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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Champ de mai, épisode de la période des Cent-Jours

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 889).

Champ de mai, épisode de la période des Cent-Jours. À son retour de l’île d’Elbe, Napoléon, dominé par le réveil de l’esprit libéral dans le pays entier, et sentant le besoin d’entraîner l’opinion, avait fait un certain nombre de concessions, que d’ailleurs, en l’état des choses, il lui eut été impossible de refuser. C’est ainsi que la nation reprit possession de la liberté de la presse, de la liberté individuelle, de l’élection des magistrats municipaux, etc. Mais, quand il s’agit des institutions constitutionnelles devant servir de garantie aux libertés publiques, l’empereur ne put se résoudre à les demander à une assemblée nationale et s’obstina à ce qu’elles ne fussent présentées que comme un supplément à ses chartes impériales. Le pays attendait un statut fondamental, une constitution : on lui donna l’Acte additionnel aux constitutions de l’empire, dont le principal rédacteur avait été Benjamin Constant. Le désappointement fut extrême, d’autant plus qu’on recevait le nouveau pacte comme une charte octroyée, sans possibilité d’y rien changer. Quant à l’acceptation nationale, par des registres ouverts chez les officiers publics, on considérait cette garantie comme à peu près illusoire. L’animation était telle, qu’elle portait à méconnaître les parties réellement libérales de l’œuvre. Plus des trois quarts des électeurs ne votèrent point. Beaucoup motivèrent leur acceptation sur les dangers publics et en faisant d’énergiques réserves. Quoi qu’il en soit, l’Acte additionnel fut ratifié par la majorité de ceux qui votèrent. Au reste, il était déjà en exercice.

Il avait été décidé que le recensement et la proclamation des votes seraient faits dans un champ de mai, tenu en présence des membres des collèges électoraux qui voudraient se rendre à Paris, et de députations des armées de terre et de mer. Cette solennité avait été indiquée d’abord pour le 26 mai ; elle n’eut lieu que le 1er juin, par suite du retard apporté dans la remise des procès-verbaux. Les députés des collèges électoraux s’étaient réunis à Paris, et le dépouillement des votes donna le résultat suivant : 1,300,000 suffrages affirmatifs, 4,206 négatifs. Comme on le voit, le nombre des abstentions avait été énorme.

L’objet du champ de mai, maintenant réduit à un simple recensement, qui n’était qu’une pure formalité, s’était singulièrement amoindri ; car il avait dû consister d’abord, d’après un décret rendu par l’empereur à son passage à Lyon, en une réunion du corps électoral tout entier, qui aurait participé au travail constitutionnel et assisté au sacre de l’impératrice et du roi de Rome.

Pour donner quelque éclat à la cérémonie ainsi réduite, Napoléon, qui aimait à frapper les imaginations par des spectacles pompeux, ajouta à la proclamation des votes une distribution de drapeaux aux troupes qui allaient partir pour la frontière du Nord. La solennité eut lieu au Champ-de-Mars. Les libéraux, qui avaient accepté cette restauration de l’empire avec la condition de sérieuses garanties constitutionnelles, eussent désiré que Napoléon parût au champ de mai vêtu en simple général ; qu’il se présentât à la France moins en empereur qu’en soldat armé pour la défense du pays. Cette idée lui fut communiquée ; mais il préféra, comme toujours, frapper les yeux par un appareil théâtral, et il se rendit au lieu de la cérémonie en habit de soie, en toque à plumes, en manteau impérial, dans la voiture du sacre, attelée de huit chevaux, avec un cortège de princes de sa famille, de maréchaux, etc.

Le Champ-de-Mars était occupé par les 25,000 hommes de la garde nationale de Paris et par 25,000 hommes de troupes. Le lieu destiné à la cérémonie était une vaste enceinte demi-circulaire adossée à l’École militaire, avec un trône, un autel, des trophées, des draperies. Comme au jour, déjà lointain, de la distribution des aigles, le trône était adossé à l’École militaire. Devant le trône, deux hémicycles ou amphithéâtres étaient remplis par les autorités civiles et militaires et les membres des collèges électoraux, en tout environ 9,000 individus. Comme pour la fête de la Fédération, un autel s’élevait au centre ; la messe y fut dite, non pas cette fois par M. de Talleyrand, mais par l’archevêque de Tours, Barrai.

Après la messe et le Te Deum, les députations d’électeurs vinrent prendre place au pied du trône, et l’un des membres, Dubois d’Angers, lut une adresse qui avait été concertée avec le gouvernement, mais qui n’en gardait pas moins, sous l’empreinte officielle, la forte trace des préoccupations du moment, et qui peut se résumer ainsi : dévouement à l’empereur, défense nationale, liberté constitutionnelle.

L’archichancelier annonça ensuite le résultat des votes, et déclara l’acte additionnel accepté par la nation. On le présenta à Napoléon, qui le signa, jura sur les Évangiles fidélité aux constitutions de l’empire (c’est-à-dire à son propre ouvrage), puis lut le discours si connu : « Empereur, consul, soldat, je tiens tout du peuple. Dans la prospérité, dans l’adversité, sur le champ de bataille, au conseil, sur le trône, dans l’exil, la France a été l’objet unique et constant de mes pensées et de mes actions. »

Ce discours est écrit avec une force de pensée et de style qu’on ne peut méconnaître ; mais, cependant, il contient bien des choses fort contestables : « Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple…, » quand il n’était que trop manifeste qu’il avait constamment, au contraire, sacrifié le peuple à son égoïsme colossal et à son ambition insensée.

Plus bas, il affirme que c’est l’indignation de voir les droits du peuple méconnus qui l’a ramené de l’Île d’Elbe ; qu’à son retour il comptait sur une longue paix, et qu’alors il se préoccupait exclusivement de fonder la liberté française… (qu’il eût été plus simple de ne pas anéantir), etc.

Quoi qu’il en soit, si beaucoup pensaient que le maître n’était point changé, que les circonstances seules lui imposaient des concessions, et qu’au premier retour de prospérité il reviendrait à son tempérament despotique et supprimerait par ses fameux sénatus-consultes tout ce qu’il avait laissé reprendre à la liberté, si les hommes prévoyants étaient plongés dans des inquiétudes de toute nature, les dangers publics ne permettaient pas d’hésiter. Puisqu’on avait commis la faute de courir de nouveau l’aventure impériale, ce qui armait encore une fois l’Europe contre nous, il n’y avait plus qu’à accepter Napoléon comme soldat, en prenant le plus de garanties possible en faveur de la liberté nationale. Telle était évidemment la pensée des envoyés des collèges électoraux ; leur adresse en fait foi. De ce côté, comme dans la partie éclairée du public, l’enthousiasme était fort mitigé. L’armée seule s’abandonnait sans réserve aux manifestations serviles de l’idolâtrie pure.

La cérémonie du champ de mai se termina par la distribution des drapeaux. Dans ces scènes militaires, le sublime acteur retrouvait toujours sa supériorité, ainsi que son grand art de confondre sa propre cause avec la cause nationale, son intérêt personnel avec l’intérêt sacré du pays.

« Gardes nationaux, soldats, vous jurez de périr en défendant la patrie, — et le trône ?Nous le jurons ! » répondaient des milliers de voix.

Ainsi, la situation était telle, que la nation était réduite à prendre pour sauveur celui qui l’avait conduite à l’abîme, et qui très-probablement l’eût récompensée de son dévouement et de ses sacrifices en lui enlevant de nouveau tous ses droits, en l’écrasant sous le poids de ses exigences et de son despotisme, si la fortune l’eût encore une fois favorisé.

La haine de la domination étrangère, la haine de l’ancien régime, des nobles et des prêtres, la crainte des réactions, l’intérêt des acquéreurs de biens nationaux, la répugnance pour les Bourbons, servaient d’ailleurs admirablement Napoléon, qui faisait jouer tous ces ressorts avec cette merveilleuse habileté méridionale qui lui fut toujours aussi utile que son génie.

La cérémonie du champ de mai, malgré son éclat, ne fut qu’une froide et pâle réminiscence de la grande fédération de 1790, et elle n’effaça pas l’impression défavorable produite par les déceptions de l’Acte additionnel. Beaucoup de personnes même n’y virent qu’un moyen d’éluder, par une représentation militaire et théâtrale, les solennelles promesses d’institutions franchement libérales qui avaient, plus que sa gloire si chèrement achetée, contribué à rallier la France autour de Napoléon, lors de son audacieux coup de main du retour de l’île d’Elbe.

Pendant que l’empereur s’enivrait de l’enthousiasme de ses soldats et des acclamations officielles, qu’il prenait pour la voix de la nation, l’Europe se préparait à l’écraser définitivement.

Quinze jours plus tard, le dernier jet de flamme du météore impérial s’éteignait aux champs de Waterloo.

Au champ de mai, Napoléon, après être descendu du trône, gravissant, comme Louis XVI, les degrés de l’autel, y avait juré fidélité à la nouvelle constitution. Waterloo a laissé à la postérité cette énigme à deviner : à savoir si le premier empereur aurait été plus que Louis XVI fidèle à son serment. Le Mémorial de Sainte-Hélène n’a nullement tranché le doute qui s’élève à cet égard.