Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/DUGHET (Gaspard), dit le Guaspre ou Gaspre-Poussin, peintre français

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 4p. 1357-1358).

DUGHET (Gaspard), dit le Guaspre ou Gaspre-Poussin, peintre français, né à Rome en 1613, mort à Florence en 1675. En 1629, Jacques Dughet, un Parisien établi à Rome depuis longtemps, apprit que Poussin était en proie à la plus effroyable misère. Le grand artiste français était, disait-on, malade sur un grabat, sans amis, sans secours. Dughet l’alla trouver, le fit transporter chez lui, où des soins affectueux et dévoués lui sauvèrent la vie, le rendirent à la santé. Le maître reconnaissant épousa la fille de son bienfaiteur, et, remarquant les dispositions extraordinaires de son jeune beau-frère, Gaspard Dughet, s’intéressa vivement à ses études, à ses progrès. Ses soins ne furent pas perdus ; car l’élève, puissamment doué, était peintre au bout de quelques mois. Ses débuts furent si surprenants que Poussin disait lui-même : « Je ne les croirais pas de lui, si je ne les avais vu faire de mes propres yeux. » Violent, passionné, taillé en Hercule, d’un caractère indomptable, Dughet finit par trouver le joug de son maître trop lourd ; il s’en affranchit ; mais du moins avait-il eu le temps d’apprendre à l’école de l’illustre artiste le secret du grand style, dont tous ses tableaux portent la marque. À vingt ans, il comptait parmi les maîtres les plus estimés de son temps. Ce succès prématuré lui inspira une si haute idée de son talent, qu’il ne songea plus qu’à produire, alors qu’il lui restait encore beaucoup à apprendre pour se perfectionner dans son art. Un de ses admirateurs les plus enthousiastes, le duc della Cornia, voulut se l’attacher complètement. Il l’emmena à Castiglione et lui fit une pension de 20 scudi par mois ; mais, comme le fait très-justement remarquer Baldunicci, celui qui avait trouvé intolérable le joug de Poussin, le meilleur des hommes, son frère et son ami, ne pouvait guère s’accommoder de celui d’un étranger ; aussi ne tarda-t-il pas à quitter le duc, comme il avait quitté Poussin. Peu après son retour à Rome, Francesco Àriti essaya de l’attirer dans son gouvernement d’Atino-in-Regno ; mais l’artiste resta près de lui moins de temps encore que près du duc della Cornia. Rendu à lui-même, il se mit au travail avec ardeur ; ses productions nombreuses et remarquables rappelaient tellement la manière du peintre des Andelys, qu’il fut surnommé Poussin. Elles furent toutes accueillies par des succès d’enthousiasme qui ressemblaient à des triomphes. C’est alors que parut sa fameuse Vue de Damas, belle et forte peinture, d’une puissance de conception sans égale, empreinte d’une fougue presque sauvage.

Dughet ne quitta jamais l’Italie, disent ses biographes ; mais il en visita les villes célèbres et séjourna plus ou moins longtemps dans chacune d’elles. Étant venu à Florence, au moment où Pierre de Cortone peignait les loges du palais Pitti, il exécuta, à la demande de ce maître, un grand paysage à fresque, qui lui fut payé 100 scudi et qu’il faut compter parmi ses meilleures productions. À son retour à Rome, il s’enthousiasma tellement pour les œuvres de Claude Lorrain, qu’il ne craignit pas, malgré son âge et sa célébrité, d’aller étudier dans l’atelier de ce grand paysagiste ; mais il était trop mûr pour se modifier sensiblement ; aussi les leçons de l’illustre Lorrain n’eurent-elles aucun résultat : Dughet sortit de son atelier comme il y était entré.

Ses tableaux, qui sont très-nombreux, lui étaient payés fort cher, et il lui eût été facile d’amasser une grande fortune ; mais il aimait trop les plaisirs, surtout ceux de la table, la pêche et la chasse pour laquelle il entretenait des équipages presque royaux. Aussi, au lieu de laisser 25,000 scudi, comme le dit un de ses biographes, il était si pauvre à sa mort, qu’il fallut vendre, pour le faire enterrer, le peu de vaisselle qu’on trouva chez lui. C’est quelques mois seulement auparavant qu’il peignit le fameux Ouragan, qui passe pour son chef-d’œuvre. Le Déluge fut également une de ses dernières inspirations.

« Les fonds de Guaspre, dit M. Charles Blanc, sont légers, pleins d’air, transparents, toujours glacés d’azur et, partant, d’un aspect rigide. On y voit la lumière, mais non la chaleur du soleil ; cependant il est un genre où il reste sang égal, c’est la peinture des orages. » Ces Coups de vent si célèbres ne sont plus en France ; les amateurs anglais les ont tous achetés en diverses circonstances. Un caractère particulier des tableaux de Dughet, caractère qui frappe au premier aspect, c’est le fini parfait des divers morceaux qui les composent, surtout lorsqu’on se rappelle qu’il exécutait en un jour, suivant Baldunicci, un paysage de cinq palmes avec figures. Sa couleur, métallique quelquefois, est fine et distinguée. Prompte, sûre et légère à la fois, son exécution est une merveille d’habileté. Ses dessins, très-nombreux, valent souvent ses tableaux ; ils sont pleins d’effet, d’une hardiesse inouïe. On y trouve une science profonde de l’anatomie des arbres. Les huit eaux-fortes qu’il a laissées sont des œuvres magistrales et comparables aux plus belles gravures connues. Et cependant dans toutes ses productions, tableaux, dessins, eaux-fortes, rien n’émeut, rien ne touche ; c’est froid, austère, c’est savant, mais rien de plus. La poésie intime, ce qui touche au sentiment et au cœur, n’était point dans la nature de ce chasseur robuste, de ce viveur sceptique, de ce peintre mâle et prime-sautier, qui brossait sans hésitation, d’une main sûre, en quelques heures, le paysage immense qu’il avait mis un jour à parcourir.

Le Louvre possède six tableaux hors ligne de Dughet, dont le catalogue officiel fait un peintre italien. Cette erreur vaut la peine d’être notée en passant. Au musée royal de Vienne, où Dughet est classé avec raison parmi les peintres français, il y a de lui quatre grands paysages qu’on prendrait pour des toiles de Poussin. Munich en compte deux ; Dresde, deux aussi ; l’Ermitage, de Saint-Pétersbourg, un même nombre. Les galeries de Madrid sont plus riches ; elles ne renferment pas moins de sept pages superbes. Les deux toiles qu’on admire à Florence, sont de grande valeur. Chez le prince Borghèse, on voit des murailles entières peintes à l’huile par Dughet. Le palais Colonna renferme des fresques immenses et des dessus de porte très-intéressants. Les figures qui animent ses paysages sont tantôt de lui, tantôt de Poussin, de Pierre de Cortone, de Lauri, etc.

L’énorme quantité de fresques et de tableaux qui composent l’œuvre de ce maître justifie pleinement la grande réputation qu’il eut de son vivant. Si la postérité n’a pas absolument ratifié le jugement des contemporains, elle lui a conservé cependant, dans l’histoire de l’art, une place au premier rang des maîtres de troisième ordre. — Son frère, Jean Dughet, apprit aussi, sous la direction de Poussin, la peinture, qu’il délaissa pour s’occuper de gravure. Ses principales œuvres consistent en estampes, d’après les tableaux de son illustre maître. Nous citerons particulièrement le Parnasse, le Jugement de Salomon, les Sept sacrements, la Naissance de Vénus.