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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Conrad Wallenrod, poëme polonais, par Adam Mickiewicz

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 963).

Conrad Wallenrod, poëme polonais, par Adam Mickiewicz. Cet admirable et célèbre poëme, publié d’abord à Saint-Pétersbourg, fut imprimé à Paris en 1830, et presque aussitôt traduit en français par MM. Miakouski et Fulgence, Conrad Wallenrod joint à la nouveauté du langage celle de la forme : les explications, les expositions, les transitions sont évitées. Point de mythologie chrétienne ou païenne : la poésie ressort des hommes et des lieux mêmes. Les sensations d’amour ou de terreur que donne la nature conservent leur vague empreinte ; le poète, qui parle la langue du peupie, laisse aux champs, aux lacs, aux bois, leur langage sublime : il ne les pétrifie pas en dieux et en déesses. Le poëme est précédé d’un exposé rapide de la courte et brillante existence des Lithuaniens, Opprimée par l’ordre teutonique, fléau des nations païennes sur les frontières desquelles il était allé se placer, la Lithuanie trouva un jour de désespoir et de force : les chevaliers teutons ployèrent devant elle, et elle s’anéantit en les écrasant. L’ordre chrétien périt, comme elle, au moment de sa plus grande puissance. Le grand maître Conrad Wallenrod, fameux cependant par sa valeur et son énergie, semble avoir préparé la perte de l’ordre dont il était le chef, et Mickiewicz explique les étonnantes contradictions que les chroniqueurs remarquent dans la vie et dans le caractère de ce chevalier, en en faisant un Lithuanien, qui cache sous le manteau et la croix sa haine pour les Teutons et son désir de venger sa patrie. Le poëme est plus attrayant que l’histoire ; nous allons essayer de donner une idée de sa marche un peu vague, mais rapide et poétique. Avec la vivacité des chants populaires, Mickiewicz se transporte sans explication à Marienbourg, siège de l’ordre teutonique, où se poursuivent les travaux relatifs à l’élection du grand maître. Après l’hymne au Saint-Esprit et les prières dans le chœur, les chevaliers sortent pour chercher la fraîcheur du soir : « C’était par une nuit silencieuse, une nuit de mai ; d’incertaines lueurs blanchissaient l’horizon ; la lune avait parcouru les champs de saphir, et, tantôt noyant son chatoyant éclat dans une nuée obscure, tantôt s’assoupissant au bord d’un nuage argenté, elle abaissait sa tête pensive. L’archikontur, venant de se consulter avec Halban et les anciens dans la solitude, sur les bords tranquilles du lac, passe au coin de la tour de l’Angle, et s’arrête : « une voix s’élève, c’est celle de la solitaire, » d’une femme pieuse inconnue ; il y a dix ans qu’elle obtint des prélats cet asile. « À peine en avait-elle passé le seuil sacré, qu’on y entassa des briques et des pierres ; elle y demeure avec ses pensées et Dieu. L’ange, au dernier jour, ouvrira seul la porte qui la sépare des vivants. Par une petite fenêtre, par une grille, le peuple lui donne sa nourriture, et le ciel les zéphyrs et les rayons du jour. Pauvre pécheresse ! la haine du monde a-t-elle tant aigri ta jeune âme, que tu aies peur du soleil et du beau temps ? Jamais on ne la voit se coller à la fenêtre pour aspirer la fraîche haleine du vent, pour voir le ciel dans sa splendide parure, les belles fleurs sur l’étendue des plaines, et le visage de ceux qui l’aiment, plus beau que tout le reste… » On sait seulement qu’elle existe encore. Le pèlerin nocturne a entendu ses chants pieux : quelquefois, quand les enfants des villages voisins mêlent leurs jeux dans la prairie voisine, on a vu luire à l’étroite croisée comme un rayon de l’aurore naissante. Est-ce sa chevelure ambrée ? Est-ce l’éclat de sa petite main de neige bénissant leurs têtes innocentes ? C’est sa voix, du moins, qui a prononcé le nom de Conrad au moment où les chevaliers passent au pied de la tour. Ils lèvent la tête : penchée vers la grille, elle tend les bras. Halban cependant a saisi ce nom comme un augure ; ses compagnons croient avec lui à la voix prophétique, et Conrad est proclamé grand maître. Les espérances que l’ordre fondait sur sa bravoure sont vaines. Conrad ne guerroie pas, il châtie : en vain la Lithuanie, déchirée par des dissensions intérieures, offre une proie facile ; en vain son roi Witold, chassé par Jagellon, implore des secours contre ses propres sujets : le grand maître veut la paix. Les Lithuaniens, qui jadis fuyaient au seul nom des Teutons, viennent ravager les alentours de la ville, et « pour la première fois l’enfant, sur le seuil de la maison paternelle, frémit aux sons du cor samogitien. » Cependant les chevaliers murmurent, le conseil s’assemble, on cherche Conrad ; il n’est ni dans la chapelle, ni dans le palais, mais il est sans doute à la tour de l’Angle. Ses frères ont épié ses pas ; de nuit on l’a vu immobile, agenouillé contre la muraille, poussant de sourds gémissements. Nous ne suivrons pas plus longtemps l’auteur à travers les péripéties de son récit, qui n’est qu’une allégorie à peine voilée. La femme prisonnière, c’est la Lithuanie, ou mieux la Pologne, à qui Mickiewicz indique clairement quelle doit être sa politique à l’égard de la Russie, et comment, par son adhésion même à la puissance conquérante, elle peut préparer sa propre délivrance. Pour plus de clarté, le poëte a mis en tête de son œuvre, inspirée par un profond et ardent patriotisme, cette épigraphe, qui semble empruntée â Machiavel : Bisogna essere volpe e leone (Il faut être renard et lion). Mais, après tout, cette politique n’était menaçante que pour l’avenir ; dans le présent, elle ne contrariait guère le gouvernement du czar. Deux traductions russes parurent sans que l’autorité y mît obstacle. L’empereur Nicolas fit complimenter l’auteur et lui offrit, dit-on, un poste diplomatique. Mickiewicz ne demanda qu’un passe-port pour l’étranger, l’obtint par l’entremise du poëte russe Zowkovski, et quitta la Russie pour toujours.