t-il fait ? Je n’en sais rien. Mais, enfin, si le Comité central, acceptant la situation qu’on lui a faite, veut aider le travail qui doit se faire maintenant pour réunir les éléments épars de la défense de Paris, que le Comité central soit le bienvenu. Votre comité de Salut public est annihilé, écrasé sous le poids des souvenirs dont on le charge, et il ne fait même pas ce que pourrait faire une simple commission exécutive. »
Puis l’assemblée se forme en comité secret. La Commune décide ensuite :
1° De réclamer la démission des membres actuels du comité de Salut public et de pourvoir immédiatement à leur remplacement ;
2° De nommer un délégué civil à la guerre, qui sera assisté de la commission militaire actuelle, laquelle sa mettra immédiatement en permanence ;
3° De nommer une commission de trois membres, chargée de rédiger immédiatement une proclamation ;
4° De ne plus se réunir que trois fois par semaine en assemblée délibérante, sauf les réunions qui auront lieu dans les cas d’urgence, sur la proposition de cinq membres ou sur celle du comité de Salut public ;
5° De se mettre en permanence dans les mairies de ses arrondissements respectifs, pour pourvoir souverainement aux besoins de la situation ;
6° De créer une cour martiale dont les membres seront nommés immédiatement par la commission militaire ;
7° De mettre le comité de Salut public en permanence à l’Hôtel de ville.
Le lendemain 10 mai, la Commune prenait la double résolution suivante :
« 1° Le renvoi devant la cour martiale du citoyen Rossel, ex-délégué à la guerre ;
« 2° La nomination du citoyen Delescluze aux fonctions de délégué à la guerre. »
C’est à cette même date que fut pris le fameux arrêté concernant M. Thiers :
« Le comité de Salut public,
« Vu l’affiche du sieur Thiers, se disant chef du pouvoir exécutif de la République française ;
« Considérant que cette affiche, imprimée à Versailles, a été apposée sur les murs de Paris par les ordres dudit sieur Thiers ;
« Que, dans ce document, il déclare que son armée ne bombarde pas Paris, tandis que chaque jour des femmes et des enfants sont victimes des projectiles fratricides de Versailles ;
« Qu’il y est fait un appel à la trahison pour pénétrer dans la place, sentant l’impossibilité absolue de vaincre par les armes l’héroïque population de Paris,
« Arrête :
« Article 1er. Les biens meubles des propriétés de Thiers seront saisis par les soins de l’administration des domaines.
« Art. 2. La maison de Thiers, située place Georges, sera rasée.
« Art. 3. Les citoyens Fontaine, délégué aux domaines, et J. Andrieu, délégué aux services publics, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution immédiate du présent arrêté.
« Les membres du comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Eudes, F. Gambon, G. Ranvier.
« Paris, 21 floréal an 79. »
Cette mesure odieuse fut hautement blâmée, même à Paris, par tous les républicains qui n’étaient pas aveuglés par la passion, et nous pouvons affirmer que c’était le plus grand nombre. On traitait de fous, et de pis encore, les membres de ce comité de Salut public, dont le titre seul semblait une antiphrase sinistre. Chacun prévoyait ce qui est arrivé en effet, c’est que la démolition de cette maison amènerait son rétablissement aux frais du Trésor, c’est-à-dire des contribuables. La réflexion du poète sera donc éternellement vraie ; Quos vult perdere… !
Ce qu’on ne comprend pas davantage, c’est que, dans cette situation désespérée, un homme aussi intelligent que Delescluze ait accepté les fonctions de délégué à la guerre. Il ne devait cependant pas lui rester beaucoup d’illusions. En entrant au ministère, il adressa cette proclamation à la garde nationale :
« Citoyens,
« La Commune m’a délégué au ministère de la guerre ; elle a pensé que son représentant dans l’administration militaire devait appartenir à l’élément civil. Si je ne consultais que mes forces, j’aurais décliné cette fonction périlleuse ; mais j’ai compté sur votre patriotisme pour m’en rendre l’accomplissement plus facile.
« La situation est grave, vous le savez ; l’horrible guerre que vous font les féodaux conjurés avec les débris des régimes monarchiques vous a déjà coûté bien du sang généreux, et cependant, tout en déplorant ces pertes douloureuses, quand j’envisage le sublime avenir qui s’ouvrira pour nos enfants, et lors même qu’il ne nous serait pas donné de récolter ce que nous avons semé, je saluerai encore avec enthousiasme la révolution du 18 mars, qui a ouvert à la France et à l’Europe des perspectives que nul d’entre nous n’osait espérer il y a trois mois. Donc, à vos rangs, citoyens, et tenez ferme devant l’ennemi,
« Nos remparts sont solides comme vos bras, comme vos cœurs ; vous n’ignorez pas, d’ailleurs, que vous combattez pour votre liberté et pour l’égalité sociale, cette promesse qui vous a si longtemps échappé ; que si vos poitrines sont exposées aux balles et aux obus de Versailles, le prix qui vous est assuré, c’est l’affranchissement de la France et du monde, la sécurité de votre foyer et la vie de vos femmes et de vos enfants.
« Vous vaincrez donc ; le monde, qui vous contemple et applaudit à vos magnanimes efforts, s’apprête à célébrer votre triomphe, qui sera le salut pour tous les peuples.
« Vive la République universelle !
« Vive la Commune ! »
Cet enthousiasme à froid ne pouvait pas changer le cours des événements. Comme Delescluze lui-même l’avait dit, le drapeau tricolore flottait sur le fort d’Issy, abandonné par sa garnison depuis le 8 mai au soir. La Commune eut beau faire démentir cette affiche, placardée par l’ordre de Rossel ; elle ne trompa que ceux qui voulurent bien s’obstiner à être dupes, se reposant sur cette affirmation de Delescluze, datée du 11 mai ;
« Aux citoyens membres de la Commune,
« Citoyens,
« Dès notre arrivée au ministère, nous nous sommes rendu compte des diverses positions de défense et d’attaque ; nous nous sommes assuré que la garde des remparts était suffisamment établie et qu’une bonne réserve pouvait, en cas de besoin, défier toute surprise.
« La position d’Issy n’a guère varié. Celle du fort de Vanves a été un peu compromise ; à un certain moment même il était évacué.
« À quatre heures du matin, le général Wroblewski, accompagné du chef et de quelques officiers de son état-major, s’est mis à la tête des 187e et 105e bataillons, conduits par le brave chef de la 11e légion.
« Ils sont entrés dans le fort à la baïonnette et en ont délogé les Versaillais, qui s’en croyaient déjà maîtres. Des renforts ont été dirigés sur ce point, et, sans nul doute, nous pouvons répondre du succès.
« Du côté de Neuilly, il n’y a rien eu, et le côté d’Asnières a été relativement tranquille. »
Ainsi, la position du fort d’Issy n’avait « guère varié ; » en même temps, cependant, la prise du fort était annoncée en ces termes à Versailles :
« 9 mai,
« Les troupes du général Douai ont occupé Boulogne sans résistance.
« Le 38e de ligne est entré dans le fort d’Issy à neuf heures du matin.
« Tous les insurgés prisonniers.
« Le drapeau tricolore flotte sur le fort.
« 350 prisonniers, canons et munitions entre nos mains. »
Pour distraire l’attention publique de cet échec et s’en venger, la Commune hâtait la démolition de l’hôtel de M. Thiers. Dans sa séance du 12 mai, le président donnait à l’assemblée connaissance de cette lettre :
« Aux citoyens membres de la Commune.
« Le citoyen Fontaine, directeur des domaines, prévient la Commune que, conformément au décret du comité de Salut public, il fait procéder aujourd’hui à la démolition de la maison du sieur Thiers, située place Georges.
« Il demande à la Commune d’envoyer une délégation pour assister à cette opération, qui aura lieu à quatre heures de l’après-midi.
« Salut et solidarité.
« Le questeur de la Commune,
« Léo Meillet. »
Une discussion s’engagea ensuite au sujet des objets artistiques saisis chez M. Thiers.
« Le citoyen Courbet. — Le sieur Thiers a une collection de bronzes antiques ; je demande ce que je dois en faire.
« Le citoyen président. — Que le citoyen Courbet nous fasse l’exposé de son sentiment sur cette question.
« Le citoyen Courbet. — Les objets de la collection de Thiers sont dignes d’un musée. Voulez-vous qu’on les transporte au Louvre ou à l’Hôtel de ville, ou voulez-vous les faire vendre publiquement ?
« Le citoyen Protot, délégué à la justice. - J’ai chargé le commissaire de police du quartier de faire conduire les objets d’art au Garde-Meuble et d’envoyer les papiers à la Sûreté générale.
« J’ai fait commencer de suite la démolition.
« Les papiers sont entre nos mains. Quant aux petits bronzes, je pense qu’ils arriveront en bon état.
« Le citoyen Courbet. — Je vous ferai remarquer que ces petits bronzes représentent une valeur de peut-être 1,500,000 francs.
« Le citoyen Demay, — Relativement à la collection des objets d’art de Thiers, la commission exécutive, dont faisait partie le citoyen Félix Pyat, avait désigné deux hommes spéciaux : c’étaient le citoyen Courbet et moi. Je demande que vous complétiez cette délégation.
« N’oubliez pas que ces petits bronzes d’art sont l’histoire de l’humanité, et nous, nous voulons conserver le passé de l’intelligence pour l’édification de l’avenir. Nous ne sommes pas des barbares.
« Le citoyen Protot. — Je suis ami de l’art aussi ; mais je suis d’avis d’envoyer à la Monnaie toutes les pièces qui représentent l’image des d’Orléans ; quant aux autres objets d’art, il est évident qu’on ne les détruira pas... »
Voilà de quoi s’occupait la Commune au moment où le canon battait les remparts ; elle s’imaginait sans doute, en pressant la démolition de la maison de M. Thiers et en s’emparant de sa collection d’objets d’art, imiter les Romains vendant le champ où campait Annibal. Mais il faut faire la part de chacun ; on semblait faire assaut à Paris d’extravagance, à Versailles d’égoïsme et de machinations perfides ; le délire semblait être partout. Au sujet même de l’incident qui vient de nous occuper, voici celui qui se produisit à l’Assemblée nationale dans sa séance du 11 mai ; il est tout à fait caractéristique.
« M. Mortimer-Ternaux, — Après m’avoir blâmé d’avoir apporté à la tribune un document signé par un syndicat parisien, on a reconnu que j’avais bien fait. Eh bien, messieurs, si j’ai bien fait, j’en apporte un autre plus important encore, puisqu’il porte la signature de M. Fourcand, maire de Bordeaux, et de deux membres du conseil municipal délégués pour venir à Paris et à Versailles faire, il paraît, de la conciliation. Ils rendent compte de leur entretien avec le chef du pouvoir exécutif.
« Un membre de la gauche. — Voilà qui est inopportun.
« M. Mortimer-Ternaux. — On va juger si je suis dans la question.
Voici les paroles qu’on prête à M. Thiers :
«... Si les insurgés veulent cesser les hostilités, on laisserait les portes ouvertes pendant une semaine à tout le monde, excepté aux assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte... »
« Donc, on ne pourrait, si ces paroles étaient exactes, poursuivre l’exécution des lois, comme le demandait M. de Belcastel et le promettait M. le garde des sceaux. {Long mouvement, récriminations.)
« M. le président. — La parole est à M. le chef du pouvoir exécutif. (Mouvement d’attention.)
« M. Thiers, chef du pouvoir exécutif. — Je demande pardon à l’Assemblée de l’émotion que j’éprouve ; j’espère qu’elle la comprendra quand elle saura que, consacrant, jour et nuit, ma vie au service du pays avec un désintéressement que je crois évident...
« Sur un grand nombre de bancs. — Oui ! oui ! et tout le monde vous en sait gré !
« M. le chef du pouvoir exécutif. — ... Exposé à tous les dangers, je rencontre ici, pardonnez-moi le mot, une tracasserie... (Murmures et réclamations sur un certain nombre de bancs à droite. — Applaudissements à gauche et au centre.)
« M. Mortimer-Ternaux. — Je proteste contre l’expression dont M. Thiers vient de se servir.
« M. le chef du pouvoir exécutif. — J’ai raison, je l’affirme, j’ai raison. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)
« M. le comte de Maillé. — Les applaudissements venant de ce côté (l’orateur désigne la gauche) prouvent que ce n’est pas une tracasserie ! (Applaudissements sur quelques bancs à droite. — Rumeurs à gauche.)
« M. Henri Brisson et plusieurs autres membres à gauche. — C’est une injure ! Nous demandons le rappel à l’ordre, monsieur le président ! (Agitation.)
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Je maintiens le mot !... (Murmures à droite. — Nouveaux applaudissements à gauche et sur divers bancs dans les autres parties de l’Assemblée.)
« Oui, messieurs, lorsque prévoyant les ingratitudes... (Exclamations à droite.)
« M. Langlois et plusieurs autres membres à gauche. — Très-bien ! très-bien.
« M. le vicomte de Lorgeril.— Eh quoi ! vous dites que nous ne sommes pas reconnaissants ? (Nouvelle agitation.)
« M. le président. — Messieurs, je vous invite au silence ; je rappellerai nominativement à l’ordre quiconque interrompra.
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Oui, messieurs, lorsque, prévoyant des ingratitudes, n’en ayant aucun doute, je dévoue ma vie au service du public, il ne faut pas au moins que vous m’affaiblissiez.
« Eh bien ! messieurs, que tous ceux qui sont de cet avis se lèvent et qu’ils prononcent ; que l’Assemblée décide : je ne puis pas gouverner dans de telles conditions.
« Sur plusieurs bancs. — Très-bien ! très-bien ! C’est vrai !
« M. Jules Simon, ministre de l’instruction publique. — Et on le sait bien !
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Je demanda à l’Assemblée un ordre du jour motivé.
« Sur des bancs à gauche. — Très-bien ! très-bien !
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Ma démission est toute prête. (Mouvement.)
« Une voix à droite. — Remettez-la ! (Exclamations et murmures.)
« À gauche. — À l’ordre ! à l’ordre !
« M.le chef du pouvoir exécutif. — J’entends une voix : « Remettez-la ! » Oui ! mais ce n’est pas à vous, qui m’avez interrompu, c’est au pays que je la remettrai. C’est de lui, c’est de cette Assemblée souveraine qui représente la France, que je dois recevoir l’autorisation d’aller chercher dans le repos l’oubli de tous les traitements que j’essuie de ia part de certains membres de cette Assemblée. (Rumeurs et protestations à droite.)
« Nous sommes dans une situation où il faut une absolue franchise. Eh bien ! je vous le déclare, il m’est impossible de me dévouer au service public, lorsque je ne recueille que des traitements comme ceux dont je suis l’objet en ce moment. (Nouvelles protestations à droite.)
« Si je vous déplais... (Non ! non !) dites-le-moi. Il faut nous compter ici, et nous compter résolument ; il ne faut pas nous cacher derrière une équivoque. Je dis qu’il y a parmi vous des imprudents qui sont trop pressés. Il leur faut huit jours encore ; au bout de ces huit jours, il n’y aura plus de danger, et la tâche sera proportionnée à leur courage et à leur capacité. (Applaudissements sur un grand nombre de bancs de la gauche et du centre. — Exclamations et murmures sur plusieurs bancs du côté droit.)
« M. le marquis de La Roohejaquelein. — Je constate l’injure faite à l’Assemblée.
« M. Thiers vient de dire : « Dans huit jours nous serons à Paris, et alors la tâche sera à la hauteur de votre courage. »
« Je proteste contre une pareille insulte... (Agitation.)
« M. Richier. — Il n’y a pas d’insulte pour nous dans les paroles de M. Thiers ; nous ne nous trouvons pas insultés.
« M. le marquis de La Rochejaquelein. — Moi, je me trouve insulté.
« M. Richier. — Eh bien, vous avez tort.
« M. Mortimer-Ternaux. — Je fais juges l’Assemblée et la France entière...
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Oui, la France, qui comptera vos services et les miens.
« M. Mortimer-Ternaux. — ... de la question de savoir si j’ai, dans une seule de mes paroles, attaqué M. le président du conseil. (Exclamations diverses.)
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Oui, monsieur, je me tiens pour attaqué et pour offensé.
« M. Dufaure, garde des sceaux (à M. Mortimer-Ternaux). — Que veniez-vous faire en cette circonstance ?
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Je n’admets pas d’équivoque. Si vous vous tenez pour attaqué, adressez-vous à moi.
« Un membre à droite. — Il n’y a rien de personnel dans ce qu’on vous a dit.
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Je veux une explication et une compensation à vos indignités à mon égard. (Exclamations à droite.)
« M. le président. — Veuillez entendre l’orateur, messieurs, vous serez ensuite appelés à voter.
« M. Mortimer-Ternaux.— M. le président du conseil vient de me dire qu’il veut une compensation à l’indignité que j’ai commise à son égard. (Interruptions.)
« M. le chef du pouvoir exécutif. - Me traduire à la tribune tous les jours, quand je suis proscrit, oui, j’appelle cela une indignité. (Très-bien ! très-bien !)
« M. Jules Simon, ministre de l’instruction publique. — Monsieur Ternaux, vous avez bien mal choisi votre jour.
« M. le garde des sceaux. — Est-ce après avoir lu le Journal officiel de la Commune que vous êtes venu parler ?
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Si vous êtes offensé, adressez-vous à moi, je suis fatigué de cela, entendez-vous ?
« M. Mortimer-Ternaux. — Il n’y a pas eu la moindre équivoque dans mes paroles. Le Journal officiel pourra le constater. Je n’ai en aucune façon... (Bruit.) Je n’ai en aucune façon attaqué M. le président du conseil ; en aucune façon, je le répète. J’ai demandé une explication, comme je l’avais demandée hier...
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Je la refuse !
« M. Mortimer-Ternaux. — Cette explication consistait purement et simplement à solliciter un démenti à un document officiel. (Exclamations sur plusieurs bancs. — Assez ! assez !)
« Plusieurs voix. — Le ministre de l’intérieur a donné ce démenti hier.
« M. Ducuing. — Vous avez sommé le président du conseil d’avoir à répondre sans l’avoir prévenu.
« M. Mortimer-Ternaux. — Je ne veux pas continuer le débat ; je maintiens seulement ce que j’avais commencé par dire : c’est qu’un document de l’importance de celui que j’avais apporté à la tribune doit être démenti hautement. (Bruit et interruptions.) Je dis que ce document, qui n’est que la suite de celui que j’ai apporté hier, devait, comme celui d’hier, être démenti à la tribune. Je n’ai point attaqué, ni par des équivoques, ni par des paroles, M. le président du conseil. (Assez ! assez !) Je regrette d’être oublié, sans motif, d’une amitié qui datait de trente ans.
« M. le chef du pouvoir exécutif. — Oui, et à laquelle vous avez manqué. (La clôture ! la clôture !) »
Un député, M. Berthauld, lit alors le décret relatif à la démolition de la maison de M. Thiers, que nous avons cité plus haut, et la séance se termine par un vote de confiance accordé au chef du pouvoir exécutif.
Cette séance est restée célèbre ; c’est pourquoi nous avons tenu à en reproduire la partie la plus caractéristique. M. Thiers était exaspéré, hors de lui, et jamais main plus implacable n’avait cinglé la figure d’une majorité d’un coup de fouet plus sanglant. Mais il faut reconnaître qu’il était largement mérité.
Quelques jours après la délibération relative à la maison de M. Thiers, le Journal officiel de la Commune publiait cet arrêté :
« Sur la délibération approuvée du comité de Salut public, le citoyen Jules Fontaine, directeur général des domaines,
« En réponse aux larmes et aux menaces de Thiers, le bombardeur, et aux lois édictées par l’Assemblée nationale, sa complice,
« Arrête :
« Article 1er. Tout le linge provenant de la maison Thiers sera mis à la disposition des ambulances.
« Art. 2. Les objets d’art et livres précieux seront envoyés aux bibliothèques et musées nationaux.
« Art. 3. Le mobilier sera vendu aux enchères, après exposition publique au Garde-Meuble.
« Art. 4. Le produit de cette vente restera uniquement affecté aux pensions et indemnités qui devront être fournies aux veuves et orphelins des victimes de la guerre infâme que nous fait l’ex-propriétaire de l’hôtel Georges.
« Art. 5. Même destination sera donnée à l’argent que rapporteront les matériaux de démolition.
« Art. 6. Sur le terrain de l’hôtel du parricide sera établi un square public.
« Paris, le 25 floréal an LXXIX. »
Voilà à quel point de démence en était venue la Commune. Se sentant perdue, voyant que les événements militaires prenaient pour elle une tournure de plus en plus désastreuse, elle agitait tous les spectres, elle faisait appel à tous les moyens capables de détourner et d’absorber l’attention publique. Ainsi, c’est vers cette époque qu’eut lieu, au couvent de Picpus, la découverte de religieuses soi-disant séquestrées et enfermées dans des cages ; des instruments de torture furent trouvés dans une chambre. Qu’y avait-il de vrai dans ces allégations mélodramatiques ? Les personnes bien pensantes répondaient que ces religieuses étaient tout simplement des aliénées, et les instruments de torture des appareils orthopédiques. Mais qui jamais révélera les mystères de ces retraites fermées à tout regard indiscret ? Quoi qu’il en soit, la sensation fut profonde dans Paris et s’accrut encore à la suite d’une seconde découverte faite dans les caveaux de l’église Saint-Laurent. Voici le récit que nous trouvons dans le Journal officiel du 16 mai, récit emprunté à un journal de l’époque.
« Nous avons pu pénétrer hier dans le curieux ossuaire qui vient d’être découvert dans les substructions de l’église Saint-Laurent.
« Cette trouvaille, rapprochée des bruits sinistres qui coururent il y a quelques années, et surtout les circonstances singulières dans lesquelles elle s’est produite ont donné lieu à une enquête qui éclaircira sans doute ce mystérieux événement.
« La crypte où se trouvent les squelettes est située derrière le chœur, au-dessous de la chapelle de la Vierge, qui occupe le petit bâtiment circulaire faisant le coin de la rue Saint-Martin et de la rue Sibour.
« On enjambe des décombres, puis on descend un petit escalier de pierre rapide et sombre ; on pose le pied sur une terre molle ou grasse : c’est l’entrée du caveau.
« Tout d’abord une odeur étrange me saisit à la gorge, odeur sui generis, et que j’appellerai sépulcrale.
« Je venais de quitter le boulevard tout ensoleillé, et mes yeux ne s’habituaient pas encore à la lumière vacillante d’une bougie fichée dans la terre.
« Cette lueur frappait obliquement sur le crâne dénudé d’un squelette, dont elle accusait avec exagération les saillies et les dépressions.
« Les mâchoires étaient démesurément ouvertes, comme si le mort eût voulu, dans un suprême effort, lancer un appel désespéré.
« Autour de lui tout était sombre.
« Bientôt, cependant, on apporta d’autres bougies, et je pus me rendre compte de la conformation du caveau et de son funèbre contenu.
« C’est un hémicycle voûté, percé de deux soupiraux fort étroits, qui ont été bouchés à une époque relativement récente.
« On y pénètre par trois entrées fermées au moyen de deux piliers en arceaux.
« Le côté droit seulement a été déblayé ; à gauche, la terre recouvre encore les squelettes, peu profondément enfouis, car le pied se heurte à chaque instant à quelque affreux débris.
« Quatorze squelettes ont été mis ainsi à découvert ; mais ils recouvrent une seconde couche de cadavres, et peut-être une troisième.
« Ils ont été ensevelis sans bière, dans de l’humus ou terre de jardin, et recouverts de chaux.
« Ils sont symétriquement pressés, et avec un ensemble de dispositions qui impliquerait que l’opération a été faite en une seule fois et avec la préoccupation de faire tenir le plus grand nombre de cadavres dans un espace donné.
« La plupart sont des squelettes d’hommes, reconnaissables surtout par la forme du crâne et la formation de l’os iliaque ; leur taille varie de 1m,50 à 1m,70.
« Quatre sont disposés pieds contre pieds, en forme d’éventail ; un cinquième squelette, dont on aperçoit seulement la tête et les vertèbres supérieures de l’épine dorsale, leur sert de traversin.
« Neuf autres sont ensevelis sur deux rangées, de façon que la tête de l’un touche presque les pieds de son voisin.
« Les mâchoires distendues de ces restes humains donnent, à la lumière, des effets d’un fantastique surprenant ; par moments, il semble que ces os décharnés vont s’agiter pour raconter quelque lugubre tragédie.
« Presque toutes les têtes ont conservé leurs dents, et les sutures imparfaites de la boite osseuse dénotent la jeunesse des sujets. Ces têtes sont généralement penchées à droite, ce qui indiquerait que l’ensevelissement a eu lieu avant la rigidité cadavérique.
« En outre, l’inhumation, paraissant de beaucoup postérieure au décret de la première Révolution qui interdit l’ensevelissement dans les églises, doit avoir été, sinon criminelle, au moins illégale.
« Un témoin, parmi les infiniment petits, vient corroborer cette opinion : c’est un insecte que vient de trouver un entomologiste qui nous accompagne, et qui se nourrit exclusivement de ligaments ; il est peu probable que cette bestiole se soit imposé un jeûne de quatre-vingts ans.
« En outre, près de la tête d’un squelette de femme, déterré non loin d’un des piliers de la triple entrée, on a trouvé un peigne d’écaillé, dont la fabrication ne peut remonter fort loin, et qui a pu être orné de matières précieuses.
« En inspectant les murs du souterrain, on voit qu’il a dû servir de prison à une époque fort antérieure à l’enfouissement de ces cadavres.
« Nous avons, à l’aide d’une allumette-bougie, déchiffré quelques grossières inscriptions :
BARDOM 1713
JEAN SERGE 1714
VALENT.....
« Ces noms sont placés en face de l’ouverture du soupirail qui donnait sur la rue Sibour, ancienne rue de la Fidélité.
« Les murs du caveau portent des traces de crépi qui dénoncent une restauration qui ne doit pas remonter à plus de quelques années.
« Il serait intéressant de questionner l’architecte et le conducteur des travaux de la dernière restauration de l’église Saint-Laurent.
« Après avoir assisté à la reproduction photographique des squelettes, très-habilement faite par Étienne Carjat, à l’aide de la lumière électrique, je me suis empressé de quitter ce lieu funèbre, dont la pesante atmosphère commençait à m’écœurer.
« J’ai remonté le petit escalier de pierre, en haut duquel on m’a fait remarquer une excavation pratiquée sous la maçonnerie en brique du calorifère et dont la récente construction est de toute évidence.
« Là ont été retrouvés sept cadavres ; leur enfouissement ne peut absolument remonter à plus de quelques années, et la situation anormale de leur sépulture prouve surabondamment qu’il y a crime.
« Quel est l’assassin ? Quelles sont les victimes ? Il y a, renfermé dans une armoire, le squelette d’une jeune femme encore orné de magnifiques cheveux blonds ; les commères qui assiègent les alentours de l’église parlent de la fille d’un marchand de vin du quartier. On ne sait quel fondement accorder à ce bruit, qu’éclaircira l’instruction.
« Toujours est-il qu’il y a là un fait mystérieux, illégal, dont la justice est saisie, et c’est d’elle que les citoyens doivent attendre les éclaircissements qui leur sont dus.
« Le curé de Saint-Laurent est en fuite, ainsi que ses vicaires. »
Par une coïncidence étrange, on faisait en même temps une découverte de ce genre à Notre-Dame-des-Victoires.
On comprend quel effet devaient produire des révélations de cette nature sur une population surexcitée par tant d’événements tragiques. Elle supposait une série de crimes dont elle faisait retomber l’odieux sur le clergé.
Autre moyen d’agir sur l’esprit public : le Journal officiel du 12 mai contenait cet entrefilet :
« Nous recevons du citoyen N..., commandant du 22e bataillon, la communication suivante :
« Un acte d’abominable férocité vient encore de s’ajouter au bilan des bandes versaillaises et démasquer ces défenseurs de l’ordre.
« Aujourd’hui jeudi, 11 mai, à quatre heures du matin, le 22e bataillon, égaré par un garde plus brave qu’expérimenté, est tombé en plein dans les postes versaillais. Accueilli par des feux de peloton très-nourris, et pris entre deux murs et une barricade, il dut laisser huit blessés sur le terrain. Ces blessés ont été tous fusillés par les soldats du 64e de ligne, sauf un seul qui a eu le sang-froid nécessaire pour ne pas donner signe de vie.
« Mais ce qui ajoute à l’horreur de cette boucherie, c’est qu’une jeune femme, infirmière au bataillon, a été assassinée par ces misérables tandis qu’elle donnait des soins à un blessé. Sa jeunesse, son dévouement, non plus que la croix de Genève qu’elle portait sur la poitrine, n’ont pu trouver grâce devant ces bandits.
« Ces faits sont attestés par tous les officiers du 22e bataillon. »
Il est bien difficile d’ajouter foi à de telles atrocités ; d’un autre côté, qui ne sait quelles étranges fureurs engendrent les guerres civiles ?
Ce même jour, 12 mai, le délégué à la Sûreté générale prenait un arrêté supprimant le Moniteur universel, l’Observateur, l’Univers, le Spectateur, l’Étoile et l’Anonyme. En même temps, la Commune faisait enlever de la maison de M. Thiers le mobilier, la bibliothèque et les collections d’objets d’art qui s’y trouvaient. Le lendemain, la démolition eut lieu sous la présidence de Gaston Dacosta, substitut du procureur de la Commune.
Le 13 mai, l’Officiel publiait une décision indiquant qu’on sentait le moment venu de substituer aux hommes qu’on trouvait trop modérés des hommes d’action violente :
« Le comité de Salut public,
« Arrête :
« Le citoyen Ferré est délégué à la Sûreté générale, en remplacement du citoyen Cournet.
« Les citoyens Martin et Émile Clément sont nommés membres du comité de Sûreté générale, en remplacement des citoyens Th. Ferré et Vermorel. »
Le 14, une mesure des plus vexatoires était prise.
« Le comité de Salut public,
« Considérant que, ne pouvant vaincre par la force la population de Paris, assiégée depuis plus de quarante jours pour avoir revendiqué ses franchises communales, le gouvernement de Versailles cherche à introduire parmi elle des agents secrets dont la mission est de faire appel à la trahison,
« Arrête :
« Article 1er. Tout citoyen devra être muni d’une carte d’identité contenant ses nom, prénoms, profession, âge et domicile, ses numéros de légion, de bataillon et de compagnie, ainsi que son signalement.
« Art. 2. Tout citoyen trouvé non porteur de sa carte sera arrêté, et son arrestation maintenue jusqu’à ce qu’il ait établi régulièrement son identité.
« Art. 3. Cette carte sera délivrée par les soins du commissaire de police sur pièces justificatives, en présence de deux témoins qui attesteront, par leur signature, bien connaître le demandeur. Elle sera ensuite visée par la municipalité compétente.
« Art, 4. Toute fraude reconnue sera rigoureusement réprimée.
« Art. 5. L’exhibition de la carte d’identité pourra être requise par tout garde national.
« Art. 6. Le délégué à la Sûreté générale ainsi que les municipalités sont chargés de l’exécution du présent arrêté dans le plus bref délai.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Billioray, E. Eudes, F. GAMBON, G. RANVIER. »
Cette mesure était odieuse, exécrable, l’article 5 surtout. Ainsi, la liberté des citoyens était à la merci du premier imbécile ou du premier ivrogne venu, auquel il eût plu de trouver que votre nez n’était pas tout à fait identique à l’appendice décrit dans le signalement.
Plus la Commune perdait pied, se noyait, plus elle voulait que l’on eût confiance dans ses aptitudes et son activité, croyant arriver à ce résultat par de ridicules réminiscences du passé, comme un médecin qui appliquerait le même remède dans toutes les maladies.
Le 16 mai, le comité de Salut public prenait l’arrêté suivant, publié dans le Journal officiel du lendemain :.
« Le comité de Salut public,
« Considérant que, pour sauvegarder les intérêts de la Révolution, il est indispensable d’associer l’élément civil à l’élément militaire ;
« Que nos pères avaient parfaitement compris que cette mesure pouvait seule préserver le pays de la dictature militaire, laquelle, tôt ou tard, aboutit invariablement à l’établissement d’une dynastie ;
« Vu son arrêté instituant un délégué civil au département de la guerre,
« Arrête :
« Article 1er. Des commissaires civils, représentants de la Commune, sont délégués auprès des généraux des trois armées de la Commune.
« Art. 2. Sont nommés commissaires civils :
« 1° Auprès du général Dombrowski, le citoyen Dereure ;
« 2° Auprès du général La Cécilia, le citoyen Johannard ;
« 3° Auprès du général Wroblewski, le citoyen Léo Meillet.
« Hôtel de ville, le 26 floréal an LXXIX.
« Le comité de Salut public.
Ant. Arnaud, Billioray, E. Eudes, F. Gambon, G. Ranvier. »
Ceci était encore un pastiche de la grande Révolution ; les membres de la Commune qui acceptèrent ces grotesques fonctions crurent sans doute que l’histoire allait les mettre de pair avec les Saint-Just et les Jean-Bon Saint-André. Au reste, cette parodie touchait à sa fin.
Le 16 mai, cinq journaux furent encore supprimés : le Siècle, la Discussion, le National, le Journal de Paris et le Corsaire, journaux coupables de ne pas voir dans le général Eudes un émule de Turenne, et dans Johannard le rival de Démosthène et de Mirabeau.
Ce même jour eut lieu le renversement de la colonne Vendôme, dont nous avons rendu compte ailleurs. V. notre article Vendôme (colonne) au tome XV du Grand Dictionnaire.
La Commune proprement dite s’efface de plus en (dus ; l’action passe au comité de Salut publie et au Comité central. Le Journal officiel du 17 mai contenait l’arrêté suivant :
« Le comité de Salut public,
« Arrête :
« Article 1er. Tous les trains, soit de voyageurs, soit de marchandises, de jour et de nuit, se dirigeant sur Paris, par une ligne quelconque, devront s’arrêter hors de l’enceinte, au point où est établi le dernier poste avancé de la garde nationale.
« À cet effet, un signal spécial sera placé au point d’arrêt par les soins des administrations compétentes.
« Art. 2. Aucun train ne pourra dépasser la limite précitée sans avoir été préalablement visité par l’un des commissaires de police délégués à cet effet.
« Art. 3. Les travaux nécessaires seront immédiatement exécutés à la hauteur de l’enceinte, pour être en mesure de détruire instantanément tout train qui essayerait de forcer la consigne.
« Art. 4. Un délégué civil faisant fonction de commissaire de police spécial aura le commandement du poste chargé de visiter les trains au point d’arrêt.
« Art. 5. Le membre de la Commune dér légué aux relations extérieures, d’accord avec le délégué civil à la guerre, est chargé de l’exécution du présent arrêté.
« Le délégué de la Commune près les chemins de fer prendra ses ordres à cet égard. »
Un autre arrêté, encore plus terriblement significatif, était pris le même jour et publié dans le même numéro de l'Officiel :
« Le membre de la Commune délégué aux services publics,
« Arrête :
« Tous les dépositaires de pétrole ou autres huiles minérales devront, dans les quarante-huit heures, en faire la déclaration dans les bureaux de l’éclairage, situés place de l’Hôtel-de-Ville, 9.
« Vu et présenté par l’ingénieur chef des services publics,
« Ed. Caron.
« Vu et dressé par l’ingénieur chef du service de l’éclairage et des concessions,
« B. Peyrouton.
« Le membre de la commission délégué aux services publics,
« Jules Andrieu. »
Le commentaire menaçant de cet arrêté était ainsi formulé par Jules Vallès dans le Cri du peuple :
« On nous avait donné, depuis quelques jours, des renseignements de la plus haute gravité, dont nous sommes aujourd’hui parfaitement sûrs.
« On a pris toutes les mesures pour qu’il n’entre dans Paris aucun soldat ennemi.
« Les forts peuvent être pris l’un après l’autre. Les remparts peuvent tomber. Aucun soldat n’entrera dans Paris.
« Si M. Thiers est chimiste, il nous comprendra.
« Que l’armée de Versailles sache bien que Paris est décidé à tout plutôt que de se rendre. »
Le 17 mai, une épouvantable explosion faisait sauter la cartoucherie de l’avenue Rapp ; il était environ six heures du soir. Les effets furent terribles ; sur les trottoirs de toutes les rues avoisinantes et même à des distances assez éloignées, les pavés étaient jonchés, de débris de vitres brisées par la commotion. L'Officiel annonce ainsi la catastrophe :
« Le gouvernement de Versailles vient de se souiller d’un nouveau crime, le plus épouvantable et le plus lâche de tous.
« Ses agents ont mis le feu à la cartoucherie de l’avenue Rapp et provoqué une explosion effroyable.
« On évalue à plus de cent le nombre des victimes. Des femmes, un enfant à la mamelle ont été mis on lambeaux.
« Quatre des coupables sont entre les mains de la Sûreté générale.
« Paris, le 27 floréal an LXXIX.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Billioray, E. Eudes, P. Gambon, G. Ranvier. »
Quel était l’auteur de la catastrophe ? On ne l’a jamais su. C’était probablement le résultat d’une imprudence, comme cela arrive trop fréquemment, malgré toutes les précautions prises, dans les établissements où sont accumulées des matières explosibles.
Les plus modérés de la Commune commençaient à s’épouvanter des excès auxquels elle se laissait entraîner ; ils cherchèrent à se dégager des actes du comité de Salut public. Cette minorité se composait de MM.Beslay, Jourde, Theisz, Lefrançais, Eug. Gérardin, Vermorel, Clémence, Andrieu, Serrailler, Longuet, Arthur Arnould, V. Clément, Avrial, Ostyn, Franckel, Pindy, Arnold, Jules Vallès, Tridon, Varlin et Courbet. L’extrait suivant de la séance du 17 mai expliquera les circonstances dans lesquelles se produisit la scission.
« Le citoyen Paschal Grousset fait la motion d’ordre suivante :
« Citoyens, en prenant séance, nous avons constaté avec plaisir, mais non sans étonnement, que plusieurs membres de cette assemblée, dont les noms se trouvent au bas d’un manifeste publié hier par certains journaux, sont à leur banc. Leur manifeste annonçait qu’ils n’assisteraient plus aux séances. Je désirerais savoir d’abord si leur présence parmi nous est un retour sur l’acte fâcheux dont ils se sont rendus coupables ; car je n’admets pas que certains membres de la Commune puissent remplir les journaux d’un manifeste dans lequel ils annoncent une scission, dans lequel ils déclarent, nouveaux girondins, qu’ils se retirent, non pas dans les départements, ils ne le peuvent pas, mais dans les arrondissements... et qu’ils viennent ensuite, sans explication, sans justification, s’asseoir à leur place ordinaire...
« ... Après avoir demandé à la minorité la raison de cette conduite, et nous en avons le droit, je demande à présenter quelques observations au sujet de son manifeste.
« La minorité accuse la Commune d’avoir abdiqué son pouvoir entre les mains du comité de Salut public ; elle nous accuse de nous soustraire aux responsabilités qui pèsent sur nous.
« Elle sait fort bien pourtant qu’en concentrant le pouvoir entre les mains de cinq hommes qui ont sa confiance, pour aviser aux nécessités terribles de la situation, la Commune n’a nullement entendu abdiquer ; pour nous, du moins, nous déclarons que nous voulons la responsabilité tout entière, que nous sommes solidaires du comité que nous avons nommé, comptables de ses actes, prêts à le soutenir jusqu au bout tant qu’il marchera dans la voie révolutionnaire, prêts à le frapper et à le briser s’il en déviait.
« Il est donc faux que nous ayons abdiqué.
« Il est plus faux encore que le manifeste de la minorité ait été provoqué par cette prétendue abdication. La preuve, c’est que cette même minorité a pris part au vote sur la nomination du second comité de Salut public ; c’est que l’article 3, conférant pleins pouvoirs au comité de Salut public, existait déjà au moment de ce vote ; c’est que la définition même de ces pleins pouvoirs avait à ce moment été adoptée sur la proposition de l’un des membres de la minorité.
« Nous avons donc le droit de dire que l’article 3 n’est pas la véritable raison du manifeste ; nous avons donc le droit de dire que le vrai motif est l’échec subi par la minorité dans le choix des membres du comité et la révocation de la commission militaire sortie de ses rangs. Si les motifs qu’elle allègue étaient sincères, c’est avant le renouvellement du comité de Salut public que la minorité devait formuler sa protestation, et non pas après avoir pris part au vote, ce qui était reconnaître le principe.
« Enfin, la minorité déclare qu’elle veut passer du rôle parlementaire à l’action, en se consacrant tout entière à l’administration des arrondissements. Certes, on ne nous reprochera pas ici de ne pas être partisans de ce système.
« Qui donc s’est opposé aux tendances parlementaires qui se faisaient jour dans cette assemblée ? Qui donc a toujours réclamé des séances courtes, rares, non publiques, sans discours, des séances d’action ? Et qui donc, sinon cette minorité qui annonce bruyamment sa retraite, sous prétexte qu’elle ne peut agir, qui nous a constamment, autant qu’elle a pu, empêchés d’agir ?
« Citoyens, je conclus. Si les membres de la Commune qui ont annoncé leur retraite ont l’intention de se consacrer tout entiers aux arrondissements qui les ont nommés, je dirai : tant mieux !
« Cela vaudra mieux que de venir ici pour empêcher les hommes de courage et de résolution de prendre les mesures que la situation exige, et dont ils acceptent, eux, toute la responsabilité.
« Que si ces membres, au lieu de tenir loyalement leur promesse, essayaient des manœuvres de nature à compromettre le salut de cette Commune qu’ils désertent, nous saurions les atteindre et les frapper.
« Quant à nous, nous ferons notre devoir ; nous resterons jusqu’à la victoire ou jusqu’à la mort au poste de combat que le peuple nous a confié.
« Le citoyen J. Vallès. — Hier, nous nous étions présentés ici pour déclarer à l’assemblée que nous étions prêts à entrer en discussion sur le différend politique qui a semblé nous diviser ; car nous sommes d’un sentiment contraire à celui que le citoyen Grousset paraît supposer chez nous ; je déclare, et pour mes amis aussi, que ce que nous voulons dans la Commune, c’est la plus parfaite harmonie.
« Le citoyen P. Grousset, en nous rappelant que nous avions voté l’institution du comité de Salut public, nous oblige à dire que nous avions fait le sacrifice de nos sentiments en face de Paris bombardé.
« Dans l’article 3 du décret sur le comité, nous avions vu un danger. Nous demandons à rechercher ensemble aujourd’hui si, au lieu de créer une arme, vous n’avez pas créé un péril ; nous demandons à discuter avec calme ; nous voulons, en un mot, que toutes les forces se réunissent pour assurer le salut.
« Quant à moi, j’ai déclaré qu’il fallait s’entendre avec le Comité central et avec la majorité ; mais il faut aussi respecter la minorité, qui est aussi une force ; nous vous déclarons en toute sincérité que nous voulons l’harmonie dans la Commune et que notre retraite dans les arrondissements n’est pas une menace.
« Nous vous demandons de mettre à l’ordre du jour de demain la discussion dans laquelle nous pourrons entrer dans l’examen des faits et assurer la réunion de toutes nos forces pour marcher contre l’ennemi. »
L’harmonie, la réunion de toutes les forces, oui, tout cela eût été indispensable au moment suprême, à l’heure du dénoûment, qui allait sonner ; malheureusement pour la Commune, l’anarchie régnait dans ses conseils et la désorganisation dans ses forces militaires, alors que l’armée régulière, obéissant à une seule impulsion, était aux portes de la capitale. L’agonie de ce gouvernement éphémère allait commencer, mais elle devait être terrible.
Cependant il restait encore des journaux hostiles à la Commune et qu’elle avait hésité à frapper jusqu’alors ; le 19 mai, l'Officiel publiait cet arrêté :
« Le comité de Salut public,
« Arrête :
« Article 1er. Les journaux la Commune, l’Écho de Paris, l’Indépendance française, l’Avenir national, la Patrie, le Pirate, le Républicain, la Revue des Deux-Mondes, l’Écho de Ultramar et la Justice sont et demeurent supprimés.
« Art. 2. Aucun nouveau journal ou écrit périodique politique ne pourra paraître avant la fin de la guerre.
« Art. 3. Tous les articles devront être signés par leurs auteurs.
« Art. 4. Les attaques contre la République et la Commune seront déférées à la cour martiale.
« Art. 5. Les imprimeurs contrevenants seront poursuivis comme complices, et leurs presses mises sous scellés.
« Art. 6. Le présent arrêté sera immédiatement signifié aux journaux supprimés par les soins du citoyen Le Moussu, commissaire civil délégué à cet effet.
« Art. 7. La Sûreté générale est chargée de veiller à l’exécution du présent arrêté.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Eudes, Billioray, F. Gambon, G. Ranvier. »
Bien que l’armée fût sur le point d’entrer à Paris, les bulletins triomphants et menteurs de la Commune continuaient à abuser la population. Dans le même numéro du 19, nous trouvons ces dépêches :
« Notre artillerie a démonté la batterie versaillaise du pare de Gennevilliers.
« L’action est à la porte Maillot. »
« Neuilly.
« Minuit à six heures du matin, un grand combat d’artillerie.
« Francs-tireurs de la Commune ont donné dans le bois de Boulogne ; conduite superbe devant l’ennemi. Versaillais ont attaqué à trois heures et ont été repoussés avec de grandes pertes ; de notre côté, trois blessés. »
« Asnières.
« Matinée, les Versaillais ouvrent un feu très-vif sur nos batteries, mais il est vivement éteint. »
« Montmartre.
« Il est avéré que le tir de cette batterie est très-juste, et que les obus qu’elle lance arrivent en plein sur le château de Bécon et sur les autres positions versaillaises de cette région.
« Le bruit répandu que nos projectiles tombaient sur nos avancées est heureusement faux. »
« Véritable bombardement, toute la soirée, d’Auteuil, Passy et Point-du-Jour par des batteries de Montretout ; nous ripostons vigoureusement.
« Définitivement, succès remporté par nos braves fédérés dans le bois de Boulogne. »
Ces assertions pouvaient être vraies dans une certaine limite, car ce n’était pas le courage qui manquait aux fédérés ; les artilleurs surtout se signalèrent par leur adresse et leur sang-froid ; ils firent certainement subir des pertes cruelles à l’armée régulière ; mais le dénoûment ne s’en avançait pas moins avec une implacable régularité.
Le moment décisif est arrivé ; le Comité central reprend ouvertement la direction ; l’Officiel du 20 mai publie le texte suivant, qui dénotait une mesure de la dernière heure :
« Au peuple de Paris,
« À la garde nationale,
« Des bruits de dissidence entre la majorité de la Commune et le Comité central ont été répandus par nos ennemis communs avec une persistance qu’il faut, une fois pour toutes, réduire à néant par une sorte de pacte public.
« Le Comité central, préposé par le comité de Salut public à l’administration de la guerre, entre en fonction à partir de ce jour.
« Lui, qui a porté le drapeau de la révolution communale, n’a ni changé ni dégénéré. Il est à cette heure ce qu’il était hier : le défenseur-né de la Commune, la force qui se met en ses mains, l’ennemi armé de la guerre civile, la sentinelle mise par le peuple auprès des droits qu’il s’est conquis.
« Au nom donc de la Commune et du Comité central, qui signent ce pacte de la bonne foi, que les soupçons et les calomnies inconscientes disparaissent, que les cœurs battent, que les bras s’arment et que la grande cause sociale pour laquelle nous combattons tous triomphe dans l’union et la fraternité !
« Vive la République !
« Vive la Commune !
« Vive la Fédération communale !
« La commission de la Commune :
« Bergeret, Champy, Geresme, Ledroit, Lonclas, URBAIN.
« Le Comité central :
« Moreau, Piat, B. Lacorre, Geoffroy,
Gouhier, Prudhomme, Gaudier, Fabre, Tiersonnier, Bonnefoy, Lacord, Tournois, Baroud, Rousseau, Laroque, Maréchal, Bisson, Ouzelot, Brin, Marceau, Lévêque, Chouteau, Alavoine fils, Navarre, Husson, Lagarde, Audoynaud, Anser, Soudry, Lavallette, Château, Valats, Patris, Fougeret, Millet, Boullenger, Bouit, Ducainp, Grelier, Drevet.
« Paris, le 19 mai 1871.»
Mais Commune, comité de Salut public et Comité central avaient beau s’agiter et se battre les flancs, ils étaient devenus complètement impuissants à conjurer leur fin prochaine. Le fort de Vanves avait été occupé par l’armée, en sorte que l’attaque avait pour base d’opération toute la ligne qui s’étend d’Auteuil à Montrouge. Les remparts n’étaient plus tenables pour les fédérés, ce qui ne ralentissait nullement les dépêches triomphales telles que celle du 20 mai :
« Montrouge.
« Nos positions ont été attaquées plusieurs fois ; toutes les attaques ont été repoussées victorieusement.
« Le général La Cécilia a fait fusiller un espion pris en flagrant délit.
« Attaque très-violente de l’ennemi contre les Hautes-Bruyères, barricades de Villejuif et Moulin-Saquet.
« D’après renseignements sûrs, l’ennemi y a laissé une centaine de cadavres ; de notre côté, pertes insignifiantes.
« Bicêtre et Hautes-Bruyères ont appuyé de leurs feux la poursuite de l’ennemi. »
« Neuilly, Auteuil.
« Succès importants.
« Fusillade intermittente.
« Nos artilleurs sont pleins d’entrain, et l’esprit des troupes en général est excellent. »
« Neuilly.
« Tout va bien. Les batteries de nos barricades font éprouver des pertes sérieuses aux Versaillais.
« Minuit. Reprise des hostilités jusqu’à six heures du matin ; avantage aux fédérés.
« Après-midi. Nos bastions tirent de temps à autre et font cesser le feu ennemi. »
« Asnières.
« Forte canonnade ; nous éteignons le feu de plusieurs pièces des batteries de Bécon.
« Montmartre continue son tir avec de bons résultats.
« Le bombardement d’Auteuil, de Passy et du Point-du-Jour continue ; de nombreux obus sont dirigés sur le Trocadéro.
« Des femmes et des enfants sont tués et blessés ; que leur sang retombe sur nos misérables ennemis ! »
« Asnières, soirée du 19.
« Versaillais ont tenté une attaque ; au bout d’une heure, leur feu a été complètement éteint.
« Nuit. Convoi d’artillerie, se dirigeant sur Gennevilliers, dispersé par les batteries de Clichy.
« Matinée, 9 heures. Feu très-violent du côté de l’ennemi, éteint par nos batteries. »
Par une ironie du sort, ces dépêches étaient publiées dans l'Officiel et affichées sur les murs le dimanche 21 mai, le jour même où l’armée régulière allait entrer dans Paris.
Une des dernières nouvelles à sensation, que nous ne devons pas oublier, car elle produisit une grande émotion dans la séance de la Commune du 17 mai : Billioray avait donné lecture d’un rapport militaire ainsi conçu :
« Le chef d’état-major de la 7e légion porte à la connaissance de la commission militaire les faits suivants :
« Le lieutenant Butin a été aujourd’hui par nous envoyé comme parlementaire au fort de Vanves et aux alentours, accompagné du docteur Leblond et de l’infirmier Labrune, pour chercher à ramener les morts et les blessés que notre légion a laissés en évacuant le fort.
« Arrivés à la limite de nos grand’gardes, ils ont rencontré un commandant à la tète de ses hommes, qui leur a serré la main et leur a dit adieu, leur affirmant qu’il ne croyait pas dire vrai en disant au revoir.
« Et à l’appui de ce dire, le commandant a ajouté : « Ce matin, dans la plaine, j’ai vu, à l’aide de ma longue-vue, un blessé abandonné ; immédiatement j’ai envoyé une femme attachée à l’ambulance, qui, portant un brassard et munie de papiers en règle, a courageusement été soigner ce blessé. À peine arrivée sur l’emplacement où se trouvait ce garde, elle a été saisie par les Versaillais, sans que nous pussions lui porter secours ; ils l’ont outragée et, séance tenante, l’ont fusillée sur place. »
« Malgré ces dires, le lieutenant Butin, accompagné du major et de l’infirmier susnommés, a poussé en avant, précédé d’un trompette et d’un drapeau blanc, ainsi que du drapeau de la Société de Genève.
« À vingt mètres de la barricade, une fusillade bien nourrie les a accueillis. Le lieutenant, croyant à une méprise, a continué à marcher en avant ; un second feu de peloton leur a prouvé la triste réalité de cette violation des usages parlementaires et du droit des gens chez les peuples civilisés. Une troisième fusillade a seule pu le faire rétrograder.
« Il a dû revenir, ramenant ceux dont il était suivi, en laissant au pouvoir des Versaillais 19 morts et 70 blessés.
« Dès son arrivée, il est venu nous faire son rapport, et j’ai eu hâte de le communiquer à la commission militaire pour qu’elle fasse appeler le lieutenant Butin et qu’elle entende ses explications.
« Le chef d’état-major de la 7e légion. »
Quel degré de confiance accorder à des rapports de ce genre ? Nous en laissons juges nos lecteurs.
Dès le 21, une brèche praticable était ouverte ; mais on voulait l’agrandir encore afin de faire pénétrer à la fois dans Paris une masse de forces plus importante, et l’assaut avait été, suivant les apparences, décidé pour le 23 ; une circonstance tout à fait imprévue précipita l’entrée des troupes et permit d’éviter l’assaut, qui eût amené des malheurs incalculables, si les troupes fussent entrées de vive force par la brèche ouverte aux portes d’Auteuil et de Saint-Cloud. Comment cet incident heureux, que nous allons expliquer, put-il se produire ? On l’ignore encore. « Il n’est pas encore facile, dit le général Vinoy (l'Armistice et la Commune), de très-bien expliquer la cause véritable des défaillances qui se produisirent parmi les insurgés au moment où ils laissèrent entrer nos troupes par un des points de l’enceinte. La puissance des moyens accumulés pour la résistance leur inspirait-elle tant de confiance qu’ils se refusaient à croire notre entrée possible par le côté où elle a eu lieu ? Ces défaillances doivent-elles être plutôt attribuées à la lâcheté des troupes de l’enceinte ou à leur lassitude, ou bien encore à leurs habitudes d’ivrognerie, qui trouvaient de préférence à se satisfaire dans cette journée du dimanche, généralement consacrée par elles à l’oisiveté et aux libations ? Quoi qu’il en soit, il est certain qu’une panique se manifesta dans les rangs des armées insurrectionnelles au milieu de la journée du dimanche 21 mai. »
Voici maintenant l’histoire de l’incident auquel nous venons de faire allusion ; nous l’empruntons au rapport adressé à ce sujet au chef du pouvoir exécutif par M. de Larcy, alors ministre des travaux publics ; rapport daté du 1er juillet 1871.
« Monsieur le président,
« Le 21 mai dernier, à trois heures de l’après-midi, au moment où le feu de nos batteries était dirigé, avec la plus grande énergie sur la partie de l’enceinte de Paris voisine de la porte de Saint-Cloud, tout à coup un homme est apparu près de cette porte, au bastion 64, agitant un mouchoir blanc en guise de drapeau parlementaire.
« Ce signal est aperçu de nos avant-postes, heureusement très-rapprochés ; on se demande toutefois si l’on n’a pas encore à redouter une de ces trahisons dont on avait déjà eu plusieurs fois à souffrir. Mais bientôt le commandant des troupes établies sur ce point, le capitaine de frégate Trêve, après avoir défendu à ses soldats de le suivre, sa précipite seul en avant et reconnaît immédiatement qu’il est en présence d’un homme qui s’est dévoué pour le pays. Cet homme était M. Jules Ducatel, simple piqueur au service municipal de la ville de Paris, demeurant près du Point-du-Jour, qui avait déjà fait, dans le même but, plusieurs reconnaissances périlleuses, et qui, après avoir constaté que les insurgés avaient été délogés par le feu de notre artillerie de cette partie du rempart, venait, au péril de ses jours, en avertir nos troupes et les mettre à même de pénétrer dans la ville, sans avoir à faire brèche et à donner l’assaut.
« À l’aide de ces précieuses indications, l’armée entrait dans Paris et prenait possession, sans résistance, de la porte de Saint-Cloud et des deux bastions voisins.
« Averti par le télégraphe, le général Douai put accourir, s’emparer de l’espace compris entre les fortifications et le viaduc et faire ouvrir la porte d’Auteuil après un combat assez vif.
« Ducatel fit ensuite part au général Douai de la possibilité qu’il y aurait d’aller jusqu’au Trocadéro ; il servit de guide au colonel Piquemal, chef d’état-major de la division Vergé. On arriva ainsi devant la barricade qui barrait le quai de Grenelle. Ducatel se montra seul en avant, malgré les coups de fusil qui étaient échangés, entraîna, en parlementant, la fuite des insurgés et donna ainsi à la colonne le moyen de franchir la barricade et d’enlever le Trocadéro.
« C’est alors que Ducatel faillit être victime de son dévouement. Saisi par les insurgés, il fut amené jusqu’à l’École militaire et allait être fusillé, lorsque l’apparition de nos troupes dissipa les membres du prétendu conseil de guerre qui s’apprêtait à le juger.
« M. Ducatel a ainsi rendu le plus signalé des services, et vous jugerez, sans doute, monsieur le président, qu’une récompense exceptionnelle lui est due. Je ne puis mieux faire d’ailleurs que de laisser parler ici M. le commandant Trêve, témoin de l’incident sauveur qui a déterminé la fin de l’insurrection parisienne.
« Lorsque Ducatel est subitement apparu au bastion 64, agitant un mouchoir blanc, nos batteries dirigeaient leur feu sur cette partie des remparts.
« Nous l’avons cru perdu pendant quelques minutes ; déjà trompés par des appels de ca genre, nos soldats s’apprêtaient à punir ce brave serviteur.
« La Providence, en l’arrachant à des périls si multipliés, a sans doute voulu récompenser un trait d’héroïsme bien rare.
« En effet, passer à travers les lignes des insurgés, gagner peu à peu le Point-du-Jour et venir enfin nous crier, sous une pluie de projectiles, que cette partie de Paris était à nous si nous le voulions, c’est là un acte qu’un grand cœur peut seul accomplir. »
« À ces nobles paroles, qui méritent de devenir historiques, je n’ai rien à ajouter, monsieur le président, et je vous prie de vouloir bien signer le projet d’arrêté ci-joint, conférant à M. Jules Ducatel la croix de chevalier de la Légion d’honneur, que demandent pour lui les meilleurs juges des traits de courage et de dévouement, M. le ministre de la guerre et M. le maréchal Mac-Mahon. »
À cette distinction se joignit le produit d’une souscription due à l’initiative du journal la Liberté ; M. Ducatel fut ainsi gratifié d’une somme de 100,000 francs. Enfin, le gouvernement le nomma à une perception importante, fonction qu’il a dû résigner plus tard, à la suite de circonstances que nous n’avons pas à apprécier ici.
Le Journal officiel de la Commune du 22 mai se garda bien de faire connaître à la population l’entrée des troupes dans Paris, comme si le secret d’un tel événement pouvait rester longtemps limité aux quartiers occupés ; toutefois, la proclamation suivante était significative :
« Citoyens,
« Assez de militarisme, plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures !
« Place au peuple, aux combattants, aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire à sonné.
« Le peuple ne connaît rien aux manœuvres savantes, mais quand il a un fusil à la main, du pavé sous les pieds, il ne craint pas tous les stratégistes de l’école monarchiste.
« Aux armes ! citoyens, aux armes ! il s’agit, vous le savez, de vaincre ou de tomber dans les mains impitoyables des réactionnaires et des cléricaux de Versailles, de ces misérables qui ont, de parti pris, livré la France aux Prussiens et qui nous font payer la rançon de leurs trahisons !
« Si vous voulez que le sang généreux qui a coulé comme l’eau depuis six semaines ne soit pas infécond, si vous voulez vivre libres dans la France libre et égalitaire, si vous voulez épargner à vos enfants et vos douleurs et vos misères, vous vous lèverez comme un seul homme, et devant votre formidable résistance, l’ennemi, qui se flatte de vous remettre au joug, en sera pour la honte des crimes inutiles dont il s’est souillé depuis deux mois.
« Citoyens, vos mandataires combattront et mourront avec vous s’il le faut. Mais au nom de cette glorieuse France, mère de toutes les révolutions populaires, foyer permanent des idées de justice et de solidarité qui doivent être et seront les lois du monde, marchez à l’ennemi, et que votre énergie révolutionnaire lui montre qu’on peut vendre Paris, mais qu’on ne peut ni le livrer ni le vaincre !
« La Commune compte sur vous, comptez sur la Commune !
« Le délégué à la guerre,
« Ch. Delescluzë.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Billioray,
« E. Eudes, F. Gambon,
« G. Ranvier. »
Le ton général de cette pièce indique suffisamment un appel aux résolutions désespérées ; mais il était trop tard : dès ce moment la Commune ne fera plus qu’agoniser dans les plus terribles convulsions. L'Officiel du 24 se décide enfin à parler, quand il n’y avait plus moyen de cacher une nouvelle que toute la population connaissait. En tête de ce numéro figurent diverses proclamations, dont nous reproduisons les plus caractéristiques.
« Frères,
« L’heure du grand combat des peuples contre leurs oppresseurs est arrivée !
« N’abandonnez pas la cause des travailleurs !
« Faites comme vos frères du 18 mars !
« Unissez-vous au peuple, dont vous faites partie !
« Laissez les aristocrates, les privilégiés, les bourreaux de l’humanité se défendre eux-mêmes, et le règne de la justice sera facile à établir.
« Quittez vos rangs !
« Entrez dans nos demeures.
« Venez à nous, au milieu de nos familles.
« Vous serez accueillis fraternellement et avec joie.
« Le peuple de Paris a confiance dans votre patriotisme.
« Vive la République ! « Vive la Commune !
« 3 prairial an LXXIX.
« La Commune de Paris. »
« Que tous les bons citoyens se lèvent !
« Aux barricades ! l’ennemi est dans nos murs !
« Pas d’hésitation 1
« En avant pour la République, pour la Commune et pour la Liberté !
« Aux armes !
« Paris, le 3 prairial an LXXIX.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Billioray, « E. Eudes, F. Gambon, « G. Ranvier. »
« Le comité de Salut public autorise les chefs de barricades à requérir l’ouverture des portes des maisons, là où ils le jugeront nécessaire ;
« À réquisitionner pour leurs hommes tous les vivres et objets utiles à la défense, dont ils feront récépissé et dont la Commune fera état à qui de droit.
Le membre du comité de Salut public,
« G. Ranvier.
« Paris, le 3 prairial an LXXIX. »
« Soldats de l’armée de Versailles,
« Le peuple de Paris ne croira jamais que vous puissiez diriger contre lui vos armes quand sa poitrine touchera les vôtres ; vos mains reculeraient devant un acte qui serait un véritable fratricide.
« Comme nous, vous êtes prolétaires ; comme nous, vous avez intérêt à ne plus laisser aux monarchistes conjurés le droit de boire votre sang comme ils boivent vos sueurs.
« Ce que vous avez fait au 18 mars, vous le ferez encore, et le peuple n’aura pas la douleur de combattre des hommes qu’il regarde comme des frères et qu’il voudrait voir s’asseoir avec lui au banquet civique de la liberté et de l’égalité.
« Venez à nous, frères, venez à nous ; nos bras vous sont ouverts !
« Le comité de Salut public, « Ant. Arnaud, Billioray, E. Eudes, F. Gambon, G. Ranvier. »
« 3 prairial an LXX1X. »
« Soldats de l’armée de Versailles,
« Nous sommes des pères de famille.
« Nous combattons pour empêcher nos enfants d’être un jour courbés, comme vous, sous le despotisme militaire.
« Vous serez un jour pères de famille.
« Si vous tirez sur le peuple aujourd’hui, vos fils vous maudiront, comme nous maudissons les soldats qui ont déchiré les entrailles du peuple en juin 1848 et en décembre 1851.
« Il y a deux mois, au 18 mars, vos frères de l’armée de Paris, le cœur ulcéré contre les lâches qui ont vendu la France, ont fraternisé avec le peuple ; imitez-les.
« Soldats, nos enfants et nos frères, écoutez bien ceci, et que votre conscience décide :
« Lorsque la consigne est infâme, la désobéissance est un devoir. »
« 4 prairial an LXXIX.
« Le Comité central. » « Citoyens,
« La porte de Saint-Cloud, assiégée de quatre côtés à la fois par les feux du Mont-Valérien, de la butte Mortemart, des Moulineaux et du fort d’Issy, que la trahison a livré, la porte de Saint-Cloud a été forcée par les Versaillais, qui se sont répandus sur une partie du territoire parisien.
« Ce revers, loin de vous abattre, doit être un stimulant énergique. Le peuple qui détrône les rois, qui détruit les bastilles ; le peuple de 1789 et de 1793, le peuple de la Révolution ne peut perdre en un jour le fruit de l’émancipation du 18 mars.
« Parisiens, la lutte engagée ne saurait être désertée par personne ; car c’est la lutte de l’avenir contre le passé, de la liberté contre le despotisme, de l’égalité contre le monopole, de la fraternité contre la servitude, de la solidarité des peuples contre l’égoïsme des oppresseurs.
« Aux armes !
« Donc, « Aux armes ! » que Paris se hérisse de barricades, et que, derrière ces remparts improvisés, il jette encore à ses ennemis son cri de guerre, cri d’orgueil, cri de défi, mais aussi cri de victoire ; car Paris, avec ses barricades, est inexpugnable.
« Que les rues soient toutes dépavées ; d’abord, parce que les projectiles ennemis, tombant sur la terre, sont moins dangereux ; ensuite, parce que les pavés, nouveaux moyens de défense, devront être accumulés, de distance en distance, sur les balcons des étages supérieurs des maisons.
« Que le Paris révolutionnaire, le Paris des grands jours fasse son devoir ; la Commune et le comité de Salut public feront le leur.
« Le comité de Salut public,
« Ant. Arnaud, Billioray, E. Eudes, F. Gambon, G. Ranvier. »
Nous devons mentionner également le singulier compromis proposé par le Comité central, alors que l’armée était déjà maîtresse de la moitié de la capitale :
« Comité central.
« Au moment où les deux camps se recueillent, s’observent et prennent leurs positions stratégiques ;
« À cet instant suprême où toute une population, arrivée au paroxysme de l’exaspération, est décidée à vaincre ou à mourir pour le maintien de ses droits ;
« Le Comité central veut faire entendre sa voix.
« Nous n’avons lutté que contre un ennemi : « la guerre civile. » Conséquents avec nous-mêmes, soit lorsque nous étions une administration provisoire, soit depuis que nous sommes entièrement éloignés des affaires, nous avons pensé, parlé, agi en ce sens.
« Aujourd’hui et pour une dernière fois, en présence des malheurs qui pourraient fondre sur tous,
« Nous proposons à l’héroïque peuple armé qui nous a nommés, nous proposons aux hommes égarés qui nous attaquent la seule solution capable d’arrêter l’effusion du sang, tout en sauvegardant les droits légitimes que Paris a conquis :
« 1° L’Assemblée nationale, dont le rôle est terminé, doit se dissoudre ;
« 2° La Commune se dissoudra également ;
« 3" L’armée dite régulière quittera Paris et devra s’en éloigner d’au moins 25 kilomètres ;
« 4° 11 sera nommé un pouvoir intérimaire, composé des délégués des villes de 50,000 habitants. Ce pouvoir choisira parmi ses membres un gouvernement provisoire, qui aura la mission de faire procéder aux élections d’une Constituante et de la Commune de Paris ;
« 5° Il ne sera exercé de représailles ni contre les membres de l’Assemblée ni contre les membres de la Commune, pour tous les faits postérieurs au 26 mars.
« Voilà les seules conditions acceptables.
« Que tout le sang versé dans une lutte fratricide retombe sur la tête de ceux qui les repousseraient.
« Quant à nous, comme par le passé, nous remplirons notre devoir jusqu’au bout.
« Le Comité central. « 4 prairial an LXXIX. »
Voilà une pièce qui donne une singulière idée de l’intelligence des membres du Comité central ; proposer un pareil ultimatum à un ennemi déjà aux trois quarts vainqueur, c’est vraiment pousser trop loin l’ineptie.
Malgré la situation désespérée dans laquelle se trouvait la Commune, ses journaux n’avaient pas encore renoncé à tromper la population par de ridicules forfanteries. À ce moment même, voici l’appel que formulait Paris libre :
« Citoyens,
« Les Versaillais doivent comprendre, à l’heure qu’il est, que Paris est aussi fort aujourd’hui qu’hier.
« Malgré les obus qu’ils font pleuvoir jusqu’à la porte Saint-Denis sur une population inoffensive, Paris est debout, couvert de barricades et de combattants !
« Loin de répandre la terreur, leurs obus ne font qu’exciter davantage la colère et le courage des Parisiens !
« Paris se bat avec l’énergie des grands jours !
« Malgré tous les effets désespérés de l’ennemi, depuis hier il n’a pu gagner un pouce de terrain.
« Partout il est tenu en échec ; partout où il ose se montrer, nos canons et nos mitrailleuses sèment la mort dans ses rangs.
« Le peuple, surpris un instant par la trahison, s’est retrouvé ; les défenseurs du droit se sont comptés, et c’est en jurant de vaincre ou de mourir pour la République qu’ils sont descendus en masse aux barricades !
« Versailles a juré d’égorger la République ; Paris a juré de la sauver.
« Non, un nouveau 2 décembre n’est plus possible ; car, fort de l’expérience du passé, le peuple préfère la mort à la servitude.
« Que les hommes de septembre sachent bien ceci : le peuple se souvient. Il a assez des traîtres et des lâches qui, par leurs défections honteuses, ont livré la France à l’étranger.
« Déjà les soldats, nos frères, reculent devant le crime qu’on veut leur faire commettre.
« Un grand nombre d’entre eux sont passés dans nos rangs.
« Leurs camarades vont suivre en foule leur exemple.
« L’armée de Thiers se trouvera réduite à ses gendarmes. Nous savons ce que veulent ces hommes et pourquoi ils combattent !
« Entre eux et nous il y a un abîme.
« Aux armes !
« Du courage, citoyens, un suprême effort, et la victoire et à nous.
« Tout pour la République (
« Tout pour la Commune ! »
C’est avec ces affirmations mensongères et odieuses qu’on poussait aux dernières extrémités de malheureux égarés.
Nous avons tenu à ne pas interrompre la série des documents que nous empruntions au Journal Officiel de la Commune, dont le dernier numéro parut le mercredi 24 mai. C’est surtout l’histoire intérieure de Paris que nous nous sommes attaché à retracer. Nous allons aborder maintenant le récit des événements militaires, et, pour ne pas entrer dans de trop longs développements, nous reproduisons in extenso, au risque de quelques rares répétitions, le rapport du maréchal de Mac-Manon, suffisamment explicite dans la brièveté et la concision que comportent les pièces de ce genre.
« Rapport sur les opérations de l’armée de Versailles, depuis le II avril, époque de sa formation, jusqu’au moment de la pacification de Paris, le 23 mai.
« 5 avril. L’armée destinée à faire le siège de Paris a été créée par décret du chef du pouvoir exécutif du 6 avril.
« Lors de sa formation, elle comprenait l’armée de Versailles proprement dite, composée de trois corps d’armée, sous les ordres du maréchal de Mac-Manon, et l’armée de réserve, sous les ordres du général Vinoy.
« Les 1{er}} et 2e corps, ainsi que l’armée de réserve, comptaient chacun trois divisions d’infanterie et une brigade de cavalerie légère ; deux batteries d’artillerie et une compagnie du génie étaient attachées à chaque division ; deux batteries à balles et deux batteries de 12 formaient la réserve d’artillerie de chacun de ces corps.
« Le 3e corps, entièrement composé de cavalerie, comprenait trois divisions, à chacune desquelles était attachée une batterie à cheval.
« La réserve générale de l’armée comprenait dix batteries et deux compagnies du génie.
« L’armée, ainsi constituée, est placée, pour les opérations de siège, sous le commandement en chef du maréchal ; elle commence ses opérations le 11 avril.
« À ce moment, Paris et les forts du Sud étaient au pouvoir de l’insurrection ; seul, le Mont-Valérien restait entre nos mains. Les troupes réunies à Versailles, sous les ordres du général Vinoy, avaient occupé, dans les premiers jours d’avril, les positions de Châtillon, Clamart, Meudon, Sèvres et Saint-Cloud, ainsi que celles de Courbevoie et de la tête du pont de Neuilly, sur la rive droite.
« 11 avril. Telles étaient les positions respectives, lorsque, le 11 avril, le maréchal de Mac-Mahon, commandant en chef, indique à chacun des corps les emplacements à occuper et les dispositions à prendre.
« Le 2e corps, sous les ordres du général de Cissey, est chargé des attaques de droite ; il s’établit à Châtillon, Plessis-Piquet, Villa-Coublay et dans les villages en arrière sur la Bièvre.
« Le 1er corps, sous le commandement du général Ladmirault, est chargé des attaques de gauche. La division de Maud’huy occupe Courbevoie et la tête du pont de Neuilly ; la division Montaudon, Rueil et Nanterre ; la division Grenier campe à Villeneuve-l’Etang.
« La division occupant Courbevoie et la tête du pont de Neuilly devait être relevée tous les quatre jours par l’une des deux autres divisions du corps.
« L’armée de réserve, commandée par le général Vinoy, fournit deux divisions en première ligne : l’une d’elles occupe Clamart, Meudon et Bellevue ; l’autre, Sèvres et Saint-Cloud ; une troisième reste en réserve à Versailles.
« Le 3e corps, sous les ordres du général Du Barail, est chargé de couvrir l’armée sur la droite. Il doit occuper Juvisy, Longjumeau, Palaiseau et Verrières, poussant ses avant-postes en avant de la route de Versailles à Choisy-le-Roi.
« Le plan d’attaque consistait à s’emparer du Point-du-Jour. L’enceinte bastionnée au sud de Paris, depuis la porte Maillot jusqu’à la porte de Gentilly, se développe sur deux longues lignes droites et n’offre, en réalité, qu’un saillant abordable, le Point-du-Jour ; mais, couvert en avant par le fort d’Issy, il était nécessaire de s’emparer de ce fort avant de, commencer les travaux d’approche vers l’enceinte.
« Par suite, le 2e corps (général de Cissey) doit s’avancer en cheminant vers le fort d’Issy, pendant que le 1er corps (général Ladmirault) s’établira fortement à« gauche et s’emparera de toute la rive droite de la Seine jusqu’à Asnières.
« 12 avril. Dès le 12 avril, le corps de Cissey commence les travaux de tranchée et rétablissement de nouvelles batteries sur le plateau de Châtillon ; le général Charlemagne, commandant la brigade de cavalerie du 2e corps, fait couper à hauteur de Juvisy le chemin de fer d’Orléans et la ligne télégraphique, et intercepte ainsi toute communication entre Paris et le Sud.
« Le corps Ladmirault gagne, dès le premier jour, du terrain en avant de Neuilly et s’empare du village de Colombes. Le 14 avril, les maisons occupées par les insurgés au nord de Courbevoie sont attaquées, la redoute de Gennevilliers est enlevée et une reconnaissance est poussée jusque devant le château de Bécon, dont la possession est importante, afin de permettre l’établissement de batteries destinées à combattre celles de Clichy et d’Asnières.
« 17 avril. Le 17, le château de Bécon est brillamment enlevé par le 36e de marche (brigade Lefèbvre) ; le parc est mis en état de défense et les batteries sont immédiatement construites. Le lendemain, le 36e continuant son mouvement en avant déloge les insurgés de toutes les maisons qui bordent la route d’Asnières et s’empare de la gare, où il s’établit solidement.
« Le village de Bois-Colombes est en même temps enlevé par le 1er régiment de gendarmerie (colonel Grémelin), secondé par un bataillon du 72e de marche (brigade Pradier).
« Par suite de ces coups de main, l’insurrection se trouve définitivement confinée sur la rive droite dans cette partie de nos attaques, et le corps Ladmirault reste, dès lors, sur la défensive, sans chercher à gagner du terrain en avant, si ce n’est pour s’emparer, dans Neuilly, de quelques îlots de maisons nécessaires à la protection de notre ligne de défense.
« À la droite, le corps de Cissey s’avance vers le fort d’Issy, en établissant des parallèles entre Clamart et Châtillon. Les insurgés prononcent journellement contre nos tranchées des mouvements offensifs qui sont vigoureusement repoussés.
« Les travaux de tranchée et la construction d’une série de batteries sur les crêtes à Châtillon, Meudon et Bellevue absorbent la période du 11 au 25 avril, signalée seulement par l’occupation de Bagneux, enlevé aux insurgés le 20 et mis en état de défense.
« Pendant ce temps, les 4e et 5e corps d’armée sont créés par décision du 23 avril et comprennent chacun deux divisions formées principalement d’éléments rentrant des prisons de l’ennemi. Ils sont placés sous le commandement des généraux Douay et Clinchant et doivent prochainement prendre part aux travaux de siège.
« 25 avril. Le 25, les batteries des attaques de droite ouvrent leur feu ; les batteries de Breteuil, de Brimborion, de Meudon, de Châtillon et du Moulin-de-Pierre couvrent le fort d’Issy de leurs obus, et la batterie entre Bagneux et Châtillon tire sur le fort de Vanves. Ces deux forts, puissamment armés, répondent vigoureusement, ainsi que l’enceinte et le Point-du-Jour. Une carrière, près du cimetière d’Issy, est enlevée aux insurgés, et une tranchée est creusée le long de la route de Clamart aux Moulineaux, pour dominer ca dernier village.
« 26 avril. À ce moment, le projet est arrêté de poursuivre les travaux d’approche, à droite et à gauche du fort d’Issy, afin de le déborder sur deux côtés et de l’isoler autant que possible. Dans ce but, il est nécessaire de s’emparer du village des Moulineaux, poste avancé des insurgés, qui inquiète nos approches. Cette opération est exécutée dans la soirée du 26 par des troupes du 35e et du 110e de ligne (division Faron), du corps Vinoy. Le village des Moulineaux, attaqué avec vigueur, est vaillamment enlevé. Les journées des 27 et 28 sont consacrées à s’y fortifier, en même temps qu’une seconde parallèle est établie entre les Moulineaux et le chemin dit la Voie-Verte, à 300 mètres environ des glacis du fort. Des cheminements sont poussés en même temps en avant, dans la direction de la gare de Clamart.
« L’occupation des Moulineaux nous permet de déboucher sur les positions que les insurgés possèdent encore à l’ouest du fort, tant sur le plateau, au cimetière, que sur les pentes, dans le parc, en avant du village d’Issy.
« Ces positions sont fortement retranchées par l’ennemi, qui s’abrite derrière des épaulements, des maisons et des murs crénelés, dirigeant sur nos troupes une fusillade incessante.
« 29 avril. Le 29, dans la soirée, le cimetière, les tranchées et le parc d’Issy sont enlevés par le concours de trois colonnes composées de bataillons des brigades Derroja, Berthe et Paturel.
« L’action préparée par une violente canonnade est menée avec vigueur ; le cimetière est enlevé à la baïonnette sans tirer un coup de fusil ; les tranchées qui relient le cimetière au parc, abordées avec élan, tombent en notre pouvoir, pendant que les troupes de la brigade Paturel s’emparent vaillamment de formidables barricades armées de mitrailleuses et pénètrent dans le parc d’Issy, où elles refoulent les insurgés.
« Nos pertes sont minimes ; l’ennemi a un grand nombre de tués et laisse entre nos mains un certain nombre de prisonniers et 8 pièces d’artillerie.
« À la même heure, une reconnaissance, vigoureusement exécutée par deux compagnies du 70e de marche, s’empare de la ferme Bonamy, située à 500 mètres du fort de Vanves, tue 30 insurgés et fait 75 prisonniers.
« Afin de profiter de la panique éprouvée par les insurgés dans la nuit du 29 avril, à la suite de la prise du cimetière et du parc d’Issy, un parlementaire est envoyé au fort d’Issy, dans la soirée du 30, pour sommer la garnison de se rendre. La promesse aux insurgés d’avoir la vie sauve semble les rendre accessibles aux propositions ; mais, ia nuit arrivant, le parlementaire est obligé de rentrer dans nos lignes.
« 1er mai. Dans la matinée du 1er mai, la sommation de rendre le fort est renouvelée ; mais, pendant la nuit, les insurgés avaient reçu du renfort avec le prétendu général Eudes, qui avait pris le commandement du fort et qui refuse toute proposition de se rendre.
« Les travaux du siège et le tir des batteries, un moment suspendus, sont immédiatement repris.
« Afin d’aborder le fort par la droite et par la gauche, les troupes de la 1re division de l’armée de réserve (général Faron) exécutent deux attaques vigoureuses, l’une sur la gare de Clamart et l’autre sur le château d'Issy. Ces deux mouvements, opérés avec beaucoup de sang-froid et d’entrain par le 22e bataillon de chasseurs, le 35e et le 42e de ligne réussissent complètement sans grandes pertes, relativement à celles des insurgés.
« Les positions conquises donnent la possibilité d’inquiéter l’entrée du fort ; le château est immédiatement relié avec les travaux en arrière ; toutefois, le feu convergent des forts d’Issy et de Vanves et des maisons en avant empêche l’occupation définitive de la gare.
« 3 mai. Dans la même nuit, un coup de main hardi était exécuté par 1,200 hommes de la 3e division (général Lacretelle), qui se portaient sur les ouvrages en avant de Villejuif, tuaient 250 insurgés dans la redoute du Moulin-Saquet et ramenaient 300 prisonniers et 8 pièces de canon.
« Cependant ces attaques de jour et de nuit et les travaux de tranchée fatiguent les troupes commandées par le général de Cissey j afin de les soulager, le 5e corps (général Clinchant), qui s’organisait au camp de Satory, reçoit l’ordre de prendre part aux travaux de siège ; il s’établit à la droite et en arrière du 2e corps.
« 5 mai. Le 5, une opération de nuit, menée avec vigueur par deux compagnies du 17e bataillon de chasseurs, 250 marins et le 2e régiment provisoire, permet d’occuper la gare de Clamart, le passage voûté du chemin de fer, ainsi qu’un redan qui forme le point central des communications entre les forts d’Issy et de Vanves.
« Les jours suivants sont employés à consolider les positions conquises, à approfondir les tranchées et à cheminer vers l’église d’Issy, à travers les rues du village.
« À ce moment, les batteries destinées à protéger les attaques de droite étaient celles de Bellevue, de Meudon, du Chalet-de-Fleury, dos Moulineaux, du phare du château d’Issy, du Moulin-de-Pierre, du plateau de Châtillon et de Bagneux. Ces batteries, armées de 70 pièces de canon, écrasent de leurs projectiles les forts d’Issy et de Vanves et communiquent le feu à leurs bâtiments.
« 8 mai. Pendant la nuit du 8 mai, l’église d’Issy ainsi que l’extrémité du parc des aliénés sont occupés de manière à fermer les abords du fort. Une reconnaissance est en même temps poussée dans les fossés du fort de Vanves et la tête de ses communications souterraines est occupée.
« 9 mai. Dans la matinée du 9, l’investissement du fort d’Issy est complet ; le fort est muet. Une reconnaissance faite par une compagnie du 38e de marche s’avance jusque sur le glacis et, ne rencontrant aucun défenseur, pénètre dans l’intérieur. Le fort se trouvait évacué ; il est immédiatement occupé.
« Pendant qu’à la droite une suite de coups de main avaient amené l’investissement et la reddition du fort d’Issy, au centre, une grande batterie de 70 pièces de marine, destinée à contre-battre l’artillerie de la place au Point du Jour, à rendre intenables les portes de Saint-Cloud et de Passy et à enfiler les premiers bastions de la rive gauche, avait été construite sur les hauteurs de Montretout et avait ouvert son feu sur le Point-du-Jour, dès le 8 mai.
« Le 4e corps (général Douay) avait pris son bivouac, le 5 mai, à Villeneuve-l’Etang et se préparait a pousser ses attaques sur le Point-du-Jour ; la division Vergé de l’armée de réserve (général Vinoy), placée sous les ordres du général Douay, pour concourir aux travaux du siège, occupait Sèvres et Saint-Cloud.
« Dans la nuit du 8 au 9, huit bataillons des divisions Berthaut (corps Douay) et Vergé (corps Vinoy) franchissent la Seine et entament une parallèle de 1,500 mètres de longueur, depuis la Seine au pont de Billancourt jusqu’au quartier des Princes, en avant du village de Boulogne.
« Les attaques de droite et de gauche marchent alors parallèlement. L’attaque de droite est dirigée contre le fort de Vanves, vers lequel on chemine, pour investir le fort par la forge. L’attaque de gauche s’avance dans le ois de Boulogne et embrasse bientôt toute la partie d’enceinte comprise entre la Seine et la porte de la Muette.
« Sur la droite, une habile opération est exécutée dans la nuit du 9 au 10 mai contre les barricades situées en avant de Bourg-la-Reine, par cinq compagnies du 114e de ligne, sous la direction du général Osmont.
« Les deux colonnes chargées de faire ce coup de main, parties de Bourg-la-Reine et de Bagneux, s’avancent vers Cachan de manière à prendre les barricades à revers ; aussitôt qu’elles ont fait leur jonction, elles escaladent les tranchées et se précipitent sur les barricades, qui sont successivement enlevées avec un élan remarquable ; nos pertes sont minimes ; celles des insurgés sont d’une cinquantaine de morts et de 41 prisonniers.
« En même temps, le 35e de ligne (division Faron) occupait le village de Vanves, et les gardes de tranchée s’emparaient de l’embranchement du chemin de Vanves au fort avec la route stratégique ; une place d’armes est établie aussitôt en ce point. Dans la même nuit, un pont est jeté sur la Seine, à l’île Saint-Germain (Billancourt), pour permettre la construction d’une batterie destinée à contre-battre les canonnières des insurgés embossées sur le pont-viaduc du Point-du-Jour.
« 12 mai. Dans la journée du 12, les avant-postes du 2e corps continuent à gagner du terrain en avant.
« À midi, les troupes du général Osmont occupent les maisons situées au point où la route stratégique rencontre la route de Châtillon à Montrouge et empêchent ainsi toute communication entre les forts de Vanves et de Montrouge.
« Quelques heures plus tard, un bataillon du 46ee de marche (brigade Bocher) enlève à la baïonnette une forte barricade dans le village. d’Issy, ainsi que le couvent des Oiseaux et le séminaire.
« Cette attaque, brillamment exécutée, avait jeté un tel effroi parmi les insurgés, qu’ils abandonnent successivement dans lu soirée toutes les parties du village qu’ils occupaient encore, et, dans la nuit, nos troupes s’établissent dans l’hospice des Petits-Ménages et le lycée Louis-le-Grand.
« Les travailleurs de tranchée ouvrent aussitôt une parallèle entre l’hospice et la Seine, ainsi qu’une tranchée pour envelopper la gorge du fort de Vanves.
« La batterie établie dans l’île Saint-Germain est démasquée et force, en deux heures, les canonnières à remonter la Seine.
« Les reconnaissances faites le 12 et le 13 mai sur le fort de Vanves avaient permis de constater qu’il était encore occupé.
« 13 mai. Dans la nuit du 13, le général Noël, renseigné par quelques insurgés, donne l’ordre de tenter l’entrée du fort.
« Tandis que le génie fait ses préparatifs, le capitaine commandant la compagnie auxiliaire du 71e de marche, devançant les ordres, entre dans le fort, qu’il trouve inoccupé. On en prend immédiatement possession, et toutes les précautions sont prises aussitôt pour empêcher les explosions préparées.
« Tandis qu’à la suite de combats journaliers les troupes de l’attaque de droite portaient leurs cheminements k quelques centaines de mètres de la place et se rendaient maîtresses du fort de Vanves, celles du corps Douay, à la gauche, prolongeaient leurs tranchées jusque derrière la butte Montmartre.
« Le 5e corps (général Clinchant) franchissait la Seine le 13 mai, s’établissait à Longchamps et ouvrait -une parallèle en arrière des lacs du bois de Boulogne jusqu’à hauteur de la porte de la Muette.
« Dans la nuit du 13, des places d’armes étaient construites à 200 mètres de la contrescarpe des bastions, des batteries établies aux extrémités des lacs et des embuscades dans leurs îles.
« Pendant tout ce temps, le 1er corps reste sur la défensive à Neuilly et Asnières, où la canonnade et la fusillade sont journalières et continues.
« À l’extrême droite, la cavalerie, qui occupe toujours par ses avant-postes Fresnes, Rungis et la Belle-Epine, fouille les villages, tiraille avec les insurgés et fait une série de démonstrations qui facilitent les opérations et les coups de main des troupes qui attaquent les forts d’Issy et de Vanves.
« Après la prise du fort de Vanves, les travaux de siège sont poursuivis avec la plus grande activité.
« Les attaques de droite, s’appuyant aux deux forts conquis, cheminent entre le Petit-Vanves et la Seine, menaçant les portes de Sèvres et d’Issy.
« 18 mai. Le principal fait d’armes est exécuté le 18 par deux colonnes composées de troupes du 82e de marche et du il4e de ligne, précédées de quelques éclaireurs du 113e de ligne.
« Ces deux colonnes enlèvent brillamment, sous la conduite du général Osmont, deux barricades en avant de Bourg-la-Reine, ainsi que le moulin de Cachan, tuant une centaine d’insurgés et ramenant 48 prisonniers.
« Les attaques de gauche, des corps Douay et Clinchant, s’avancent sous la protection des batteries de Montretout et du Mont-Valérien pour couronner le chemin couvert et construire les batteries en brèche.
« À l’extrême gauche, des batteries destinées à contre-battre celles des insurgés étaient construites au château de Bécon, sur la voie ferrée, dans la redoute de Gennevilliers et dans l’île de la Grande-Jatte.
« À l’extrême droite, la cavalerie fait des reconnaissances journalières et continue ses démonstrations.
« Les insurgés, pressentant que tout se prépare pour l’assaut de l’enceinte, redoublent leur feu par intervalles. Dans la nuit du 18 au 19, il est très-actif sur les travaux de la rive gauche ; et sur la rive droite, leur tir, guidé par la lumière électrique, rend impossible toute poursuite des couronnements du chemin couvert aux portes d’Auteuil et de Passy.
« 20 mai. Cependant les batteries de brèche sont établies et armées, et le 20, à une heure, elles ouvrent leur feu, tandis que toutes les batteries en arrière et les canons du Mont-Valérien écrasent l’enceinte de leurs projectiles. Les travaux sont en même temps poussés activement vers les glacis. Le feu de la place ne répond que faiblement sur le lycée de Vanves.
« 21 mai. Le feu des batteries de brèche, qui avait cessé le 20, à huit heures du soir, reprend dans le matin, avec la même énergie. Les canons du Mont-Valérien, les batteries de Montretout et toutes les batteries de Boulogne, Issy et Vanves dirigent sur la place un feu tellement violent que l’enceinte ne répond que faiblement.
« Les travaux sont poussés avec la plus grande activité ; on élargit les cheminements pour les colonnes d’attaque. Le commandant en chef a déjà prescrit les dispositions générales pour ce grand acte, lorsque le maréchal est informé par le général Douay, commandant les attaques de droite de la rive droite (4e corps, divisions Berthaut et L’Hérillier et division Vergé de l’armée de réserve), que les gardes de tranchée entraient dans Paris par la porte de Saint-Cloud.
« En effet, M. Ducatel, piqueur des ponts et chaussées, avait reconnu que les insurgés, exposés au feu de nos batteries, avaient abandonné le Point-du-Jour et que la porto de Saint-Cloud était libre ; il en avait donné avis aux gardes de tranchée.
« Deux compagnies du 37e de ligne (division Vergé), quelques sapeurs et quelques artilleurs, portant des mortiers de 0m15, pénétrèrent aussitôt, un par un, dans la place. La fusillade s’engage ; une pièce de 12 est retournée contre les insurgés, pendant qu’on établit une passerelle sur les débris du pont-levis. Les gardes de tranchée et les travailleurs sont amenés en grande hâte pour soutenir le combat.
« Le maréchal commandant en chef, qui se trouvait en ce moment au Mont-Valérien, donne immédiatement connaissance à tous les commandants de corps d’armée de la surprise de la porte de Saint-Cloud et prescrit au général Clinchant, commandant l’attaque de gauche de la rive gauche (5e corps), au général Ladmirault, commandant le 1er corps, et au général Vinoy, commandant l’armée de réserve, de faire les dispositions nécessaires pour entrer dans la place à la suite du corps du général Douay ; il porte son quartier général à Boulogne,
« Le général Berthaut, commandant la 1re division du 4e corps, suit les compagnies du 37e, entrées les premières dans la place. La brigade Gandil, de cette division, y pénètre à six heures et demie, suivie de près par la brigade Carteret. Le général Berthaut avait pour mission de s’emparer du quadrilatère formé par les bastions 61 à 67, la Seine et le viaduc du chemin de fer de Ceinture, position importante qui constitue, dans l'intérieur des murs, une excellente place d’armes.
« Cette opération s’exécute en longeant les fortifications par le boulevard Murat, de manière à tourner les défenses du pont-viaduc qui font face au Point-du-Jour et à s’emparer de la porte d’Auteuil, pour donner accès à d’autres colonnes.
« La division Vergé entre dans Paris à sept heures et demie, et se dirige par la route de Versailles, vers le pont de Grenelle.
« Les divisions Berthaut et l’Hérillier (4e corps), après s’être emparées de la porte d’Auteuil et du viaduc du chemin de fer, se portent en avant pour attaquer la seconde ligne de défense des insurgés entre la Muette et la rue Guillon : Elles s’emparent de l’asile Sainte-Périne, de l’église et de la place d’Auteuil.
« La division Vergé, sur leur droite, enlève une formidable barricade qui se trouvait Sur le quai, à hauteur de la rue Guillon, puis se porte sur la forte position du Trocadéro, qu’elle enlève, et y prend position, en y faisant 1,500 prisonniers.
« De son côté, le général Clinchant entre dans la place vers neuf heures du soir, par la porte de Saint-Cloud, avec la brigade Blot, suivie de la brigade Brauer, tourne à gauche et, suivant les boulevads Murât et Suchet, arrive à la hauteur de la porte d’Auteuil ; il dégage cette porte et permet ainsi à la brigade Cottret d’y pénétrer.
« Le général Clinchant continue alors son mouvement le long des remparts parla route militaire et s’empare de la porte de Passy. La brigade de Courcy entre dans la place par cette porte.
« La position importante du château de la Muette, dont les défenses s’appuient aux remparts et se prolongent vers la Seine, devient l’objectif du général Clinchant.
« Défendue par des fossés, des murs, des grilles, des batteries, elle était presque inattaquable du côté des remparts. Le général se porte vers l’est, la tourne et l’enlève.
« Pendant ce temps, les divisions Grenier et Laveaucoupet, du 1er corps, se dirigent sur le bois de Boulogne et pénètrent dans la place dès trois heures du matin, par les portes d’Auteuil et de Passy, la 3e division (général Montaudon) gardant ses positions de Neuilly et d’Asnières.
« Les divisions Bruat et Faron, de l’armée du général Vinoy, étaient entrées dans Paris à deux heures du matin, La division Faron s’établit en réserve à Passy ; la division Bruat a pour mission de franchir la Seine et d’enlever la porte de Sèvres pour faciliter l’entrée du 2e corps ; la brigade Bernard de Seigneurens, de cette division, traverse à cet effet le pont-viaduc. Elle éprouve des difficultés à l’attaque du quartier de Grenelle, mais elle s’en empare au moment où leg troupes du général de Cissey, qui ont forcé la porte de Sèvres, viennent la rejoindre.
« La brigade Bocher, de la division Susbielle, formant la tête de colunna d’attaque du colonel de Cissey, s’était massée, vers minuit, à 200 mètres de l’enceinte. Les sapeurs du génie s’approchent en silence de la porte de Sèvres et établissent avec des madriers disposés en rampe un étroit passage, par lequel pénètre, homme par homme, une compagnie du 18e bataillon de chasseurs. Ce petit détachement s’élance sur le chemin de fer de Ceinture et s’empare de cette deuxième enceinte avant que l’éveil soit donné.
« Il était deux heures et demie ; la double enceinte sur la rive gauche se trouvait forcée, et les troupes de la brigade Bocher pouvaient ouvrir la porte de Versailles.
« 22 mai. Les positions du Trocadéro et de la Muette, sur la rive droite, étant enlevées, la division Bruat et la tête du corps du général de Cissey occupant déjà une partie du quartier de Grenelle sur la rive gauche, Je maréchal, dont le quartier général venait d’être transporté au Trocadéro, avait à régler la suite à donner aux opérations.
« Les insurgés, qui avaient établi de nombreuses barricades, dont plusieurs étaient armées d’artillerie, à tous les carrefours principaux et près des portes, se défendaient encore avec énergie. Leurs principaux points de résistance paraissaient être Montmartre, la place de la Concorde, les Tuileries, la place Vendôme et l’Hôtel de ville.
« N’ayant pas l’espoir de pouvoir enlever ces positions dans la journée, le maréchal donne les instructions nécessaires pour occuper, s’il est possible, avant la nuit, des points qui lui permettent 4e les tourner dans la journée du lendemain.
« Le corps du général Douay, à droite, doit occuper, le soir, le palais de l’Industrie, le palais de l’Élysée et le ministère de l’intérieur.
« Le général Clinchant, sur sa gauche, cherchera k se rendre maître de la gare de l’Ouest, de la caserne de la Pépinière et du collège Chaptal.
« Le général Ladmirault, suivant le chemin de fer de Ceinture, s’avancera jusqu’à la porte d’Asnières.
« Sur la rive gauche, le général de Cissey doit chercher à s’emparer de l’École militaire et des Invalides, en les tournant par l’Est, et, s’il est possible, de la gare de Montparnasse.
« Le général Vinoy laissera la division Bruat sur la rive gauche pour appuyer le mouvement du général de Cissey, qui a été obligé de laisser six bataillons à la garde des forts et des batteries du sud.
« À la fin de la journée, cette division occupera les écuries de l’empereur et la manufacture des tabacs.
« La division Faron, du général Vinoy, restera en réserve près du Trocadéro.
« Telles étaient les principales dispositions adoptées pour la journée du 22.
« Sur les six heures environ, après un instant de repos, les troupes, sur la rive droite, reprennent leur marche en avant. Les insurgés, revenus de leur première surprise, s’étaient portés aux batteries des buttes Montmartre, de la place de la Concorde et des Tuileries ; ils balayent bientôt de leurs projectiles la place du Trocadéro et le quai de Billy.
« Le général Douay commence le mouvement en avant ; à droite, la division Vergé se dirige sur le palais de l’Industrie et sur celui de l’Élysée, dont elle s’empare. Les divisions Berthaut et L’Hérillier tournent le rond-point de l’Étoile, dont les défenses tombent entre leurs mains.
« Le général Clinchant, formant un échelon un peu en arrière de la gauche du général Douay, enlève la formidable barricade de la place d’Eylau et s’empare de la porte Dauphine.
« Les généraux Douay et Clinchant continuent ensuite leur mouvement.
« Les divisions Berthaut et L’Hérillier (corps Douay) s’engagent dans les rues Morny et Abbatucci et se portent sur la caserne de la Pépinière et l’église Saint-Augustin, dont elles s’emparent après une vive résistance. Elles enlèvent ensuite une forte barricade construite au débouché des rues d’Anjou et de Suresnes, dont elles ne peuvent approcher qu’en cheminant à travers les maisons et les jardins.
« Le corps du général Clinchant enlève, par sa droite, la place Fontaine et le parc Monceaux, puis le collège Chaptal, la place d’Europe et la gare Saint-Lazare ; sa gauche s’empare des places Saint-Ferdinand, de Courcelles, de Wagram, fortement défendues, et enfin son extrême gauche de la porte des Ternes, de la porte Bineau et de celle d’Asnières.
« Le général Ladmirault appuie le mouvement de ces deux corps et, avant la nuit, vient s’établir en arrière du chemin de fer de l’Ouest, sa gauche à la porte d’Asnières.
« Le général Montaudon, qui était resté à la garde des positions de Neuilly et d’Asnières, apercevant le mouvement du 5e corps, se porte en avant avec la brigade Lefebvre, s’empare du rond-point d’Inkermann, du village Levallois-Perret et de différentes batteries extérieures qu’il trouve années de 105 pièces de canon ; un de ses détachements occupe la porte Maillot.
« Sur la rive gauche, la deuxième brigada de la division Bruat, après avoir enlevé plusieurs barricades dans le quartier de Grenelle, doit appuyer le mouvement du général Verge sur le palais de l’Industrie. Elle s’avance en longeant les quais et s’empare du ministère des affaires étrangères et du palais législatif.
« Les trois divisions du 2e corps, après avoir pénétré dans l’enceinte par les portes de Sèvres et de Versailles, exécutent les mouvements prescrits.
« La division Susbielle, formant trois colonnes, se porte, sans rencontrer de résistance, sur le Champ-de-Mars, où elle débouche à sept heures du matin, après avoir enlevé la caserne Dupleix. L’École militaire ainsi tournée est bientôt occupée, presque sans coup férir. Un parc de 200 pièces de canon, d’énormes dépôts de poudre et des magasins considérables d’effets, de vivres et de munitions tombent entre nos mains.
« Au centre, la division Lacretelle, après avoir enlevé brillamment les vastes bâtiments crénelés du collège des jésuites, flanqués de fortes barricades, ainsi que les barricades qui protègent la mairie du XVe arrondissement, s’avance par les rues Lecourbe et Croix-Nivert jusqu'à la place Breteuil, où elle s’établit.
« À la droite, la division Levassor-Sorval s’avança en trois colonnes vers le chemin de fer de l’Ouest.
« Le général Osmont, longeant les fortifications, enlève la porte de Vanves et une forte barricade armée d’artillerie à l’intersection du chemin de fer de Ceinture et de la voie ferrée de l’Ouest. Le colonel Boulanger, à !a tête du 114e de ligne, se dirige par les rues Dombasle et Voillé et s’établit sur la voie ferrée, au sud de la gare des marchandises.
« La brigade Lion, prenant la rue de Vaugirard, s’avance sans obstacle jusqu’au boulevard Vaugirard et, de là, se porte rapidement en deux colonnes sur la gare Montparnasse, s’en empare et s’y fortifie.
« Ainsi, à la fin de la journée, sur la rive gauche, la ligne des postes avancés s’appuie à la Seine, au Corps législatif, passe par les Invalides, la place de Breteuil, forme saillant à la gare de l’Ouest et vient, en suivant la voie ferrée, s’appuyer aux fortifications à la porte de Vanves.
« 23 mai. L’enlèvement des buttes Montmartre constitue la grande opération de la journée.
« Les hauteurs de Montmartre ayant la plus grande partie de leurs barricades et de leurs batteries dirigées au sud vers l’intérieur de Paris, le plan d’attaque consiste à tourner les défenses et à les enlever en cherchant à s’élever sur ces hauteurs par les côtés opposés. Le général Ladmirault doit attaquer par le nord et l’est, le général Clinchant par l’ouest.
« Les troupes d’attaque se mettent en mouvement à quatre heures du matin. La division Grenier, longeant les fortifications, débusque l’ennemi des bastions et enlève, avec le plus grand entrain, tous les obstacles. Arrivée à L’auteur de la rue Mercadet, la brigade Abbatucci poursuit sa marche sur les boulevards Bessières et Ney, enlève les barricades de la porte Clignancourt, le pont du chemin de fer du Nord et atteint la gare des marchandises, où elle tourne à droite pour s’élever sur les buttes par les rues des Poissonniers et de Lebat ; elle atteint la rue Mercadet et se trouve arrêtée dans un quartier hérissé de barricades entre le chemin de fer et le boulevard Ornano. La brigade Pradier, qui a suivi la rue Mercadet, avance lentement sous le feu plongeant des buttes et du cimetière Montmartre, où elle ne pénètre qu’après les plus grands efforts.
« La division Laveaucoupet se prolonge le long des fortifications et atteint les rues des Saules et du Mont-Cenis, par lesquelles elle doit aborder les hauteurs de Montmartre.
« De son côté, le 5e corps (Clinchant), suivant le boulevard des Batignolles et les rues parallèles, s’empare de la mairie du XVIIe arrondissement, de la grande barricade de la place Clichy et, longeant le pied sud des buttes, franchit tous les obstacles et pénètre dans le cimetière par le sud, en même temps que les têtes de colonne du 1er corps y entrent par le nord.
« À ce moment, les hauteurs de Montmartre se trouvent entourées au nord et à l’ouest par les troupes du 1er et du 5e corps. Une attaque générale a lieu par toutes les rues qui, de ces deux côtés, gravissent les pentes.
« Le corps Clinchant, s’élevant par la rue Lepic, s’empare de la mairie du XVIIIe arrondissement.
« La brigade Pradier, du 1er corps, à la tête de laquelle marchent les volontaires de la Seine, arrive la première à la batterie du Moulin-de-la-Galette ; bientôt après, une compagnie du 10e bataillon de chasseurs, soutenue par les attaques vigoureuses du général Wolff, plante le drapeau tricolore sur la tour de Solferino. Il était une heure.
« Nous étions maîtres de la grande forteresse de la Commune, du réduit de l’insurrection, position formidable d’où les insurgés pouvaient couvrir tout Paris de leurs feux. Plus de 100 pièces de canon et des approvisionnements considérables en armes et munitions tombent entre nos mains.
« La division Montaudon, du 1er corps, qui n’a point concouru à l’enlèvement des buttes, se dirige vers l’embarcadère du Nord et conquiert les barricades armées d’artillerie du boulevard Ornano et de la rue Myrrha.
« Le corps Clinchant, de son côté, descendant les pentes de Montmartre, enlève la place Saint-Georges, Notre-Dame-de-Lorette et le collège Rollin.
« Pendant ce temps, le corps Douay, pivotant sur sa droite, se porte par sa gauche sur Notre-Dame-de-Lorette, enlève le carrefour de la rue Lafayette et de la rue du Faubourg-Montmartre et, se rabattant par la rue Drouot sur le boulevard, prend la mairie du IXe arrondissement et le grand Opéra. Par sa droite, cheminant à travers les maisons et les jardins, il enlève avec de grandes difficultés la rue Royale et la place de la Madeleine.
« Sur la rive gauche, le 2e corps exécute un grand mouvement de conversion sur sa gauche, de manière à tourner et envelopper toutes les défenses du quartier de l’Observatoire.
« Le général Levassor-Sorval, après s’être emparé de la forte barricade du boulevard du Maine, à la jonction de la rue de Vanves, ainsi que du cimetière Montparnasse, porte ses efforts sur la place Saint-Pierre, où les insurgés s’abritent derrière une forte barricade armée d’artillerie. Tandis qu’un bataillon du 114e s’avance par la rue d’Alésia, un bataillon du 113e, longeant les remparts, s’empare du bâtiment d’octroi du bastion 79, tournant ainsi les barricades de la rue de Châtillon. Les insurgés, se voyant près d’être cernés, abandonnent leur formidable position et les 8 pièces de canon qui la défendent.
« La place d’Enfer et le marché aux chevaux sont en même temps vigoureusement enlevés.
« Pendant ce temps, les divisions Susbielle et Lacretelle ont gagné du terrain en avant.
« Les troupes du général Lacretelle s’emparent de la caserne de Babylone, de l’Abbaye-aux-Bois et attaquent le carrefour de la Croix-Rouge, où l’ennemi se défend avec des forces considérables. On ne peut s’en rendre maître que bien avant dans la nuit.
« De son côté, le général Bocher (division Susbielle) enlève vigoureusement les barricades des rues Martignac et Bellechasse, se rend maître de la rue de Grenelle et de la caserne Bellechasse, où les insurgés éprouvent de grandes pertes.
« Les fusiliers marins de la division Bruat et le 46e de ligne (brigade Bocher) se portent en avant en même temps par les rues de l’Université et de Grenelle, s’emparent du ministère de la guerre, de la direction du télégraphe et de toutes les barricades jusqu’à la rue du Bac, et portent leurs têtes de colonne à Saint-Thomas-d’Aquin.
« Dans la soirée, deux barricades de la rue de Rennes, qui tenaient la gare Montparnasse en échec, sont tournées et prises par la division Levassor-Sorval, qui s’empare de la Maternité, de la rue Vavin et pousse ses têtes d’attaque jusqu’aux abords du Luxembourg.
« La ligne de bataille de l’armée, le 23 au soir, débordant, par ses ailes, le centre de Paris, formait un immense angle rentrant, avec son sommet à la place de la Concorde et les côtés appuyés, à gauche, à la gara des marchandises du Nord, et, à droite, au bastion 81, près de la porte d’Arcueil.
« 24 mai. La journée du 24 mai comptera parmi les plus sinistres dans l’histoire de Paris. C’est la journée des incendies et des explosions. Le ciel reste obscurci pendant tout le jour par la fumée et par les cendres.
« Déjà, la veille, un immense incendie dévorait le palais de la Légion d’honneur, la Cour des comptes et le conseil d’État ; les Tuileries avaient brûlé toute la nuit et, dès l’aube, l’incendie atteignait le Louvre et menaçait les galeries de tableaux.
« Dans la matinée, de nouveaux incendies se déclarent au ministère des finances, au Palais-Royal, dans la rue de Rivoli, dans la rue du Bac, au carrefour de la Croix-Ronge.
« Le Palais de justice, le Théâtre-Lyrique, l’Hôtel de ville sont livrés aux flammes quelques heures plus tard.
« Tout le cours de la Seine, en amont du palais législatif, paraît en feu.
« À l’horreur qu’inspirent ces immenses foyers viennent s’ajouter des explosions considérables dans les quartiers de la Sorbonne et du Panthéon.
« Le maréchal donne des ordres pour qu’un grand effort soit fait sur le centre, afin de conjurer l’incendie des monuments enflammés et de préserver du feu et des explosions ceux qui ne sont pas encore atteints, et surtout le Louvre.
« Dans ce but, le corps de Cissey a pour mission de s’emparer du Luxembourg et de la forte position du Panthéon, clef de tout le quartier des Écoles.
« Dès le point du jour, la division Bruat se porte en avant, balaye tout ce qui est devant elle entre la Seine et la rue Taranne et s’empare successivement de l’École des beaux-arts, de l’Institut, de la Monnaie, des barricades de la rue Taranne et lance ses fusiliers marins vers le Luxembourg.
« Pendant ce temps, les brigades Bocher et Paturel, du corps de Cissey, se dirigent, par les rues d’Assas et Notre-Dame-des-Champs, de manière à tourner l’édifice par l’ouest et le sud.
« Au signal de la charge, ces troupes, formant trois colonnes, se précipitent sous une grêle de balles et s’emparent du Luxembourg sous le feu des canons et des barricades de la rue Soufflot.
« Pour assurer la possession du palais, le 17e bataillon de chasseurs à pied traverse en courant le boulevard, enlève vaillamment la première barricade de la rue Soufflot et débusque les insurgés des rues Cujas et Malebranche.
« À la droite, la division Levassor-Sorval s’empare du parc de Montsouris, de l’asile des aliénés, opère un changement de front en avant sur la gauche et se dirige de manière à tourner le Panthéon par l’est. Elle enlève le Val-de-Grâce, atteint la rue Mouffetard et tourne à gauche pour marcher droit sur le Panthéon.
« À l’aile gauche, la division Lacretelle, qui a pour mission de s’emparer du boulevard Saint-Germain et de déborder le Panthéon par le nord, enlève une barricade rue de Rennes et poursuit sa marche à travers la place et la rue Saint-Sulpice, les rues Racine et de l’École de Médecine. Les colonnes atteignent le boulevard sans le dépasser. Vers quatre heures, notre artillerie ayant éteint le feu des batteries des insurgés établies au pont Saint-Michel, la division Lacretelle franchit le boulevard et s’empare de la place Maubert et du lycée Louis-le-Grand.
« Les trois divisions du corps de Cissey marchent alors vigoureusement en avant sur le Panthéon ; les insurgés, menacés de tous les côtés, prennent la fuite, laissant sur le terrain un grand nombre des leurs.
« Sur la rive droite, la division Berthaut (corps Douay) se porte, vers deux heures du matin, sur la place Vendôme, s’en empare presque sans coup férir, enlève le Palais-Royal et dirige ses efforts sur les Tuileries, afin d’arrêter les progrès de l’incendie, et sur le Louvre, pour préserver des flammes les richesses artistiques qu’il renferme.
« La division L’Hérillier s’avançait de son côté rapidement sur la Banque, s’y établissait solidement et poussait ses têtes de colonne à la Bourse, à la direction des postes et à l’église Saint-Eustache.
« La division Vergé (corps Vinoy), après avoir porté ses efforts sur l’incendie du Louvre, dépassait l’église Saint-Germain l’Auxerrois, et, vers neuf heures du soir, la brigade Daguerre atteignait la place de l’Hôtel-de-Ville et s’emparait de la caserne Lobau,
« Le corps Clinchant a l’ordre d’occuper par sa droite la place de la Bourse et de se relier par sa gaucho avec le 1er corps vers le Château-d’Eau.
« La division Garnier, franchissant tous les obstacles, enlève le Conservatoire de musique, l’église Saint-Eugène, le Comptoir d’escompte, traverse le boulevard Montmartre, touche à la Bourse, tourne à gauche, vient s’emparer du formidable ouvrage de la porte Saint-Denis et porte ses avant-postes jusqu’au boulevard de Strasbourg.
« La division Duplessis, marchant droit devant elle, enlève le square Montholon, l’église Saint-Vincent-de-Paul, la caserne de la Nouvelle-France et la barricade du carrefour du boulevard Magenta et de la rue de Chabrol.
« Le corps Ladmirault a pour objectif l’occupation des gares du Nord et de l’Est.
« La division Montaudon, chargée de cette opération, quitte son bivouac de la porte Clignancourt à six heures et demie et se met en marche sur deux colonnes ; le 31e de ligne, qui tient la tête de colonne, achève la conquête du pâté de maisons qui domine la gare des marchandises, et, après avoir tourné, par l’église Saint-Bernard, les barricades de la rue Stephenson, il se trouve maître de la gare du Nord vers midi et demi. Le 36e de marche, qui doit occuper la gare du Nord, ne peut en approcher qu’en cheminant à travers les maisons et les jardins. Il arrive avec de grandes difficultés à la hauteur de la rue de Dunkerque, se jette sur la barricade qui protège l’accès de la gare, s’en empare, ainsi que des mitrailleuses qui la défendent, et pénètre de vive force dans la gare.
« Les troupes de la division Grenier, qui doivent appuyer celles de la division Montaudon et les relier au corps Clinchant, viennent occuper, à l’intersection des boulevards Ornano et Rochechouart, un fort ouvrage sur lequel les insurgés font un retour offensif, qui est vigoureusement repoussé. La brigade Abbatucci gagne alors la gare du Nord, tandis que la brigade de Pradier enlève une forte barricade dans la rue Lafayette, près de Saint-Vincent-de-Paul, où elle s’établit.
« La division Laveaucoupet occupe les hauteurs de Montmartre et travaille aux batteries destinées à combattre celles des insurgés sur les buttes Chaumont.
« Dans la soirée du 24, nous sommes maîtres de plus de la moitié de Paris et des grandes forteresses de la Commune, telles que Montmartre, la place de la Concorde, l’Hôtel de ville et le Panthéon. Le front de bataille forme une ligne à peu près droite, s’étendant depuis les gares des chemins de fer du Nord et de l’Est jusqu’au parc de Montsouris.
« Le maréchal avait porté, dès le matin, son quartier général au ministère des affaires étrangères.
« 25 mai. Le but principal des opérations dans cette journée est de faire un mouvement en avant par l’aile droite, de s’emparer de la butte aux Cailles, sur la rive gauche, et, sur la rive droite, de la place de la Bastille et du Château-d’Eau, de manière à refouler l’insurrection dans les quartiers de Ménilmontant et Belleville.
« À l’extérieur de Paris, le lieutenant-colonel Leperche, avec quelques détachements du 2e corps, a continué l’investissement du fort de Montrouge ; il s’en empare, ainsi que du fort de Bicêtre, dans la matinée.
« En même temps, une reconnaissance du corps Du Barail occupe la redoute des Hautes-Bruyères et de Villejuif.
« Vers deux heures, à la suite du désordre produit dans le fort d’Ivry par l’explosion de la poudrière, un détachement du 4e dragons, vigoureusement appuyé par deux escadrons du 7e régiment de chasseurs, se lance rapidement à l’assaut du fort et s’en rend maître.
« L’insurrection sur la rive gauche, dans l’intérieur de Paris, se trouve concentrée sur la place d’Italie et la butte aux Cailles, où elle semble décidée à opposer la plus vive résistance.
« Le général de Cissey donne des ordres pour prendre à revers ces positions, en les tournant à droite et à gauche, par les fortifications.
« Pour favoriser cette attaque, des batteries destinées à battre ces positions avaient été établies dans la nuit au bastion 81, à l’Observatoire et sur la place d’Enfer.
« Les colonnes se mettent en mouvement vers midi.
« À la droite, la brigade Lion quitte le parc de Montsouris et, se frayant un passage entre le chemin de fer de Ceinture et les fortifications, enlève successivement toutes les portes qu’elle fait occuper, atteint le pont Napoléon qu’elle masque, tourne à gauche en suivant le remblai du chemin de fer d’Orléans et s’empare de la gare aux marchandises. La brigade Osmont se déploie à l’abri de l’asile Sainte-Anne, franchit la Bièvre, se lance à l’assaut de la butte aux Cailles, à travers les enclos et les jardins, occupe l’avenue d’Italie et la route de Choisy.
« Au centre, la brigade Bocher, formée en trois colonnes, débouche par la rue Corvisart, les boulevards Arago et de Port-Royal, enlève les Gobelins, que les insurgés incendient en les abandonnant, prend la barricade du boulevard Saint-Marcel et arrive a la mairie du XIIIe arrondissement en même temps que le général Osmont.
« Les insurges, attaqués de front et de flanc, s’enfuient en désordre, laissant en nos mains 20 canons, des mitrailleuses et des centaines de prisonniers. Le général Bocher continue sa marche par les boulevards de l’Hôpital et de la Gare et atteint les insurgés dans leur dernier refuge, derrière une forte barricade sur la place Jeanne-Darc. Ils se rendent tous à discrétion, au nombre de 700.
« À la gauche, le général Lacretelle se porte en avant, par le sud de la Halle-aux-Vins, franchit le Jardin des Plantes et arrive à la gare d’Orléans, déjà occupée par la division Bruat. L’armée de réserve (général Vinoy) se met en mouvement à huit heures du matin, en trois masses principales. À droite, la division Bruat quitte la rue Saint-André-des-Arts et, longeant les quais, traverse la Halle-aux-Vins, pénètre dans le Jardin des Plantes et enlève avec beaucoup d’entrain la gare d’Orléans. Au centre, la brigade La Mariouse suit les quais de la rive droite, atteint par le quai Morland le grenier d’abondance, que les insurgés incendient en l’abandonnant. Elle ne peut franchir le canal de l’Arsenal, dont la chaussée est balayée à la fois par une batterie du boulevard Bourdon et par les ouvrages du pont d’Austerlitz.
« Alors le génie construit, sous la protection de la flottille, une passerelle sur le canal près du fleuve ; le 35e de ligne, franchissant le canal sur cette passerelle, passe sous le pont d’Austerlitz, monte sur le quai de la Râpée et s’empare des défenses du pont d’Austerlitz. Le pont de Bercy est en même temps enlevé, et, à la nuit, la gare du chemin de fer de Lyon et la prison de Mazas sont occupées.
« À la gauche, la division Vergé, qui est rentrée sous le commandement du général Vinoy, doit tourner la place de la Bastille par le nord ; elle enlève brillamment les barricades des rues Castex, de la Cerisaie et de Saint-Antoine, s’empare de la place Royale, mais, vu l’heure avancée, ne peut continuer son mouvement tournant et s’emparer de la Bastille.
« Dans cette journée, la flottille prête un appui des plus efficaces aux colonnes de l’armée de réserve qui combattent sur les deux rives de la Seine.
« Dans la soirée du 24, les canonnières avaient tiré quelques coups de canon sur les barricades des quais.
« Le 25, elles remontent la Seine jusqu’à la hauteur des têtes d’attaque, battent le quai des Célestins et ceux de la Cité ; peu après, devançant les colonnes, elles marchent à toute vitesse en tirant à mitraille et viennent s’établir à 100 mètres du musoir du canal Saint-Martin, prenant d’écharpe toute la ligne d’insurgés qui se pressent sur les quais et contre-battant les défenses du canal.
« Aussitôt le pont d’Austerlitz enlevé, les canonnières, précédant les colonnes, remontent jusqu’au delà du pont de Bercy, dont elles facilitent l’occupation.
« Le corps Douay appuie le mouvement du corps Clinchant sur le Château-d’Eau ; à cet effet, il s’empare de l’Imprimerie nationale, enlève les barricades des rues Charlot et de Saintonge et s’avance jusque sur le boulevard du Temple, près duquel il bivouaque, entretenant toute la nuit un feu des plus vifs avec les insurgés.
« Le corps Clinchant est chargé de l’attaque de la place du Château-d’Eau. Les vastes bâtiments de la caserne du Prince-Eugène et des Magasins-Réunis étaient reliés par une grande et solide barricade. Cette fortification couvrait, avec la Bastille, le quartier de Belleville et les buttes Chaumont, dernier refuge de l’insurrection. Toutes les forces du corps Clinchant concourent à son enlèvement.
« La brigade de Courcy quitte la rue du Faubourg-Poissonnière à quatre heures du matin, s’avance entre le boulevard et la rue Paradis, établit des batteries près de l’église Saint-Laurent et dans la rue du Château-d’Eau pour combattre celles des insurgés et conquiert successivement la mairie du Xe arrondissement, le théâtre des Folies-Dramatiques, les barricades du boulevard, celles de la rue du Château-d’Eau, franchit le boulevard Magenta et s’établit dans les maisons
Officiers tués | Officiers blessés | Tués (troupe) | Blessés (troupe) | Disparus (troupe) | |
---|---|---|---|---|---|
Officiers généraux et d'état-major | 5 | 10 | |||
Infanterie | 63 | 353 | 698 | 5201 | 162 |
Infanterie de marine et fusiliers marins | 7 | 14 | 205 | ||
Équipage de la flottille et canonniers marins | 1 | 3 | 1 | 32 | |
Cavalerie | 1 | 4 | 3 | 48 | 7 |
Artillerie | 6 | 35 | 41 | 318 | 8 |
Génie | 5 | 8 | 20 | 103 | 3 |
Intendance et troupes d'administration | 1 | 11 | 3 | ||
Prévôté et gendarmerie | 2 | 10 | 12 | 16 | |
Totaux | 83 | 430 | 790 | 5994 | 183 |
de la rue Magnan ; de là, elle se précipite sur la porte de la caserne du Prince-Eugène, dans la rue de la Douane ; la porte est enfoncée par le génie, et la tête de la colonne (2e provisoire) s’élance dans l’intérieur et s’en rend maître.
« La brigade Blot appuyant l’attaque de la brigade de Courcy, se porte d’abord droit devant elle, enlève brillamment la double barricade du carrefour des boulevards Magenta et de Strasbourg, s’empare de l’église Saint-Laurent, de l’hôpital Saint-Martin, de la barricade de la rue des Récollets, tourne alors à droite et, après avoir délogé les insurgés des barricades du quai Valmy et de la rue Dieu, s’empare de l’entrepôt de la douane.
« Pendant ce temps, la division Garnier, qui a bivouaqué à la Bourse et dans la rue dos Jeûneurs, s’avance par les rues parallèles au boulevard et se porte sur l’église Saint-Nicolas-des-Champs, poste avancé du Château-d’Eau.
« Les troupes prennent d’assaut ou en les tournant toutes les barricades, dans les rues Montorgueil, des Deux-Fortes-Saint-Sauveur, des Gravilliers, au carrefour des rues Turbigo et Réaumur, enlèvent les barricades des rues Meslay, de Nazareth et du Vertbois, entourent l’église de Saint-Nicolas-des-Champs, qui tombe entre nos mains, en même temps que le Conservatoire des arts et métiers, entraînant dans sa chute le marché Saint-Martin et son parc d’artillerie, l’école Turgot, le marché et le square du Temple et de nombreuses barricades dans les rues voisines.
« La tête de colonne de la brigade de Brauer pousse jusqu’au boulevard du Temple, et le 14e provisoire s’empare du passage Vendôme et du Théâtre-Déjazet. Dans la nuit, le 2e provisoire (brigade de Courcy) pénètre dans les Magasins-Réunis.
« Le corps de Ladmirault, qui doit concourir à l’attaque des buttes Chaumont, prépare son mouvement en cherchant à occuper les principaux points de passage du canal Saint-Martin et en se prolongeant par sa gauche le long des fortifications ; il s’empare dans ce but, à droite, de l’usine à gaz, de l’école professionnelle et des abords de in rotonde de la Villette, et à gauche des bastions 36, 35, 34 et 33.
« Dans la soirée du 25 mai, toute la rive gauche était en notre pouvoir, ainsi que les ponts de la Seine ; la prison de Mazas et le Château-d’Eau étaient enlevés, la Bastille et la rotonde de la Villette menacées.
« 26 mai. Les opérations de la journée doivent être dirigées de manière à repousser les insurgés entre les fortifications, le canal de l’Ourcq, le canal Saint-Martin, le boulevard Richard-Lenoir, la place de la Bastille, la rue du Faubourg-Saint-Antoine, la place du Trône et le cours de Vincennes, de façon que, dans la journée du 27, les corps des ailes, c’est-à-dire ceux des généraux Ladmirault et Vinoy, puissent, en longeant la ligne des fortifications, venir s’emparer des hauteurs qui, près des portes des Prés-Saint-Gervais, de Romainville et de Ménilmontant, dominent toutes les positions occupées par les insurgés, c’est-à-dire les buttes Chaumont, le cimetière du Père-Lachaise et les barricades des boulevards extérieurs de Belleville, Ménilmontant et Charonne.
« De ces hauteurs, les troupes de ces vieux corps doivent descendre sur les positions des insurgés et s’en emparer successivement, en les repoussant sur la ligne occupée par les corps du centre (Douay et Clinchant).
« L’armée du général Vinoy doit s’emparer de la Bastille et de la place du Trône en exécutant un changement de front sur son aile gauche, pendant que les corps Douay et Clinchant s’établiront sur la ligne du canal Saint-Martin et que le corps Ladmirault s’étendra par sa gauche le long des fortifications.
« La place de la Bastille, étant inabordable par les boulevards et les rues de l’ouest, doit être tournée par l’est. Le général Derroja est chargé de cette opération, qu’il doit exécuter en profitant du remblai du chemin de fer de Vincennes.
« À cet effet, la brigade Derroja se porte à deux heures du matin, par le quartier de Bercy, jusqu’à l’embarcadère de Bel-Air, enlève le poste-caserne du bastion n° 8, tourne à gauche et, suivant la voie ferrée, où elle est assaillie par un feu violent sur son flanc droit, gagne la gare de Vincennes, dont elle s’empare.
« De son côté, la brigade La Mariouse, secondée par la brigade Langourian, enlève les barricades de l’avenue Lacuée et du boulevard Mazas, à l’ouest du chemin de fer, et atteint la rue du Faubourg-Saint-Antoine, par les rues barricadées entre les hospices Eugénie et des Quinze-Vingts.
« Pendant ce temps, la division Vergé, franchisant le boulevard Beaumarchais, enlève brillamment les barricades des rues de la Roquette, de Charonne et du Faubourg-Saint-Antoine.
« Toutes les défenses de la place de la Bastille se trouvent ainsi tournées, et les insurgés qui ne sont pas tués ou pris se réfugient vers la place du Trône.
« Maître de la Bastille, le général Vinoy dirige vers deux heures ses colonnes d’attaque sur la place du Trône.
« La brigade La Mariouse, suivant la rue Erard et le boulevard Mazas, se trouve arrêtée par l’ennemi, solidement établi dans la caserne Reuilly et derrière une formidable barricade construite à l’intersection des rues de Reuilly et du Faubourg-Saint-Antoine. Le 35e de ligne enlève avec vigueur la caserne, mais ne peut s’emparer de la barricade qu’après l’avoir contre-battue avec de l’artillerie.
« La brigade Derroja, quittant la voie ferrée, se porte sur la place du Trône par le boulevard Mazas et la rue Picpus. La brigade Bernard de Seigneurens, suivant les quais de la Râpée, se dirige par les boulevards de Bercy, de Reuilly et de Picpus. Enfin, la brigade Crémion occupe les postes des fortifications depuis la Seine jusqu’à la porte de Vincennes. Vers huit heures du soir, les insurgés, résolument abordés par les brigades Derroja et Bernard de Seigneurens, sont délogés de la place du Trône ; mais nos soldats, exposés au feu des batteries placées près de la mairie du XIe arrondissement, ne peuvent s’y maintenir et bivouaquent dans les rues voisines.
« Le corps Douay, dont les troupes bordent les boulevards du Temple, des Filles-du-Calvaire et Beaumarchais, franchit vaillamment cette ligne sous une pluie de balles et se rend maître, après une lutte acharnée, du grand triangle formé par la ligne des boulevards et par le boulevard Richard-Lenoir.
« C’est en dirigeant sa tête d’attaque que le général Leroy de Dais est frappé mortellement dans la rue Saint-Sébastien.
« Le corps Clinchant s’empare au point du jour du théâtre du Prince-Impérial et du cirque Napoléon, et, cheminant à travers les maisons, il s’établit le long du canal. Ses troupes supportent bravement, toute la journée, un feu violent d’artillerie venant des buttes Chaumont et du Père-Lachaise.
« Le corps Ladmirault, à la gauche, achève de préparer son mouvement sur les buttes Chaumont ; dans ce but, il s’empare des barricades des rues Riquet, de Flandre et de Kabylie, qui assurent la possession de la place de la Rotonde, dont les insurgés sont débusqués, après avoir toutefois incendié la raffinerie de sucre et les magasins de la douane. La brigade Dumont, se prolongeant vers la gauche, conquiert la ligne du canal de Saint-Denis, enlève les bastions 29, 28, 27 et 26 et atteint l’abattoir général.
« La ligne de bataille de l’armée forme, dans la soirée, une demi-circonférence s’étendant de la porte de Vincennes à la porte du canal de l’Ourcq, en suivant la rue du Faubourg-Saint-Antoine, le boulevard Richard-Lenoir, le canal Saint-Martin et le bassin de la Villette.
« 27 mai. Les insurgés, chassés de leurs positions de la place du Trône, de la Bastille, du Château-d’Eau et de la rotonde de la Villette, se sont réfugiés sur les buttes Chaumont et les hauteurs du Père-Lachaise.
« Leurs batteries dirigent un feu violent sur notre ligne de bataille ; mais depuis trois jours la batterie de Montmartre répond à leur feu, balaye les buttes de ses projectiles et prépare ainsi l’attaque des dernières positions de l’insurrection.
« Pendant que les corps Douay et Clinchant se tiendront sur la défensive sur le boulevard Richard-Lenoir et sur le canal, le corps Ladmirault et l’armée de réserve attaqueront les positions des insurgés en les enveloppant par l’est.
« Les buttes Chaumont et les hauteurs du Père-Lachaise forment deux contre-forts qui ont leur origine à l’est, près des remparts, entre les portes de Romainville et de Ménilmontant. C’est vers ce point, qui domine les buttes et le sommet du Père-Lachaise de 25 à 30 mètres, que l’aile gauche du corps Ladmirault et l’aile droite de l’armée de réserve (général Vinoy) devront se réunir pour se porter ensemble à l’ouest sur les positions des insurgés.
« À cet effet, le 1er corps (général Ladmirault) se dirigera vers les buttes Chaumont, en formant des échelons, l’aile gauche en avant. La colonne formant l’échelon de gauche suivra la rue militaire, le long des fortifications ; les autres colonnes ne devront se mettre en mouvement que successivement, lorsque l’échelon qui les précède aura enlevé les hauteurs qui sont à leur gauche.
« L’armée de réserve (général Vinoy) exécutera une opération semblable, l’aile droite en avant ; l’échelon de droite suivra les boulevards Davout et Mortier, le long des remparts, pour venir se joindre à l’échelon tête de colonne du corps Ladmirault, sur les hauteurs indiquées, entre les rues de Belleville et de Ménilmontant.
« Les colonnes des ailes marchantes du corps Ladmirault et de l’armée de réserve (général Vinoy) étant réunies, tous les échelons exécuteront un mouvement de conversion vers l’ouest, de manière à envelopper les insurgés et à les rejeter vers le canal Saint-Martin et le boulevard Richard-Lenoir.
« La division Grenier, qui forme l’aile gauche du corps Ladmirault, se met en mouvement à six heures et demie ; l’échelon de gauche franchit le canal de l’Ourcq, s’empare du poste-caserne du bastion 26, enlève la porte de Pantin et se rend maître des bastions 24, 23 et 22.
« Les échelons en arrière de cette division s’emparent des barricades de la rue de Flandre ; la compagnie d’éclaireurs, lieutenant Muller, enlève brillamment la mairie du XIXe arrondissement et l’église Saint-Jacques.
« Les troupes entretiennent alors une vive fusillade contre l’ennemi embusqué dans les jardins et les maisons de Belleville, pendant que des batteries établies dans les bastions 25 et 24, sur la voie ferrée, et en avant du marché aux bestiaux, canonnent les hauteurs de Belleville.
« La division Montaudon, qui forme les échelons de droite, se met en mouvement à onze heures.
« La brigade Dumont tourne le bassin de la Villette en franchissant la place de la Rotonde, enlève les barricades de la rue d’Allemagne et s’établit au marché de la rue de Meaux.
« La brigade Lefebvre, à l’aile droite, se concentre dans les rues de la Butte-Chaumont et du Terrage, franchit à son tour le canal sous une grêle de balles, enlève la grande barricade du rond-point et celle de la rue des Ecluses-Saint-Martin et atteint le boulevard de la Villette par les rues Grange-aux-Belles, Vicq-d’Azyr et de la Chopinette.
« Il était six heures ; à ce moment, les brigades Lefebvre, Dumont et Abbatucci sont rangées en demi-cercle au pied des buttes Chaumont ; le brigade Pradier s’est élevée jusqu’au bastion 21, où l’artillerie a monté une mitrailleuse et une pièce de 12, prenant les buttes à revers. La charge est sonnée, nos troupes s’élancent à l’assaut et couronnent bientôt les hauteurs, s’emparant des carrières d’Amérique, des hauteurs de Belleville et du sommet de la butte Chaumont, où la tête de colonne du régiment étranger plante le drapeau tricolore.
« La prise des buttes Chaumont fait tomber en nos mains une artillerie nombreuse et une gronde quantité de munitions.
« De son côté, l’armée de réserve se met en mouvement, mais n’avance qu’avec difficulté.
« La brigade La Mariouse se porte en avant, le long des fortifications. La brigade Derroja reste en réserve sur le cours de Vincennes. La brigade Bernard de Seigneurens, formant des échelons en arrière, s’avance par la rue Puebla et enlève toutes les barricades.
« Un bataillon du 1er régiment d’infanterie de marine s’avance contre une barricade qui l’inquiète et se laisse entraîner jusqu’au Père-Lachaise, où il rencontre une défense énergique ; mais il est soutenu par deux bataillons de sa brigade et par un régiment de la division Faron et parvient à se maintenir dans le cimetière et à s’en rendre maître.
« La brigade Langourian remonte jusqu’à la place du Trône, où elle assure les derrières en procédant au désarmement des quartiers environnants.
« L’armée de réserve rencontre de grandes difficultés. La place Voltaire est fortifiée d’une manière formidable, et l’artillerie des insurgés tire à mitraille sur la place du Trône. Le général Faron fait contre-battre ce réduit de l’insurrection par le feu de 6 pièces établies sur la place du Trône.
« Le général La Mariouse, continuant ses mouvements par la route militaire, se rend maître de la porte Bagnolet et de la mairie du XXe arrondissement.
« Les corps Douay et Clinchant se consolident pendant ce temps dans leurs positions le long du boulevard Richard-Lenoir et du canal Saint-Martin et établissent des batteries pour enfiler les principaux débouchés par lesquels les insurgés pourraient franchir la ligne de bataille.
« Le corps Douay dirige, de la place de la Bastille, un feu d’artillerie très-actif sur la mairie du XIe arrondissement et sur l’église Saint-Ambroise.
« Ainsi, dans la soirée du 27, l’armée est maîtresse des buttes Chaumont et du cimetière du Père-Lachaise. La ligne de bataille forme les trois quarts d’un cercle, l’aile gauche appuyée au bastion 21 et l’aile droite à la porte Bagnolet.
« Le général de Cissey procède au désarmement de la population sur la rive gauche.
« 28 mai. L’armée de réserve et le corps Ladmirault continuent leur marche enveloppante. Les colonnes qui longent les fortifications doivent se rejoindre et se rabattre vers l’ouest pour enlever de concert les positions que l’insurrection occupe encore.
« Les corps Douay et Clinchant, se tenant sur une vigoureuse défensive, ont pour mission de repousser les insurgés qui, refoulés des hauteurs, se porteraient vers l’intérieur de Paris.
« Les troupes du général Vinoy se mettent en marche à quatre heures du matin. La brigade La Mariouse suit le boulevard Mortier, le long des remparts, atteint la porte de Romainville, enlève une forte barricade dans la rue Haxo et prend 2,000 insurgés, ainsi qu’un matériel d’artillerie considérable. La brigade Derroja se dirige par le boulevard de Charonne vers le cimetière du Père-Lachaise, occupé par la brigade de Seigneurens, enlève vigoureusement les barricades des rues des Amandiers, de Tlemcen et des Cendriers, de Ménilmontant, et occupe par sa droite la place de Puebla.
« La brigade Langourian, traversant la place du Trône, suit l’avenue Philippe-Auguste, enveloppe la prison de la Roquette à cinq heures du matin et délivre les otages, au nombre de 189.
« Les insurgés en avaient malheureusement fusillé 64 l’avant-veille.
« La brigade Langourian descend alors de la rue de la Roquette, s’empare de la mairie du XIe arrondissement, pousse ses têtes de colonne sur l’avenue du Prince-Eugène, pour se relier avec le corps Douay sur le boulevard Richard-Lenoir, et sauve de la destruction l’église Saint-Ambroise en coupant des fils qui doivent communiquer le feu aux poudres qu’elle renferme.
« De son côté, le corps Ladmirault poursuit sa marche en avant. Le général Grenier se dispose à attaquer le bastion 19, lorsqu’il aperçoit à son sommet le drapeau tricolore que la division Faron vient d’y arborer.
« Les deux divisions font alors leur jonction et se rabattent vers l’ouest.
« Dès lors, les insurgés, acculés dans leurs derniers retranchements, entourés et attaqués de tous les côtés, sont forcés de se rendre ou de se faire tuer.
« es insurgés sont débusqués des rues des Bois et des Prés-Saint-Gervais. À dix heures, l’église de Belleville est enlevée, ainsi que la partie haute de la rue de Paris, et successivement toutes les fortes barricades de cette rue.
« Un grand nombre de prisonniers et un matériel considérable d’artillerie tombent en nos mains. L’hôpital Saint-Louis est pris et, peu après, la grande barricade du faubourg du Temple.
« Il était 3 heures de l’après-midi ; toute résistance avait cessé ; l’insurrection était vaincue.
« Le fort de Vincennes restait seul au pouvoir des insurgés, qui, sommés de se rendre dans la matinée du 29, se constituent prisonniers à dix heures du matin.
« En résumé, l’armée réunie à Versailles avait, en un mois et demi, vaincu la plus formidable insurrection que la France ait jamais vue. Nous avions accompli des travaux considérables, creusé près de 40 kilomètres de tranchée, élevé 80 batteries armées de 350 pièces de canon. Nous nous étions emparés de cinq forts armés d’une manière formidable et défendus avec opiniâtreté, ainsi que de nombreux ouvrages de campagne.
« L’enceinte de la place avait été forcée et l’armée avait constamment avancé dans Paris, enlevant tous les obstacles, et, après huit jours de combats incessants, les grandes forteresses de la Commune, tous ses réduits, toutes ses barricades étaient tombés en notre pouvoir.
« L’incendie des monuments avait été conjuré ou éteint, et d’épouvantables explosions avaient été prévenues.
« L’insurrection avait subi des pertes énormes : nous avions fait 25,000 prisonniers, pris 1,600 pièces de canon et plus de 400,000 fusils.
« Les guerres de rues sont généralement désastreuses et excessivement meurtrières pour l’assaillant ; mais nous avions tourné toutes les positions, pris les barricades à revers, et nos pertes, quoique sensibles, ont été relativement minimes, grâce à la sagesse et à la prudence de nos généraux, à l’élan, à l’intrépidité des soldats et de leurs officiers.
« Les pertes, pour toute la durée des opérations, s’élèvent à :
« Dans ces diverses opérations, les troupes de toutes armes ont rivalisé de bravoure et de dévouement.
« Le génie, dans l’attaque des forts, a fait ce qui ne s’était pas vu jusqu’ici. Afin de bloquer les assiégeants, il a dirigé ses tranchées de manière a envelopper complètement les ouvrages.
« L’artillerie, bien que le feu de la place ne fût point éteint, est venue établir ses batteries à quelques centaines de mètres des remparts.
« L’infanterie a partout attaqué les positions avec intelligence et sans hésitation.
« Les marins de la flotte ont montré une vigueur et un entrain remarquables.
« La cavalerie, par sa vigilance, a rejeté constamment les insurgés dans la place ; en plusieurs circonstances, elle a mis pied à terre pour enlever des positions.
« L’intendance est parvenue à ravitailler largement les divisions, même dans Paris ; les troupes à sa disposition se sont fait remarquer dans le transport des blessés et par les soins donnés dans les ambulances.
« La télégraphie civile a été à la hauteur de ses fonctions et a constamment relié le grand quartier général avec les quartiers généraux des corps d’armée et des divisions.
« J’ai eu également à me louer du service du trésor et des postes, qui s’est fait régulièrement.
« Paris, le 30 juin 1871.
Dans la soirée même du 28 mai, le maréchal de Mac-Mahon faisait afficher cette courte proclamation :
« Habitants de Paris,
« L’armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé à quatre heures les dernières positions occupées par les insurgés.
« Aujourd’hui, la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître.
« Au quartier général, le 28 mai 1871.
« Le maréchal de France, commandant en chef,
de Mac-Mahon, duc de Magenta. »
Nous n’avons pas voulu interrompre le développement du remarquable rapport du maréchal de Mac-Mahon, dont on aura certainement remarqué la modération, qui, du reste, s’impose à un document historique de cette importance ; nous y joindrons quelques souvenirs personnels, et nous le compléterons par quelques détails relatifs aux incidents, aux épisodes les plus dramatiques de cette terrible lutte.
Comme on l’a vu plus haut, l’armée de Versailles avait commencé à pénétrer dans Paris le dimanche 21 mai ; toutefois, les quartiers les plus rapprochés, tels que ceux de Grenelle et de Vaugirard, l’ignoraient encore le lundi au lever du jour. Vers huit heures du matin, dans la rue Lecourbe, qui fait suite à la rue de Sèvres, on vit les boutiques se fermer précipitamment et chacun rentrer chez soi à la hâte. Quelques personnes surprises interrogent : « Qu y a-t-il donc ? — Ils sont là, sur la place Beuret. — Qui donc ? — Les Versaillais. » En un clin d’œil, la rue devient complètement déserte. Bientôt, en se penchant de côté au coin des fenêtres qui ont accès sur la rue, on aperçoit une colonne d’infanterie qui s’avance, précédée de ses éclaireurs, tenant le chassepot à la main. Le moment est solennel ; on n’entend que le bruit cadencé des pas de la troupe, puis la voix des officiers qui crient : « Fermez vos fenêtres. » Presque à l’entrée de la rue Lecourbe s’élève une méchante barricade, construite la veille par deux ivrognes et quelques gamins du quartier. À peine a-t-elle 1 mètre de hauteur, et on ne s’attend à aucune défense ; on raille presque la circonspection des soldats. « Qu’ont-ils donc à marcher ainsi à pas de loup ? Ne voient-ils pas qu’il n’y a absolument rien à craindre ? » Mais voilà que, brusquement, trois coups de fusil éclatent derrière la barricade ; c’est le signal de la fusillade ; les balles sifflent aussitôt, ainsi que dans la rue de Vaugirard, parallèle à la rue Lecourbe. Ce ne fut d’ailleurs qu’une affaire de dix minutes, au bout desquelles les rues étaient complètement occupées. Avant de se lancer plus loin, la troupe (c’était le 71e de ligne) fit halte pendant quelques instants ; puis les fenêtres s’ouvrirent et les habitants commencèrent à descendre dans la rue et à se mêler aux soldats, qui paraissaient calmes, mais résolus. Un capitaine adressa la parole au rédacteur de cet article. « Le quartier est-il tranquille ? Pensez-vous qu’il y ait quelque chose à craindre ? — Oh ! absolument rien, répondis-je ; cependant, je ne réponds pas d’un acte isolé, d’un coup de tête d’un exalté ou d’un fou. — Parfaitement. Puis le régiment se remit en marche ; mais ce jour-là et les suivants, de nouvelles troupes ne cessèrent de défiler ; infanterie, cavalerie et artillerie passèrent alternativement à des intervalles plus ou moins rapprochés. Tous ces soldats étaient silencieux et semblaient regarder les habitants avec une certaine défiance. À mesure qu’un quartier était occupé, un factionnaire, le fusil chargé, était posté à chaque coin de rue, et, dès qu’on s’en approchait, sans aucune mauvaise intention assurément, on était certain d’entendre retentir le cri : « Au large ! » Le soir surtout, il fallait se tenir sur ses gardes ; une simple distraction eût pu coûter cher. Cependant, nous n’avons pas entendu dire qu’il y ait eu un seul malheur à déplorer sous ce rapport ; assez d’autres épisodes sanglants allaient terrifier la population ; la lutte ne faisait que commencer. La première affaire vraiment sérieuse fut ce qu’on pourrait appeler le siège de la gare du boulevard Montparnasse (chemin de fer de Versailles, rive gauche). Une batterie établie au bas de la rue de Rennes, cribla de boulets la façade ; à chaque instant, dès le mardi 23, une bande de malheureux prisonniers, ouvriers en blouse, individus à paletot plus ou moins élégant, femmes jeunes ou vieilles, descendait le boulevard de Vaugirard, escortée par des soldats, et était dirigée sur l’École militaire. Là, qu’en faisait-on ? Que de bruits sinistres se répandaient discrètement à cet égard ! Mais aussi quel degré de confiance leur accorder ? On connaît le rôle de l’exagération dans d’aussi terribles circonstances. La gare ne fut occupée par les troupes que le mercredi 24 ; ce même jour, au Luxembourg, une poudrière sauta avec un fracas épouvantable. Sous la violence de la commotion produite par cette catastrophe, les plafonds des magasins du Grand Dictionnaire, situés tout auprès, s’effondrèrent entièrement ; Mme Larousse fut même blessée par la chute d’un volet. Quelles angoisses, d’un autre côté, pour M. Larousse ! À quelques mètres de l’imprimerie, des magasins, du manuscrit du Grand Dictionnaire, se dressait une barricade ; à gauche, à quelques mètres encore, au coin de la rue Vavin et de la rue Bréa, trois maisons étaient en flammes ; l’imprimerie faillit aussi être incendiée par les fédérés ; heureusement un de leurs chefs était typographe, et cette coïncidence sauva le Grand Dictionnaire d’un irréparable désastre. Ce fut la journée la plus terrible : le soir, d’immenses lueurs rougeâtres et sinistres illuminaient tout Paris ; l’Hôtel de ville, les Tuileries, le Palais de justice, la préfecture de police, le ministère des finances, la cour des comptes, la Légion d’honneur étaient en flammes ; c’était un spectacle d’une horreur grandiose. Le vent emportait au loin des débris enflammés ou calcinés ; jusque dans la rue Lecourbe, et plus loin encore, on pouvait saisir au passage ou recevoir dans ses mains des feuilles de papier carbonisées, mais dont l’écriture était encore parfaitement lisible, et qui provenaient de la cour des comptes, peut-être même du ministère des finances.
Il nous faut aborder maintenant le récit du massacre des otages. Ce fut Gustave Chaudey, honnête et ferme républicain, qui tomba le premier sous les balles des assassins (v. Chaudey, dans ce Supplément). Vient ensuite l’exécution des dominicains d’Arcueil. Un d’eux, échappé au triste sort de ses compagnons, l’abbé Grancolas, raconte ainsi ce sanglant épisode :
« Le vendredi 19 mai, un membre de la Commune, suivi du gouverneur de Bicêtre et du sieur Serizier, à la tête du 101e bataillon fédéré, s’est présenté à l’école Albert-le-Grand vers quatre heures et demie du soir et nous a tous emmenés, les religieuses à la préfecture de police et plus tard à Saint-Lazare, les Pères dominicains, les professeurs du collège au fort de Bicêtre, où l’on nous a jetés dans une casemate, après nous avoir dépouillés de tout, et même de nos bréviaires.
« Jeudi dernier, 25 mai, vers huit heures du matin, au moment où la garnison quittait le fort en toute hâte, un officier est venu nous dire : « Vous êtes libres ; seulement, nous ne pouvons vous laisser entre les mains des Versaillais ; il faut nous suivre aux Gobelins ; ensuite, vous irez dans Paris, où bon vous semblera. »
« Le trajet fut long et pénible ; des menaces de mort étaient à tout instant proférées contre nous par la populace. Arrivés à la mairie des Gobelins, on ne veut plus nous laisser libres. « Les rues ne sont pas sûres, nous dit-on ; vous seriez massacrés par le peuple. » D’abord, on nous fait asseoir dans la cour intérieure de la mairie, où pleuvaient les obus ; puis un nouvel officier arrive et nous mène à la prison disciplinaire du secteur, avenue d’Italie, n° 38. Dans l’avenue, nous apercevons le 101e avec son chef, le sieur Serizier ; nous étions ses prisonniers.
« Vers deux heures et demie, un homme en chemise rouge ouvre brusquement la porte de la salle ou nous étions enfermés et nous dit : « Soutanes, levez-vous ! on va vous conduire aux barricades. » Nous sortons. À la barricade, les balles pleuvaient avec une telle intensité que les insurgés l’abandonnèrent.
« On nous ramène à la prison disciplinaire, sur l’ordre du colonel Serizier. Nous nous confessons une dernière fois, et le Père prieur nous exhorte tous à bien mourir.
« À quatre heures et demie environ, nouvel ordre du sieur Serizier. Cette fois nous partons tous, Pères, professeurs et domestiques, entourés par des gardes du 101e, qui chargent devant nous leurs armes. À la porte extérieure de la prison, le chef du détachement nous crie : « Sortez un à un dans la rue ! » Puis le massacre commence. J’entends le Père prieur dire ; « Allons, mes amis, pour le bon Dieu ! » et c’est tout.
« J’ai survécu, avec quelques professeurs et domestiques, à cette épouvantable fusillade. Une balle avait traversé mon pardessus sans m’atteindre. Je pus me jeter dans une maison ouverte sans être vu. Là, une femme me fit prendre à la hâte les vêtements de son mari, et je restai chez elle jusqu’au moment où arrivèrent les soldats du 113e de ligne, qui me reçurent dans leurs rangs avec le plus grand empressement. Un chef de bataillon, dont je regrette de ne pas savoir le nom, me donna même un sergent et quelques hommes pour aller reconnaître nos chères victimes.
« Vous savez le reste. Nous n’avions pas retrouvé le corps du Père Captier, prieur de l’école Albert-le-Grand, et je conservais l’espoir qu’il aurait pu, comme moi, se sauver.
« Hélas ! lui aussi, une des plus belles et des plus nobles intelligences de son temps, il était massacré !
« Je n’en pouvais plus. Hier, un des survivants, M. Résilliot, accompagné d’un jeune homme, M. Barrally.qui nous avait offert ses services avec le plus noble empressement, se rendit aux Gobelins pour réclamer les corps recueillis la veille par les bons Frères des écoles : là, ils trouvèrent M. le maire et M. le curé d’Arcueil, déjà prévenus, ainsi que M. l’abbé Delare, aumônier de l’hospice Cochin.
« Les corps (douze en tout) furent transportés, dans la soirée, à l’école Albert-le-Grand, par permission expresse du maréchal Mac-Mahon. »
C’était là une exécution odieuse, révoltante, et que ne pouvait pas excuser, lors même qu’on le croirait fondé, le soupçon d’espionnage qui courait parmi le peuple contre les dominicains d’Arcueil. On sait, d’ailleurs, avec quelle facilité, dans les grands périls, le peuple se laisse aller à voir partout des espions et des traîtres.
Au massacre des dominicains en succédèrent d’autres.
L’exécution qui produisit le plus d’émotion fut celle de l’archevêque de Paris et de ses compagnons. Voici en quels termes elle fut racontée par l’abbé Escalle, aumônier du 1er corps de l’armée française, dans son rapport adressé au général Ladmirault. L’aumônier vient de rappeler la découverte, à la Roquette même, des corps de M. Surat, premier vicaire général, de M. Bécourt, curé de Bonne-Nouvelle, et de deux laïques.
« Je fis déposer ces corps dans une salle de la maison des jeunes détenus, et je pris les dispositions nécessaires pour que les familles intéressées fussent promptement averties.
« Malheureusement, ce n’étaient pas là les seules victimes de ces misérables qu’avaient à combattre nos soldats. Au dire des habitants du voisinage, les victimes que nous venions d’exhumer avaient été assassinées dans un certain tumulte. Six malheureux otages, délivrés par la pitié des gardiens et voulant fuir une mort qu’ils croyaient certaine, avaient franchi les portes de leur prison ; mais, mal déguisés, connaissant peu les lieux, deux seulement étaient parvenus à sauver leur vie ; les quatre autres, reconnus après avoir fait quelques pas, étaient immédiatement tombés sous les balles à la place même où nous venions de retrouver leurs corps. Les meurtres du 24 et du 26 avaient été commis plus froidement et dans des circonstances tellement révoltantes, que les témoignages les plus irréfragables ont pu seuls m’amener à y ajouter foi.
« Parmi les prisonniers que nos soldats amenaient en grand nombre à la Roquette, il en était un que les gardiens se désignaient avec horreur ; c’était un homme en blouse, de taille moyenne, maigre, nerveux, d’une physionomie dure et froide et qui paraissait âgé d’environ trente-cinq ans. D’après ce qu’on disait autour de lui, cet homme aurait commandé le peloton d’exécution des victimes du 24 et achevé de sa main l’archevêque de Paris. Interrogé minutieusement en ma présence, il fut en effet convaincu de ce crime et sommairement passé par les armes. Il s’appelait Virigg, commandait une compagnie dans le 108e bataillon de la garde nationale et se disait né à Spickeren (Moselle).
« Voici ce qui s’était passé :
« Le mercredi 24, un détachement conduit par ce misérable s’était présenté au dépôt des condamnés, demandant six détenus, qui lui furent livrés ; je n’ai pu savoir ni sur quel ordre, ni par qui ces six détenus furent appelés l’un après l’autre dans l’ordre des cellules qu’ils occupaient. C’étaient :
« Cellule n° 1. M. le premier président Bonjean ; n° 4, M. l’abbé Deguerry ; n° 6, le Père Clerc, de la compagnie de Jésus, ancien lieutenant de vaisseau ; n° 7, le R. Père Ducoudray, aussi de la compagnie de Jésus, supérieur de la maison Sainte-Geneviève ; n° 12, l’abbé Allard, un prêtre dévoué du clergé de Paris, dont tout le monde avait admiré le courage et le zèle au service des ambulances ; n° 23, Mgr l’archevêque de Paris.
« Les victimes, quittant leurs cellules, descendirent une à une et se concentrèrent au bas de l’escalier ; elles s’embrassèrent et s’entretinrent un instant, parmi les injures les plus grossières et les plus révoltantes. Deux témoins oculaires me disent qu’au moment où ils ont vu passer le cortège, M. Allard marchait en avant, les mains jointes, dans une attitude de prière ; puis Mgr Darboy, donnant le bras à M. Bonjean, et, derrière, le vieillard vénéré que nous connaissions tous, M. Deguerry, soutenu par le Père Ducoudray et le Père Clerc.
« Les fédérés, l’arme chargée, accompagnaient en désordre. Parmi eux se trouvaient deux Vengeurs de la République ; çà et là des gardiens tenant des falots, car la soirée était fort avancée ; on marchait entre de hautes murailles, et le ciel, couvert de nuages, était assombri encore par la fumée des incendies qui brûlaient dans Paris. Le cortège arriva ainsi dans le second chemin extérieur de ronde, sur le lieu choisi pour l’exécution.
« On rapporte ici diversement les paroles qu’aurait prononcées Mgr Darboy. Cependant les témoignages sont unanimes à le représenter disant à ces misérables qu’ils allaient commettre un odieux assassinat ; qu’il avait toujours voulu la paix et la conciliation ; qu’il avait écrit à Versailles, mais qu’on ne lui avait pas répondu ; qu’il n’avait jamais été contraire à la vraie liberté ; que, du reste, il était résigné à mourir, s’en remettant à la volonté de Dieu et pardonnant à ses meurtriers.
« Ces paroles étaient à peine dites, que le peloton fit indistinctement feu sur les victimes placées le long du mur d’enceinte. Ce fut un feu très-irrégulier, qui n’abattit pas tous les otages. Ceux qui n’étaient pas tombés essuyèrent une seconde décharge, après laquelle Mgr de Paris fut encore aperçu debout, les mains élevées. C’est alors que le misérable qui présidait à ces assassinats s’approcha et tira à bout portant sur l’archevêque. La vénérable victime s’affaissa sur elle-même. Il était huit heures vingt minutes du soir.
« Les corps des six otages arrivèrent vers trois heures du matin au cimetière du Père-Lachaise et furent enfouis pêle-mêle, sans suaires et sans cercueils, à l’extrémité d’une tranchée ouverte tout à fait à l’angle sud-est du cimetière,
« C’est là que je me rendis dimanche, vers huit heures du matin. Nos soldats venaient d’occuper le cimetière ; nous entendions non loin de nous la fusillade des troupes du 1er corps s’emparant des hauteurs de Belleville. Je ne pensais pas qu’il fallût surseoir un seul instant à l’exhumation des restes mortels qui étaient là depuis près de quatre jours. Le général Bruat fut de mon avis.
« Aidé d’un petit nombre de personnes de bonne volonté, je pratiquai les fouilles nécessaires ; nous retrouvâmes les corps sous 1m,50 de terre détrempée par les pluies des jours précédents, et je les mis dans les cercueils que j’avais pu me procurer.
« Le corps de Monseigneur était revêtu d’une soutane violette toute lacérée ; il était dépouillé de ses insignes ordinaires, ni croix pectorale, ni anneau épiscopal ; son chapeau avait été jeté à côté de lui dans la terre ; le gland d’or avait disparu. La tête avait été épargnée par les balles ; plusieurs phalanges des doigts étaient brisées.
« Les corps de M. Bonjean, du Père Ducoudray et des autres victimes portaient des traces de traitements odieux ; le premier avait les jambes brisées en plusieurs endroits ; le second avait la partie droite du crâne absolument broyée,
« Je fis transporter rue de Sèvres, 35, les corps du Père Ducoudray et du Père Clerc ; on déposa dans la chapelle du cimetière ceux de M. Bonjean et de l’abbé Allard ; enfin, j’accompagnai moi-même à l’archevêché, sous l’escorte d’une compagnie d’infanterie de marine, ceux de l’abbé Deguerry et de Mgr Darboy.
« Ce n’est que le lendemain lundi, 29 mai, que je pus me mettre à la recherche des victimes du 26.
« Des renseignements recueillis la veille à la Roquette m’avaient appris que, dans la soirée du 25 mai, quatorze ecclésiastiques et trente-six gardes de Paris avaient été extraits de cette prison et conduits à Belleville, où des bandes de fédérés les avaient fusillés en masse le lendemain. On savait vaguement que l’assassinat avait eu lieu quelque part sur le plateau Saint-Fargeau.
« Quand j’arrivai le lundi matin à Belleville, nos troupes procédaient au désarmement de ce quartier encore très-agité. Nos propres soldats ne pouvaient me donner aucune information, et ce n’est qu’à grand’peine que les habitants, encore pleins de défiance et de colère, consentaient à parler. Je ne tardai pas cependant à acquérir la conviction que le massacre avait eu lieu rue Haxo, dans un emplacement appelé la cité Vincennes.
« Je demandai au colonel de Valette, commandant les volontaires de la Seine, quelques officiers de bonne volonté, et nous nous rendîmes sur le théâtre de ce nouvel attentat.
« MM. Lorras, chef au contentieux de la compagnie d’Orléans, et le docteur Colombel, tous deux comptant de leurs parents au nombre des victimes, s’étaient joints à nous.
« L’entrée de la cité Vincennes est au n° 83 de la rue Haxo ; on y pénètre en traversant un petit jardin potager ; vient ensuite une grande cour précédant un corps de logis de peu d’apparence, dans lequel les insurgés avaient établi leur quartier général.
« Au delà et à gauche se trouve un second enclos, qu’on aménageait pour recevoir une salle de bal champêtre quand la guerre éclata. À quelques mètres en avant des murs de clôture règne en effet, jusqu’à hauteur d’appui, un soubassement destiné à recevoir les treillis qui devaient former la salle de bal. L’espace compris entre ce soubassement et le mur de clôture forme comme une large tranchée de 10 à 15 mètres de longueur. Un soupirail carré, donnant sur une cave, s’ouvre au milieu.
« C’est le local que ces misérables avaient choisi pour l’assassinat ; c’est là que je retrouvai les corps des victimes et que je recueillis, en contrôlant les uns par les autres plusieurs témoignages, les renseignements suivants sur le crime du 26.
« Je ne pus savoir exactement dans quel lieu les prisonniers, en les supposant sortis le 25 de la Roquette, auraient passé la nuit suivante et une partie de la journée du 26. Quoi qu’il en soit, ce jour-là, entre cinq et six heures du soir, les habitants de la rue de Paris les voyaient défiler au nombre de cinquante (un rapport officiel, lu à l’Assemblée, dit quarante-huit). Ils étaient précédés de tambours et de clairons marquant bruyamment une marche et entourés de gardes nationaux.
« Ces fédérés appartenaient à divers bataillons ; les plus nombreux faisaient partie d’un bataillon du XIe arrondissement et d’un bataillon du Ve. On remarquait surtout un grand nombre de bandits appartenant à ce qu’on nommait les enfants perdus de Bergeret, troupe sinistre parmi ces hommes sinistres. C’est elle qui, selon tous les témoignages, a pris la part la plus active k tout ce qui va se passer.
« Ainsi accompagnés, les otages montaient la rue de Paris parmi les huées et les injures de la foule. Quelques malheureuses femmes semblaient en proie k une exaltation extraordinaire et se faisaient remarquer par des insultes plus furieuses et plus acharnées. Un groupe de gardes de Paris marchait en tête des otages, puis venaient les prêtres, puis un second groupe de gardes. Arrivé au sommet de la rue de Paris, ce triste cortège sembla hésiter un instant, puis tourna à droite et pénétra dans la rue Haxo.
« Cette rue, surtout les terrains vagues qui sont aux abords de la cité Vincennes, était remplie d’une grande foule manifestant les plus violentes et les plus haineuses passions. Les otages la traversaient avec calme ; quelques-uns des prêtres, le visage meurtri et sanglant. Victimes et assassins pénétrèrent dans l’enclos.
« Un cavalier qui suivait fit caracoler un instant son cheval aux applaudissements de la foule et entra à son tour en s’écriant : « Voilà une bonne capture, fusillez-les ! »
« Avec lui, et lui serrant la main, entra an homme jeune encore, pâle, blond, élégamment velu.
« Ce misérable, qui paraissait être d’une éducation supérieure à ce qui l’entourait, exerçait une certaine autorité sur la foule. Comme le cavalier, il suivait les otages, et, comme lui, il excitait la foule en s’écriant : « Oui, mes amis, courage, fusillez-les ! »
« L’enclos était déjà occupé par les états-majors des diverses légions. Les cinquante otages et les bandits qui leur faisaient cortège achevèrent de le remplir. Très-peu de personnes faisant partie de la multitude massée aux alentours purent pénétrer à l’intérieur. En tout cas, aucun témoin ne veut m’avouer avoir vu ce qui s’est passé dans l’enclos.
« Pendant sept ou huit minutes, on entendit du dehors des détonations sourdes, mêlées d’imprécations et de cris tumultueux. Il paraît certain que les victimes, une fois parquées dans la tranchée dont j’ai parlé plus haut, furent assassinées en masse à coups de revolver par tous les misérables qui se trouvaient sur les lieux. On n’entendit que très-peu de coups de chassepot dans l’enclos.
« Il y eut à la fin quelques détonations isolées, puis quelques instants de silence.
« Un homme en blouse et en chapeau gris, portant un fusil en bandoulière, sortit alors du jardin. À sa vue, la foule applaudit avec transport. De jeunes femmes vinrent lui serrer la main et lui frapper amicalement sur l’épaule ;
« Bravo ! bien travaillé, mon ami ! »
« Les corps des cinquante victimes furent jetés dans la cave, les prêtres d’abord, puis les gardes de Paris.
« C’est là qu’avec beaucoup de peine et en prenant toutes les précautions qu'exigeait la salubrité publique, nous avons retiré tous les cadavres. Malgré l’état de putréfaction avancée dans lequel nous les avons trouvés, il nous a été possible de reconnaître la plupart des prêtres. Quelques pauvres femmes de gardes de Paris, arrivées dans la soirée, reconnurent leurs maris.
« Nous ramenâmes le même soir à Paris les corps du Père Olivaint, du Père de Bengy, du Père Caubert, tous trois jésuites de la rue de Sèvres ; de l’abbé Planchat, directeur d’une maison d’orphelins à Charonne ; de M. Seignerai, jeune séminariste de Saint-Sulpice.
« Les autres corps ont été mis dans des cercueils et inhumés chrétiennement soit par des membres de leurs familles, soit par les soins du clergé de Belleville. »
On ne saurait, certes, flétrir trop énergiquement ces actes de sauvagerie ; mais, pour les apprécier sainement, on doit se reporter aux terribles circonstances au milieu desquelles ils se sont produits. D’abord, quels étaient les assassins ? Tout porte à croire qu’il y avait parmi eux des criminels de la pire espèce, pensionnaires de la Roquette que ces bouleversements avaient rendus à la liberté. Ces malheureux gardes de Paris tombèrent victimes des haines qu’avaient soulevées les assommeurs de l’Empire ; M. Bonjean, esprit droit et libéral, fut le boue émissaire qui paya pour un Sénat méprisé et détesté ; quant aux membres du clergé, ils furent sacrifiés au ressentiment provoqué par l’esprit de domination qui a toujours régné dans l’Église. Certes, cela n’innocente pas les scélérats qui se sont faits les instruments de ces épouvantables exécutions ; mais cela explique jusqu’à un certain point les colères aveugles et soudaines qui font explosion au sein des bouleversements politiques.
Encore un mot des massacres, et nous nous hâterons de sortir de ces sanglantes saturnales. Le 26, à la Roquette, le protonotaire apostolique Surat et d’autres prisonniers encore tombaient également sous les balles. Parmi eux se trouvait le trop fameux banquier Jecker, de triste mémoire.
Bien d’autres épisodes émouvants se produisirent dans Paris au cours de cette horrible lutte de sept jours. De déplorables méprises eurent lieu de la part des troupes, qui agirent souvent avec une précipitation qu’on ne saurait mettre tout à fait à la charge du moment. Nous trouvons dans le Siècle les deux récits qui suivent :
« Un négociant appelé Vaillant, qui, de sa vie, ne s’était mêlé de politique, fut signalé par un de ces lâches dénonciateurs qui pullulent dans ces jours de crise, comme étant le membre de la Commune portant ce nom. Il eut beau protester, offrir de prouver son identité, il n’en fut pas moins arraché à sa famille, et peu s’en fallut qu’on ne le fusillât sur place. Finalement, il a été conduit enchaîné au plateau de Satory avec une centaine d’insurgés pris derrière des barricades de Belleville.
« En route, plusieurs des fédérés tentèrent de s’évader ; les soldats firent usage de leurs armes, et le malheureux Vaillant faillit être tué.
« À Satory, il resta vingt et une heures exposé à une pluie diluvienne, car les hangars et les caves étaient tellement remplis de prisonniers qu’une partie était campée dans la cour. Par un heureux hasard, M. Dumas fils a fait dimanche matin une visite au camp, en compagnie d’un officier supérieur. Le pseudo-Vaillant, qui connaissait le célèbre écrivain, se fit reconnaître par lui, et c’est grâce à ce témoignage qu’il a enfin recouvré sa liberté. »
Ce pseudo-Vaillant, comme dit le Siècle, en fut quitte pour une belle peur ; un malheureux que la foule stupide désigna comme étant un membre de la Commune ne s’en tira pas à si bon compte.
« Le 26 mai, vers deux heures de l’après-midi, un individu assez bien mis, qui passait sur l’avenue de La Bourdonnaye, fut entouré par la foule, qui se mit à crier : « C’est Billioray, membre de la Commune. »
« Une patrouille du 6e de ligue, qui passait dans ce quartier, arrêta le prétendu Billioray et le mena à l’École militaire.
« La foule suivit, hurlant toujours : « C’est Billioray. »
« Le malheureux avait beau protester, les clameurs étouffaient sa voix,
« L’officier devant lequel il fut conduit, convaincu de son identité par tant de témoignages différents, ordonna son exécution immédiate.
« — Mais je vous jure que je ne suis pas Billioray, » protestait l’infortuné ; « je suis Constant. J’habite tout près d’ici, au Gros-Caillou ; allez plutôt le demander aux voisins.
« — Il ment, le lâche, vociféraient les assistants ; c’est bien Billioray ; nous en sommes sûrs. »
« Et une foule d’individus, qui jamais de leur vie n’avaient vu le membre de la Commune, hurlaient plus fort que les autres : « C’est Billioray ! »
« L’officier donne l’ordre de procéder à l’exécution. On garrotte la victime, qui se débattait énergiquement, et on la fusille à bout portant.
« Le soir, on envoya son cadavre, avec une foule d’autres, à Issy, pour y être enterré.
« Le caporal qui commandait l’escorte du convoi disait à un de ses amis, en lui montrant le cadavre du faux Billioray :
« Le misérable ! il est mort lâchement, il se traînait à genoux ! »
« Aujourd’hui que le vrai Billioray est arrêté, il a bien fallu convenir qu’on s’était trompé, et les papiers trouvés sur l’infortuné dont nous venons de raconter l’exécution ont prouvé qu’il s’appelait réellement Constant et que c’était un citoyen honnête, un brave père de famille, établi mercier au Gros-Caillou, et qui est toujours resté étranger aux luttes politiques. »
Un autre malheureux, que l’on prit pour Jules Vallès, fut également fusillé près de Saint-Germain-l’Auxerrois. Ces hommes n’étaient pas armés. Cependant, le maréchal de Mac-Mahon a dit lui-même, devant la commission d’enquête sur les événements du 18 mars :
« Quand les hommes rendent leurs armes, on ne doit pas les fusiller. Cela était admis. Malheureusement, sur certains points, on a oublié les instructions que j’avais données. Je dois dire, toutefois, qu'on a beaucoup exagéré le nombre des exécutions de ce genre, et, sans pouvoir le préciser, je puis affirmer qu’il a été très-restreint. »
S’il est de règle qu’on ne doit pas fusiller les hommes qui rendent leurs armes, à plus forte raison, il nous semble, ceux qui n’en avaient pas du tout. Le maréchal de Mac-Mahon écrit que le nombre des fusillés de cette catégorie a été très-restreint ; nous avons de bonnes raisons de croire qu’il a été induit en erreur ou que ses propres souvenirs le trompent. Le lundi 22 mai, à huit heures du matin, sous nos fenêtres, rue Lecourbe, deux pauvres diables ont été fusillés devant la porte d’un bureau de tabac. C’étaient deux garçons de l’abattoir de Grenelle. Ils n’avaient pas d’armes ; leur seul crime était d’avoir sous leur cotte un pantalon de garde national. Jusque vers trois heures, leurs cadavres restèrent étendus dans une mare de sang, la figure recouverte au moyen de leurs mouchoirs. Et les soldats n’étaient pas encore exaspérés par la résistance, ils entraient seulement dans Paris.
Combien de cas de ce genre ne pourrait-on pas citer ? Tous ceux qui habitaient Paris à cette époque se rappellent les bruits qui coururent alors, les nouvelles sinistres qui se colportaient, annonçant que tel malheureux avait été fusillé, convaincu du seul crime de porter des « godillots. » On entendait par là des souliers provenant de la fabrique Godillot, que portaient la plupart des gardes nationaux au service de la Commune.
Au reste, nous ne voulons pas laisser le lecteur sous le coup de ces impressions douloureuses, et nous avons bâte de dire que beaucoup d’officiers de cette même armée se montrèrent humains et généreux.
« Un des insurgés fusillés à la place du Trône avait avec lui ses deux petits enfants, âgés l’un de dix ans, l’autre de huit ans.
« Après la mort de leur père, les deux jeunes orphelins restèrent au milieu des soldats, qui en prirent le plus grand soin.
« Le colonel du régiment, apercevant, quelques jours après, ces deux pauvres petites créatures en train de manger à la gamelle au milieu d’une escouade de soldats, demanda leur nom et comment ils se trouvaient là.
« Un caporal répondit que c’étaient les fils d’un insurgé condamné à mort par la cour martiale ; il ajouta que les deux orphelins n’avaient ni famille ni amis pour se charger de leur sort.
« Ému par ce récit, le colonel proposa aux officiers et aux soldats d’adopter ces orphelins et de les admettre parmi les enfants de troupe.
« Les paroles du colonel furent accueillies avec enthousiasme. Les orphelins ont endossé l’habit militaire et seront désormais les fils du 29e de ligne. » (La Cloche.)
« Une cantinière de la garde nationale est arrêtée. Cette malheureuse fuyait, accompagnée d’un jeune enfant, le sien. On l’arrête donc. On trouve sur elle une fiole de pétrole. Comment cette mère pouvait-elle emporter cette preuve de crime ? C’est une inconséquence que je ne me charge pas d’expliquer. Le capitaine de la ligne donne aussitôt l’ordre de la fusiller.
« Cependant il avise l’enfant,
« Lui reste-t-il un père ? demande-t-il.
— Il a été tué, répond la femme.
— Ainsi, pas de parents ?
— Aucun.
— Je vous donne ma parole d’honneur, reprend l’officier, que cet enfant sera élevé convenablement. »
« Il enveloppe l’enfant dans sa capote, le fait emporter à quelque distance et commande le feu.
« Ce capitaine a, dit-on, l’intention d’adopter l’enfant. » (Le Siècle.)
Nous pourrions raconter beaucoup d’autres épisodes de ce genre ; mais ce serait nous écarter des faits généraux qui doivent être l’objet principal de cet article.
Dès le jeudi 25 mai, Paris se sentait déjà débarrassé de l’étreinte qui l’étouffait ; on pouvait circuler librement, excepté au nord et au nord-est, où la lutte devait se prolonger jusqu’au dimanche suivant. Le canon tonnait toujours sur ces hauteurs, et les obus éclataient jusque dans la rue Montorgueil. Néanmoins, les boulevards étaient encombrés de promeneurs, et les conversations étaient des plus animées. On était avide de se rendre compte par soi-même des épouvantables résultats des incendies, dont nous avons déjà dit un mot, mais qu’on ne connaissait que de loin. Au ministère des finances, le feu couvait encore entre les hautes murailles noircies ; des pompiers de Paris, des pompiers de la province, accourus bravement au secours de la capitale, inondaient de jets d’eau les débris fumants, sans s’occuper de ces murs presque chancelants qui pouvaient à chaque minute s’écrouler sur eux. Tout visiteur était requis de donner un coup de main aux pompes pendant quelques instants, puis il repassait la corvée à d’autres. Et comme on admirait ces modestes et infatigables pompiers qui, nuit et jour, sans relâche, faisaient manœuvrer leurs pompes ! À la préfecture de police, même réquisition ; cet exercice de bascule durait environ de cinq à dix minutes.
L’aspect de tous ces monuments et de bien d’autres était navrant. Les deux annexes de l’Hôtel de ville, avenue Victoria, avaient été également brûlées ; l’une contenant les divers services de l’Assistance publique, l’autre divers services municipaux, entre autres ceux de l’état civil et des archives de la ville.
Tous les registres des actes de mariage, naissance, décès furent complètement anéantis ; or, les mairies ne contenant que les registres des dix dernières années, presque toutes les familles furent intéressées à ce que l’on appela plus tard la reconstitution des actes de l'état civil, travail énorme qui ne sera peut-être jamais terminé.
Tout près de l’Hôtel de ville, le Théâtre Lyrique fut aussi la proie des flammes ; le théâtre du Châtelet, également atteint, put cependant être préservé en grande partie, grâce au dévouement d’un de ses employés. Au Palais-Royal, tout l’intérieur fut brûlé ; en face, la riche bibliothèque du Louvre fut anéantie ; heureusement, sur ce point et à l’aile du bord de l’eau, on put maîtriser l’incendie avant qu’il eût atteint les galeries d’art. Le Conseil d’État disparut avec la Cour des comptes. Sur le boulevard Bourdon, les greniers de réserve devinrent entièrement la proie des flammes. Les Gobelins, un instant gravement menacés, purent être préservés. Notre-Dame, l’Hôtel-Dieu-et quelques autres édifices furent l’objet de diverses tentatives d’incendie, qui demeurèrent heureusement sans résultat. Mais à l’autre extrémité de Paris, à la Villette, un immense désastre éclatait : les flammes dévoraient les docks, où étaient entreposées des marchandises d’une valeur évaluée à 80 millions de francs. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin fut aussi complètement détruit. Saint-Eustache, la Madeleine, Saint-Gervais, la Trinité, le temple de la Visitation, le Palais des affaires étrangères, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, le palais du Luxembourg, la mairie du IVe arrondissement, la caserne de la rue Lobau, la colonne de Juillet, etc., reçurent des atteintes plus ou moins profondes.
Les maisons particulières ne furent pas à l’abri du fléau ; seize devinrent la proie des flammes dans la rue de Lille ; d’autres brûlèrent rue Royale, à la Croix-Rouge, rue du Bac, places du Château-d’Eau, de la Bastille, etc. Le spectacle de tous ces murs noircis et encore debout, de leur intérieur béant, était vraiment navrant.
Ce qui frappait également les esprits, mais dans un sens bien différent, chez tous les promeneurs empressés à se rendre compte de l’état physique de Paris après ces journées terribles, c’était l’aspect des barricades élevées par les fédérés, et derrière lesquelles ils espéraient opposer une résistance invincible aux efforts de l’armée de Versailles. Nous signalerons surtout celle qui fermait la rue de Rivoli à l’endroit où elle débouche sur la place de la Concorde ; c’était un ouvrage formidable, et, avant de l’emporter, les troupes de ligne eussent laissé bien des morts sur le carreau, hâtons-nous d’ajouter : en l’abordant de front. Il faut avouer que les hommes de la Commune donnèrent en cela une singulière preuve de leur ignorance des choses les plus élémentaires de la guerre. Il y avait cent moyens de prendre cette barricade à revers, en y arrivant par les rues adjacentes au faubourg Saint-Honoré, et les fédérés s’imaginaient sottement que l’armée allait venir à la légère se casser le nez contre cet infranchissable entassement de pavés et de vieilles futailles pleines de terre ! Et de même partout ailleurs. Partout, les barricades ont été tournées et sont successivement tombées au pouvoir de l’armée. Mais quelle science militaire pouvait-on bien attendre des généraux de la Commune ?
Nous ne parlerons qu’en passant des bruits qui couraient partout à propos du pétrole qu’on lançait en guise d’eau au moyen des pompes à incendie, de tous ces pétroleurs et pétroleuses enrégimentés, de ces billets incendiaires qu’on a, soi-disant, trouvés sur Delescluze et d’autres chefs fédérés, et dont personne n’a jamais pu constater l’authenticité.
Aujourd’hui, à la distance où nous sommes déjà de ces sombres événements, on peut étudier avec sang-froid les causes qui en furent l’origine et rendirent possible la Commune. Comment une poignée d’hommes pour la plupart inconnus, sans prestige, sans talent, purent-ils s’arroger le gouvernement d’une ville telle que Paris ? Comment leur domination put-elle s’établir au sein d’une population dont une grande partie lui était hostile ? Il faut d’abord se reporter k l’état de trouble moral dans lequel se trouvait alors Paris, se rappeler l’irritation qu’il nourrissait contre ceux qui n’avaient pas su ou voulu utiliser son dévouement et son énergie. Dans ces heures de découragement, d’affaissement, le pouvoir est aux hommes d’audace, d’initiative, quels qu’ils soient, parce que leurs promesses répondent aux sentiments de ceux qui les entourent. Ils sont obscurs, de nulle valeur ; qu’importe ? il y a toujours, prête à les suivre, une foule inconsciente dont ils savent exploiter les passions et les ressentiments. L’Internationale, on ne saurait le nier, a joué un grand rôle, un rôle prépondérant dans tous ces événements. Déjà, au temps du premier siége, vers la fin surtout, elle avait un délégué dans chaque compagnie des bataillons de la garde nationale, et lorsque, après le 18 mars, on élut de nouveaux chefs, ce furent ces délégués qui présidèrent aux élections.
L’abstention des députés de Paris, leur refus de prendre en main la direction du mouvement populaire furent également un malheur ; mais chacun sait à quelles préoccupations patriotiques ils crurent devoir obéir.
Nous devons mentionner aussi, parmi les causes qui amenèrent la Commune, le refus constant, sous forme d’ajournements successifs, opposé par le gouvernement aux justes réclamations de ceux qui voulaient procéder aux élections municipales ; ce mauvais vouloir évident jeta des germes de profonde irritation dans des esprits déjà mal disposés, qu’il eût fallu calmer, au contraire, par des mesures conciliatrices. L’attitude du gouvernement fut en quelque sorte provocante, à ce point, que beaucoup d’hommes sérieux, se sont demandé s’il n’a point prévu et presque désiré cette insurrection, comme lui fournissant un prétexte de faire procéder au désarmement de la garde nationale. Il est hors de doute qu’il ne croyait pas à un si terrible déchaînement des passions populaires ; mais en cela, peut-être, il a fait preuve d’imprévoyance et d’imprudence. Pourquoi donna-t-il l’ordre d’enlever les canons de Montmartre en plein jour, alors qu’il eût été si facile de procéder à cette mesure nuitamment et sans esclandre ? Nous nous rappelons fort nettement ce qu’était alors la situation : on ne pouvait déjà plus raccoler d’hommes pour monter la garde la nuit autour des canons ; les plus surexcités donnaient des marques évidentes de lassitude. L’expédition bruyante et malencontreuse du général Vinoy ranima toutes les défiances et détermina en partie l’explosion.
Enfin, puisque le droit de départir à chacun sa part de responsabilité nous appartient dans les limites de l’impartialité et de la justice, disons que l’Assemblée « élue dans un jour de malheur » fut pour beaucoup dans l’événement. Ses intrigues, ses revendications insensées, les aspirations égoïstes auxquelles obéissait la majorité, ses projets hautement proclamés de restauration monarchique, tout en elle devait éveiller la défiance et pousser aux résolutions extrêmes. On reproche, et très-justement, à la Commune d’avoir déchaîné une pareille guerre civile en présence des Prussiens ; mais l’Assemblée se gênait-elle, au même moment, pour préparer le bouleversement de nos institutions politiques et mettre peut-être en feu la France tout entière ? Si elle n’avait pas été aveuglée à ce point par la passion politique, elle se fût montrée sans doute moins impitoyable envers les vaincus, dont la masse se composait d’hommes égarés.
Quant aux incendies, la question est au moins fort obscure. Qu’on ait trouvé des misérables et quelques malheureuses en train de préparer ou dactiver ces horribles foyers, cela ne peut être nié ; mais partir de là pour rejeter sur toute la Commune, sur tous les bataillons fédérés, l’odieux de ces actes épouvantables serait souverainement injuste. Il y a eu des scélérats ; mais obéissaient-ils uniquement à d’aveugles et stupides instincts de destruction ? N’y avait-il personne derrière eux ? N’étaient-ils pas des instruments payés pour réaliser d’infâmes calculs ? Un homme qu’on n’accusera pas de radicalisme, l’amiral Saisset, appelé à déposer devant la commission d’enquête, attribuait nettement aux bonapartistes l’incendie de l’Hôtel de ville, des Tuileries, du ministère des finances et de la Cour des comptes. Or, c’est une chose digne de remarque que ces monuments, renfermant tous une foule de pièces de comptabilité, furent à peu près seuls complètement détruits. Quels étaient les hommes les plus intéressés à faire disparaître ces pièces de conviction ? Nous n’avons pas besoin de répondre. Quant aux maisons particulières, un procès récent (Prieur de La Comble) jette un singulier jour sur l’origine de ces incendies. Peut-être l’avenir nous apprendra-t-il sur qui nous devons faire réellement peser toutes ces responsabilités ; mais on ne peut guère compter que sur le hasard ou sur des découvertes imprévues ; ordinairement, ou ne se vante pas de ces choses-là.
Quoi qu’il en soit, la Commune est bien définitivement vaincue ; la répression va commencer, terrible, impitoyable, telle que l’histoire n’en offre pas d’exemple pour l’étendue et la durée, car aujourd’hui encore, après plus de six ans écoulés, on arrête et on condamne à mort des hommes, uniquement coupables d’avoir exercé un commandement dans les bataillons fédérés. Nous ne dirons rien des exécutions sommaires qui eurent lieu dans Paris pendant cette affreuse bataille de sept jours. Le maréchal de Mac-Manon a estimé le nombre des fusillés sur place à environ 15,000, le général Appert à un chiffre encore supérieur. Ces aveux officiels semblent, jusqu’à un certain point, justifier des évaluations beaucoup plus élevées qui se sont fait jour dans Paris, mais qu’on ne peut contrôler.
Ces effroyables hécatombes ne suffirent pas ; on eut ensuite recours à la juridiction implacable des conseils de guerre. Le gouvernement lui-même prit l’initiative, et le ministre des affaires étrangères, M. Jules Favre, expédiait, dès le 26 mai, par la voie du télégraphe, l’instruction suivante aux représentants de la France à l’étranger :
« Monsieur, l’œuvre abominable des scélérats qui succombent sous l’héroïque effort de notre armée ne peut être confondue avec un acte politique. Elle constitue une série de forfaits prévus et punis par les lois de tous les peuples civilisés. L’assassinat, le vol, l’incendie systématiquement ordonnés, préparés avec une infernale habileté, ne doivent permettre à leurs auteurs ou à leurs complices d’autre refuge que celui de l’expiation légale. Aucune nation ne peut les couvrir d’immunité, et sur le sol de toutes leur présence serait une honte et un péril. Si donc vous apprenez qu’un individu compromis dans l’attentat de Paris a franchi la frontière de la nation près de laquelle vous êtes accrédité, je vous invite à solliciter des autorités locales son arrestation immédiate et à m’en donner de suite avis pour que je régularise cette situation par une demande d’extradition. »
Les gouvernements étrangers accueillirent diversement la note officielle ; cependant, l’Espagne, la Suisse, l’Italie et l’Amérique parurent y adhérer successivement. L’Angleterre, fidèle à ses anciennes traditions, refusa d’en tenir compte. Une discussion assez orageuse eut lieu à ce sujet dans le Parlement belge et se termina par cette déclaration du ministre des affaires étrangères, M. d’Anethan :
« Ce sont des hommes que le crime a souillés et que le châtiment doit atteindre. (Marques d’approbation.)
« Des mesures sont prises. La législation nous paraît suffisante, et je prie la Chambre de s’en rapporter, dans ces circonstances, à la sollicitude et au zèle du gouvernement pour assurer le repos et la tranquillité du pays. (Très-bien ! très-bien !) »
C’est à la suite de cette séance que se produisit l’incident Victor Hugo, que nous avons rapporté dans la biographie du grand poëte.
Nous avons laissé à entendre, plus haut, que l’action cachée des bonapartistes s’était révélée dans les incendies ; on peut dire avec autant de raison qu’elle se fit sentir au sein même de la Commune ; M. Jules Claretie nous fournit, à cet égard des renseignements édifiants. D’après lui, dès les premiers jours de la guerre civile, une correspondance de Berlin, adressée à la Gazette de Cologne, ne cachait point que la main du bonapartisme pouvait être là.
Les journaux bonapartistes qui se publiaient alors à Londres prirent nettement parti pour la Commune et contre M. Thiers. La Situation, la Discussion, l'International, feuille de M. de Lavalette, ne dissimulaient nullement leurs sympathies ou leurs colères, vraies ou affectées. « Non ! non ! non ! s’écriait Hugelmann, les malhonnêtes gens ne sont pas dans les rangs de ces héroïques affolés, ils sont dans les antichambres des ministres et dans les cafés de Versailles, où pullule la lie de tout ce que Paris comptait d’individualités interlopes. Ces individualités osent tout haut souhaiter la victoire de M. Thiers, ne se cachant pas, du reste, pour prédire qu’elle sera de près suivie du retour du gouvernement qui leur permit à tort de grouiller dans ses bas-fonds.
« L’unique regret que nous éprouvions, c’est de ne pouvoir tremper notre doigt dans ce sang généreux, pour tracer au front de MM. Thiers, Jules Favre, Picard et Jules Simon le signe que Dieu mit au front de Caïn quand il l’écarta de sa face.
« Pauvre Paris ! pauvre Paris ! que tes femmes et tes enfants s’agenouillent dans les flammes ; les bourreaux ont condamné leurs maris et leurs pères. Que tes vierges se revêtent en deuil, car Cayenne prépare son four mortel à leurs amants. Pauvre Paris ! pauvre Paris !
« Et il y aura au monde des hommes qui oseront dire qu’après ce massacre injuste et criminel, Thiers, Jules Favre, Picard et Jules Simon représentent les honnêtes gens !
« Non, cela n’est pas vrai. Non, non, non, non. »
Dans son numéro du 3 mai, le journal la Situation n’hésitait pas à publier ces lignes impudentes :
« Un jour viendra où l’Empire sera fier d’établir que, grâce à nous, aucune solidarité ne peut désormais être établie entre sa cause et celle des hommes de Versailles. »
Nous pourrions multiplier ces citations, mais nous en avons dit assez pour jeter la lumière sur les agissements du parti bonapartiste.
Les conseils de guerre existants alors n’auraient pu suffire à l’énorme tâche de juger tous les prisonniers ; il fallut en créer de nouveaux. C’est dans ce but qu’a été votée par l’Assemblée nationale la loi du 7 août 1871, dont l’article 3 a décidé, d’abord, que le nombre des conseils de guerre de la 1re division militaire serait porté à quinze, au fur et à mesure du règlement des procédures, et, ensuite, qu’il pourrait être, si besoin était, élevé à un chiffre supérieur par un simple décret du chef du pouvoir exécutif.
Vingt-deux conseils, siégeant au Mont-Valérien, à Versailles, Saint-Germain, Sèvres, Rambouillet, Rueil, Saint-Cloud, Chartres, Vincennes, et un 2e conseil de révision siégeant à Versailles ont été ainsi successivement créés depuis le 19 août 1871 jusqu’au 15 février 1872, et le nombre total s’est trouvé porté à vingt-six pour les conseils de guerre et à deux pour les conseils de révision.
Les conseils de guerre des autres divisions militaires de France et d’Algérie ont eu à s’occuper presque tous, dans des proportions infiniment moindres, il est vrai, du même genre d’affaires criminelles ; ils ont siégé à Rouen, Lille, Châlons-sur-Marne, Besançon, Lyon, Marseille, Montpellier, Narbonne, Toulouse, Bayonne, Bordeaux, Nantes, Brest, Bastia, Bourges, Clermont-Ferrand, Limoges, Alger, Constantine et Oran.
Les cours d’assises qui ont eu à statuer sur les individus poursuivis à l’occasion de l’insurrection de 1871 sont au nombre de quatorze ; elles se sont tenues dans les départements de l’Oise, du Cher, de la Nièvre, do Saône-et-Loire, de la Drôme, de l’Isère, de l’Aveyron, du Gard, du Loiret, de la Seine, de la Marne, de Seine-et-Marne, des Basses-Pyrénées, du Puy-de-Dôme.
Elles ont eu à juger 41 affaires comptant 236 accusés.
116 accusés ont été condamnés et 120 ont été acquittés.
Sur les 116 condamnés, 2 ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité, 3 à la déportation simple, 6 à la déportation dans une enceinte fortifiée, 7 aux travaux forcés, 20 à la détention, 8 à la réclusion et 70 à l’emprisonnement.
Ce fut devant le 3e conseil, présidé par le colonel Merlin, que comparurent les membres de la Commune et du Comité central sur lesquels l’autorité avait réussi à mettre la main. Les débats s’ouvrirent le 6 août, à Versailles.
« La salle du conseil de guerre était vaste ; c’était cette salle profonde du Manège, qui ne s’attendait guère à être transformée en tribunal et qui gardait encore trace de sa destination primitive, ne fût-ce que le sable jaune et fin dans lequel enfonçaient les talons du public. Le jour, un jour cru, pénétrait par les larges verrières des côtés, comme dans la salle du Jeu de paume, et éclairait en pleine lumière ce vaste tribunal. Les uniformes des membres du conseil de guerre se détachaient sur les tentures vertes du fond de la salle, tentures sur lesquelles on avait appendu une figure de Jésus crucifié. Des gardes de planton formaient, devant le tribunal, une sorte de double haie immobile, au milieu de laquelle passaient les témoins. De loin, les plastrons rouges des tuniques, les collets d’habit, les turbans, les képis et les rouges aiguillettes des gendarmes produisaient absolument, sur le fond vert du tribunal, l’éclat de fleurs rouges dans un champ d’herbe ou de blé vert.
« Les accusés, assis entre des gendarmes, sur des gradins placés à la gauche du tribunal, faisaient face aux journalistes, qui, à droite, prenaient des notes, écoutaient, étudiaient, et dont les regards navrés ou satisfaits rencontraient parfois ceux d’un ancien confrère. Les défenseurs, en robe noire, immédiatement placés au-dessous des bancs de leurs clients, suivaient les débats, écrivant, interrompant et lorgnant l’auditoire. Nulle figure connue dans le groupe, sauf le visage pâle et les gros yeux ronds de M. Lachaud, le défenseur de Courbet. Les autres, des jeunes gens pour la plupart, se groupaient autour d’un homme jeune, bouillant, M. Léon Bigot, un ancien ami de Jules Favre, et d’un vieillard en lunettes, les cheveux blancs et le menton rasé, qui était M. Dupont de Bussac.
Les juges étaient des soldats. Le colonel Merlin, déjà vieux, le crâne chauve, ayant à ses côtés un lieutenant-colonel aux larges épaules, interrogeait, d’un ton lent, d’une voix apaisée, les accusés et les témoins. À la droite du tribunal, le commissaire de la République, le commandant Gaveau, prenait des notes. C’était un homme énergique, assez violent, l’air mâle et résolu.
Lorsque, arrivant par un escalier qui les dérobait d’abord à la vue des assistants, les accusés apparaissaient au haut des gradins et allaient s’asseoir à leurs places respectives, leurs noms couraient sur toutes les lèvres ; mais, il faut bien le dire, la première impression était l’étonnement. Quoi ! voilà les hommes qui avaient tenu, durant deux mois, Paris sous le joug ! Cette ville immense, ce foyer d’électricité intellectuelle avait été livré à ces médiocrités tapageuses ! C’étaient là les maîtres, et Paris obéissait, tremblant ! Les plus terribles faisaient maintenant piteuse mine. Tombés du haut de leur rêve, beaucoup avaient encore la stupéfaction de leur chute. D’autres, au contraire, gardaient on ne sait quelle confiance dans l’impossible qui, leur ayant déjà livré la puissance, leur donnerait peut-être le salut. Ils le croyaient, ils l’espéraient. Les têtes étaient livides, mais les lèvres souriaient. Le rictus de l’ironie s’alliait, chez la plupart, à la pâleur de la fatigue. » (J. Claretie.)
Les débats furent longs, orageux, remplis d’incidents dans le récit desquels nous ne saurions entrer. Le commandant Gaveau se montra d’une susceptibilité et d’une violence extrêmes, et il est permis de croire que ces scènes tumultueuses et dramatiques ne furent pas étrangères à la maladie terrible qui l’emporta quelque temps après. Les accusés étaient au nombre de dix-sept, qui comparurent dans l’ordre suivant : Ferré, Assi, Urbain, Billioray, Jourde, Trinquet, Champy, Régère, Lullier, Rastoul, Paschal Grousset, Verdure, Ferrat, Descamps, V. Clément, Courbet, Ulysse Parent.
L’arrêt du conseil fut rendu le 2 septembre seulement ; les débats s’étaient donc prolongés pendant près d’un mois, après une instruction préliminaire de neuf semaines. Le conseil eut à se prononcer sur les questions suivantes :
L’accusé est-il coupable :
1° D’attentat contre le gouvernement ;
2° Excitation à la guerre civile ;
3° Levée de troupes, mais sans ordre ni autorisation de l’autorité légitime ;
4° Usurpation de titres et fonctions ;
5° Complicité d’assassinats ;
6° Complicité d’incendies d’édifices publics et lieux habités ;
7° Complicité dans la destruction des propriétés particulières ;
8° Complicité dans la destruction des monuments publics ;
9° Arrestations arbitraires et séquestration de personnes ;
10° Fabrication d’armes prohibées par la loi ;
11° Embauchage ;
12° Soustraction de deniers publics ;
13° Avoir pris sans droit ni motif légitime commandement d’une troupe armée ;
14° Soustraction d’actes et de titres dont il était dépositaire ;
15° Vol de papiers à l’aide de violences et en alléguant un faux ordre de l’autorité ;
16° Bris de scellés et vol de papiers publics.
La délibération du conseil se prolongea pendant treize heures ; puis le président prononça les condamnations suivantes :
Ferré et Lullier, à la peine de mort (la peine de ce dernier fut commuée) ;
Assi, Billioray, Champy, Régère, Paschal Grousset, Ferrat et Verdure, à la déportation dans une enceinte fortifiée ;
Jourde et Rastoul, à la déportation simple ;
Urbain et Trinquet, aux travaux forcés à perpétuité ;
Courbet, à six mois de prison et 1,500 fr. d’amende ;
Victor Clément, à trois mois de prison ;
Ulysse Parent et Descamps étaient acquittés.
Les circonstances atténuantes avaient été admises pour Urbain, Jourde, Trinquet, Rastoul, Clément et Courbet.
Les accusés devaient être jugés au nombre de dix-huit ; mais Lisbonne, gravement indisposé, ne put être amené à l’audience, et le commissaire du gouvernement demanda le renvoi de son affaire à une époque ultérieure. Quant aux membres de la Commune qui avaient pu réussir à s’échapper, ils furent jugés et condamnés par contumace. On trouvera au nom de chacun des renseignements à cet égard.
Nous ne pouvons entrer dans le détail de tous les procès qui suivirent ; nous nous bornerons à en faire connaître sommairement les résultats. Au 1er février 1873, le nombre de ceux qui avaient été fusillés par suite de condamnations était de vingt-quatre ; voici leurs noms :
1° Aubry (Charles-Alphonse), fusillé le 25 juillet 1872 ; assassinat de la rue Haxo et désertion à l’ennemi.
2» Boudin (Étienne), fusillé le 25 mai 1872, pour incendie des Tuileries.
3° Bouin (Isidore-Louis), dit Bobèche, fusillé le 25 mai 1872 ; assassinat des dominicains d’Arcueil.
4° Bénot (Victor-Antoine), fusillé le 22 janvier 1873 ; assassinat de la rue Haxo et incendie des Tuileries.
5° Beaudoin (François-Adolphe), fusillé le 6 juillet 1872 ; complicité d’assassinat.
6° Bourgeois (Pierre), sergent au 45e de ligne, fusillé le 28 novembre 1871 ; a porté les armes contre la France.
7° Dalivous (Louis-François), fusillé le 27 juillet 1872, pour assassinat de la rue Haxo et désertion à l’ennemi.
8° De Saint-Omer (Émile), fusillé le 25 juillet 1872 ; assassinat de la rue Haxo.
9° Deschamps (Henry-Raoul), fusillé le 13 septembre 1872 ; complicité d’assassinat.
10° Dénivelle (Alfred-Léon), fusillé le 18 septembre 1872 ; complicité d’assassinat.
11° Decamp(Louis-Benoni), fusillé le 22 janvier 1873 ; complicité d’incendie.
12° Crémieux (Gaston), fusillé à Marseille le 30 novembre 1871 ; complicité d’assassinat.
13° Ferré (Théophile), fusillé le 28 novembre 1871 ; complicité d’assassinat et incendie.
14° François (Jean-Baptiste), fusillé la 25 juillet 1872 ; assassinat de la rue Haxo.
15° Fenouillas (Jean-Louis), dit Philippe, fusillé le 22 janvier 1873 ; incendie de la mairie et de l’église de Bercy.
16° Genton (Gustave), fusillé le 30 avril 1872 ; assassinat des otages de la prison de la Roquette.
17° Herpin-Lacroix (Armand), fusillé le 23 février 1872 ; assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte, rue des Rosiers, à Montmartre.
18° Lagrange (Charles-Marie), fusillé le 22 février 1872, pour assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte.
19" Lolive (Joseph), fusillé le 18 septembre 1872, pour assassinat des otages de la Roquette.
20° Préau de Vedel (Gustave), fusillé le 19 mars 1872, pour assassinat de Chaudey à Sainte-Pélagie.
21° Rossel (Louis-Nathaniel), fusillé le 28 novembre 1871.
22" Rouillac (Jean-Pierre), fusillé le 6 juillet 1872 ; assassinat de la route d’Italie et de la Butte-aux-Cailles.
23° Serizier (Jean-Baptiste), fusillé le 25 mai 1872 ; assassinat des dominicains d’Arcueil.
24° Verdaguer (Goderic-Joseph), fusillé le 28 février 1872 ; assassinat des généraux Clément Thomas et Lecomte.
Dans le rapport du général Appert sur les Opérations de la justice militaire après la prise de Paris figurent des tableaux statistiques dont voici le résumé :
Les décisions judiciaires s’appliquant aux 39 membres du Comité central se divisent ainsi :
À mort, 3 (commuées en travaux forcés à
perpétuité).
Travaux forcés à perpétuité, 2.
Déportation dans une enceinte fortifiée, 8.
Déportation simple, 3.
À mort, 12.
Travaux forcés à perpétuité, 1.
Déportation dans une enceinte fortifiée, 8.
Travaux forcés à temps, 1.
Les décisions judiciaires relatives à l’exécution des otages :
À mort, 16, dont 9 exécutés et 7 commués
en travaux forcés à perpétuité.
Travaux forcés à perpétuité, 8.
Déportation dans une enceinte fortifiée, 8.
Déportation simple, 15.
Diverses peines, 25.
38,000 individus environ, dont 5,000 militaires.
850 femmes.
650 enfants de seize ans et au-dessous.
Insurgés envoyés dans les dépôts des côtes de l’Océan, 28,000 environ.
18,930 détenus mis en liberté par ordonnance de non-lieu.
11,070 définitivement déférés aux conseils de guerre.
Nombre de repris de justice, 7,400.
L’Assemblée nationale finit cependant par comprendre qu’une mesure de clémence apparente devait atténuer l’impression produite en France par de si nombreuses condamnations. Le 16 juin 1871, sur la proposition de M. Haentjens et de plusieurs de ses collègues, elle avait décidé qu’une commission de 30 membres serait nommée à l’effet de rechercher les causes de l’insurrection de Paris. Dans une des séances qui suivirent, M. Dufaure, garde des sceaux, proposa ce projet de loi, relatif à l’exercice du droit de grâce :
« Article 1er. En matière politique et de presse et pour les condamnations de toute nature, et en matière de crimes ou délits ordinaires pour les condamnations supérieures à un an d’emprisonnement, le droit de grâce confié au chef du pouvoir exécutif ne sera exercé par lui qu’après avoir pris l’avis d’une commission spéciale, nommée par l’Assemblée nationale.
« Art. 2. Sont exceptées les grâces collectives proposées par le garde des sceaux, ministre de la justice, sur la proposition des ministres de la guerre, de la marine, des finances ou des travaux publics, dans le cas où ne s’applique pas le droit de transaction conféré par les lois de 1815, du 18 juin 1856 et du 7 septembre 1870.
« Art. 3. Les amnisties ne peuvent être conférées que par une loi. »
Comme on le voit, M. Thiers se retranchait prudemment derrière une commission ; il ne voulait ni endosser l’odieux d’une telle proscription, ni avoir à lutter contre une Assemblée dont il connaissait les fureurs politiques. M. Barbie, chargé du rapport, modifia le texte du projet de manière à préciser nettement les intentions de la majorité :
« ........
« Art. 2. L’Assemblée nationale délègue le pouvoir de faire grâce au président du conseil des ministres, chef du pouvoir exécutif.
« Art. 3. Néanmoins, la grâce ne peut être accordée que par une loi aux ministres et autres fonctionnaires ou dignitaires dont la mise en accusation a été ordonnée par l’Assemblée nationale.
« Art. 4. La grâce ne pourra être accordée aux personnes condamnées pour infractions qualifiées crimes par la loi, à raison des faits se rattachant à la dernière insurrection de Paris, et dans les départements depuis le 15 mars 1871, que s’il y a accord entre le chef du pouvoir exécutif et l’Assemblée nationale, représentée par la commission dont il sera parlé ci-après. En conséquence, tous les recours formés par les condamnés, après avoir été instruits par le ministre de la justice, seront transmis au président de l’Assemblée nationale. Ces recours seront examinés par une commission de 15 membres nommés par l’Assemblée nationale en réunion publique. La grâce ne pourra être accordée par le chef du pouvoir exécutif que conformément à l’avis de cette commission. En cas de dissentiment entre la commission et le chef du pouvoir exécutif, la condamnation sera exécutée. »
Ce fut ce dernier projet qui l’emporta ; l’Assemblée, elle, ne craignait pas d’encourir la responsabilité devant laquelle avait reculé M. Thiers. La commission dite des grâces, et qui se montra si peu disposée à faire usage de son pouvoir que M. Ordinaire, en termes peu parlementaires, la qualifia un jour de « commission d’assassins, » fut élue en séance publique les 21 et 22 juin 1871. Elle fut composée de MM. Martel, président ; Piou, vice-président ; comte de Bastard, Félix Voisin, secrétaires ; Barbie, comte de Maillé, comte Duchâtel, Peltereau-Villeneuve, Sacase, Tailhaud, marquis de Quinsonas, Bigot, Merveilleux du Vignaux, Paris, Corne. Elle se réunit pour la première fois le 30 juin ; sa dernière réunion, avant la prorogation de l’Assemblée nationale, eut lieu le 20 décembre 1875 ; elle avait tenu alors 246 séances. À cette même date du 20 décembre, MM. Martel et Félix Voisin présentèrent à l’Assemblée un rapport détaillant les travaux de la commission ; nous en détachons les passages suivants :
« Le nombre total des affaires soumises à notre examen mérite, messieurs, d’appeler maintenant votre attention. Il importe de classer immédiatement ces affaires d'après la nature des condamnations prononcées ; nous voyons ainsi qu’elles se décomposent da la manière suivante :
Condamnations à mort.... 110
Condamnations à la déportation dans une enceinte fortifiée . . . 739
Condamnations à la déportation simple . . . 2,137
Condamnations à la détention. . . 1,221
Condamnations au bannissement . . . 65
Condamnations aux travaux forcés à perpétuité . . . 82
Condamnations aux travaux forcés à temps . . .134
Condamnations à la réclusion . . . 56
Condamnations à l’emprisonnement. . . 1,891
Condamnations à l’emprisonnement dans une maison de correction . . . 5
Condamnations à la surveillance de la haute police. . . 11
Total . . . 6,501
affaires soumises à l’examen de la commission des grâces.
« Ce nombre considérable, intéressant à connaître pour lui-même, doit être rapproché du nombre total des condamnations contradictoires de même nature prononcées, soit par les conseils de guerre, soit par les cours d’assises, à Paris et dans les départements. C’est, en effet, le rapprochement de ces deux nombres qui vous permettra de voir combien il y a eu, en matière criminelle, de condamnations contradictoires prononcées, et combien il y a eu de condamnés de l’insurrection de 1871 ayant formé des recours en grâce.
« Les conseils de guerre et les cours d’assises, statuant en matière criminelle, ont prononcé, du 15 mars 1871 au 30 novembre 1875, un nombre total de 9,596 condamnations contradictoires ; nous décomposerons encore ce nombre d’après la nature de la peine prononcée, comme nous l’avons fait tout à l’heure pour les affaires soumises à l’examen même de la commission ; nous trouvons ainsi qu’il y a eu :
Condamnations à mort . . . . 110
Condamnations à la déportation dans une enceinte fortifiée . . . . 1,197
Condamnations à la déportation simple . . . . 3,446
Condamnations à la détention. . . . 1,321
Condamnations au bannissement. . . . 333
Condamnations aux travaux forcés à perpétuité . . . . 94
Condamnations aux travaux forcés à temps. . . . 179
Condamnations à la réclusion . . . . 70
Condamnations à l’emprisonnement . . . . 2,070
Condamnations à l’emprisonnement dans une maison de correction . . . . 59
Condamnations à la surveillance de la haute police . . . . 117
Total. . . . 9,596
condamnations contradictoires prononcées en matière criminelle.
« Ainsi, messieurs, nous savons, d’une part, que 9,596 condamnations contradictoires ont été prononcées contre ces individus compromis dans l’insurrection, à raison d’infractions qualifiées crimes, et, d’autre part, que 6,501 de ces individus ont formé des recours en grâce ; c’est donc, dans cette catégorie de condamnés, une proportion de 66 pour 100 qui a fait appel à la clémence de la commission et du président de la République...
« Le nombre des individus compromis dans les 6,501 affaires soumises à l’examen de la commission se décompose :
« D’après le sexe, en :
Hommes, 6,403
Femmes 98
Total 6,501
« D’après le lieu d’origine, en :
Originaires du département de la Seine. 1,709
Originaires des départements. 4,598
Originaires des pays étrangers 194
Total 6,501
« D’après la situation de famille, en :
Célibataires 3,278
Mariés sans enfants 827
Veufs sans enfants 124
Mariés avec enfants 2,057
Veufs avec enfants 215
Total 6,501
« D’après la profession, en :
Occupés aux travaux des champs 615
Occupés à des travaux industriels 4,011
Concierges ou domestiques.. 411
Négociants, marchands, logeurs, employés divers... 906
Exerçant une profession libérale 125
Militaires ou marins 329
Sans profession 104
Total 6,501
« Votre commission a constaté que, sur la totalité de ces individus, il y en avait 1,514 qui avaient antérieurement subi des condamnations judiciaires ; mais il convient de remarquer que ce nombre est sans doute au-dessous de la réalité, car le casier judiciaire du tribunal de la Seine ayant été détruit dans les incendies du Palais de justice et de l’Hôtel de ville, les recherches sur les antécédents judiciaires sont souvent devenues très-difficiles.
« 595 condamnés ont été signalés, dans le rapport de M. le garde des sceaux, comme vivant en concubinage ; un grand nombre d’entre eux ont été également signalés comme des souteneurs de filles. »
Dans la suite, de nouveaux dossiers furent soumis à l’examen de la commission ; le tableau suivant, extrait d’une annexe présentée par les mêmes rapporteurs, donne les résultats définitifs des travaux de cette commission :
« Les dossiers de 210 condamnés ont été examinés pour la troisième fois.
« 127 condamnés ont été l’objet de décisions favorables ; 34 n’avaient encore obtenu aucune commutation ou remise de peine.
« En quatrième examen, 4 condamnés sur 7 ont été l’objet de décisions favorables ; un seul n’avait encore obtenu aucune commutation ou remise de peine.
« 1° Nombre total des condamnés qui ont fait appel à la clémence de la commission et du président de la République, 6,536.
« 2° Nombre total des condamnés qui ont obtenu des commutations, remises partielles ou totales de leur peine, 2,649.
« 3° Nombre total des avis émis par la commission :
En premier examen 6,536
En deuxième examen 1,426
En troisième examen..... 210
En quatrième examen..... 7
Nombre total.... 8,179
« 4° Nombre total des avis de la commission concluant au rejet des recours en grâce 5,039
« 5° Nombre total des avis de la commission concluant à des commutations, remises partielles ou totales de peine 3,140
Total général.... 8,179
avis émis par la commission des grâces du 28 août 1871 au 8 mars 1876, époque de la cessation définitive de ses travaux. »
Nous ne traiterons pas ici la question de l’amnistie, qui devait inévitablement échouer dans les termes où elle s’est produite au Sénat ; elle renaîtra, d’ailleurs, et ce sera le vrai moment d’en faire l’historique, quand elle aura reçu une solution définitive.
Quelques lecteurs nous auront peut-être trouvé sévère pour les hommes de la Commune ; nous répondrons par le jugement écrasant porté contre par deux hommes dont on ne niera pas la compétence et les sentiments républicains, Mazzini et le malheureux Rossel.
« Cette insurrection, a écrit Mazzini, qui a soudainement éclaté, sans plan préconçu, mêlée à un élément socialiste purement négatif, abandonnée même par tous les républicains français de quelque renommée et défendue avec passion et sans un esprit fraternel de concession par des hommes qui auraient dû, mais qui n’ont pas osé se battre contre l’étranger, devait inévitablement aboutir à une explosion de matérialisme et finir par accepter un principe d’action qui, s’il avait jamais force de loi, rejetterait la France dans les ténèbres du moyen âge et lui enlèverait pour des siècles à venir tout espoir de résurrection. Ce principe est la souveraineté de l’individu, qui ne peut amener qu’une indulgence personnelle illimitée, que la destruction de toute autorité et que la négation absolue de l’existence nationale. »
Voici le jugement porté par Rossel : « Aucun des serviteurs de la Commune n’avait étudié son rôle pour la grande scène. Pas d’étude, pas d’acquis, pas de caractère, pas d’audace durable. Cette plèbe ouvrière aspire à posséder le monde, et elle ne sait rien du monde. Lorsqu’un malfaiteur veut forcer une maison, il en fait d’abord le tour ; il étudie les portes, la serrure ; il sait où sont les meubles et comment les forcer. La Commune a été le malfaiteur novice, qui est réduit à tuer pour voler, et qui se trouve ensuite embarrassé de crimes inutiles, ne sachant où sont les caches et les secrets. La comparaison me plaît, et je m’y tiens. Paris a été, entre les mains de ces sauvages, comme un coffre-fort à secret. La maison était forcée, le peuple faisait la courte-échelle sous les fenêtres, et la Commune, se grattant le front devant le coffre-fort plantureux qui contenait la richesse sociale, était obligée de se contenter du billon. Seulement, elle a mis, en partant, le feu à la maison, par acquit de conscience. (Papiers posthumes.) »
Ces jugements, comme on le voit, dépassent en sévérité celui que nous avons porté nous-même. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que tous ceux qui prirent part aux tristes événements de cette époque néfaste ne furent pas également coupables ; plusieurs d’entre eux croyaient sincèrement travailler dans l’intérêt du peuple, et ils furent entraînés par les circonstances.
Nous n’ajouterons qu’un mot en terminant ce douloureux récit. On pouvait s’attendre à des élections réactionnaires après ces sombres événements ; on pouvait craindre que la Commune n’eût tué la République ; il n’en fut rien. C’est que le robuste bon sens français n’avait jamais confondu l’idée communaliste avec l’idée républicaine.
Commune (la), journal fondé par les principaux rédacteurs du Combat et du Vengeur. Il dura du 20 mars au 19 mai 1871 et n’eut que 60 numéros, Delimal en était le rédacteur en chef ; les autres rédacteurs étaient : Georges Duchêne, Henri Brissac, Émile Clerc, J. Capdevielle, Camille Clodong, Henri Muret, A. Rogeard, liadrian, Segoiliet, Ch. Lullier, G. Daubes et Millière. Il s’imprimait rue Coq-Héron et avait ses bureaux rue Tiquetonne.
Il se montra d’abord défenseur ardent des principes de la Commune, et, dans son premier numéro, il avait dit : « La Commune, c’est l’ordre, c’est l’économie dans les dépenses, c’est la réduction des impôts, c’est la porte ouverte à toutes les réformes sociales qui s’imposent d’elles-mêmes et que les institutions monarchiques sont impuissantes à réaliser ; c’est, en un mot, l’ère des révolutions violentes fermée et la guerre civile rendue impossible. » Mais bientôt il trouva que la Commune ne montrait pas assez d’énergie : « Si, dit-il dans son n° 44, elle voulait prendre à tâche de se rendre impopulaire, elle n’agirait pas autrement. » Le n" 60, qui fut le dernier, contenait une attaque beaucoup plus violente, dont nous citerons seulement quelques lignes : « Il n’y a ici d’autres trahisons que l’ineptie, l’imbécillité des polissons et des drôles qui ont mis la main sur les services publics, dont ils ne connaissaient pas la premier mot. Entre leurs mains, sûreté générale est devenue guet-apens, et salut public doit s’appeler abandon ou négligence des plus élémentaires garanties. » Dès le lendemain, le journal fut supprimé par décret, et les rédacteurs apprirent ainsi, à leurs dépens, que les polissons et les drôles de la Commune ne reculaient pas devant une atteinte portée à la liberté de la presse, quand il s’agissait de leur défense personnelle.
Commune (bulletin des), placard officiel hebdomadaire, publié à Paris par les soins du ministère de l’intérieur et envoyé à chacune des communes de France pour être affiché à la porte de.la mairie. Le Bulletin des communes, résumé du Journal officiel, contient, indépendamment des décrets et des arrêtés ministériels, des articles conçus et écrits selon l’esprit du gouvernement. Le Bulletin des communes, qui a remplacé le Moniteur des communes, a été d’abord imprimé a l’Imprimerie nationale. Depuis, il a été donné à l’imprimerie Dalloz, dans des circonstances qui méritent d’autant plus d’être rapportées qu’elles font connaître et apprécier les moyens auxquels a recours le gouvernement dit de l’ordre moral.
L’imprimerie nationale, dont, faute d’une meilleure combinaison, on a fait une annexe du ministère de la justice, est un établissement de l’État, une propriété nationale qui, bon an mal an, produit pour 6 millions d’imprimés divers. Si l’Imprimerie nationale fait des bénéfices, le Trésor public les encaisse ; si elle fait des pertes, le Trésor y fait face. Qui touche aux intérêts de cet établissement touche donc à ceux de l’État. Or, du temps de l’ordre moral, il s’est passé un fait dont la moralité a paru douteuse à la Chambre des députés et qu’elle a condamné par un vote le 20 novembre 1876.
Sous l’Empire, l’Imprimerie nationale envoyait aux 36,000 communes de France un placard hebdomadaire, dit Moniteur des communes, qui fut un auxiliaire aussi modeste que puissant pour la politique impériale. L’abonnement était obligatoire et produisait de 50,000 à 60,000 francs par an. Les fortes têtes du 24 mai, MM. de Broglie, Baragnon et de Fourtou, virent là un instrument puissant d’obscurantisme. Ils entreprirent donc des modifications à la façon bonapartiste, et, dans une correspondance lue à la tribune, M. Baragnon a qualifié l’entreprise d’adorable. En voici l’économie : on enlevait à l’Imprimerie nationale, c’est-à-dire à l’État, le Moniteur des communes, nommé désormais Bulletin des communes, et on en passait la gestion et les bénéfices annuels à M. Dalloz, du Moniteur universel. De son autorité privée, M. de Fourtou, ministre de l’intérieur, empiétant sur le pouvoir législatif, faisait à l’entreprise nouvelle des remises d’impôt : impôt sur le papier, droits de poste. On prévoyait même le rétablissement du timbre, auquel cas remise en serait faite. L’abonnement des 36,000 communes, à raison de 4 francs par an, était rendu obligatoire, perçu par l’État et versé par lui au fortuné M. Dalloz. Cela devait durer pendant vingt ans. C’était un cadeau de plus de 1 million fait ainsi aux dépens du Trésor public. Il n’y a que les bonapartistes ou les gens de l’ordre moral, autre catégorie de sauveurs, pour avoir de ces petites audaces ; mais MM. de Broglie, Baragnon et de Fourtou avaient compté sans la commission du budget.
La commission a appelé l’attention de la Chambre sur ce scandale, et le traité Dalloz a été discuté à la tribune, dans la séance du 20 novembre 1876.
D’accord avec M. Dufaure, président du conseil, M. de Marcère, alors ministre de l’intérieur, a décliné toute responsabilité et laissé aux prises la commission du budget et les débris du 24 mai. La question de validité du contrat ayant d’abord dominé, l’affaire, au début, ressemblait à un procès devant le tribunal de commerce, et, à défaut d’huissier, le président aurait pu ainsi appeler la cause : la commission du budget contre l’ordre moral. Mais la discussion a vite pris une allure particulière, et l’on s’est aperçu bientôt qu’il n’y avait là ni affaire civile ni affaire commerciale, mais quelque chose comme une accusation.
Voici le système de défense des hommes du 24 mai : le 2 décembre 1871, un anniversaire que quelques-uns d’entre eux aiment et que d’autres ont le tort d’oublier, M. Casimir Périer, alors ministre de l’intérieur, a mis M. Dalloz aux lieu et place de M. Wittersheim, pour l’exploitation du Journal officiel de la république française. Par une contre-lettre, le concessionnaire déclarait qu’en cas de non-ratification par l’Assemblée, le traité serait nul, « sans qu’il y eût aucune réclamation exercée respectivement. » L’Assemblée ne ratifia pas. Le 24 mai, arrivant au pouvoir, flaira là une affaire. Considérant, paraît-il, que M. Dalloz pouvait inquiéter le gouvernement, dont il avait la signature, il décida de lui faire une concession nouvelle, grosse d’avenir pour la politique qui venait de triompher, et, de plus, créant, pendant vingt ans, un bénéfice de 50,000 à 60,000 francs par an.
Ce système de défense, développé par M. de Fourtou, ses arguties sur la limite des droits respectifs du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif n’ont pu convaincre la Chambre de l’innocence et de la candeur du ministre de l’ordre moral, signataire du traité relatif au Bulletin des communes. Vainement, à bout de raisons, il a prétendu que plusieurs votes successifs du budget de l’Imprimerie nationale parle pouvoir législatif entraînaient ratification, le rapporteur de la commission du budget, M. Lepère, le président, M. Gambetta, et M. Raoul Duval, membre de la commission, ont pris M. de Fourtou à partie et ne l’ont lâché que meurtri et hors de combat.
Suivant M. Lepère, la contre-lettre subordonnait à l’approbation de l’Assemblée le traité relatif à l'Officiel, avec d’autant plus de raison qu’il dépouillait l’Imprimerie nationale, c’est-à-dire le Trésor. La prétendue indemnité, à propos de prétendus droits litigieux, n’avait donc aucune raison d’être. L’octroi à M. Dalloz du Bulletin des communes était d’autant plus un pur don, que M. Tailhand, alors garde des sceaux, dans une lettre à son collègue de l’intérieur, abandonnant les intérêts de l’Imprimerie dont il était le gardien, signalait à M. de Fourtou le préjudice que l’établissement allait supporter. M. de Fourtou passa outre. La Chambre passa outre, elle aussi, et, par 341 voix contre 90, elle condamna la légèreté de l’ancien ministre de l’ordre moral.
Le Bulletin des communes doit faire retour, à partir du 1er janvier 1878, à l’Imprimerie nationale.
Ainsi que nous l’avons dit plus haut, le Bulletin des communes, sorte de journal officiel abrégé, est l’organe des hommes au pouvoir. Le gouvernement du 16 mai s’en est servi d’une façon tout originale, mais fort peu morale. M. de Fourtou l’a fait rédiger en vue des élections par des forbans de lettres aussi dépourvus de talent que de conviction. Comme cette rédaction spéciale laissait à désirer, le ministre de l’intérieur a fait faire de larges emprunts aux journaux dits des « honnêtes gens. » Tous les articles hostiles à la République y ont été consignés avec un soin religieux ; toutes les énormités à l’adresse des hommes illustres qui se dévouent à la cause du pays y ont trouvé place. Le Bulletin des communes, durant cette période, était devenu la doublure du Figaro, du Français, de la Défense et du Pays. Hâtons-nous de dire que les efforts de M. de Fourtou ont été vains. Les articles du Bulletin des communes, émanant du ministère de combat ou provenant des feuilles entretenues par lui, n’ont exercé aucune influence sur les populations des campagnes, qui aiment, avant tout, la franchise, la clarté, l’honnêteté. Quand elles ont vu le Bulletin des communes transformé en journal officiel du mensonge et de la diffamation, elles se sont indignées, et les maires, en très-grand nombre, ont refusé d’afficher cet odieux libelle à la porte de leurs mairies. Le Bulletin des communes souleva de toutes parts d’énergiques protestations, et quelques-unes des personnes diffamées portèrent le débat devant la justice.
Certains tribunaux se déclarèrent incompétents. D’autres condamnèrent, non pas le Bulletin des communes, mais les journaux coupables d’avoir reproduit ses mensonges et ses diffamations. Parmi les jugements qui intervinrent, celui que rendit le tribunal civil de Nevers fut particulièrement remarqué. Trois anciens députés républicains de la Chambre dissoute le 25 juin 1877 s’étaient émus des attaques odieuses dirigées par l’organe de M. de Fourtou contre les 363, qu’il n’avait pas craint de confondre avec les assassins et les incendiaires payés par les bonapartistes pour détourner la Commune de son but. MM. Girerd, Turigny et Gudin ne s’en prirent pas au Bulletin des communes lui-même. Ils savaient trop bien qu’aux yeux de la justice le Bulletin des communes était un placard officiel, revêtu d’un caractère administratif ; que chacun des articles de cette feuille ministérielle était un article politique et que ses mensonges, comme ses calomnies, pouvaient s’établir sous le bénéfice de l’anonymat et de l’irresponsabilité. Mais les trois honorables députés pensèrent avec raison que tout journal reproduisant les articles du Bulletin des communes prenait la responsabilité de ces articles. Le Nivernais avait reproduit les attaques dirigées contre les républicains par le Bulletin de M. de Fourtou, et il les avait même agrémentées de quelques réflexions personnelles, qui n’avaient d’autre objet que de faire ressortir la beauté du texte et qui n’eurent d’autre résultat que de faire ressortir la gravité et la honte du délit. Le Nivernais fut condamné, et le dispositif du jugement se chargea de venger les députés outrageusement diffamés par le Bulletin des Communes.
« Attendu, dit le jugement du tribunal de Nevers, qu’il n’est pas douteux que les attaques dont se plaignent MM. Girerd, Turigny et Gudin ont été dirigées contre eux et leurs anciens collègues à raison de leur qualité d’hommes publics ; que si l’auteur de la publication incriminée a pu avoir en vue de diminuer la considération de ceux qu’il regardait comme futurs candidats, il ne les a pas moins désignés collectivement, puisqu’ils sont des « 363 anciens députés radicaux, que vise l’article. »
Et plus loin :
« Attendu que les demandeurs relèvent dans la publication dont il s’agit deux passages, dont l’un constituerait un outrage par le rapprochement établi entre les partisans de la Commune, les complices des incendiaires et des scélérats de 1871 et les 363 anciens députés ; le second passage, une diffamation, en ce qu’il imputerait aux mêmes 363 députés d’avoir pour programme la désorganisation et la destruction de l’armée, etc. »
Le jugement conclut en condamnant le Nivernais à payer aux trois députés demandeurs la somme de 500 francs, à titre de dommages-intérêts. Moralement, ce fut le Bulletin des communes qui fut flétri et condamné.
C’était juste.
Alors qu’il n’y a pas un seul intérêt matériel, même le plus minime, qui ne soit garanti par nos lois et qui puisse être lésé sans que l’intéressé trouve des juges de cette atteinte, le Bulletin des communes, par les ordres des hommes du 16 mai, s’emparait de l’honneur des citoyens, et, couvert par l’impunité heureusement momentanée des ministres, il se plaisait à le salir. Il attaquait sans se découvrir ; il frappait sans s’exposer. Entre les mains de M. de Fourtou, le Bulletin des communes était devenu une arme, arme d’autant plus précieuse pour ceux qui l’employaient, qu’ils étaient incapables d’en manier de plus loyales.
Le Bulletin des communes, sous le gouvernement du 16 mai, était l’organe officiel du mensonge, de la diffamation et de l’injure. La collection de ce placard sera un document instructif pour tous ceux qui seront tentés d’écrire l’histoire de ces tristes moments et de ces personnages plus tristes encore.