Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Condorcet (Marie-Jean-Antoine-Nicolas Caritat), marquis DE

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 877-879).

quelques citations erronées, iraient chercher dans vos ouvrages des inadvertances semblables, et il serait impossible qu’on n’en découvrît pas. César, racontant ses propres campagnes dans les Commentaires, a bien commis des inexactitudes Vous me pardonnerez, je l’espère, de ne pas adopter un avis auquel vous paraissez tenir beaucoup. Mon attachement me commande de vous dire ce qui sera avantageux et non ce qui pourrait vous plaire. Si je vous aimais moins, je n’aurais pas le courage de vous contredire. Je sais les torts de Montesquieu ; il est digne de vous de les oublier. »

Et le patriarche de Ferney répond en se rangeant loyalement à ces sages avis : « Il n’y a pas un mot à répondre à ce qu’un vrai philosophe m’a écrit le 20 juin. Je l’en remercie sincèrement. On voit mal les choses quand on les voit de trop loin ; il ne faut jamais rougir d’aller à l’école, eût-on l’âge de Mathusalem… Je vous renouvelle ma reconnaissance… » Cinquante-deux lettres inédites de Voltaire à Condorcet avaient été communiquées à Arago avec un grand nombre de documents destinés à rectifier les opinions accréditées au sujet de Condorcet. On remarque, parmi ces documents, plusieurs manuscrits de Condorcet, ses lettres à Turgot, les réponses de celui-ci, la correspondance du marquis avec Lagrange et d’Alembert, des lettres de Frédéric, de Franklin, de Mlle> de Lespinasse et de Monge. Au reste, ces documents ne modifient presque pas les faits connus.

Cependant Condorcet aspirait aux fonctions de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Depuis la mort de Fontenelle, l’emploi était occupé par Grand-Jean de Fouchy, dont les éloges étaient loin de faire oublier ceux de son prédécesseur. Condorcet justifia cette légitime ambition en publiant les Éloges des académiciens morts avant 1699 (Paris, 1 vol. in-12). Le recueil contenait onze éloges et vingt notices relatives à des savants qui n’avaient pas laissé assez de souvenirs pour qu’on pût leur consacrer une biographie. Ils avaient écrit sur des matières arides ; le public ne s’était pas occupé d’eux, et leur vie sans relief s’était écoulée dans l’obscurité. Ces nouveaux éloges n’en obtinrent pas moins un succès mérité, et Condorcet fut élu secrétaire perpétuel, à l’exclusion de Bailly, son concurrent, vivement appuyé par Buffon, qui se montra dans toutes les circonstances l’adversaire déclaré de Condorcet. On ne saurait trop faire ressortir l’indépendance de caractère de notre philosophe, qui, chargé en 1777 de l’éloge du duc de La Vrillière, laissait traîner cet éloge en longueur. Comme le ministre Maurepas lui en faisait l’observation, il répondit qu’il n’avait aucun goût pour un ministre qui avait été sous Louis XV le dispensateur des lettres de cachet. Maurepas lui garda rancune et mit obstacle à ce qu’il fût élu à l’Académie française. Il y entra néanmoins en 1782. Depuis longtemps, d’ailleurs, Voltaire lui reprochait de ne pas en faire partie. Dès 1776, il lui écrivait (26 février) ; « Soyez de notre Académie ; votre nom et votre éloquence imposeront du moins à la secte des sicaires qui s’établit dans Paris. » Et le 16 mars suivant : « Je vous répète que si vous ne me faites pas l’honneur d’être des nôtres cette fois-ci, je m’en vais passer lé reste de ma jeunesse (Voltaire avait alors quatre-ving-deuX ans) à l’Académie de Berlin ou à celle de Saint-Pétersbourg. » Enfin, le 9 avril, il ajoute : « Je veux que vous me promettiez, pour ma consolation, de daigner prendre ma place à l’Académie des paroles, quoique vous soyez le soutien de l’Académie des choses, et d’être reçu par M. d’Alembert. » En entrant à l’Académie française, Condorcet n’oublia pas qu’il devait à la science ses premiers titres à la célébrité, et il prit pour sujet de son discours de réception les Avantages que la société peut retirer de la réunion des sciences physiques aux sciences morales.

D’illustres amitiés furent la récompense de tant de travaux, et le protégé du duc de La Rochefoucauld fut lié avec Franklin, Buffon, Vaucanson, Linné, avec Voltaire surtout et avec d’Alembert. Ce dernier, en mourant, le nomma son exécuteur testamentaire, et le chargea de terminer certaines parties, soit scientifiques, soit littéraires, de l’Encyclopédie. On a remarqué que Condorcet avait eu à apprécier, dans ses éloges, les plus illustres savants du XVIIIe siècle : d’Alembert, Bulfon, Euler, Franklin, Linné, Vaucanson. Il rendait compte de leurs découvertes, exposait leurs méthodes, émettait son opinion sur chacune des choses qu’ils avaient étudiées ; il pénétrait dans l’économie des systèmes, en présentait les données dans un langage net et accessible à tous. C’était là, certes, un talent peu commun. En même temps, il poursuivait ses investigations en mathématiques : il obtint, en 1777, un prix proposé par l’Académie de Berlin sur la Théorie des comètes. Ses formules sur la résistance des liquides, d’après des expériences faites en commun avec d’Alembert et Bossut, augmentèrent encore le crédit dont il jouissait dans le domaine des sciences exactes.

Il avait dès lors commencé à s’occuper d’économie politique et de philosophie ; il entretenait des relations assidues avec Turgot et les physiocrates d’une part, de l’autre avec d’Alembert, Voltaire et les chefs du parti encyclopédiste. Il a même fourni une grande quantité d’articles à l’Encyclopédie. La guerre d’Amérique lui procura l’occasion d’élever la voix en faveur des nègres, dont il réclama vivement la mise en liberté. (Réflexions sur l’esclavage des nègres.)

En 1786, à l’âge de quarante-trois ans, Condorcet se maria, et ce qu’il y a de plus singulier chez un homme de cet âge et surtout chez un philosophe du XVIIIe siècle, c’est qu’il céda à une véritable inclination : il fit un mariage d’amour. Nous ne lui en faisons certes pas un reproche ; nous constatons un fait assez rare, voilà tout. Il épousa une nièce de Condillac, sœur de Mme Cabanis et du maréchal Grouchy, alors sous-lieutenant aux gardes du corps. Il n’eut qu’à se louer de cette union ; malheureusement, la Révolution allait en abréger la durée.

Les événements d’Amérique dirigèrent l’esprit de Condorcet vers les études politiques. Les pratiques de la monarchie absolue, en l’indignant chaque jour de plus en plus, firent germer dans ses ouvrages les principes républicains.- Il ne pouvait correspondre avec Turgot sans risquer de se compromettre : « Vous avez grand tort de m’écrire par la poste, lui mandait Turgot, vous nuirez ainsi à vous et à vos amis. Ne m’écrivez donc rien, je vous en prie, que par des occasions ou par mes courriers. » En effet, le cabinet noir décachetait les lettres. En 1788, Condorcet avait publié une brochure sur les attributions des assemblées provinciales convoquées pour préparer des réformes dans l’administration. La réunion de la Constituante de 1789 en fit un homme politique. Il entreprit de rédiger, avec Cérutti, la Feuille villageoise, rédaction qui le fit considérer comme une des espérances du parti constitutionnel, par l’influence duquel il fut appelé, en 1791, à l’emploi de commissaire de la trésorerie. Les électeurs de Paris le nommèrent la même année député à la Législative, dont il fut élu secrétaire au mois d’octobre, sans qu’il pût néanmoins acquérir d’autorité dans la direction des travaux de l’Assemblée. Il y parla peu. « De la timidité, dit Arago, une grande faiblesse de poumons, l’impossibilité de garder du sang-froid, de la présence d’esprit au milieu du bruit, des agitations, des mouvements tumultueux d’une nombreuse réunion, le tinrent éloigné de la tribune ; il n’y monta que dans des circonstances fort rares ; mais quand l’Assemblée voulait adresser au peuple français, aux armées, aux factions intérieures, aux nations étrangères des paroles graves et nobles, c’était presque toujours Condorcet qui devenait son organe officiel. » Elle le choisit pour président au mois de février 1792. Après le 10 août, ce fut lui qu’on chargea de rédiger l’adresse aux Français et à l’Europe, oui exposerait les motifs de la suppression du roi. Condorcet voulut, mais sans succès, que la peine de mort fût applicable aux seuls émigrés qui seraient pris les armes à la main ; il fit rendre un décret aux termes duquel les titres de noblesse devaient être brûlés, et il poussa de toutes ses forces à la déclaration de guerre à la coalition.

Cette époque est grave dans l’existence de Condorcet. Il est parvenu au but tant désiré, il a atteint son idéal : le gouvernement républicain. Maintenant les désillusions vont venir, puis la proscription, bientôt la mort… Mais la Providence semble avoir veillé avec sollicitude sur cet homme si bien doué des qualités du cœur et de celles de l’esprit. Sa femme avait l’âme belle et un esprit élevé ; cependant elle ne comprit pas son mari, qui avait vingt-deux ans de plus qu’elle et dont le visage était froid, l’extérieur peu sympathique ; en réalité, elle ne l’aimait pas… Mais, quand disparaît le mathématicien et que se montre le littérateur d’abord, puis le philosophe, le politique, enfin le révolutionnaire, l’homme ardent au bien public, alors, peu à peu, s’ouvrent les yeux de Mlle de Grouchy, peu à peu elle comprend Condorcet, elle l’admire, elle l’aime et lui donne une fille, neuf mois après la prise de la Bastille. Le temps approchait où cet amour, qui venait de naître au cœur tout romain de Mme Condorcet, allait devenir nécessaire à son mari. Nous disions bien que la Providence avait veillé sur lui.

Condorcet fut impliqué plus tard dans les accusations qui amenèrent la chute des girondins. Il n’était cependant pas, à vrai dire, du parti de la Gironde, mais il voyait de ce côté plus de modération et de vues politiques qu’ailleurs ; il se traîna à la remorque du parti de Vergniaud par une antipathie naturelle pour la violence et non en vertu de ses convictions. Il ménageait du reste la Montagne, même quand elle n’était au sein de la Législative qu’une minorité peu influente. Les jacobins de Paris, mécontents de ce qu’ils appelaient sa faiblesse, ne le réélurent point à la Convention ; toutefois, les électeurs du département de l’Aisne lui conférèrent un mandat. Il vota comme la Gironde. Cette réputation de faiblesse, méritée ou non, lui valut de la part de Mme Roland cette métaphore piquante. : « On peut dire de l’intelligence de Condorcet, en rapport avec sa personne, que c’est une liqueur fine imbibée dans du coton. » Quant à nous, nous sommes fermement convaincu que là où l’on a voulu voir absence de décision et de caractère, il n’y avait qu’une aversion insurmontable pour les mesures violentes, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Lorsque Louis XVI fut mis en jugement, Condorcet émit l’avis que la Convention n’était pas compétente et qu’elle devait se récuser, bien qu’il considérât le roi comme responsable, envers la nation, tout au moins de ses actes personnels. Il demanda ensuite qu’on déférât le jugement à intervenir aux députations départementales, sauf à adoucir la sentence si elle était trop sévère ; puis, dans la séance du 19 janvier, il demanda l’abolition de la peine de mort. Toutes ces propositions révélaient assez clairement son désir de sauver la tête de Louis XVI. Quand on prononça sur le sort de ce prince malheureux, mais coupable envers la nation, il vota « pour la peine la plus grave qui ne soit pas celle de la mort. » C’est là ce vote fameux qui fait encore bondir de colère tous les partisans de l’ancien régime, car la peine la plus grave après la mort était les galères à perpétuité. Un roi de France aux galères !… Oui, nous croyons que Condorcet serait passible de l’indignation des royalistes si telle avait été sa pensée : il se fût montré plus noble et plus généreux en votant la mort. Le glaive, même celui de la loi, ne déshonore pas les condamnés politiques. Mais est-il bien sûr que Condorcet ait réellement voulu traîner Louis XVI aux gémonies ? Condorcet, comme philosophe — et nous croyons que l’expression dont il s’est servi n’avait qu’un sens purement philosophique — repoussait la peine capitale, et il a certainement formulé son vote sans se demander quelles devaient en être les conséquences : sa vie tout entière proteste contre une semblable interprétation. Cependant, en apprenant ce vote, Catherine II et le roi de Prusse firent rayer Condorcet de la liste des membres des Académies de Saint-Pétersbourg et de Berlin. Mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que les rois, toujours prêts à se déchirer quand leur orgueil est en jeu, se donnent fraternellement la main dès que leur inviolabilité est menacée ? Condorcet n’en vota pas moins l’appel au peuple, et demanda à la Convention de surseoir à l’exécution de l’arrêt de mort qu’elle venait de rendre. Cette modération, au milieu de l’exaltation qui dominait presque tous les esprits, devait tôt ou tard lui être fatale ; il le savait. Il n’en continua pas moins son rôle de pacificateur et d’homme de bien ; nous le voyons intervenir entre les partis hostiles qui déchiraient la République. Aux girondins il disait : « Il vaudrait mieux essayer de modérer les montagnards que de se brouiller avec eux. » À tous il répétait sans cesse : « Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes et un peu plus de la chose publique. »

Au moment du procès intenté à Louis XVI par la Convention, l’Assemblée était en train de préparer un nouveau projet de constitution, et elle avait confié à un comité de neuf membres, dont Condorcet faisait partie, le soin d’en élaborer les éléments. Le comité présenta son rapport les 15 et 16 février 1793. Le projet avait treize titres, contenant chacun un grand nombre d’articles ; il était précédé d’une introduction de cent quinze pages, rédigée par Condorcet. Il était conçu dans les idées de la Gironde, qui avait la majorité dans la Chambre et l’avait fait élaborer par les siens. Les montagnards, qui ne voulaient pas du projet, avaient fait ajourner la discussion. Vint le 31 mai, où la Gironde fut décimée et réduite à l’impuissance. La Montagne n’avait plus de motifs pour ajourner : elle choisit cinq commissaires, et parmi eux Hérault de Séchelles, en vue de préparer un nouveau plan. Celui de Condorcet fut écarté. Dans le sein du comité, l’adoption du plan fut l’œuvre d’une séance. Présenté aussitôt, il fut décrété en huit jours : la Montagne était pressée, elle sentait que le temps ne lui appartenait pas et qu’il fallait se hâter pour faire quelque chose. Condorcet se montra mécontent, comme il était facile de le présumer. Sieyès appelait la constitution d’Hérault de Sêchelles une mauvaise table de matières. Condorcet, qui n’aurait pas été fâché d’attacher son nom à une œuvre aussi importante que la législation politique d’un grand pays comme la France et qui se voyait frustré dans ses espérances, écrivit à ses commettants qui étaient chargés de ratifier l’acte conventionnel : « L’intégrité de la représentation nationale vient d’être détruite par l’arrestation de vingt-sept membres girondins. La discussion n’a pu s’établir librement. Une censure inquisitoriale, le pillage des imprimeries, la violation du secret des lettres, doivent être considérés comme ayant présenté des obstacles insurmontables à la manifestation du sentiment populaire. La nouvelle constitution, ne parlant pas de l’indemnité des députés, donne à penser qu’on désire toujours composer la représentation nationale de riches, ou de ceux qui ont d’heureuses dispositions pour le devenir. Les élections trop morcelées sont une prime à l’intrigue et à la médiocrité. C’est calomnier le peuple que de le croire incapable de faire de bonnes élections immédiates. Composer le pouvoir exécutif de vingt-quatre personnes, c’est vouloir jeter toutes les affaires dans une incurable stagnation. Une constitution qui ne donne pas de garanties à la liberté civile est radicalement défectueuse. Il y a dans quelques dispositions un premier pas vers le fédéralisme, vers la rupture de l’unité française. Le plus grand défaut, cependant, c’est qu’on a rendu les moyens de réforme illusoires. » Et un peu plus loin il ajoute : « Tout ce qui est bon du second projet est copié du premier. On n’a fait que pervertir et corrompre ce qu’on a voulu corriger. »

La Convention, le 8 juillet 1793, sur la dénonciation de Chabot, décréta d’accusation l’auteur de cet écrit et le manda à sa barre ; mais Condorcet, qui connaissait la terrible portée de cette invitation, se garda bien de s’y rendre. Il fut condamné à mort par contumace le 3 octobre suivant, le même jour et pour les mêmes motifs que les proscrits du 31 mai. On le mit hors la loi ; on l’inscrivit sur la liste des émigrés et l’on confisqua ses biens. En même temps qu’il mettait au jour son Adresse aux citoyens français sur la nouvelle constitution, Condorcet cherchait à se ménager un asile. Il ne s’était pas dissimulé la gravité de sa démarche et avait chargé deux de ses amis, Pinel et Boyer, depuis membres comme lui de l’Académie des sciences, de s’enquérir d’une retraite dans laquelle il eût le temps de laisser passer la tempête. Ils songèrent à Mme Vernet, parente des peintres de ce nom, qui était propriétaire, au n° 21 de la rue Servandoni, d’une maison d’ordinaire habitée par des étudiants. « Madame, lui dirent-ils, nous voudrions sauver un proscrit. — Est-il honnête homme, est-il vertueux ? — Oui, madame. — En ce cas qu’il vienne ! — Nous allons vous confier son nom. — Vous me l’apprendrez plus tard ; ne perdez pas une minute ; pendant que nous discourons, votre ami peut être arrêté. »

Mme Vernet cacha Condorcet dans une mansarde qu’un proscrit venait de quitter. Quel était ce proscrit ? Son nom est demeuré inconnu, et Mme de Condorcet, devenue épouse du général O’Connor, tenta vainement depuis de l’apprendre de la bouche de la généreuse femme qui s’était dévouée pour servir son père. Installé à cette même place qu’un inconnu venait de quitter, peut-être pour tomber aux mains du comité de Salut public, Condorcet apprit qu’il était porté sur la liste des émigrés, et que la confiscation de ses biens réduisait à la misère sa femme et son enfant. Un soir qu’il descendait au premier étage pour s’asseoir à la table de son hôtesse, il rencontra dans l’escalier un montagnard nommé Marcos, député suppléant à la Convention pour le département du Mont-Blanc. Cet homme le regarda en face ; peut-être le reconnut-il malgré son déguisement. Le danger était grand ! Mme Vernet, qui recevait quelques pensionnaires, se rendit à la chambre occupée par Marcos, « Citoyen, lui dit-elle, vous venez de rencontrer à l’instant Condorcet, un de vos collègues mis hors la loi par la Convention, mais auquel j’ai donné un asile au péril de ma vie. Seriez-vous moins généreux, moins courageux qu’une femme ? » Marcos ne dit rien, seulement il ne rentra guère désormais à la maison de la rue Servandoni sans apporter sous son bras quelque roman ou quelque écrit nouveau, qu’en sortant il oubliait de remporter.

Ô temps méconnu, calomnié ! Sans doute il y a du sang sur les pages où la Révolution a écrit ses annales ; mais ce sang peut-il, doit-il cacher à nos yeux le spectacle des grandeurs de cette Révolution, ses nobles élans, Ses hautes pensées, ses passions généreuses, ses actions héroïques, et surtout ses conquêtes définitives pour la civilisation ?… Au temps des Césars on disait : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » En 1793, chacun, vaincus aussi bien que vainqueurs, avait des croyances, une foi, la foi en la liberté, en l’égalité, en la fraternité, la foi au progrès, la foi en l’avenir, et l’on disait : « Vertu, tu es tout, tout ! » Et jamais, en aucun temps, cette conseillère, cette inspiratrice des grandes âmes, niée par Brutus, ne fut écoutée davantage.

Condorcet passa huit mois caché chez Mme Vernet, en proie à toute sorte de tortures morales. Sa protectrice jouait sa tête contre un bienfait ; d’autre part, la situation de Mme de Condorcet vivant dans l’indigence avec une jeune fille de cinq ans et une sœur maladive inquiétait le proscrit. Mme Vernet lui chantait des couplets pour le distraire. « Je n’ai jamais fait de vers, mais vous m’en ferez faire, » lui dit-il un jour. On a, en effet, de lui une Épître d’un jeune Polonais exilé en Sibérie, composée pendant son séjour dans la rue Servandoni et dont on n’a pas oublié deux vers :

Ils m’ont dit : Choisis d’être oppresseur ou victime ;
J’embrassai le malheur et leur laissai le crime.

L’exécution des hommes du 31 mai l’effraya sur les dangers que courait sa vigilante gardienne. Ces derniers jours de la vie de Condorcet ont une physionomie tout à fait dramatique. « Vos bontés, dit-il à Mme Vernet, sont gravées dans mon cœur en traits ineffaçables. Mais plus j’admire votre courage, plus mon devoir d’honnête homme m’impose de ne point en abuser. La loi est positive ; si on me découvrait dans votre demeure, vous auriez la même triste fin que moi : je suis hors la loi, je ne puis plus rester. — La Convention, monsieur, a le droit de mettre hors la loi, elle n’a pas le droit de mettre hors l’humanité ; vous resterez. » Elle ne le convainquit pas. Elle l’avait engagé à écrire pour échapper à ses préoccupations, et il avait écrit l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Le livre achevé, ses préoccupations étaient revenues. Le 5 avril 1794, vers dix heures du matin, il descendit de sa cellule au rez-de-chaussée avec l’intention de s’enfuir ; il était en veste et en gros bonnet de laine. Il entama une conversation avec le locataire Sarret, mari de Mme Vernet, qui s’était mariée secrètement, mais n’avait pas voulu quitter son nom. La maîtresse de la maison était là. Condorcet feignit d’avoir oublié sa tabatière ; Mme Vernet monta pour la chercher. Condorcet saisit ce moment pour s’esquiver dans la rue. Les cris déchirants de la portière avertirent Mme Vernet qu’elle venait de perdre le fruit de neuf mois d’un dévouement sans exemple. La pauvre femme tomba évanouie. En arrivant rue de Vaugirard, le proscrit aperçut à ses côtés un cousin de Mme Vernet qui avait été témoin de son évasion. « Le costume que vous portez ne vous déguise pas suffisamment, lui dit-il ; vous connaissez à peine votre chemin ; seul, vous ne réussiriez jamais à tromper l’active surveillance des argus que la Commune entretient à toutes les portes de Paris. Je suis donc décidé à ne vous point quitter. » On était à la porte du Luxembourg et des Carmes transformés en prisons, d’où on ne sortait que pour monter à l’échafaud. On se dirigea vers la barrière du Maine et Fontenay-aux-Rqses. La longue réclusion de Condorcet lui avait fait perdre l’habitude de marcher. Néanmoins on arriva vers deux heures à la porte de Suard, à qui Condorcet avait pendant vingt ans rendu des services signalés. Son compagnon le quitta. Suard ne voulut point recevoir Condorcet, mais il lui fit cadeau des Épîtres d’Horace. Le fugitif coucha dans une carrière ; le lendemain (6 avril) il erra dans la forêt de Clamart. Le 7, il était blessé à la jambe et mourait de faim, il se décida à entrer dans un cabaret de Clamart où il commanda une omelette. Le cabaretier lui demande combien il lui faut d’œufs. Ce savant presque universel ne savait pas même à peu près combien d’œufs un ouvrier peut manger dans un repas, et il répondit douze, comme il eût dit un. Ce nombre inusité éveille les soupçons du cabaretier, qui somme Condorcet d’exhiber ses papiers ; il n’en a pas. Questionné sur sa profession, il répond qu’il est charpentier ; mais la blancheur de ses mains et la finesse de son linge le démentent. De plus, on trouve sur lui un volume d’Horace, qui n’a jamais passé pour être le bréviaire des charpentiers. La municipalité avertie aussitôt mit Condorcet en arrestation, et l’envoya en prison à Bourg-la-Reine. Le 8 avril au matin, le geôlier et les gendarmes qui devaient le conduire à Paris le trouvèrent mort. Il avait eu recours au poison. Celui qu’il portait dans le chaton d’une bague venait de Cabanis, son beau-frère. C’est le même avec lequel Napoléon voulut s’empoisonner à Fontainebleau en 1814, et dont on ignore encore la nature.

Telle fut la fin d’un des hommes les plus illustres du XVIIIe siècle, à l’âge de cinquante ans. Pour bien juger la valeur de Condorcet, il faut songer qu’il fut tour à tour savant, homme de lettres, homme politique. La variété de son esprit, ses aptitudes multiples lui rendaient le repos impossible ; il étudiait et écrivait sans cesse. De la géométrie il passait à l’étude des lettres, de l’étude des lettres à l’économie politique, de l’économie politique aux questions administratives, des questions administratives aux spéculations philosophiques. Après avoir étudié les jeux de hasard, il faisait des recherches sur l’instruction publique. Après une séance calme à l’Académie française, il abordait les luttes ardentes de la tribune. Cette diversité de travaux, de succès, en mêlant son nom à tant de choses, augmentait sa notoriété, mais aussi lui faisait perdre en profondeur ce qu’il gagnait en étendue. « Nul, dit M. Philarète Chasles, n’avait adopté avec autant de véhémence à la fois et de réflexion les espérances de régénération universelle et de perfection indéfinie dont une partie de l’Europe était enivrée, et qui trouvaient en France, surtout à Paris, leur foyer le plus ardent. Ce qui le caractérise d’une manière spéciale, c’est moins la haine des vieilles institutions monarchiques qu’une sorte de fanatisme scientifique, une foi profonde, active, inébranlable, dans les destinées et l’avenir de l’humanité. On peut dire de cet homme singulier que, né au XVIIIe siècle, il avait dépassé les théories du XIXe siècle. La religion de la science, devenue pour lui un mysticisme exalté, lui fit adopter le dogme d’une perfectibilité sans bornes ; et, tout en ne reconnaissant au monde que la matière, il la conçut douée d’une force de progrès éternel et d’une énergie divine, destinée à s’épurer et à s’agrandir elle-même. De là une philosophie de l’histoire se dirigeant vers l’avenir, embrassant toutes les révolutions comme autant d’améliorations successives et rompant à jamais avec le passé, état de détérioration et d’infériorité relative ; de là aussi ce mélange extraordinaire de rigueur et d’enthousiasme qui se retrouve dans ses œuvres et dans sa vie. »

À notre tour, si nous voulions résumer Condorcet, nous dirions : il ne fut qu’un glorieux lieutenant, mais il servait sous des généraux comme d’Alembert, comme Turgot, comme Vergniaud.

Si maintenant nous examinons le caractère de l’homme, caractère si bien rehaussé par sa foi politique, nous ne saurions trop admirer, chose bien rare en ce temps, la modération dans la fermeté. Sous un extérieur froid, il cachait une énergie peu commune. D’Alembert disait de lui que c’était un volcan couvert de neige ; d’autres l’appelaient un mouton enragé. Mais rien n’égalait la sérénité de son âme dans les relations habituelles. « La bonté brillait dans ses yeux, dit Grimm, et il aurait eu plus de tort qu’un autre de n’être pas honnête homme, parce qu’il aurait trompé davantage par sa physionomie, qui annonçait les qualités les plus paisibles et les plus douces. »

Il était profondément honnête et bon ; dans une note relative aux Pensées de Pascal, il disait : « L’expression honnêtes gens a signifié dans l’origine des gens qui avaient de la probité ; du temps de Pascal, elle signifiait des gens de bonne compagnie ; maintenant on l’applique à ceux qui ont de la naissance ou de l’argent. — Non, lui dit Voltaire, les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes. »

Quant à ses actes politiques, qu’on a voulu entacher de faiblesse, ils ne furent pas dus aux hésitations d’un esprit indécis, mais bien aux convictions calmes et réfléchies d’un sage. Ainsi, il flétrit les émigrés, mais il ne veut la mort que de ceux qu’on prend les armes à la main. Quand les excès de la Convention sont incompatibles avec ses convictions d’honnête homme, la modération le quitte et la fermeté reste seule. Il attaque les proscripteurs avec audace et sans craindre la mort.

Si Condorcet ne fut pas un révolutionnaire dans l’acception exagérée de ce mot, on ne peut nier du moins qu’il n’ait été un républicain honnête, ferme et convaincu.

Comme écrivain, on peut lui reprocher parfois un style lourd, obscur, négligé, déclamatoire ; mais il était empreint de cet amour sincère de l’humanité « qui anime et colore chaque page de ses écrits, dit M. Cousin, et demande un peu de grâce pour les déclamations, qui étaient alors à la mode. » En matière économique, il était de l’école des physiocrates, et complètement sceptique en philosophie.

Si l’on excepte son Tableau des progrès de l’esprit humain, écrit dans les circonstances terribles que l’on connaît, il n’a laissé aucun ouvrage de longue haleine. Ses principaux mémoires scientifiques ont été publiés dans les Recueils des Académies de Paris (Académie des sciences), de Berlin, Saint-Pétersbourg, Turin, de l’Institut de Bologne ; quelques-uns ont paru à part (1786), mais l’impression s’arrête à la 16e feuille et n’a pas été continuée.

On remarque parmi ses travaux littéraires, outre ceux qui sont mentionnés dans le cours de cet article : Lettres d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles (Berlin, 1774, in-8o), attribué à Voltaire ; Éloge et pensées de Pascal (Londres, 1776, in-8o, et 1778, avec notes de Voltaire), les Pensées de Pascal y sont rangées dans un ordre nouveau ; Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (1785, in-4o), refondu sous le titre suivant : Éléments du calcul des probabilités, et son application aux jeux de hasard, à la loterie et aux jugements des hommes, avec un Discours sur les avantages des mathématiques sociales, et une notice sur M. Condorcet (1805, in-8o), d’après un manuscrit retrouvé par Payolle ; Vie de M. Turgot (Londres, 1786-1787, in-8o) ; Vie de Voltaire (Genève, 1787, in-8o ; Londres, 1790, 2 vol. in-18). Cette histoire de Voltaire fut composée pour servir de préface à la grande édition des œuvres de Voltaire, imprimée à Kehl aux frais de Beaumarchais (Société typographique) ; Rapport sur l’instruction publique présenté à la Convention nationale (1792, in-8o) ; Bibliothèque de l’homme public, ou Analyse raisonnée des principaux ouvrages français et étrangers sur la politique en général, la législation, les finances, etc. (1790-1792), compilation en 28 vol. in-8o, rédigée avec plusieurs collaborateurs ; Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (Paris, 1774} : la Convention en fit acheter 3, 000 exemplaires pour être distribués dans toute l’étendue de la République ; Moyen d’apprendre à compter sûrement et avec facilité (Paris, 1799, 1 Vol. in-12), ouvrage neuf et d’une valeur remarquable, réimprimé en 1818 par les soins de Mme de Condorcet, avec une Introduction de Garat, et un moment adopté pour l’usage des écoles primaires ; un volume de Notes à l’ouvrage d’Adam Smith, intitulé : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations ; une édition des Lettres à une princesse d’Allemagne, d’Euler, avec la collaboration de Lacroix.

Condorcet a de plus collaboré à divers recueils périodiques, comme la Revue encyclopédique, la Chronique du mois, le Républicain, le Journal de l’instruction publique. Ses œuvres complètes ont été publiées à Paris en 1804 (21 vol. in-8o). On n’y a pas compris ses œuvres mathématiques.

On peut consulter sur Condorcet : 1° Notice sur la vie et les ouvrages de Condorcet, par Daunyère (Paris, 1696, in-8o) ; 2° Biographie de Condorcet, par Fr. Arago (Paris, 1841, in-4o).


CONDORCET (Sophie de Grouchy, marquise de), femme du grand philosophe, sœur du général de Grouchy et de Mme Cabanis, née en 1765, morte à Paris le 6 septembre 1822. Cette figure, à la fois toute française et toute romaine, c’est-à-dire pleine de délicatesse et pleine d’héroïsme, a été singulièrement oubliée des écrivains antérieurs à notre époque et de presque tous les biographes. Sans doute, entre Marie-Antoinette et Mme Élisabeth, à côté de Lucile Desmoulins et de Mme Roland, elle est et doit être un peu effacée ; mais, comme ces femmes célèbres, Mme Condorcet, elle aussi, eut son heure de célébrité, d’influence, et puis d’abnégation et de dévouement. En 1784, à dix-huit ans, en l’absence de l’abbé de Puisié, précepteur de son frère le chevalier ; depuis maréchal de Grouchy, elle suppléait ce précepteur dans ses fonctions, et, dans un journal intitulé : Gazette et Affiches du château de Villette, qu’elle s’amusait à rédiger avec régularité et avec l’enjouement que le titre indique, elle se plaisait à consigner tout ce qui concernait l’éducation de son jeune frère. Elle y écrivait, sous le titre d’Avis à ceux qui s’intéressent à M. le chevalier de Grouchy : « Je, soussignée, reconnais que ledit chevalier de Grouchy, en l’absence de son mentor, m’a répété des époques et leçons d’histoire ancienne, et qu’il s’est loyalement acquitté de ses devoirs. En foi de quoi, j’ai donné au jeune candidat le présent témoignage. Signé : Sophie de Grouchy. » Elle-même prenait sa part assidue aux leçons que l’abbé de Puisié donnait à son jeune frère. Tous ces détails sont charmants, et prouvent que Sophie de Grouchy devait devenir une femme supérieure.

L’abbé de Puisié s’absentait fréquemment. Sa manière d’instruire son élève était très-large. Il voulait une éducation universelle, et lui enseignait jusqu’au droit naturel. Mlle Sophie tenait comme instinctivement à cette étude, et nous voyons dans son journal le cas qu’elle en faisait : « Les écoliers en droit naturel attendent impatiemment leur maître. Le plus âgé (c’est elle-même qu’elle désignait) a gagné une bonne altération de voix à répéter la seconde partie du droit en trois heures d’horloge. Un professeur qui, sans être vieux, n’est pas pour l’âge au numéro dix-neuf, peut donc avoir la poitrine fatiguée… » C’est ce qui explique les fréquentes absences de l’abbé de Puisié. Ainsi préparée, cette jeune fille aimable, belle et d’un esprit solide, avait toutes les qualités que peut désirer dans une femme un homme distingué, et elle-même eût souffert d’être la femme d’un homme vulgaire.

Mlle de Grouchy avait vingt et un ans et une position « demi-ecclésiastique, » elle était chanoinesse, quand elle épousa le marquis de Condorcet, qui était beaucoup plus âgé : il avait vingt-deux ans de plus qu’elle, et puis il était grave, austère, froid, en un mot, peu sympathique à cette femme qui, dit-on, gardait au fond du cœur une image plus belle et plus jeune. On dit aussi, et quand nous connaîtrons davantage notre héroïne il n’y aura point témérité à le croire ; on dit aussi que franchement, elle conta tout à son mari, lui avoua tout. Condorcet était digne, à tous égards, de cette confidence : il promit de ne voir en son épouse que sa propre fille.

Cependant les événements marchaient avec rapidité, et Condorcet eut à choisir entre le parti du mouvement et celui de la résistance. Dernier survivant des philosophes du XVIIIe siècle, il rompit sans hésiter ses relations aristocratiques, et passa corps et âme dans le camp de la Révolution.

Alors Mme de Condorcet devint la grande âme et la haute intelligence qui se cachaient derrière la gravité de son mari, quel feu, quel feu sacré couvait sous son apparente froideur… et peu à peu, devant cet austère vieillard, s’effacèrent ses souvenirs d’autrefois ; elle admira, puis elle aima : le seul enfant qu’elle ait eu, fruit de cet amour, naquit neuf mois juste après la prise de la Bastille.

Mme Condorcet était à la hauteur du rôle réservé à son mari pendant cette époque d’agitation et de rénovation. Installée avec lui dans les bâtiments de l’hôtel de la Monnaie, elle fit de son salon le lieu de réunion de ces hommes à la haute intelligence, à l’âme grande, au cœur vertueux, qui croyaient à l’application pacifique des théories de 89.

Condorcet avait été l’ami de Voltaire et de Turgot ; il avait succédé à d’Alembert comme secrétaire de l’Académie des sciences. C’était, nous l’avons dit, le dernier survivant de l’école philosophique du siècle précédent, et les hommes distingués de tous les pays se donnaient rendez-vous chez lui. On y voyait Thomas Payne, Mackintosh, Anarcharsis Clootz, et surtout Cabanis, encore attristé de la mort de Mirabeau. À la gravité de chanoinesse qu’elle avait conservée et qui convenait parfaitement pour recevoir de pareils hôtes, Mme> de Condorcet ajoutait toute la grâce et toute l’aménité qu’on retrouve dans sa Théorie des sentiments moraux, le seul ouvrage qu’elle nous ait laissé. Son mari, du reste, se reposait sur elle du soin de faire les honneurs de la maison. Condorcet travaillait sans cesse, malgré le bruit, et les portes de son cabinet toutes grandes ouvertes.

Cette époque est le point culminant de la vie de Mme de Condorcet ; elle domine le monde politique d’alors et regrette peu les relations aristocratiques qu’elle a perdues. Ne vit-elle pas au milieu d’hommes qui sont l’aristocratie du genre humain ?… Et puis, la passion que son mari apportait dans son rôle politique, son amour profond du bien public, lui faisaient admirer et aimer tous les jours davantage celui entre les mains duquel elle avait remis le soin de sa destinée. Cette affection profonde et raisonnée deviendra bientôt indispensable aux deux époux pour traverser les épreuves terribles qui les attendent.

Au moment de la proscription du 31 mai, Condorcet prit parti pour la Gironde contre la Montagne. À son tour il fut proscrit, ses biens furent mis sous séquestre, et sa famille réduite au plus entier dénûment. Cabanis vînt en aide à tant de misère. Il chargea deux élèves en médecine, nommés Pinel et Boyer, depuis devenus célèbres, de cacher le mari dans une maison sûre, et il installa la femme auprès de lui, à Auteuil. Mme de Condorcet eut dès lors à pourvoir aux besoins d’une sœur malade, de sa vieille gouvernante, de son enfant. Avec ses dernières ressources elle établit, rue Saint-Honoré, n" 232, à deux pas de la maison de Robespierre, un petit magasin de lingerie qu’elle fit tenir par un jeune frère du secrétaire de son mari ; elle-même se mit à faire des portraits dans l’entre-sol, au-dessus du magasin. Chaque matin elle arrivait, à pied, d’Auteuil ; et, le soir, quand la nuit était venue, elle gagnait le faubourg Saint-Germain, se glissait jusqu’à la rue Servandoni, derrière Saint-Sulpice, et entrait, en se cachant, dans la maison d’une dame Vernet qui recevait quelques pensionnaires. C’est là qu’elle retrouvait son mari. Elle le consolait, l’encourageait ; sa sollicitude s’étendait aux soins du corps à la fois et à ceux de l’âme. Voyant que le malheureux se consumait à écrire sa propre apologie et sa défense politique, elle détourna ses idées vers un sujet plus paisible, mais attachant et sérieux au même degré. Elle lui fit écrire son Tableau historique des progrès de l’esprit humain. Cependant l’hiver s’était écoulé, et rien ne changeait dans la situation politique. Condorcet était dominé par une amère pensée : sa vie, il y tenait peu, mais celle de sa jeune femme ! n’était-elle pas compromise chaque jour par ses visites rue Servandoni ? Tant de dévouement allait-il aboutir à l’échafaud ? Il résolut d’en finir en s’échappant de Paris. Un matin, il trompa la surveillance de la personne qui lui avait donné l’hospitalité et gagna la campagne : mais il fut bientôt arrêté et échappa à l’échafaud en buvant le poison que lui avait donné Cabanis et qu’il portait toujours sur lui.

Mme de Condorcet fut arrêtée presque immédiatement, jetée en prison, et n’en sortit qu’à la chute de Robespierre.

Après avoir été une des plus belles femmes de son temps, Mme de Condorcet est restée jusqu’à son dernier jour une des meilleures. Il est encore quelques-uns de nos contemporains à qui il a été donné de la connaître dans la sérénité de sa vieillesse, — en cette retraite de Passy, ouverte à tous ceux qui avaient gardé le culte des grandes doctrines de son mari, dont l’esprit vivait avec elle. Ils ont pu voir cette admirable femme, aussi bonne qu’aimable, incessamment préoccupée des questions généreuses qui touchent au bien-être universel du genre humain, sans mélange d’aucune de ces croyances surnaturelles qui en entravent et en retardent l’avènement. La persécution qu’elle-même avait eu à subir pendant la proscription de son mari, la fin infortunée de celui-ci, dont l’âme avait passé dans la sienne, laissèrent intactes en elle les fermes et généreuses convictions qui avaient été en lui. La prison n’avait pas non plus altéré ou réprimé l’élan de sa pensée ; elle en était sortie plus dévouée que jamais à ces grandes vérités morales et politiques, source de tant de consolations pour qui ne vit pas seulement en soi, mais aussi en autrui. Le reste de sa vie s’écoula dans l’étude, les nobles travaux de l’esprit, et dans la pratique de la plus active bienfaisance. « La fin de sa vie, a dit d’elle l’auteur de la notice qui annonçait sa mort dans la Revue encyclopédique, a donné de nouvelles preuves de l’heureuse influence de cette philosophie pure et sublime dont elle était pénétrée. Malgré les douleurs aiguës de sa longue et dernière maladie, les besoins et le sort de ceux qu’elle secourait l’occupaient sans cesse ; et, dit M. Jullien, lors même que sa voix devint embarrassée, c’étaient les noms de ces personnes que sa langue articulait le mieux et le plus souvent. Le même sentiment de philanthropie lui a fait exiger d’être inhumée de la manière la plus simple. » En effet, en mourant, elle exprima sa ferme volonté de ne donner par rien, pas même par l’éclat de funérailles que l’état devenu florissant de sa fortune eût permis de rendre pompeuses, un démenti aux doctrines généreuses et aux sentiments qui l’animaient et qui avaient animé son mari.

Mme de Condorcet ne s’était pas bornée à professer ces doctrines et à pratiquer ces sentiments dans sa vie privée, du vivant et après la mort de Condorcet ; elle les avait exprimés en de remarquables ouvrages, rendus publics. Elle avait écrit sur tous les objets qui lui paraissaient intéresser l’humanité. On doit à Mme de Condorcet un important et remarquable ouvrage intitulé : Théorie des sentiments moraux, ou Essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions ; suivi d’une Dissertation sur l’origine des langues ; traduit de l’anglais d’Adam Smith, sur la septième et dernière édition (Paris, 1798, 2 vol. in-8o). C’est un ouvrage de la plus haute et de la plus ingénieuse philosophie, et qui prouve que l’étude de l’économie politique n’avait en rien gêné l’expansion du sentiment humain chez l’éminent économiste anglais. D’ailleurs, Mme de Condorcet, en le traduisant, fait son plus bel éloge. On trouve, à la fin de cette traduction élégante et fidèle, huit Lettres sur la sympathie, adressées à Cabanis. Ces Lettres, qui appartiennent en propre à l’auteur français et ne sont pas son moins remarquable ouvrage, ont été imprimées à part. Mme de