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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Chansons des rues et des bois, volume de poésies par Victor Hugo

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 3p. 932).

Chansons des rues et des bois, volume de poésies par Victor Hugo (Librairie internationale, Paris, 1866). Le titre d’un ouvrage est chose importante pour tout auteur, pour Victor Hugo surtout, on le sait ; celui du livre que nous allons analyser est habilement choisi pour frapper l’imagination et préparer les sympathies ; mais il a le tort de tromper l’attente du lecteur. On pensait que Victor Hugo aurait employé la puissance d’évocation qui est en lui, cet instinct profond des choses du passé dont il a donné tant de preuves, à exhumer les chefs-d’œuvre de la poésie populaire, à parer des magnificences de son style ces créations anonymes qui appartiennent à une inspiration collective. On croyait retrouver dans les Chansons des rues et des bois l’écho des poésies qui sont nées à l’ombre du chêne de la forêt, sur les bords des ruisseaux ou dans le dédale de nos vieilles rues. Le poëte a obéi à un autre ordre d’idées. Ce n’est pas cependant qu’il ait complètement négligé la source d’inspiration dont nous venons de parler ; on pourrait même supposer que son plan primitif était en parfaite conformité avec le titre ; plusieurs pièces le feraient croire ; mais sa muse capricieuse n’a pas tardé à s’engager dans une autre voie. Victor Hugo a d’ailleurs si bien compris que le titre choisi par lui n’indiquait qu’imparfaitement la route qu’avait suivie sa pensée, qu’il a cru devoir s’expliquer dans cette courte préface :

« À un certain moment de la vie, si occupé qu’on soit de l’avenir, la pente à regarder en arrière est irrésistible. Notre adolescence, cette morte charmante, nous apparaît et veut qu’on pense à elle. C’est d’ailleurs une sérieuse et mélancolique leçon que la mise en présence de deux âges dans le même homme, de l’âge qui commence et de l’âge qui achève; l’un espère dans la vie, l’autre dans la mort.

« Il n’est pas inutile de confronter le point de départ avec le point d’arrivée, le frais tumulte du matin avec l’apaisement du soir, et l’illusion avec la conclusion.

« Le cœur de l’homme a un recto sur lequel est écrit : Jeunesse, et un verso sur lequel est écrit : Sagesse. C’est ce recto et ce verso qu’on trouvera dans ce livre.

« La réalité est dans ce livre modifiée par tout ce qui, dans l’homme, va au delà du ciel. Ce livre est écrit beaucoup avec le rêve, un peu avec le souvenir.

« Rêver est permis aux vaincus ; se souvenir est permis aux solitaires. »

Avouons-le tout d’abord : cette préface d’un ton un peu solennel, que Victor Hugo affectionne depuis quelques années, et dont sa Muse se passait volontiers autrefois, cette préface faisait naître un moment de crainte. On tremblait que le poète songeât moins à laisser vagabonder la folle du logis dans les prés fleuris qu’à tirer des déductions philosophiques. Heureusement, ce cours de psychologie annoncé dans la préface ne se montre que rarement, et les leçons du poëte n’ont rien qui fatigue l’esprit.

On ne saurait trop admirer l’habileté avec laquelle Victor Hugo prépare le lecteur aux surprises qu’il lui ménage ; il emploie un art de composition infini pour prévenir les objections et désarmer le critique. Ce cheval terrible, indompté, n’est point l’animal aux formes harmonieuses que l’imagination des Grecs a enfanté : c’est bien l’image du génie emporté et violent de Victor Hugo ; il l’a peint avec une puissance de coloris qui n’appartient qu’à lui.

LE CHEVAL.

Je l’avais saisi par la bride,
Je tirais les poings dans les nœuds,
Ayant dans les sourcils la ride
De cet effort vertigineux.

C’était le grand cheval de gloire,
Né dans la mer comme Astarté,
À qui l’aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté.
L’Alérion aux bonds sublimes,
Qui se cabre, immense, indompté.

 

Les poëtes et les prophètes,
Ô terre ! tu les reconnais,
Aux brûlures que leur ont faites
Les étoiles de son harnais.

Il souffle l’ode, l’épopée,
Le drame, les puissants effrois,
Hors du fourreau les coups d’épée,
Les forfaits hors du cœur des rois.

Il n’est docile, il n’est propice
Qu’à celui qui, la lyre en main,
Le pousse dans le précipice,
Au delà de L’esprit humain.

Son écurie où vit la fée
Veut un divin palefrenier ;
Le premier s’appelait Orphée,
Et le dernier André Chénier.

Pensif, j’entraînais loin des crimes
Des dieux, des rois, de la douleur
Ce sombre cheval des abîmes,
Vers le pré de l’Idylle en fleur.

Je le tirai vers la prairie
Où l’aube, qui vient s’y poser,
Fait naître l’églogue attendrie
Entre le rire et le baiser.

C’est là que croît, dans la ravine
Où fuit Plaute, où Racan se plaît,
L’épigramme, cette aubépine,
Et ce trèfle, le triolet.

C’est là que l’abbé Chaulieu prêche
Et que verdit, sous les buissons.
Toute cette herbe tendre et fraîche,
Où Segrais cueille sa chanson.

Je lui montrais
Le pré charmant, couleur de songe,

Où le vers rit sous l’antre frais.

Je lui montrais le champ, l’ombrage,
Les gazons par juin attiédis :
Je lui montrais le pâturage
Que nous appelons paradis.

— Que fais-tu là ? me dit Virgile ;
Et je répondis, tout couvert
De l’écume du monstre agile :
— Maître, je mets Pégase au vert.

Ces derniers mots donnent l’explication du recueil ; le poëte va détendre les cordes de sa lyre et descendre aux sujets d’un ordre inférieur. Paulo minora canamus. Peut-être même pourrait-on lui reprocher, sans se montrer bien sévère, de descendre trop bas et de se livrer à des jeux de mots puérils, à des calembours qui produisent un singulier effet, et que l’on s’attendait peu à trouver dans les Chansons des rues et des bois.

À la page 311, par exemple, nous lisons ces deux vers :

Seul, sous une pierre, un cloporte
Songeait comme Jean à Pathmos.

À la page suivante, cette strophe :

Tout aimait, tout faisait la paix :
L’arbre à la fleur disait : Nini ;
Le mouton disait : Notre Père,
Que notre sainfoin soit béni !

Nous avouons humblement ne pas comprendre ces jeux d’esprit. Appeler le moineau franc le Démocrite des oiseaux ; le saule, l'Héraclite des arbres ; le mal, une faute d’orthographe de Dieu, etc., nous semble simplement ridicule. (Pardon, grand maître, pardon pour ce mot : notre cœur le blâme, si notre plume l’écrit.)

Cependant, puisque nous sommes en train de critiquer, disons encore qu’il faut regretter chez l’auteur cette tendance à user des mots peu connus du commun des lecteurs. Lisez, page 23, les deux strophes suivantes :

Orphée au bois de Caystre
Écoutait, quand l’astre luit,
Le rire obscur et sinistre
Des inconnus de la nuit.

Phias, la sibylle thébaine,
Voyait, près de Phygalé,
Danser des formes d’ébène
Sur l’horizon étoilé.

On croirait lire une des strophes les plus amphigouriques de Th. de Banville.

Mais nous avons hâte d’en finir avec la critique, et d’examiner à loisir toutes les beautés que renferme ce volume dont les matières sont classées avec un art infini. Après l’entrée en matière par cette magnifique pièce, le Cheval, Victor Hugo a réuni un certain nombre de morceaux sous le titre de Floréal (beau mot que nous devons à la Révolution), justifié par un sentiment profond de la nature, par des peintures délicieuses, qui prouvent que la palette de Victor Hugo est toujours aussi riche qu’a l’époque des Orientales. Après Floréal, l’auteur fredonne’des chants d’amour divisés en trois livres : 1° Pour Jeanne seule ; 2° Pour d’autres ; 3° L’éternel petit roman.

Le premier est, à notre avis, le plus remarquable ; les vers y courent avec une grâce incomparable ; il y a de la vérité, de la profondeur de sentiment, souvent même un parfum de mélancolie. Nous en citons quelques strophes :

Sais-tu, Jeanne, à quoi je rêve ?
C’est au mouvement d’oiseau
De ton pied blanc qui se lève
Quand tu passes le ruisseau.

Et sais-tu ce qui me gêne ?
C’est qu’à travers l’horizon,
Jeanne, une invisible chaîne
M’attire vers ta maison.

Et sais-tu ce qui m’ennuie ?
C’est l’air charmant et vainqueur,
Jeanne, dont tu fais la pluie
Et le beau temps dans mon cœur.

Et sais-tu ce qui m’occupe,
Jeanne ? C’est que j’aime mieux
La moindre fleur de ta jupe
Que tous les astres des cieux.

Beaucoup d’autres strophes mériteraient d’être citées. Le morceau charmant intitulé le Duel en juin a droit à une mention spéciale, et nous ne pouvons résister au désir d’en transcrire quelques vers :

Jeanne a laissé de son jarret
Tomber un joli ruban rose
Qu’en vers on diviniserait,
Qu’on baise simplement en prose,

Le ruban perdu, ce muguet
L’a trouvé ; quelle bonne fête !
Il s’en est vanté chez Saguet ;
Moi, je passais par là, tout bête.

J’arrachai l’objet de sa main :

— Monsieur ! cria-t-il. — Soit ! lui dis-je.

Il se dressa tout en courroux,
Et moi, je pris ma mine altière.
— Je suis marquis, dit-il ; et vous ?
— Chevalier de la Jarretière.

Après cette première partie, la plus belle, la plus irréprochable du volume, le ton change ; l’auteur trouve encore des images d’une ravissante fraîcheur, des accents d’une grâce incomparable, mais déjà il incline vers la tournure d’idées qui distingue nos anciens fabliaux. C’est à ce titre qu’il faut citer : Un dixain de femmes, choses écrites à Créteil. Il chante la coquetterie ; son héroïne, c’est Rosita, la jeune femme indolente et volage, qui fait de l’amour un passe-temps, de la galanterie l’affaire capitale de la vie. Il y a là bien des mièvreries, bien des tournures alambiquées, mais aussi que de vers charmants ! On retrouve, dans ces adorables petits pastels que Latour aurait signés, toute la flexibilité du talent de Victor Hugo. Citons le Doigt de la femme :

Oh ! dans ton apothéose,
Femme, ange aux yeux abaissés,
La beauté, c’est peu de chose,
La grâce n’est pas assez.

Il faut aimer : tout soupire,
L’onde, la fleur, l’alcyon ;
La grâce n’est qu’un sourire,
La beauté n’est qu’un rayon.

Dieu, qui veut qu’Ève se dresse
Sur notre rude chemin,
Fit pour l’amour la caresse.
Pour la caresse la main.

La pièce qui a pour titre : le Chêne du parc détruit forme à elle seule tout un petit poème. Il y a dans ce morceau un admirable sentiment de la nature, et les taches que le critique peut y signaler ne l’empêchent pas d’être une production fort remarquable. On y voit aussi que, dans la composition de son ouvrage, le poète n’a point oublié les préoccupations politiques et sociales, et qu’il ne s’est pas laissé absorber par son rôle de poète idyllique. On pourrait citer bien des strophes qui nous montrent le poëte dans tout l’éclat de ses jours les mieux inspirés, par exemple celles-ci :

C’est le moment crépusculaire ;
J’admire, assis sous un portail,
Ce reste de jour dont s’éclaire
La dernière heure du travail.

Dans les terres, de nuit baignées,
Je contemple, ému, les haillons
D’un vieillard qui jette à poignées
La moisson future aux sillons.

Sa haute silhouette noire
Domine les profonds labours ;
On sent à quel point il doit croire
À la fuite utile des jours.

Il marche dans la plaine immense,
Va, vient, lance la graine au loin,
Rouvre sa main et recommence,
Et je médite, obscur témoin,

Pendant que, déployant ses voiles.
L’ombre, où se mêle une rumeur,
Semble élargir jusqu’aux étoiles
Le geste auguste du semeur.

Cet ouvrage de Victor Hugo a été moins favorablement accueilli que ceux qui l’ont précédé. On peut assigner plusieurs causes au jugement presque sévère que le public a porté sur cette œuvre. Il faut en première ligne remarquer que jamais le poète n’avait autant semblé vouloir défier le goût par des singularités et des bizarreries trop fréquentes. Il faut aussi le reconnaître : Victor Hugo a adopté depuis plusieurs années un langage étrange, souvent difficile à saisir et qui étonne l’intelligence du lecteur lorsqu’il ne la déroute pas. Le Chaos, dans la Légende des siècles, est un exemple célèbre de ce procédé singulier, et aussi d’un certain abus d’antithèses qui fatigue.

En résumé, les Chansons des rues et des bois n’ajouteront rien à la gloire de Victor Hugo. C’est une infidélité à sa Muse habituelle qui lui aura seulement servi à montrer une fois de plus combien il y a de souplesse et de puissance dans cet heureux génie.

À quelle inspiration se laissera maintenant aller le poète ? Il semble nous le dire à la dernière page de son œuvre où il s’adresse au cheval dont il vient de lâcher bride :

Monstre, à présent reprends ton vol ;
Approche, que je te déboucle.
Je te lâche ; ôte ton licol,
Rallume en tes yeux l’escarboucle.

Quitte ces fleurs, quitte ce pré.
Monstre, Tempé n’est point Capoue ;
Sur l’Océan d’aube empourpré
Parfois l’ouragan calmé joue.

Je t’ai quelque temps tenu là ;

Fuis

Donc, le poète semble nous le promettre, plus de chansons, plus de bouquets à Chloris… Mais quoi alors ? qui sait ?… peut-être ce Satan depuis si longtemps annoncé, ou ce 89 si impatiemment attendu ?