Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Damiens

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 1p. 47).

DAMIENS (Robert-François), régicide, né à Tieulloy, près d’Arras, en 1715, écartelé à Paris le 28 mars 1757. Il était d’une famille de fermiers aisés ; mais son père, de chute en chute, était devenu journalier, puis portier de prison. Traité fort durement et surnommé Robert le Diable à cause de son caractère indomptable, Damiens fut recueilli à seize ans par son oncle, cabaretier à Béthune, qui essaya en vain de lui faire apprendre un métier. Un matin, l’aventureux jeune homme s’enrôla ; son excellent oncle le racheta ; il devint alors domestique d’un officier qu’il suivit dans la guerre d’Allemagne. Il continua depuis à servir dans différentes maisons, chez les jésuites de Louis-le-Grand, chez Mme de La Bourdonnaye, chez la maréchale de Montmorency, etc. Les témoignages de ses maîtres lui sont en général favorables. Il était foncièrement honnête et désintéressé, à ce point qu’il partit de plusieurs maisons sans réclamer ses gages. Si l’on put lui reprocher quelques actes d’improbité, il faut tenir compte de certaines circonstances, et spécialement de l’état des mœurs au XVIIIe siècle, de l’universelle friponnerie des laquais. Comparé aux hommes de sa classe, Damiens, tel que l’enquête nous le fait entrevoir, était certainement un modèle, du moins il le fut pendant longtemps. Seulement il était d’humeur inquiète et sombre, et quelquefois il buvait. Il avait été fort dévot, mais plutôt janséniste, et, quoiqu’il eût servi les jésuites, il ne les aimait point « à cause de leurs doctrines relâchées. » La chose peut paraître singulière ; mais les disputes religieuses étaient alors familières à toutes les classes.

Ses idées le portaient du côté des parlementaires ; il en servit plusieurs et s’attacha de plus en plus à ce parti, fort populaire alors et persécuté. Il était chez M. Bèze de Lys quand cet énergique magistrat fut emprisonné, lors de l’enlèvement général du parlement (1753). Ces spectacles multipliés, cette désolation des familles impressionnèrent vivement cette nature violemment passionnée. Aux jours de crise, il lui arrivait de s’échapper le soir pour errer autour du Palais et attendre la fin des délibérations. Son maître arrêté, il entra dans la maison de l’ex-gouverneur de l’Inde, l’infortuné La Bourdonnaye, qu’il vit mourir sous ses yeux, à la suite des persécutions qu’il avait endurées. Qu’on ajoute à ces causes d’excitation les malheurs de la guerre de Sept ans, l’effroyable misère de la France, le mécontentement universel, les débauches de Louis XV, les enlèvements d’enfants par les vils pourvoyeurs du minotaure de Versailles, enfin toutes les hontes et toutes les infamies de ce règne. En outre, c’était une opinion fort répandue alors qu’il fallait que le roi fût touché (mot auquel on donnait un double sens), afin qu’il se repentît de sa mauvaise conduite et de son mauvais gouvernement.

Damiens roula longtemps dans sa tête exaltée ce projet de toucher le roi, de se constituer le bras de Dieu ; il voulait, du moins l’a-t-il prétendu plus tard, l’avertir par une légère blessure, afin de le faire rentrer en lui-même et de le rappeler à ses devoirs. À plusieurs reprises il se calma, ou du moins ajourna son projet. Sur ces entrefaites, il entra, lui le domestique des vieux quartiers rangés de la rive gauche, dans une maison équivoque des nouveaux quartiers des boulevards, chez une femme galante, entretenue par Marigny, le frère de la Pompadour. Dans ce séjour de joyeuse immoralité, son caractère s’assombrit encore, d’autant plus que son humeur fantasque et sombre faisait de lui un souffre-douleurs. La domesticité le persécutait ; on lui prédit qu’il serait pendu, brûlé ; une femme de chambre lui dit méchamment qu’un jour il ferait un vol. Le malheureux maniaque quitta cette maison maudite, convaincu qu’on lui avait jeté un sort. Sa faible tête en resta frappée. Chose étrange, à force de regarder l’abîme, il y tomba. Jusque-là il était resté honnête ; à ce moment, il vola 130 louis dans le portefeuille d’un Russe qu’il servait, avec l’intention, assure-t-il, de les restituer sur le montant d’une succession qu’il allait recueillir dans son pays. Avec cet argent volé, il fit son voyage et acheta pour 100 écus de laine dans le but d’établir son frère, honnête ouvrier, janséniste austère, qui repoussa le présent avec horreur quand il en connut la source. Damiens était déjà à demi égaré ; à plusieurs reprises il tenta de se suicider, et sa famille dut le surveiller. Il finit par retourner à Paris. Dans ses jours sombres, il était obligé de se faire saigner fréquemment pour calmer l’agitation de son sang.

Sa funeste idée, sa monomanie d’avertir le roi ne l’avait pas abandonné ; elle se fixa enfin et s’arrêta en projet déterminé, quand le parlement fut décidément brisé (décembre 1756).

Damiens s’était marié jeune à une femme plus âgée que lui, dont il avait eu une fille. Il ne voyait sa femme, qui était comme lui en condition, qu’assez rarement, parce qu’à cette époque, par un caprice bizarre, les maîtres ne voulaient point de domestiques mariés.

Il l’alla voir presque à la veille de commettre son attentat. Le 3 janvier (1757), vers minuit, il prit une voiture et se fit conduire à Versailles, où il arriva à trois heures du matin. Il apprit que le roi était à Trianon, et fut réduit à attendre pendant deux jours, demandant vainement à son auberge un chirurgien pour se faire saigner, et errant d’un pas agité dans les allées du parc, fort désert en cette saison de l’année. Le 5, il apprit que Louis XV était revenu dans l’après-midi au palais pour visiter une de ses filles qui était malade. Il alla l’attendre à la tombée du jour, sous la voûte qui conduit aujourd’hui au musée, se mêlant aux gardes et aux valets, et causant tranquillement avec eux. Quand le roi descendit pour retourner à Trianon, Damiens lui porta un coup de canif au côté droit du dos. Louis crut d’abord qu’on l’avait seulement poussé ; il dit de sa voix ordinaire et en désignant le meurtrier : « C’est cet ivrogne-là. » Puis il sentit la piqûre, mit la main sous ses habits et la retira humide et tachée de sang : « C’est cet homme, dit-il ; qu’on l’arrête, qu’on ne le tue pas. » Et il remonta l’escalier.

Damiens aurait pu fuir, mais il était resté immobile, gardant seul son chapeau sur la tête et vêtu d’une culotte rouge, qui l’eût rendu bien reconnaissable s’il eût songé à s’échapper. On se jeta sur lui, on le dépouilla de ses vêtements ; on trouva sur lui le couteau-canif, de petits ciseaux, 25 louis et un petit livre de prières. Interrogé sur les motifs de son crime, il répondit avec une grande assurance : « Je l’ai fait pour Dieu et pour le peuple… parce que la France périt… Mon principe, ce fut la misère qui est aux trois quarts du royaume… » Il soutint qu’il n’avait point de complice : « Je l’exécutai seul, dit-il, parce que seul je l’avais conçu. »

Il affirma en outre qu’il n’avait pas voulu tuer le roi, et que, si telle eût été sa résolution, rien ne lui aurait été plus facile. Et dans le fait, cela était de la dernière évidence. Son instrument avait deux lames ; il frappa avec le canif, non avec le couteau ; il ne redoubla point le coup, comme il aurait eu le temps de le faire ; enfin il érafla simplement la peau et fit une blessure si légère, que les médecins dirent : « Si ce n’était un roi, il pourrait aller demain à ses affaires. »

Comme il arrive toujours en de telles circonstances, cet acte d’un monomane donna lieu aux interprétations les plus diverses. Jésuites et jansénistes se renvoyaient l’accusation d’avoir armé le bras d’un meurtrier, et cherchaient à exploiter l’événement. Sans entrer à ce sujet dans des discussions oiseuses, répétons-le, ce qui ressort du procès et de tous les faits connus, c’est que Damiens ne fut l’instrument d’aucun parti, et qu’il n’eut pas de complices.

Le malheureux fut soumis pendant deux mois aux plus affreuses tortures. Dans son premier interrogatoire, le garde des sceaux Machault lui fit, en sa présence, brûler le gras des jambes au moyen de pinces rouges. On lui mit ensuite des menottes de fer tellement serrées, que la douleur lui donnait la fièvre et le délire. Transféré le 18 à la Conciergerie et placé à la tour de Montgomery, dans la chambre qu’avait occupée Ravaillac, il fut fixé sur un lit, et tous ses membres furent sanglés, retenus au moyen de courroies passées dans des anneaux scellés autour de lui. Ses gardes, attentifs nuit et jour, écrivaient toutes ses paroles, et prenaient note des cris qui lui échappaient au milieu de ses souffrances. On lui appliqua la question des brodequins, on lui mit jusqu’à huit coins, qui lui faisaient craquer les os, et l’on ne s’arrêta qu’au point où les médecins dirent qu’il y avait danger de mort. Sauf quelques aveux insignifiants, Damiens n’articula rien. Le procès fut confié à une commission assistée de quelques magistrats dociles, débris de la grand’chambre et du parlement. Tout se passa à peu près à huis clos ; seulement, après les interrogatoires et l’instruction, on simula une manière de séance solennelle, où siégeaient les pairs et les princes (26 mars). Damiens y fut amené dans l’appareil ordinaire, couché et sanglé avec tout un système de courroies et d’anneaux scellés dans le parquet. Ces précautions extraordinaires, pour un homme brisé par les tortures, parurent odieusement ridicules. Damiens ne fut point troublé, et, malgré ses douleurs, il montra une sorte de gaieté et adressa la parole à plusieurs pairs qu’il connaissait pour les avoir servis à table.

L’arrêt fut atroce, empreint de l’épouvantable cruauté du moyen âge : il portait que le condamné serait brûlé à la main droite, tenaillé, rompu, tiré à quatre chevaux, démembré, enfin brûlé et mis en cendres. Le malheureux dit simplement : « La journée sera rude. »

Le 28 eut lieu l’horrible supplice. Damiens fut mené d’abord à Notre-Dame pour y faire amende honorable, puis conduit à la Grève. On lui brûla au feu de soufre la main qui avait tenu le couteau ; puis il fut tenaillé aux bras, aux jambes, aux cuisses et aux mamelles ; dans les plaies on versait du plomb fondu, de l’huile bouillante, de la résine, de la cire et du soufre en fusion. Le patient supporta ses souffrances avec une étonnante énergie, criant seulement de temps à autre : « Seigneur ! donnez-moi la patience et la force ! » Il n’a pas blasphémé, dit Barbier, ni nommé personne. Mais pour la religion, les confesseurs n’en sont pas trop contents.

La conclusion de la hideuse tragédie, c’était l’écartèlement. Les quatre chevaux traditionnels n’y suffirent point ; il en fallut deux de plus, et encore l’opération n’avançait point. Le bourreau lui-même, pénétré d’horreur, monta à l’Hôtel de ville pour demander la permission de donner un coup de tranchoir aux jointures. Il fut vertement tancé par les gens du roi. Enfin, vers la nuit, on permit de couper certains muscles ; les deux cuisses furent arrachées les premières, puis un bras ; la victime respirait encore et ne rendit l’âme qu’à l’arrachement de son dernier membre.

On a besoin de se rappeler que ces choses se passaient au XVIIIe siècle ; car on pourrait croire qu’il s’agit d’une exécution au sein de quelque tribu sauvage.

C’est ainsi que Louis le Bien-Aimé se vengeait de son écorchure et de ses terreurs. Atroce ! atroce ! ce malheureux était un pauvre fou qu’il fallait mettre aux Petites-Maisons.

Toute la famille du condamné fut bannie, et la maison où il était né fut rasée jusqu’en ses fondements.

Damiens était grand et mince ; il avait le teint basané, les cheveux noirs et frisés, le nez busqué, les yeux profonds, le visage allongé et marqué de petite vérole.

Son procès fut publié par le greffier du parlement (Pièces originales et procédures du procès fait à Robert-François Damiens. Paris, 1757, in-4o , et 4 vol. in-12). C’est un résumé probablement infidèle en certaines de ses parties ; le contrôle est d’ailleurs impossible maintenant, car les feuillets du registre du parlement qui contenaient les originaux ont été arrachés.