Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Contes de La Fontaine (LES)

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 4p. 1070).

Contes de La Fontaine (LES). De même que Boccace, sur lequel il a pris modèle, avait composé son Décaméron pour satisfaire le caprice de ses deux amantes, la Fiammetta, fille naturelle de Robert, roi de Naples, et Jeanne, reine de Florence, de même, La Fontaine écrivit ses premiers contes pour plaire à Mme de Bouillon, nièce de Mazarin, et les autres pour se complaire à lui-même. Exilée à Château-Thierry, cette princesse, en compagnie des quatre sœurs Mancini, aimant, comme elle, la galanterie et les plaisirs, tenait une petite cour qui fut charmée de l’enjouement, de l’imagination de La Fontaine. Sur les instances de cette société, le poète se mit à l’œuvre et Boccace fut bientôt égalé, sinon surpassé. La Fontaine ne s’est guère mis en frais d’imagination pour ses contes, dont il a emprunté les sujets à Boccace, à l’Arioste, à l’Heptaméron, etc. Il possède à un haut degré l’invention du détail et on remarque en lui une plénitude de poésie qui ne se retrouve nulle part chez les autres auteurs français. C’est le dernier des vieux Gaulois ; Villon, Rabelais, Régnier, sont ses ancêtres, dont l’esprit s’est résumé, personnifié et rajeuni en lui, grâce à son art de plaire et de n’y penser pas, comme il disait de Mme de la Sablière. Chaque conte est un petit chef-d’œuvre qui, dans le genre naïf, servira toujours de modèle pour la narration. L’intérêt et la saillie, sans cesse à côté du simple et du naturel, y charment l’esprit et surprennent l’imagination d’une manière agréable et séduisante. Lorsqu’il raconte, on ne songe plus qu’on lit une fiction ; on s’oublie soi-même et, livré à une espèce d’enchantement, l’on croit entendre et voir tout ce qu’on lit. Si, changeant de style, il adresse la parole aux dames, quelle élégance ! quelle finesse dans ses compliments ! quelle tournure délicate et galante dans ses louanges ! Selon l’expression de Chamfort, « il ne faut pas discuter ce qu’on doit sentir ni analyser la naïveté. » Ses joyeusetés folâtres rappellent celles de la reine de Navarre, mais sont moins libres dans la forme ; ses grâces apparaissent sans voiles, mais non pas sans pudeur. « Il prépare et fond, dit M. Sainte-Beuve, comme sans dessein, les incidents, généralise les peintures locales, ménage au lecteur des surprises qui sont l’âme de la comédie, anime le récit par une gaieté de style relevée par la grâce d’une poésie légère se montrant et disparaissant tour à tour. » Il excelle dans l’art charmant de s’entretenir avec le lecteur, de se jouer du sujet, d’en changer les défauts en beautés, de plaisanter sur les objections que peut soulever son invraisemblance, tout en accordant les nuances les plus changeantes, en établissant l’harmonie entre les couleurs les plus opposées. « Par mille artifices de style, remarque Chamfort, les beautés se placent d’elles-mêmes dans sa narration, sans en interrompre ni retarder la marche ; aussi doit-on le montrer et non le peindre, le transcrire et non le décrire. » On ne sait qu’admirer le plus, de l’heureuse alliance d’expressions, de la hardiesse et de la nouveauté des figures, du charme continu du style, des couleurs riches et variées, de l’agrément et du sel des rapprochements et des plaisanteries. La Fontaine vous frappe, pour me servir d’un de ses mots, par la grâce de la soudaineté, le tour naïf qu’il donne à ses pensées ingénieuses, la forme simple dont il revêt une idée énergique et forte. Il se joue si naturellement de toutes les difficultés qu’on ne se douterait jamais que

La gloire vend ce qu’on croit qu’elle donne.

Évitant les détails oiseux avec le plus grand soin, La Fontaine peint d’un trait des figures vraies et frappantes, sans se préoccuper de la bordure et du cadre de son tableau. Il brille surtout, malgré quelques incorrections,

Par la grâce, plus belle encor que la beauté,

et par la vivacité de ses petites scènes animées, cachant son génie par son génie même, tant il excelle à faire ressembler l’art au naturel.

On a blâmé dans les Contes de la Fontaine l’irrégularité des vers, le ton licencieux et le peu d’estime de l’auteur pour le beau sexe. Les vers irréguliers, étant ceux qui tiennent le plus de la prose, rendent l’allure du récit plus naturelle, de même que le vieux langage lui prête une grâce particulière. La nature même du conte autorise une certaine licence, et trop de scrupule le gâterait. En définissant, d’après Cicéron, les bienséances, le ton conforme au sujet, on pécherait dans ce cas contre les lois de la bienséance, au sens ordinaire du mot, en voulant les observer trop rigoureusement. Le charme ne réside pas plus dans l’austérité que dans la vraisemblance, il est tout entier dans la manière de conter. Quant au peu de cas que l’auteur fait des femmes, il faut se rappeler que ce n’est qu’un jeu où l’on menace, mais sans porter de coups, et que La Fontaine, qui regardait les passions, non comme une maladie, mais comme un ressort de l’âme, ne devait point trouver extraordinaire leur peinture naturelle. Ses contes excitent le rire, plaisent à l’esprit, sans effleurer ni corrompre le cœur. Néanmoins, un peu plus de réserve et de moralité ne nuirait nullement à l’intérêt. L’auteur semblait ne pas s’en douter, car ayant effarouché la pudeur de la censure par une application licencieuse de ce verset de la Bible : « Tu m’as donné cinq talents, et j’ai su en gagner cinq autres, » il voulait dédier le conte où se trouvait cette parodie inconvenante au docteur Arnaud ! Il ne se rendit bien compte du danger de ces œuvres, plus que légères, que lorsque Louis XIV différa son admission à l’Académie, et ne l’approuva que sur sa promesse d’être plus sage à l’avenir. Vers la fin de ses jours, La Fontaine désavoua ses Contes et, pour expier ce mauvais usage de son talent, fit amende honorable. Il s’exagérait la portée de son péché, que le lecteur charmé est tout disposé à juger des plus véniels.

Les Contes de La Fontaine se divisent en cinq livres, dont les trois premiers furent publiés à Paris, avec privilège du roi : le premier en 1665, le second de 1667 à 1669, et le troisième en 1671. Le quatrième fut imprimé en 1675, à Mons, et interdit à la requête du lieutenant de police La Reynie. Ce fut la Champmeslé qui se chargea de l’acclimater en France ; aussi, pour la remercier, La Fontaine lui dédia-t-il son Belphégor. Quant au cinquième, il dut de voir le jour aux instances du prince de Condé et du duc de Vendôme, de 1682 à 1684, mais il fut présenté sous un autre titre que celui de Contes, et après avoir circulé assez longtemps en manuscrit. C’est cependant celui dans lequel l’auteur s’est montré le plus réservé.

Voici les titres des Contes du Bonhomme :

Livre Ier. Joconde, Richard Minutolo ; Cocu, battu et content ; le Mari confesseur, le Savetier, les Deux amis, le Glouton, Sœur Jeanne, le Juge de Mesle, le Paysan qui avait offensé le seigneur.

Livre II. Le Faiseur d’oreilles, les Cordeliers de Catalogne, le Berceau, le Muletier, l’Oraison de saint Julien, la Servante justifiée, la Gageure des trois commères, le Calendrier des vieillards, À Femme avare galant escroc, On ne s’avise jamais de tout, le Villageois qui cherche son veau, l’Anneau d’Hans Carvel, le Gascon puni, la Fiancée du roi de Garbe, l’Ermite, Mazet de Lamporechio.

Livre III. Les Oies du frère Philippe, la Mandragore, les Bernois, la Coupe enchantée, le Faucon, la Courtisane amoureuse, Nicaise, le Bât, le Baiser rendu, Alis malade, Portrait d’Iris et l’Amour mouillé, imités d’Anacréon ; le Petit chien qui secoue de l’or et des pierreries.

Livre IV. Comment l’esprit vient aux filles, l’Abbesse malade, Dindenaut et Panurge, les Troqueurs, le Cas de conscience, le Diable de Papefiguière, Féronde ou le purgatoire, le Psautier, le Roi Candaule et le maître en droit, le Diable en enfer, la Jument du compère Pierre, le Pâté d’anguilles, les Lunettes, le Cuvier, la Chose impossible, le Magnifique, le Tableau.

Livre V. La Clochette, le Fleuve Scamandre, la Confidente sans le savoir, le Remède, les Aveux indiscrets, les Quiproquo.

On imprime ordinairement à la suite de ces contes : la Couturière, le Gascon, la Cruche, Promettre est un et tenir est un autre, le Rossignol. C’est à tort. Les trois premiers de ces contes appartiennent à d’Autereau, et les deux autres sont dus à Lamblin, conseiller au parlement de Dijon, ou à Trousset de Valincourt, célèbre par sa critique du roman de la Princesse de Clèves. Dans quelques éditions on trouve encore : Belphégor, la Matrone d’Éphèse, Philémon et Baucis, les Filles de Minée et l’épitaphe de La Fontaine. Il suffit de jeter les yeux sur ces différents morceaux pour reconnaître qu’ils ne participent nullement de la nature du conte.

Choisir entre les contes de La Fontaine serait trop délicat : tous sont charmants. Nous allons citer trois des plus courts, pour donner une idée du genre.

LE BÂT.

Un peintre était qui, jaloux de sa femme,
Allant aux champs, lui peignit un baudet
Sur le nombril, en guise de cachet.
Un sien compère, amoureux de la dame,
La va trouver et l’âne efface net,
Dieu sait comment ! puis un autre en remet
Au même endroit, ainsi que l’on peut croire.
À celui-ci, par faute de mémoire,
Il mit un bât, l’autre n’en avait point.
L’époux revient, veut s’éclaircir du point.
« Voyez, mon fils, dit la bonne commère,
L’âne est témoin de ma fidélité. —
Diantre soit fait, dit l’époux en colère,
Et du témoin et de qui l’a bâté ! »

LE VILLAGEOIS QUI CHERCHE SON VEAU.

Un villageois, ayant perdu son veau,
L’alla chercher dans la forêt prochaine.
Il se plaça sur l’arbre le plus beau
Pour mieux entendre et pour voir dans la plaine.
Vint une dame avec un jouvenceau.
Le lieu leur plaît, l’eau leur vient à la bouche,
Et le galant, qui sur l’herbe la couche,
Crie en voyant je ne sais quels appas.
« Ô Dieu ! que vois-je et que ne vois-je pas ! »
Sans dire quoi, car c’était lettres closes.
Lors le manant, les arrêtant tout coi,
« Homme de bien, qui voyez tant de choses,
Voyez-vous point mon veau, dites-le moi ? »

SŒUR JEANNE.

Sœur Jeanne, ayant fait un poupon,
Jeûnait, vivait en sainte fille,
Toujours était en oraison,
Et toujours ses sœurs à la grille.
Un jour donc l’abbesse leur dit :
« Voyez comme sœur Jeanne vit,
Fuyez le monde et sa séquelle. »
Toutes reprirent à l’instant :
« Nous serons aussi sages qu’elle
Quand nous en aurons fait autant. »

Le jugement de La Harpe mérite d’être rapporté : « Du côté des mœurs, la plupart des contes de La Fontaine sont plutôt libres que licencieux : ce qui n’empêche pas qu’on ait eu raison d’y voir un mal et un danger qu’il n’y voyait pas lui-même, et qu’il aperçut dans la suite.... En total, cet ouvrage ne me paraît pas du nombre de ceux qui sont les plus dangereux pour les mœurs. Les livres où la passion est traitée de manière à exalter l’imagination de la jeunesse, ceux où la volupté est représentée sans voile, enfin ce qui peut nourrir dans les jeunes personnes les erreurs de la sensibilité ou exciter l’ivresse du libertinage, voilà les lectures vraiment pernicieuses, et l’expérience apprend tous les jours le mal qu’elles ont fait. »

Vauvenargues a sévèrement jugé La Fontaine, au point de vue de ses œuvres, notamment de ses Contes et nouvelles. Il dit, dans les Réflexions critiques sur quelques poètes : « Le nœud et le fond des contes de La Fontaine ont peu d’intérêt, et les sujets en sont bas. On y remarque quelquefois bien des longueurs, et un air de crapule qui ne saurait plaire. Ni cet auteur n’est parfait en ce genre, ni ce genre n’est assez noble. » Le jugement de Vauvenargues n’a pas obtenu d’autorité ; nous préférons de beaucoup celui de La Harpe. En terminant, citons l’opinion de M. Géruzez sur les Contes de La Fontaine :

« Ce côté de la gloire de La Fontaine doit être voilé ; car, bien que l’ingénuité corrompue du Bonhomme n’ait pas embrassé l’immoralité de propos délibéré, et qu’il se soit étonné que pour cinq ou six contes bleus on l’ait accusé de pervertir l’innocence, l’accusationn’en est pas moins fondée.

« La licence des tableaux qu’il trace, loin d’être couverte par la grâce d un style inimitable, n’en est que plus dangereuse. Toutefois, de ses deux chefs-d’œuvre en ce genre, il y en a un au moins, le Faucon, qui n’offense en rien la pudeur. Ajoutons bien vite, et pour courir sur ce sujet scabreux, que, dans aucune langue, par aucun poëte, l’art du récit n’a été porté à ce degré de perfection. »