Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Conquête de l’Angleterre par les Normands (HISTOIRE DE LA), par Augustin Thierry

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 961).

Conquête de l’Angleterre par les Normands (Histoire de la), par Augustin Thierry. Cet ouvrage fut publié sous la Restauration ; il a été retouché et modifié par l’auteur dans les dernières éditions (1851). On a dit des travaux historiques d’Augustin Thierry qu’on y trouvait la patience et l’érudition d’un bénédictin réunies à la brillante imagination d’un poète, ou bien encore qu’ils ressemblaient à des épopées en prose. En effet, la narration se suit avec tant de cohésion que l’on pourrait croire à la création des personnages par l’historien. Aussi, quel charme, quel intérêt poignant offre la lecture de la Conquête de l’Angleterre par les Normands ! Les événements rapportés par Augustin Thierry n’ont pas toujours une valeur considérable, et les épisodes qui tiennent la première place dans son livre prennent dans l’esprit des proportions exagérées. N’importe ! On est captivé, on est même converti aux idées du narrateur, qui a créé un genre historique tout à lui, une manière rebelle à l’imitation.

« Raconter, peindre, dit M. Nisard, c’est tout le travail d’Augustin Thierry ; voir, faire voir, ne semble-t-il pas que ce doivent être la passion de l’aveugle ? Augustin Thierry remonte jusqu’aux anciens pour leur reprendre cette partie de l’art d’où l’histoire tire son nom, le récit. Il en imite même l’usage des harangues ; mais, au lieu de refaire les discours, et surtout d’en prêter de son invention à ses personnages, il traduit leurs paroles de la chronique, où plus d’une fois, à défaut de ses yeux, sa divination les a trouvées. Il a l’imagination par laquelle l’historien se fait le contemporain des générations éteintes, la sensibilité par laquelle il vit de leur vie, le style qui seul fait relire les livres, et qui préserve l’histoire de la fortune passagère des romans. »

Augustin Thierry s’occupe surtout de raconter les événements ; la critique tient cependant une large place dans son histoire et elle revêt une couleur dramatique qui en double la valeur. Sous sa plume, l’histoire perd sa sécheresse. Ce ne sont plus des faits qui sa pressent, des dates qui s’alignent les unes à la suite des autres. Chaque événement sert à la solution d’un grand problème historique que se pose l’auteur, problème qui a survécu à la conquête des Normands et qui se représente toutes les fois qu’un territoire est envahi. Le vainqueur fonde une caste qui établit sa domination sur le vaincu. Entre cette aristocratie et cette démocratie, il y a lutte éternelle : c’est de cette distinction funeste que naissent tous les troubles qui agiteront le pays, toutes les haines qui rendront l’avenir sanglant.

L’ouvrage de M. Augustin Thierry a les défauts du talent de cet historien, mais de plus il porte la marque d’une disposition naturelle du temps. En composant son livre, l’auteur a ressenti les émotions qui agitaient ses contemporains, impatients de l’autorité religieuse et politique ; son esprit inclinait déjà à partager les races historiques en oppresseurs et en opprimés, et à se ranger toujours contre la force et le succès en faveur de la faiblesse et de la défaite. Cette disposition d’esprit repose sur un sentiment généreux ; c’est le noble penchant d’une intelligence élevée, qui ne peut résister aux séductions d’une cruelle infortune. Cependant l’historien, qui est un juge, ne doit pas tout sacrifier à ses affections, à la pitié. Il est historien : il doit au présent la vérité, au passé la justice. Il n’est pas tenu de rester impassible, mais il ne peut accepter le rôle et les passions de l’avocat. Cette équité supérieure et cette indépendance souveraine manquent à l’auteur de l’Histoire de la conquête, sa sympathie l’entraîne invinciblement vers les vaincus ; il épouse la cause des Anglo-Saxons contre les Normands, de même qu’il a soutenu les Gaulois contre les Francs, de même qu’il est l’avocat des hérétiques, représentants de l’indépendance de l’esprit humain, contre l’autorité pontificale. Retournant le mot de Brennus, il dit : Malheur aux vainqueurs ! Une telle disposition d’esprit ou de sentiment a d’abord dérobé à l’auteur une raison philosophique, la première qui s’impose au seuil d’une histoire analogue à la sienne. Pourquoi la conquête d’Angleterre a-t-elle pu être entreprise ? Pourquoi a-t-elle réussi ? Pourquoi s’est-elle maintenue ? On attend à ce sujet des explications ; l’historien nous doit une étude des causes générales. Il ne suffit pas de mettre en avant l’habileté et l’ascendant militaire du conquérant ; il nous importe bien plus de connaître la situation morale et politique du peuple conquis. On connaît à ce propos le mot de Montesquieu : un empire qui tombe sous le choc d’une seule bataille perdue était déjà miné et sapé dans sa constitution intérieure. C’était le cas pour la Grande-Bretagne anglo-saxonne ; aucune des races nombreuses qui s’étaient déjà partagé le sol n’avait pu fonder une nationalité puissante, capable de fermer l’accès du pays aux autres peuples. L’unité manquait à ce pays, d’après le livre même de M. Augustin Thierry : guerres intestines, anarchie de nationalités juxtaposées sans être fondues ensemble, voilà ce qu’on y trouvait. Même division des Anglo-Saxons après la conquête. Après comme avant, ils se montrent inférieurs aux Normands en civilisation, en intelligence, en caractère, et dans l’art de la guerre. Les vainqueurs constituent la nationalité anglaise, au prix de longues et rudes convulsions ; mais enfin ils la constituent. L’absence de cette vue philosophique fait que l’historien n’est point resté dans une juste mesure, en appréciant les vainqueurs et les vaincus, Guillaume le Conquérant et Harold. Il a prêté une attention trop exclusive aux récits saxons, souvent démentis par les témoignages normands. On croirait que, d’une manière absolue, les vices et tous les torts sont d’un côté, les droits et toutes les vertus de l’autre. « L’expédition normande apparaît comme un effet sans cause, un coup de flibustier, tenté en pleine paix, contre une nation qui avait en elle tous les éléments de grandeur et toutes les vertus nationales, germe d’un bel avenir ; Guillaume, comme un aventurier de courage qui s’abat sur une belle proie et la dépèce ; le pape comme un ambitieux qui ne considère que les avantages temporels que l’Église et son chef peuvent tirer de la conquête. » Oui, ce terrible tableau de la conquête est exact, avec les excès, les spoliations, les meurtres, les incendies, les crimes et les violences qui accompagnèrent l’invasion et la prise de possession. Mais ce tableau devrait avoir pour pendant une autre peinture représentant la situation du royaume anglo-saxon et les mœurs du peuple conquis. Or, tous les historiens sont unanimes pour attester que les désordres et les vices étaient arrivés à leur comble en Angleterre. Le meurtre, l’ivrognerie, les scandales de mœurs, les vices les plus honteux, l’oubli des principes et des devoirs les plus sacrés, par exemple le baptême à prix d’argent, la vente des jeunes gens des deux sexes à l’étranger même par les parents, l’amour ou plutôt le jeu du meurtre pour le meurtre, la violation des lois naturelles, nul respect pour le mariage, l’intempérance la plus grossière, telle était la situation morale de la nation anglo-saxonne, à qui l’on avait prédit depuis longtemps que son châtiment viendrait de France. M. Aug. Thierry a oublié de graver ces traits caractéristiques. Il nous donne la vérité, mais non toute la vérité ; quant à la perpétuité d’un dualisme encore existant entre les deux races, on peut l’admettre comme une hypothèse assez spécieuse.

L’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands a inspiré à M. Alfred Nettement une de ses appréciations les plus équitables. M. Nettement examine l’ouvrage à tous les points de vue ; voici son jugement, que tout le monde a définitivement adopté-: « De tous les livres de M. Augustin Thierry, l’Histoire de la conquête d’Angleterre par les Normands est celui qui a le plus contribué à la réputation de l’auteur. Nulle part il n’a déployé plus d’art et mis en œuvre avec plus de talent littéraire les matériaux rassemblés avec une rare érudition, sinon toujours avec une complète impartialité. Il est impossible de lire sans une impression profonde ce dramatique tableau des misères accumulées parla conquête sur la nation conquise, et M. Augustin Thierry, en rencontrant son sujet de prédilection dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire l’oppression de la race vaincue par la race victorieuse, a tiré de son sujet tout ce qu’il renferme d’enseignements élevés, de peintures émouvantes et de récits attachants. On y trouve tant de talent uni à tant d’érudition, un intérêt si dramatique, un coloris si brillant, qu’on ne peut se détacher de cette lecture. Les défauts de l’auteur sont une séduction de plus. Il a en effet ramené, avec un art remarquable, toutes les contradictions qu’on rencontre dans l’histoire à l’unité d’un plan systématique ; il a fondu les nuances disparates dans un harmonieux ensemble, il a passionné son récit, et, si l’on n’était sur ses gardes, on serait insensiblement amené à s’associer à ses prédilections et à ses antipathies, de même que, dans un drame, on finit par éprouver toutes les émotions que l’auteur veut imprimer à l’âme, par plaindre ceux qu’il veut faire plaindre et par détester ceux qu’il veut faire haïr. » L’Histoire de la Conquête est avant tout une œuvre d’art, un modèle de narration dramatique.