Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DESCHAMPS (Émile DESCHAMPS DE SAINT-AMAND, connu sous le nom d’Émile), poète français

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 2p. 538-539).

DESCHAMPS (Émile DESCHAMPS DE SAINT-AMAND, connu sous le nom d’Émile), poète français, né à Bourges, où son père était directeur des domaines et receveur général, le 20 février 1791. Il vint terminer ses études à Paris. Il y connut Pichat, le mythologique Lebrun-Pindare ; Ducis, “ brûlant imitateur qui s'éteint en créant ; ” J.-M. Chénier, génie académique ; le vieux Fontanes , Chateaubriand, Parny, qui, “ cinquante ans, des salons aux ruelles voltigeant, ne trouva ni censeurs ni cruelles ; ” Delille, “ chef heureux d'un système tombé ; ” le doux Bernardin de Saint-Pierre, Alexandre Soumet et bien d'autres, poètes, gens de lettres, artistes, dont son père, devenu l'un des administrateurs de l'enregistrement, aimait à s'entourer. Enfant un peu étourdi, mais doué d'aptitudes merveilleuses, il fut, avec son frère Antony, élevé par “ une sainte femme ” qui, depuis trente ans, vivait dans la maison austère et pauvre de ses parents. Dès 1812, il composa une ode patriotique, la Paix conquise, adressée au comte de Las-Cases, et qui fixa l'attention de Napoléon. La paix fut conquise, en effet, non pas comme le jeune poète la souhaitait, avec la victoire chantant “ l'hymne retentissante, ” non pas avec la gloire, mais avec la honte, et la Restauration arriva. M. Émile Deschamps était entré dans l'administration des domaines la même année 1811. Au retour des Bourbons, il fut inquiété par la police pour avoir contribué à la défense de Vincennes et remis au général Daumesnil, qui commandait le fort, une épée d'honneur, offerte par les habitants. Il se vengea des tracasseries du pouvoir en poète et en homme d'esprit, par une chanson. Mais c'est vraiment de 1818 que datent sa réputation littéraire et ses succès. À cette époque, il fit jouer, en société avec Henri de Latouche, son compatriote, deux comédies en vers qui furent accueillies à l'Odéon par des bravos enthousiastes : Selmours de Florian, en trois actes, et, le Tour de faveur, en un acte. Cette dernière pièce, charmante de verve et de style, publiée sous le pseudonyme de MM. Bernard, eut plus de cent représentations et fournit depuis à Casimir Delavigne l'idée et presque le plan de ses Comédiens. Lorsque s’engagea la lutte des classiques et des romantiques, M. Émile Deschamps s'enrôla au premier rang des novateurs. Un des disciples les plus ardents et bientôt un des maîtres de la jeune école, il déploya une grande audace, tempérée par cet esprit fin et de bon gout qui distingue son talent, à débarrasser la poésie des entraves systématiques qui la rivaient aux formes vieillies, aux rhythmes monotones, à l'ennui solennel, à l'absurde le plus souvent. M. Deschamps père, mort en 1826, donnait l'hospitalité de son salon aux poètes nouveaux : Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny, Charles Nodier, Soumet, y venaient pleins d'ardeur rompre des lances en faveur des doctrines littéraires, qu'il s'agissait de faire triompher à la barbe même de l'Académie. Les deux frères, Émile et Antony, faisaient les honneurs de ces réunions et leur prêtaient le charme de leur esprit et de leur talent. La propagande du salon se continuait au dehors. Émile avait , en 1824 , fondé , avec Victor Hugo, la Muse française, journal qu'il défraya d'articles étincelants de verve, d'esprit et de grâce, signés de ce pseudonyme : le Jeune moraliste, lesquels ont été réunis, en 1826, sous ce titre : le Jeune moraliste du XIXe siècle. Il fournit au même recueil des poésies, des portraits littéraires, des nouvelles, dont plusieurs popularisèrent son nom. Nous citerons une Messe de mariage, un Bal de noces, Mea culpa, Appartement à louer et surtout René-Paul et Paul-René, petit chef-d’œuvre de sentiment, qui retrace d'une façon touchante les affinités sympathiques de deux pauvres jumeaux, et qui a dû inspirer à M. Alexandre Dumas l’idée première des Frères corses : Ces nouvelles ont été rassemblées et publiées plus tard en un seul volume qui a pris le titre de Contes physiologiques. En 1828 parurent les Études françaises et étrangères, c'est-à-dire le recueil alors complet des poésies de tout genre de M. Émile Deschamps. La préface placée en tête du livre, sorte de manifeste de l'école romantique, produisit une vive sensation et souleva une polémique assez passionnée. Elle obtint le suffrage de Goethe. Les Études, qui ont été souvent réimprimées, ont eu un immense succès. Elles se partagent en trois séries bien distinctes : traductions, imitations, poésies originales. Le vers moderne, conquête du romantisme, a l'incontestable qualité de pouvoir revêtir tous les rhythmes et toutes les mesures ; la variété de coupe, la liberté de césure, mille charmants secrets de facture le rendent merveilleusement propre à reproduire le ton et la couleur des chefs-d’œuvre étrangers. C'est ce qui explique le succès avec lequel M. Émile Deschamps a pu à la fois imiter ces admirables romances espagnoles, si bien nommées une Iliade sans Homère, et traduire les poésies allemandes. Ces études étrangères débutent par le poème de Rodrigue, épopée composée de plusieurs chants lyriques qui se relient entre eux, quoique de différents rhythmes, et présentent un drame complet, ayant son exposition, son nœud et sa catastrophe. Ces chants, au nombre de douze, sont d'une beauté étrange et sauvage ; citons, parmi les plus remarquables : la Cloche, de Schiller, et la Fiancée de Corinthe, de Goethe. Ces deux poèmes, que Mme de Staël croyait intraduisibles en vers français, ainsi que les Lieder de Schubert, sont rendus avec la physionomie caractéristique de chaque muse. Plusieurs de ces traductions poétiques ont été mises en musique par les maîtres : Rossini, Bellini, la Malibran, etc. Le Roi des aunes, entre autres, eut un grand succès. Les œuvres originales qui forment la seconde moitié du volume appartiennent à tous les genres, depuis l'élégie et l'épître jusqu'au rondeau et au madrigal ; depuis l'ode et l'idylle jusqu'à la chanson ; depuis le sonnet et la ballade jusqu'à l'épigramme. Elles sont parfaitement pensées et écrites avec beaucoup de charme : l'élégie aux mânes de Joseph Delorme est une des mieux réussies de la poésie moderne. Les vers sur la Première page d'un album sont un modèle exquis du genre gracieux :

Sur cet album tout fraternel
Vous m'honorez du premier chiffre !
J'accepte ce rang solennel :
Au fait, le tambour et le fifre °
Ont le pas sur le colonel ;
Chantres et bedeaux en campagne
Marchent en tête des prélats,
Et le gros vin, dans nos galas,
Circule avant les vins d'Espagne.
. . . . . . . . . . . .

Il faut encore rappeler Retour à Paris, Une fête, Je suis mort, la Noce d'Elmance, Votre fête, une Scène des Apennins, l’Homme aux tigres, qui, dans des tons différents, dénotent la souplesse et l'habileté du poète. L'épigramme adressée à un mégalanthropogénésiaque est digne d'être rapportée :

Un ami du progrès et de l'humanité
    Nous démontre comme on opère
Pour avoir des enfants d'esprit à volonté...
    C'est grand dommage, en vérité,
Qu'il n'ait pas enseigné son secret à son père.

Plusieurs des pièces, acrostiches, sonnets sur les mêmes rimes, impromptus, épigrammes, qui se rencontrent dans les Études ont été improvisées. Un jour cette faculté italienne, si rare en France, servit notre poète avec un à-propos sans exemple. C'était le 29 avril 1827. La garde nationale était réunie pour une revue au Champ-de-Mars, M. Émile Deschamps, le front ceint, non pas de la couronne de chêne, mais du lourd bonnet à poil, était perdu dans les rangs des citoyens. Tout à coup le bruit se répand que la garde nationale est licenciée. La verve satirique du soldat-poète se réveille, l'indignation et le patriotisme font monter à ses lèvres le vers qui cingle et qui mord. Un premier couplet est improvisé et chanté en même temps. Accueilli avec transport, il circule de compagnie en compagnie, de légion en légion. M. Émile Deschamps continue, et sa verve intarissable se répand comme à plaisir sur cette masse qui défile l'arme au bras, sur ces 50,000 hommes qui répètent ses paroles à. l'unisson , qui font un immense écho à sa pensée. La chanson vole ainsi de bouche en bouche du Champ-de-Mars à la Madeleine. Elle est le mot d'ordre. Le soir toutes les rues de Paris la savaient.

Collaborateur d'une foule de revues et de journaux, répandant partout des .articles de critique littéraire et même d'archéologie, des tableaux de mœurs et des poésies, M. E. Deschamps a écrit aussi, pour les livres d'autrui, beaucoup de préfaces. En 1834, il traduisit avec Castil-Blaze le Don Juan de Costi, qui fut représenté avec succès à l'Opéra, collabora, dit-on, au poème des Huguenots avec M. Scribe seul nommé, et, quelques années plus tard, écrivit pour Niedermeyer le libretto de Stradella (1837). Nous n'avons pas compté Ivanhoé, opéra anonyme en trois actes et en prose avec M. Jules de Wailly (1826). Arrivons à son oeuvre la plus éminente, sa traduction en vers de Roméo et Juliette (1839) et de Macbeth (1844) ; ces deux drames, avec la préface et les commentaires, forment le premier volume de l'édition de ses Œuvres, commencée en 1844 et restée inachevée. Macbeth, traduit en vue du théâtre vers 1827, ne fut publié qu'en 1844 et joué plus tard (1848) à l'Odéon. Il eut alors, devant un auditoire français, un succès d'une centaine de représentations. Le traducteur avait supprimé ou élagué quelques scènes parasites qui, ne tenant pas au drame, nuisaient à l'intérêt. Il avait interverti l'ordre de quelques autres et terminé les actes au point de vue de nos habitudes théâtrales, supprimant ou fondant les personnages secondaires, le système de traduction mis en œuvre par lui consistant, non pas à montrer Shakspeare tout à fait comme il est, mais à produire dans notre époque et notre langue les mêmes effets que Shakspeare produisait dans les siennes. La même méthode de transposition, dans Roméo et Juliette, est employée à merveille. Après avoir suivi l'Eschyle anglais pas à pas pendant une partie du drame, enlevant çà et là seulement au chêne altier quelques petites branches mal venues, quelques feuilles jaunies, le débarrassant de quelques végétations étrangères, M. Émile Deschamps s'en écarte brusquement au dernier acte pour adopter le dénoûment de Garrick, plus dramatique et plus saisissant. Une première version de cette tragédie, — où respirent toute la poésie du sentiment, toute la grâce de l'innocence, toute la fougue de la passion, — écrite par M. Émile Deschamps en collaboration avec M. Alfred de Vigny, fut lue au comité du Théâtre-Français vers le mois d'avril 1827 ; mais l'ouvrage quoique reçu par acclamation, ne fut jamais représenté. La version définitive, telle que M. Émile Deschamps l'a publiée, a été refaite entièrement par lui et affranchie des entraves du théâtre. Depuis ces traductions shakspeariennes, dans lesquelles circule le souffle puissant du génie, M. Émile Deschamps n'a plus rien livré au public qui puisse être considéré comme une production digne de la scène du balcon, de- celle des adieux et de celle de la mort dans Roméo et Juliette, du premier acte de Macbeth, du festin royal et de l'apparition du spectre de Banquo. Avec ce bagage littéraire, M. Émile Deschamps s'est plusieurs fois présenté à l'Académie française, mais il s'est vu préférer des écrivains qui sont loin d'avoir son mérite littéraire. Aussi a-t-il abandonné l'espoir d'être jamais admis dans l'immortelle compagnie. Quelques voix pourtant lui sont restées fidèles, et la sympathie publique s'est trouvée acquise à sa candidature chaque fois que l'ont mise en avant les journalistes parisiens, ceux qui n'ont pas oublié le poète des grands jours du romantisme, le fidèle compagnon de Victor Hugo, de Lamartine, d'Alexandre Dumas, de Sainte-Beuve, d'Alfred de Vigny. Les jeunes écrivains surtout se sont montrés reconnaissants envers l'auteur des Études et ont mis son nom en avant, ne cessant de déplorer qu'on lui préférât celui de tel ou tel homme politique. C'est à l'un d'eux, M. Alfred Deberle, qui, dans un recueil littéraire, rappelait les droits incontestables de M. Émile Deschamps au fauteuil académique, que le résigné poète écrivait au mois de janvier 1862 : « Votre suffrage, monsieur, me dédommage de trente-neuf autres, » paroles qui prouvent assez que, comme M. Jules Janin, son confrère au quarante et unième fauteuil, il a depuis longtemps, lui aussi, spirituellement fait son discours de réception à la porte de l'Institut.

Outre les ouvrages dont nous avons parlé, nous citerons de M. Émile Deschamps la symphonie de Roméo et Juliette, musique de M. Hector Berlioz, dans laquelle il a traduit une seconde fois l'épisode de la Reine Mab, rendu déjà avec un si grand charme dans la tragédie (1839), et celle de Rédemption, musique de M. Alary (1850). Sous ce titre : Poésies des crèches (1852), il a écrit une vingtaine de morceaux religieux, arrachés à sa complaisance et qui se ressentent de leur création factice. Sans parler de pièces de circonstance, de morceaux tels que celui qu'il composa à l'occasion de la naissance du prince impérial, aussi décolorés que peuvent l'être, sous une inspiration de commande, de semblables productions, il a jusque dans ces derniers temps donné à divers recueils de petits poèmes heureusement inspirés et qui dénotent la verdeur et la sûreté d'un talent que quatre-vingts ans n'ont pu vieillir. Tels sont la Fille de l'orfèvre, le Roi aveugle, la Violette, les sonnets sur la mort de Jérusalem, d'A­thènes, de Rome et de Paris, le Tonneau de l'ermite, le Porteur de journal, la Rose du vieux mur, Morts pour les amuser, satire émouvante des vices contemporains, et Ce qu'on n'oublie pas :

Ainsi de tous les biens qui font le sort prospère
    Que nous reste-t-il au départ ?
La chanson d'une sœur, le sourire d'un père,
    Le rapide aveu d'un regard.

Décoré depuis le mois d'octobre 1828, un an après sa nomination comme sous-chef de bureau au ministère des finances, il a quitté en 1848 la carrière administrative, à laquelle il appartenait depuis trente-quatre ans. Depuis lors il vit retiré à Versailles, entouré d'amis et d'admirateurs. Poëte. d'adoption de la ville “ splendide et funèbre, solitaire cité, dont aucun roi vivant, dans sa toute-puissance, ne peut remplir l'immensité, ” il est convié à toutes les fêtes de bienfaisance, et ce n'est jamais en vain qu'on fait appel à son gracieux talent, à son excellent cœur.