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Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Dumas (Alexandre), fils naturel du précédent, romancier et auteur dramatique du premier ordre

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Administration du grand dictionnaire universel (6, part. 4p. 1375-1377).

DUMAS (Alexandre), fils naturel du précédent, romancier et auteur dramatique du premier ordre, né à Paris le 29 juillet 1824. Comme son père, cet auteur mérite plus qu’une simple notice biographique. Se borner, en parlant de lui, à donner quelques dates, à rapporter la liste de ses principales œuvres, ce serait faire trop peu pour les contemporains comme pour la postérité. Il faut l’étudier tout ensemble au triple point de vue biographique, littéraire et, disons-le, même au point de vue philosophique, car en M. Dumas fils il n’y a pas seulement un grand homme et un grand artiste, il y a encore un penseur profond, un véritable moraliste.

Voyons l’homme d’abord. D’ailleurs, étudier la vie de M. Dumas, c’est déjà parler de ses œuvres et de ses idées, car ses romans et ses pièces de théâtre sont l’histoire de sa vie et de ses réflexions. Prenez les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau, vous aurez son enfance ; prenez les deux premiers actes de la Dame aux camélias, les principales scènes de Diane de Lys, du Demi-Monde, du Père prodigue, de l’Ami des femmes, vous aurez les principaux épisodes de sa vie, racontés par lui-même d’une manière impersonnelle et idéalisée, pour ainsi dire.

« Le 29 juillet 1824, tandis que le duc de Montpensier venait au monde, il me naissait, à moi, un duc de Chartres, place des Italiens, n° 1. » Dumas Ier, qui a écrit cette phrase dans ses Mémoires, « daigna permettre, ajoute M. de Mirecourt, que son duc de Chartres fût présenté au baptême sous le nom d’Alexandre. Il paya les mois de nourrice et la pension de sevrage. » Dès l’âge de sept ans, l’enfant fut mis en pension chez M. Vauthier, Montagne-Sainte-Geneviève. À neuf ans, il entra chez M. Goubaux, ami et collaborateur de son père, depuis fondateur du collège Chaptal et alors directeur de la pension Saint-Victor, qui était une des plus importantes et des plus indisciplinées de Paris. M. Goubaux n’en était pas moins un très-honnête homme. Un jour, nous tenons cette anecdote de M. Dumas fils lui-même, on avait annoncé que Dumas père était mort dans un voyage qu’il faisait en Sicile ; M. Goubaux fit appeler son jeune pensionnaire et lui dit que, si la triste nouvelle se confirmait, il pouvait dès lors se considérer comme de sa famille. Les premiers chapitres de l’Affaire Clemenceau contiennent une peinture presque photographique de cette pension Saint-Victor, dans laquelle le jeune Dumas fit son premier apprentissage de la vie. Beaucoup de détails, nous pouvons l’affirmer, sont authentiques. Il n’est pas inutile, quand on veut connaître et comprendre un écrivain, et surtout un écrivain moraliste, de remonter jusqu’à son enfance pour y rechercher les premières images qui frappèrent son esprit, les premières impressions qui se gravèrent dans son cœur. Or on trouvera dans l’introduction de ce roman certains tableaux trop nets et trop simples pour n’être pas vrais. Ce modeste atelier de couture où Pierre Clemenceau vient passer ses jeudis, coloriant des images à côté des jeunes apprenties de sa mère, M. Dumas ne l’a pas vu seulement en imagination. Que d’art et, cependant, que de fidélité et de sincérité dans toutes ces peintures ! Ces persécutions que font subir des enfants à un camarade plus jeune qu’eux, pour une faute qui n’est pas la sienne et qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, leur cruauté persévérante et les angoisses de ce pauvre enfant, tourmenté entre son amour instinctif, invincible pour sa mère, et les réflexions étranges que ses jeunes persécuteurs l’amènent à faire sur sa naissance, tout cela encore est, dans le détail, d’une précision trop frappante pour être œuvre de pure invention. Voulez-vous savoir pourquoi notre auteur s’est attaché plus tard à telle étude de mœurs, pourquoi il est revenu, à plusieurs reprises, sur certaines questions sociales et morales, pourquoi il a débattu ces questions avec tant d’éloquence et de conviction ? relisez ces premières pages de l’Affaire Clemenceau. Vous y verrez que ces problèmes, qu’il veut résoudre homme, il se les était posés à demi étant enfant ; et alors vous comprendrez combien est déplacé ce reproche que lui ont fait plusieurs critiques à courte vue, d’avoir choisi avec insistance, pour les transporter au théâtre, des sujets scabreux, des situations équivoques. Choisi ! on ne choisit pas son genre, quand on est vraiment artiste ; on accepte ce qui s’impose à vous, par le tempérament, le temps et le milieu ; on peint ce qu’on a vu, ce qu’on a senti, ce qui vous obsède. Est-ce que Raphaël s’est dit:Je mettrai de la lumière dans mes tableaux; et Rembrandt:J’y mettrai le clair-obscur, j’aime mieux ce genre. Ils ont peint le ciel de leur pays, les hommes et les femmes qu’ils voyaient, et ils ont bien fait. Si, d’ailleurs, M. Dumas avait traité de parti-pris les questions brûlâmes, pour se faire une spécialité et pour le seul attrait du scandale, à coup sûr il n’aurait jamais obtenu qu’un succès éphémère; il ne nous aurait jamais tiré de larmes. Quand on ne cherche qu’à chatouiller les sens, on n’arrive pas à faire battre le cœur.

Mais revenons à la biographie. Plus heureux que Pierre Clémenceau, Dumas fils avait pour père un honnête homme qui n’hésita pas à lui donner son nom, ou du moins qui ne se fit pas longtemps prier, si nous en croyons l’anecdote suivante, racontée par Mirecourt : « Un jour, on surprit l’enfant absorbé dans la lecture d’un volume qu’il sembla vouloir cacher lorsqu’on s’approcha de lui. C’était le fameux livre qui a pour titre Émile. « Ah ! diable, fit M. Dumas père, est-ce que tu trouves de l’intérêt à cela, toi ? — Beaucoup, répondit Alexandre avec une assurance qu’on ne lui avait jamais connue. — Peste !… tu vas me dire alors tes impressions. — Je trouve qu’Émile a du courage. — Vraiment, tu trouves cela ? — Oui, certes. Quand un père refuse de vous donner son nom… — Eh bien ? — Il faut le prendre. — Quel gaillard !… Alors tu veux porter le mien quand même, c’est clair. Prends-le tout de suite, et n’en parlons plus. »

En 1839, Dumas fils, âgé de quinze ans, quitta l’institution Goubaux pour entrer chez M. Hénon, qui tenait un petit pensionnat avec répétitions du collège Bourbon, rue de Courcelles. Ce changement avait pour cause la santé toujours mauvaise de l’enfant. Il suivit les cours du collège : les premiers prix lui échurent. Le biographe déjà cité raconte même une jolie fête donnée par Mme Mélanie Waldor en l’honneur du jeune Dumas, lauréat du concours général. « Notre vainqueur eut un esprit d’ange ; toutes les dames le comblèrent de cajoleries et de félicitations gracieuses. Il avait alors dix-sept ans, beaucoup d’assurance, une belle tète, dégagée des sombres nuances éthiopiennes, et ne conservant qu’une teinte créole imperceptible. Véritablement, il fut le héros de la fête. »

En 1841, il sortit tout à fait de pension. Pendant six mois, il vécut avec son père ; après quoi, à dix-huit ans, il vécut seul. « Pendant ces premières années de liberté, mes goûts, dit M. Dumas fils qui parle, étaient extrêmement modestes, mes dépenses des plus modérées. Mon ambition était d’être employé dans un ministère. Une sous-bibliothèque aurait comblé tous mes vœux. » La vie bruyante et la grande renommée de son père l’entraînèrent assez loin de ces paisibles rêves et, peu à peu, il fit ce qu’il voyait faire autour de lui, des dettes. Heureusement, la nature du jeune homme valait mieux que l’éducation qu’il recevait ; il se forma et se transforma seul, et sut même trouver dans son cœur les choses les plus délicates pour excuser son père de sa trop grande indulgence à son égard. Voici ce qu’il fait dire au Père prodigue, dans la pièce qui porte ce nom, et ce père, tout le monde le comprend, c’est le sien :

« Tout a une raison, même les choses déraisonnables, et si je t’ai élevé d’une certaine manière, c’est que, moi, j’avais souffert d’un autre genre d’éducation. Devais-je te condamner à la vie que j’avais menée et qui m’avait si souvent ennuyé ?… J’ai obéi à ma nature ; je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter ; j’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect. Je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai ; mais je ne la savais pas… Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. Les puritains se croient en droit de blâmer cette trop grande intimité ; laissons-les dire. Nous y avons perdu, à ce qu’il paraît, quelques centaines de mille francs ; mais nous y avons gagné de pouvoir compter, toi sur moi, moi sur toi, et d’être toujours prêts à nous faire tuer l’un pour l’autre. C est le plus important entre un père et un fils. »

Il est touchant de voir avec quelle délicatesse le fils s’efforce ainsi de plaider les circonstances atténuantes, ne dissimulant jamais les défauts de son père, mais les montrant de manière à faire ressortir en même temps ses grandes qualités incontestables, une haute imagination, une générosité chevaleresque et, mieux encore, une affection paternelle capable d’aller jusqu’au dévouement.

Au bout de quelques années de cette vie incertaine, qu’il avait menée « par laisser-aller, par imitation, par oisiveté », dit-il, plutôt que par goût, et « après un certain nombre d’excursions à travers toutes sortes de mondes dont il devait plus tard établir la topographie, M. Dumas fils se trouve, tout compte fait, en face de 50, 000 francs de dettes, sans parler des intérêts et des frais, ce qui était énorme à cette époque, surtout pour un garçon de vingt et un ans, qui n’avait ni patrimoine à attendre, ni carrière à suivre. Ce petit incident, ajoute-t-il lui-même, avec une modestie sincère mais excessive, décida de ma vocation, et, comme je ne savais rien faire, je fis de la littérature. >

C’est que, probablement, il était né pour en faire. Avec l’exemple de son père, avec son propre talent et les influences du milieu où il vivait, ce qui eût été étonnant, c’est qu’il n’eût pas écrit. Du reste, ni le public ni lui n’ont à regretter cet incident, et, si vraiment ce fut un hasard qui le rendit auteur, ce hasard fut heureux : felix culpa. Sa première publication était un petit recueil de poésies intitulé : les Péchés de jeunesse, livre « plein de candeur et d’inexpérience, » qui fit peu de bruit. Il avait composé aussi, vers la même époque (1845), une petite pièce en un acte et en vers, le Bijou de la reine, qui fut jouée à l’hôtel Castellane. Après avoir accompagné son père dans son voyage en Espagne et en Afrique, il écrivit un roman déjà bien supérieur à son premier ouvrage : les Aventures de quatre femmes et d’un perroquet. Le plan, comme le style, rappelait la manière de Dumas père. Le livre fut lu et acheté. Cependant l’auteur comprit qu’il s’était trompé de voie. Ne se sentant pas « cette brillante imagination dont son nom seul éveillait l’idée, il rompit avec l’imitation de la manière paternelle et chercha le succès dans la volonté de l’observation et l’exactitude des peintures… » (Vapereau.) Il étudia profondément le monde du côté où il se présentait à ses regards. « Il s’écouta vivre, dit Mirecourt, et chercha la science du cœur humain, non-seulement dans les fautes et les passions d’autrui, mais dans ses propres passions et dans ses propres fautes… Depuis la Dame aux camélias jusqu’au Demi-monde, on peut dire qu’il a vécu toutes ses œuvres. » Nous n’avons pas ici à faire l’analyse ou la critique de la Dame aux camélias et des autres grandes œuvres de M. Dumas, qui ont été jugées à leur place (v. Dame aux camélias) : nous n’avons à tirer de ce roman et des autres que ce qu’ils peuvent renfermer d’instructif pour la biographie de l’auteur. Or, l’auteur ne nous cache pas que Marguerite Gautier, qui ne porta jamais de son vivant le surnom de Dame aux camélias, s’appelait, dans la réalité, Alphonsine Plessis, nom qu’elle avait transformé, pour l’oreille, en celui de Marie Duplessis. « Elle était grande, dit-il lui-même quelque part, très-mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage ; elle avait la tête petite, de longs yeux d’émail, comme une Japonaise, mais vifs et fins, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde… Elle avait été fille de ferme… Théophile Gautier lui consacra quelques lignes d’oraison funèbre à travers lesquelles on voyait s’échapper dans le bleu cette aimable petite âme que devait, comme quelques autres, immortaliser le péché d’amour. » (Préface de la Dame aux camélias.) Voici quelques fragments de cette oraison funèbre : « Marie Duplessis était née paysanne, par là-bas quelque part en Normandie, à ce que l’on assure ; mais le moyen que de si jolis petits pieds restassent emprisonnés dans de lourds sabots ; ils appelaient le satin, et le satin ne se fit pas prier pour venir, lui qui chausse à regret tant de vilaines pattes à faire rougir la reine Pédauque. La rude toile bise du ménage rustique eût écorché cet épiderme de camélia, fait pour la toile de Hollande, la batiste et les dentelles ; les diamants serpentèrent d’eux-mêmes en rivière autour de ce cou blanc et frêle, et sur cette poitrine transparente… Il est si difficile de rester pauvre, à une paysanne que la nature a eu l’inhumanité de faire grande dame !… Elle eût été laide, elle ne serait peut-être pas morte ; elle serait restée dans son village, occupée de quelque honnête travail, à respirer l’air pur, à boire du lait sans mélange, à se promener dans les grandes herbes des prairies ; mais le luxe cherche la beauté comme l’aimant cherche le nord… » M. Dumas nous apprend que cette mort eut lieu en 1847, et que Marie Duplessis avait alors vingt-trois ans. Il l’avait vue pour la première fois en 1844 ; le roman parut en 1848 ; la pièce fut jouée en 1852 (2 février, Vaudeville). Marie Duplessis n’avait pas eu toutes les aventures pathétiques de Marguerite Gautier ; mais l’auteur nous dit qu’elle était capable de les avoir et que, s’il eût voulu, elle aurait poussé le dévouement aussi loin. « Elle n’a pu jouer, à son grand regret, ajoute-t-il, que le premier et le deuxième acte. »

La Dame aux camélias avait déjà obtenu, sous forme de volume, non pas seulement « un assez beau succès de cabinet de lecture, » comme le disait dans l’Encyclopédie moderne, sans penser à mal, M. Henri Rochefort, aujourd’hui sincère admirateur de Dumas fils, mais un vrai succès consacré par la critique, confirmé par le public et par un public sérieux. On sentit une intention marquée de moralité au fond de ce roman, que l’on disait d’abord immoral ; on s’étonna de voir quel amour sincère du bien ce jeune écrivain portait jusque dans la peinture du mal ; on comprit enfin qu’il y avait dans cette œuvre nouvelle plus qu’un grand talent, qu’il y avait un grand cœur.

À dater de cette époque, l’auteur de la Dame aux camélias n’eut rien à envier à la renommée de son père, qu’il avait presque égalée en un jour. Ajoutons, à la gloire de M. Dumas père, qu’il se réjouit plus que tout autre du succès de celui qu’il appelait spirituellement « son meilleur ouvrage. >

La même année (1843), M. Dumas fils avait fait représenter un petit drame lyrique, Atala et Chactas (musique de Varney), sur le théâtre que dirigeait son père. Montaubry chantait le rôle de ténor. Mais, ne se sentant pas encore la vocation dramatique, M. Dumas fils revint au roman et aborda le feuilleton ; il rédigea, dans la Presse, des courriers de Paris très-remarqués et connus sous le nom de Lettres d’un provincial. Ses principaux romans furent, après la Dame aux camélias, le Docteur Servans, Césarine, le Roman d’une femme (1849), ouvrage de valeur ; Trois hommes forts, Tristan le Roux, le Régent Mustel, la Vie à vingt ans, Diane de Lys (1851). Ce dernier roman, comme la Dame aux camélias, serait pris sur nature et tiré de la vie de l’auteur, s’il faut en croire la chronique. « Une très-grande dame, épouse d’un diplomate hyperboréen, » aurait été le modèle qui inspira à M. Dumas l’aristocratique figure de sa Diane de Lys ou la Dame aux perles, si élégante, si gracieuse, si riche d’esprit et de cœur. Le voyage à travers l’Allemagne et la Russie, à la poursuite de la belle étrangère, enlevée subitement par un mari importun, serait encore de l’histoire et non du roman. On trouvera, d’ailleurs, dans le caractère de Paul Aubry, certains traits qui rappellent celui d’Armand Duval, de la Dame aux camélias, c’est-à-dire qui sont empruntés au caractère même de l’auteur. Le langage que tient Paul Aubry dans le salon de la comtesse de Lys n’est-il pas, en effet, tout semblable à celui que tenait Armand dans le boudoir de Marguerite Gautier ? Ne parle-t-il pas toujours avec le même ton ému et touchant de dévouement, d’attachement pur, « d’amour profond et éternel ? »

C’est après avoir écrit Diane de Lys que M. Dumas fils, sur le conseil, dit-on, d’Antony Béraud, vieil ami de son père, songea à transporter sur la scène ses principaux romans, et tout d’abord celui de la Dame aux camélias. Antony Béraud aurait même tracé une sorte de canevas, sinon de scénario complet, dont M. Dumas ne garda pas une ligne, mais dont il fut si reconnaissant à Béraud, qu’il l’obligea, par un excès de délicatesse, à toucher moitié des droits d’auteur. La pièce ne fut pas jouée sans obstacles. Acceptée au Vaudeville par M. Bouffé, grâce à un comédien, Hipp. Worms ; en vain protégée par Jules Janin, Gozlan et Émile Augior, « qui lui signèrent un brevet de vertu, » la Dame aux camélias ne put trouver grâce devant M. Léon Faucher, alors ministre de l’intérieur, et il fallut que l’auteur attendît l’arrivée au pouvoir de M. de Morny (1852). Le lendemain de la première représentation, il écrivit à son père, alors réfugié à Bruxelles : « Grand succès !… Des fleurs, des bravos… Je croyais assister à l’une de tes pièces. » Encouragé par ce premier triomphe, il se hâta de convertir aussi Diane de Lys en pièce. Elle fut arrêtée encore par la censure ; mais un nouveau protecteur, le prince Napoléon, leva les obstacles, et tout Paris put applaudir Dumas fils au Gymnase (15 novembre 1853). Ces deux premières pièces furent faites très-vite, l’auteur l’avoue lui-même. La première fut écrite en une ou deux semaines, par besoin d’argent ; mais, à partir de la deuxième, la majeure partie de ses dettes étant payée, l’auteur put s’accorder les loisirs laborieux et les calmes jouissances du véritable artiste. Sa troisième pièce, le Demi-monde (20 mai 1855), destinée d’abord, un peu malgré lui, à la Comédie-Française, lui coûta onze mois de travail assidu. On trouvera dans la préface le récit des petits artifices auxquels l’auteur eut recours pour rendre sa pièce à M. Montigny et pour l’arracher au Théâtre-Français, alors gouverné despotiquement par Rachel. Le fond est encore emprunté à la vie de l’auteur ; nous tenons à le constater, non pour le plaisir de donner un renseignement de plus ou de faire pénétrer plus avant le lecteur dans la vie privée de M. Dumas, mais parce que cette habitude persistante de porter sur la scène ses propres aventures est chez lui un procédé artistique qui entre pour une part dans l’originalité de son talent. Olivier de Jalin, quoique l’auteur nous avertisse que ce personnage est le portrait du jeune comte qui avait déjà posé pour Gaston de Rieux et pour Maximilien, est encore de la famille des héros de ses pièces précédentes. C’est encore un cœur délicat et sensible au plus haut point, épris do pureté et d’innocence, une conscience droite et fière qui s’indigne de voir le mal en autrui parce qu’elle ne le trouve pas en elle-même. Si le hasard a placé cet Alceste moderne dans un milieu où la morale est peu respectée, il s’efforce, au lieu d’en sortir, d’y exercer une salutaire influence ; il s’y fait le protecteur d’une enfant innocente et généreuse, que la contagion des mauvais exemptes allait bientôt atteindre ; il s’y fait l’ennemi déclaré d’une intrigante qui est sur le point de tromper un honnête homme. Il sauve Marcelle et démasque Suzanne d’Ange. Peu nous importe que cette Suzanne se soit appelée Mme Adriani, comme nous le révèle Mirecourt après Dumas père ; ce qui nous intéresse, c’est le rôle, c’est le caractère lui-même tracé de main de maître, copié sur nature, — nous le voyons bien sans qu’on nous le dise, — et pourtant créé, tant il a de relief et d’expression. Le mot qui sert de titre à la pièce prendra place dans le dictionnaire de l’Académie ; mieux encore, dans la langue. Seulement, il faut avoir soin de bien comprendre le sens précis que l’auteur a voulu lui donner et que le public semble parfois oublier.

« De même, dit M. Dumas, qu’on a donné au sol découvert par Christophe Colomb le nom du navigateur qui n’y est venu qu’après lui, de même on devait donner à ce mot demi-monde une autre signification que celle qu’il a, et ce néologisme, que j’étais fier d’introduire dans la langue française, si hospitalière au XIXe siècle, sert à désigner, par l’erreur ou par l’insouciance de ceux qui l’emploient, la classe des femmes dont j’avais voulu séparer celles-là.

« Établissons donc ici, pour les dictionnaires à venir, que le demi-monde ne représente pas, comme on le croit, la cohue des courtisanes, mais la classe des déclassées. N’est pas du demi-monde qui veut. Il faut avoir fait ses preuves pour y être admise. Mme d’Ange le dit au deuxième acte : « Ce monde est une déchéance pour celles qui sont parties d’en haut, mais c’est un sommet pour celles qui sont parties d’en bas… Ce monde commence où l’épouse légale finit, et il finit où l’épouse vénale commence. »

« Il est séparé des honnêtes femmes par le scandale public, des courtisanes par l’argent : là, il est borné par un article du code ; ici, par un rouleau d’or. Il se cramponne à ce dernier argument : « Nous donnons, nous ne vendons pas ; et l’on est bannie de notre monde pour s’être vendue, comme on est bannie de l’autre pour s’être donnée. »

M. Dumas envoya sa pièce du Demi-monde au concours pour le prix Faucher, qui devait être décerné à l’œuvre dramatique la plus morale et la plus célèbre. La commission vota pour lui, à l’exception de Scribe et du président ministre, M. Baroche, qui fit supprimer le prix plutôt que de le laisser donner à l’auteur du Demi-monde.

Dans sa quatrième pièce, la Question d’argent, M. Dumas fils a flétri les hommes de Bourse (Gymnase, cinq actes, 31 janvier 1857). « Cette comédie, a-t-on dit, est plus qu’un chef-d’œuvre, c’est une bonne action. » Dans la cinquième, le Fils naturel, commencée à Sainte-Adresse, dans la maison d’Alph. Karr, en 1853, terminée et jouée seulement en 1858 (quatre actes, Gymnase, 16 janvier), l’auteur abordait un sujet qu’il a repris incidemment.dans l’Affaire Clémenceau, dans les Idées de Mme Aubray, dans la préface de la Dame aux camélias. Vint ensuite le Père prodigue (cinq actes, Gymnase, 30 novembre 1859), pièce dont nous avons déjà cité quelques lignes et qu’il faut relire attentivement, si l’on est curieux de voir le caractère de Dumas père transfiguré et jugé par son fils. Le public, qui avait bien prévu les allusions personnelles d’après le titre même de la pièce, s’attendait à un plaisir de scandale. Il fut déçu et peut-être mécontent, il faut le dire à sa honte. Mais les connaisseurs et les vrais amis de l’art surent gré à M. Dumas fils d’avoir côtoyé l’écueil sans s’y heurter. Il nous a donné, en effet, de très-fines esquisses psychologiques, assez vraies pour piquer suffisamment la curiosité du spectateur intelligent, assez indépendantes encore pour faire de ces portraits de famille des types humains, intéressants pour tous et dans tous les temps.

Dans la préface du Fils naturel, M. Dumas, sous forme d’apostrophe, a encore essayé de refaire le portrait de son père, non plus au point de vue moral, mais au point de vue littéraire. Nous rapportons ce morceau, malgré ses proportions, parce qu’il complète notre article sur Dumas père, sans être un hors d’œuvre dans celui que nous devons au fils : « Eh bien, il est venu à bout de toi, ce siècle vorace que tu as habitué à cette insatiabilîté qui nous met sur les dents, nous qui ne sommes pas de ta force. Et cependant, à ce siècle né pour toujours dévorer, tu étais bien l’homme qu’il fallait, toi né pour toujours produire. Du reste, quelles précautions la nature avait prises, quelles provisions elle avait faites en toi pour ces appétits formidables qu’elle était forcée de prévoir ! C’est sous le soleil d’Amérique, avec du sang africain, dans le flanc d’une vierge noire, qu’elle a pétri celui dont tu devais naître et qui, soldat et général de la République, étouffait un cheval entre ses jambes, brisait un casque avec ses dents et défendait à lui tout seul le pont de Brixen contre une avant-garde de vingt hommes. Rome lui eût décerné les honneurs du triomphe et l’eût nommé consul. La France, plus calme et plus économe, refusa le collège à son fils, et ce fils, élevé en pleine forêt, en plein air, à plein ciel, poussé par le besoin et par son génie, s’abattit un jour sur la grande ville et entra dans la littérature comme son père entrait dans l’ennemi, en bousculant, en abattant, en renversant tout ce qui ne lui faisait pas place. Alors commença ce travail cyclopéen qui dure depuis quarante années. Tragédie, drame, histoire, romans, voyages, comédies, tu as tout rejeté dans le moule de ton cerveau, et tu as peuplé le monde de la fiction de créations nouvelles. Tu as fait craquer le journal, le livre, le théâtre, trop étroits pour tes puissantes épaules ; tu as alimenté la France, l’Europe, l’Amérique ; tu as enrichi les libraires, les traducteurs, les plagiaires ; tu as essoufflé les imprimeurs, fourbu les copistes, et, dévoré du besoin de produire, tu n’as peut-être pas toujours assez éprouvé le métal dont tu te servais, et tu prenais et jetais dans la fournaise, quelquefois au hasard, tout ce qui te tombait sous la main. Le feu intelligent a fait le partage. Ce qui venait de toi s’est coulé en bronze, ce qui venait d’ailleurs s’est évanoui en fumée. Tu as battu ainsi bien du mauvais fer ; mais, en revanche, combien, parmi ceux qui devaient rester obscurs, se sont éclairés et chauffés à ta forge, et, si l’heure des restitutions sonnait, quel gain pour toi rien qu’à reprendre ce que tu as donné et ce qu’on t’a pris ! Quelquefois tu posais ton lourd marteau sur ta large enclume ; tu t’asseyais sur le seuil de la grotte resplendissante, les manches retroussées, la poitrine à l’air, le visage souriant ; tu t’essuyais le front, tu regardais les calmes étoiles en respirant la fraîcheur de la nuit, ou bien tu te lançais sur la première route venue, tu t’évadais comme un prisonnier ; tu parcourais l’Océan, tu gravissais le Caucase, tu escaladais l’Etna, toujours quelque chose de colossal, et, les poumons remplis à nouveau, tu rentrais dans la caverne. Ta grande silhouette se décalquait en noir sur le foyer rouge, et la foule battait des mains ; car, au fond, elle aime la fécondité dans le travail, la grâce dans la force, la simplicité dans le génie, et tu as la fécondité, la simplicité, la grâce et la générosité, que j’oubliais, qui t’a fait millionnaire pour les autres et pauvre pour toi… Puis un jour il y a eu distinction… tu es devenu « Dumas père » pour les respectueux, le « père Dumas » pour les insolents, et, au milieu de toute sorte de clameurs, tu as pu entendre parfois cette phrase : « Décidément, son fils a plus de talent que lui. » Comme tu as dû rire ! Eh bien, non. Tu as été heureux, semblable au premier père venu ; tu as cru peut-être ce qu'on disait. Cher grand homme, naïf et bon ! qui m’aurais donné ta gloire comme tu me donnais ton argent quand j’étais jeune et paresseux, je suis bien heureux d’avoir enfin l’occasion de m’incliner publiquement devant toi et de te rendre hommage en plein soleil, et de t’embrasser comme je t’aime, en face de l’avenir. Que d’autres de mon âge et de ma valeur se déclarent tes égaux, ne portant pas ton nom : c’est affaire à eux. Mais il faut que la postérité, qui, quoi qu’il arrive, sera forcée de compter avec toi, sache bien, quand elle lira nos deux noms au-dessous l’un de l’autre, chronologiquement, dans le bilan de ce siècle, que je n’ai jamais vu en toi que mon père, mon ami et mon maître… »

Pendant plusieurs années, après le Père prodigue, une maladie, causée par la fatigue du travail, empêcha M. Dumas fils de poursuivre ses succès. Ce fut seulement en 1864 qu’il put se remettre à l’œuvre, pour donner au théâtre du Gymnase (5 mars) sa comédie de l’Ami des femmes, pièce très-originale, que le Grand Dictionnaire a analysée avec beaucoup de détails, qu’il a jugée peut-être un peu sévèrement, quoiqu’il ait eu soin de tempérer ses propres critiques en rapportant l’avis de Th. Gautier, très-favorable à la pièce. M. de Ryons, en qui l’auteur a encore mis beaucoup de lui-même, est un caractère plein de nuances, qu’il faut étudier de très-prés, sous peine de le comprendre mal. Il est vrai que sa vie, ses principes et ses actes, à ne les regarder que du dehors, lui donnent presque l’aspect d’un blasé et d’un dédaigneux ; mais il est précisément le contraire, et le dénouement le prouve. Observateur attentif, mais non désintéressé, homme d’esprit avant tout, aussi distingué de manières que M. de Camors, moins hautain et moins grand seigneur que lui, mais plus généreux et plus humain, il étudie le monde, surtout les femmes, non pour profiter de leur faiblesse et les mépriser ensuite, non pas même pour les cataloguer froidement en espèces, genres et variétés, mais pour connaître leur âme dans ses mystérieuses profondeurs — et quelle psychologie est plus intéressante ? — pour les consoler, les plaindre et les arrêter même au besoin sur le chemin du ridicule ou sur le sentier du mal. C’est un homme qui aura eu la jeunesse d’Armand Duval, de Paul Aubry, qui aura souffert de l’amour, qui s’en guérit et qui s’attarde un peu trop aux charmes de la convalescence ; mais il aimera encore, soyez-en sûrs, autrement qu’autrefois sans doute, mais sincèrement et profondément encore. Il se mariera même, je vous le promets, car il est très-jeune, après tout, d’âge et de cœur, malgré la maturité précoce de son esprit. Mais, chose singulière, cette pièce, qui nous transporte dans un monde où les mœurs ne sont pas toujours délicates, ne pouvait être bien jugée que par des délicats et des connaisseurs. Le public et la grosse critique crièrent au scandale. M. Dumas, qui avait une sorte de prédilection pour cette pièce, fut blessé de cet échec inattendu et jura un instant de ne plus écrire pour le théâtre. Il aurait peut-être tenu parole sans M. de Girardin, qui lui proposa une collaboration tacite dans le Supplice d’une femme, drame en trois actes et en prose (Comédie-Française, 29 avril 1865). « M. de Girardin, qui a dû voir bien des drames en sa vie, dit M. Francisque Sarcey, avait été jadis le témoin d’une scène qu’il avait trouvée très-émouvante dans la vie réelle et qu’il songea à transporter au théâtre. Il le fit avec la maladresse d’un débutant qui appuie lourdement et d’une main inexpérimentée sur les situations les plus délicates. Il lut sa pièce à la Comédie-Française. Elle était d’un homme trop influent pour qu’on la refusât ; on la reçut donc avec une politesse froide, en lui faisant comprendre qu’en l’état où elle était elle aurait quelque peine à être jouée. M. de Girardin en appela à un petit comité d’amis, qui, après bien des compliments, se rangèrent à l’avis déjà donné par M. Thierry. M. Dumas fils avait assisté à cette lecture. Le sujet le frappa ; il vit aisément qu’il y avait là un beau drame, qui n’était pas entièrement sorti de son bloc. Il dit à M. de Girardin qu’il suffirait d’un très-petit nombre de retouches pour mettre la pièce au point, et qu’il se chargeait de les indiquer d’un coup de plume. À quelque temps de là, en effet, il rapporta le manuscrit marqué au crayon rouge de quelques annotations. M. de Girardin lut ces remarques, les trouva justes ; mais il était fort occupé de politique et jeté dans un autre courant d’idées. « Tenez, dit-il à M. Dumas fils, vous avez commencé cette besogne, vous seriez bien aimable d’aller jusqu’au bout ; remportez le manuscrit ! » Dumas fils n’a point pour habitude d’accepter de collaboration ; mais le sujet lui plaisait ; il se sentait aussi plus libre sous le nom d’un autre que sous le sien propre. Le voilà rognant, taillant, ajoutant, récrivant. Il sort de ce travail une nouvelle pièce, si différente de l’ancienne que M. de Girardin en est déjà un peu ému. Il demande qu’on lise les deux manuscrits au comité de la Comédie-Française. C’est lui qui commence, et il n’a pas achevé le second acte que Régnier déclare qu’il est inutile d’aller plus loin ; qu’il ne jouera jamais un rôle où il est sûr d’être sifflé dès la première scène. On passe à la version de Dumas fils, qui paraît scabreuse encore, mais possible à tout prendre. « Faites donc comme vous voudrez, dit M. de Girardin, et que Dumas se charge des répétitions ! » Personne n’ignore qu’il n’y a pas une pièce, si achevée soit-elle, qui ne fonde pour ainsi dire tout entière et ne se reconstruise au travail des répétitions… Après vingt jours de ce travail incessant où Régnier eut, dit-on, une grande part, la pièce de Dumas ne se ressemblait plus guère à elle-même ; mais elle ressemblait encore bien moins à celle de M. de Girardin. On le convoqua pour les répétitions générales ; il ne reconnut plus son œuvre et déclara qu’il la retirait. On lui dit qu’il n’en avait pas le droit, son collaborateur se refusant à cette combinaison. « Ah ! c’est ainsi, s’écria M. de Girardin, eh bien ! je ne veux être pour rien dans tout cela. — Ni moi, répliqua Dumas fils, puisque vous le prenez sur ce ton. » La pièce obtint un grand succès, mais les auteurs gardèrent l’anonyme… sur l’affiche. Ils se dévoilèrent bientôt à coups de préfaces. »

L’année suivante, M. Dumas collabora encore avec M. Armand Durantin, sous le couvert de l’anonyme, à une pièce en quatre actes dont un prologue, Héloïse Paranquet (Gymnase, 20 janvier 1866), qui fut très-diversement appréciée, mais qui frappa surtout par la multiplicité des situations dramatiques, la simplicité énergique du style et les nombreux points de droit soulevés et discutés magistralement par l’auteur. Enfin, en 1867 (10 mars), parurent les fameuses Idées de Mme Aubray, grand et incontestable succès, pièce très-morale, peut-être même trop morale, parce qu’elle prêche une réparation qui, pour être légitime et belle, n’en est pas moins au-dessus des forces de la plupart des hommes. Mais si cette vertu d’ordre supérieur n’existe guère dans le domaine du réel, elle n’est pas absolument impossible. C’est de l’idéal et non du chimérique.

On le voit, les principales œuvres de M. Dumas sont des œuvres dramatiques. Il n’a pas pour cela abandonné à tout jamais le roman. Il y est revenu avec l’Affaire Clemenceau, son chef-d’œuvre au point de vue de l’art. Que l’on discute, que l'on conteste les thèses qui y sont soutenues, nous le comprenons, bien que, pour notre part, nous n’en soyons pas choqué ; mais ce qui nous semble impossible, c’est qu’on méconnaisse la perfection artistique de ce roman, l’harmonie du tout, le fini des détails, la disposition graduée des épisodes et, avec cela, l’air d’aisance, de naturel, d’improvisation presque, qui règne dans tout l’ouvrage.

Depuis l’Affaire Clémenceau, M. Dumas n’a rien publié ; il s’est occupé de la réédition de son théâtre, écrivant pour chacune de ses pièces des préfaces où il expose ses théories littéraires et philosophiques avec beaucoup d’esprit et de naturel. Une de ces préfaces est une véritable poétique (celle du Père prodigue). Avis à ceux qui sont tentés de courir la carrière dramatique; ils y trouveront d’utiles préceptes qui n’ont rien de pédantesque ou de scolastique. On peut les résumer comme il suit, par ces paroles tirées textuellement de la préface en question : « Le réel dans le fond, le possible dans le fait, l’ingénieux dans le moyen, voilà, dit M. Dumas, ce que l’on peut exiger de nous. » Et sa conclusion dernière, c’est que « l’auteur dramatique qui connaîtrait l’homme comme Balzac et le théâtre comme Scribe serait le plus grand auteur dramatique qui eût jamais existé. »

Mais, le plus souvent, il consacre ses préfaces, non à l’apologie, mais à la défense de ses pièces. Il y répond aux reproches qu’a soulevés son théâtre, son franc parler, la liberté de mœurs de ses personnages. « La première condition du génie, dit-il quelque part, c’est la sincérité, et ce qui est sincère est toujours chaste. La Vénus Pudique est nue. L’émotion causée par la peinture d’une grande passion, quel que soit l’ordre de cette passion, du moment qu’elle est exprimée dans un beau langage, traduite dans un beau mouvement, cette émotion vaut mieux que les tirades toutes faites que vous nous demandez au prix de fabrique, comme des soumissions cachetées pour les travaux de la ville, et elles moralisent bien autrement l’homme en le forçant à regarder en lui, en faisant monter à la surface tous ses mystères intérieurs, en remuant le fond de la nature humaine. » D’ailleurs, s’il est médecin des âmes et directeur des consciences, il n’a pas la prétention d’être un médecin d’enfants ni un confesseur de jeunes demoiselles. « J’aime à croire, dit-il d’un de ses ouvrages, que vous n’avez pas plus donné ce livre à vos filles que vous ne les avez conduites à mes pièces. » Il ne s’adressa qu’à un certain public, et il le sait. Est-ce à dire que, pour n’être pas tout le monde, ce public soit aussi restreint que le prétend M. de Pontmartin ? Non, certes, et nous sommes loin d’accepter sans réserves le jugement suivant de l’auteur des Samedis (1860) sur les succès dramatiques de M. Dumas fils.

« Si l’on veut juger en toute connaissance de cause, dit M. de Pontmartin, les pièces et les triomphes de M. Dumas fils, une épreuve est nécessaire : on doit tâcher d’assister à la première représentation, au milieu de ce public spécial, et y retourner huit ou dix jours après, alors que le théâtre s’est forcément rouvert à ces spectateurs qui achètent en entrant sinon le droit de siffler comme au temps de Boileau, au moins celui de froncer le sourcil. Il y a là matière à une comparaison instructive, j’allais dire consolante. Le premier soir, la salle est montée à cette température particulière qui fait épanouir les fleurs tropicales et les succès de haut goût. De tels courants s’établissent entre l’auditoire et l’œuvre, ils semblent si bien faits l’un pour l’autre, ou l’un par l’autre, que l’enthousiasme ressemble à une complicité… Tout ce que cet auditoire raffiné et blasé demande à son poète favori, c’est de sauver ses hardiesses, et lui-même se prête à ce sauvetage avec tant de complaisance, qu’il faudrait que son poète fût bien maladroit pour ne pas se tirer d’affaire. Tous ces bons apôtres, qui, au fond, enragent de n’être que les satellites de cette planète, une fois décidés à s’exécuter, rivalisent d’exagération admirative ; c’est à qui se pâmera le mieux et criera le plus. D’acte en acte, l’admiration se change en extase, le plaisir en ivresse… Dix jours après, tout est changé, sauf l’affluence et les recettes, qui se maintiennent : il y a tant de moutons de Panurge, et les chemins de fer sont si bien inventés pour ces moments-là ! Rien de plus curieux que d’assister au désappointement du bourgeois, du spectateur bénévole et de bon sens, qui, sur la foi de son journal et de la rumeur publique, s’attendait à des merveilles… Une réaction très-significative, sinon très-bruyante, s’opère sur toute la ligne, et elle réagit à son tour sur le drame et sur les acteurs. On dirait un fouet dont la mèche s’est usée trop vite et qui cesse de claquer ; un feu d’artifice avarié qui se démonte pièce à pièce. Les acteurs ne sont plus sûrs de leurs rôles et d’eux-mêmes. Le premier jour, le père noble avait à peine quarante ans ; maintenant il en a soixante. L’actrice lançait ses mots comme des flèches ; à présent elle hésite, elle semble vouloir les amortir et les étouffer… Ces pièces de M. Dumas fils, si triomphantes, si fêtées, occupent l’affiche pendant quatre ou cinq mois ; puis, une fois l’effet produit, la série épuisée, les écus encaissés, elles disparaissent, sans que personne songe à les reprendre. »

Tout cela est bel et bon, dirons-nous au critique de la Gazette ; mais ces pièces, si l’on ne va plus les voir jouer, tout le monde, les provinciaux, les dames surtout, s’adresse à la maison Lévy et réclame à cor et à cri la pièce imprimée, et, quand les dames ont lu, elles disent in-petto, derrière l’éventail : « Qu’il est aimable, ce M. Dumas ! Comme je voudrais le connaître ! » Oui, répéterons-nous, il y a trop de parti pris dans cette critique pour que nous cherchions à y répondre. D’ailleurs, M. Dumas se défend bien tout seul. Voici comment il s’autorise d’un illustre exemple pour réfuter ceux qui lui font un crime d’avoir mis en lumière cette classe de femmes qui composent le demi-monde et ses alentours. « Molière, dit-il pour se défendre, vivant de nos jours, n’eût pas laissé ce monde nouveau commencer ses évolutions sans l’arrêter un instant au passage, sans le visiter et sans dire au public : « Prenez garde ; il y a là un phénomène et un danger sérieux. » » « Cependant, ajoute-t-il, Molière n’eût pas condamné la courtisane comme Tartufe… Tartufe, c’est le mal volontaire ; la courtisane, c’est le mal sans préméditation et sans hypocrisie… Elle a son excuse dans la misère, la faim, l’ignorance, les mauvais exemples, l’hérédité fatale du vice, l’égoïsme de la société, l’excès de civilisation et, enfin, dans cet éternel argument, l’amour. » Pour nous, nous ne reprocherons pas à M. Dumas d’avoir mis sur la scène des femmes comme Marguerite Gautier, Mme de Linnerose, Marcelle ou Jeanine. Nous le remercions, au contraire, de nous avoir révélé tout ce qui se passe au fond de ces âmes malades, mais non pas incurables et définitivement condamnées. Nous lui sommes encore reconnaissant de nous avoir si admirablement peint une Suzanne d’Ange, une Iza Clemenceau. Mais ce que nous lui demandons, c’est de ne plus amener jusqu’à la rampe, fût-ce pour les flétrir, des femmes comme Albertine, des hommes comme de Tournas. Si de tels personnages sont vraiment indispensables pour compléter un tableau, une mise en scène, s’ils appartiennent nécessairement à un certain milieu, de grâce montrez-les seulement dans l’ombre ou le clair-obscur : laissez-les au fond de la scène, tout près de la porte, un pied dans la coulisse d’où ils ne devraient jamais sortir. Qu’ils figurent, mais ne parlent pas. C’est trop d’honneur leur faire que de les humilier en public. Prenez garde qu’ils ne prennent ces exécutions-là pour des réclames, et qu’ils ne se croient obligés de vous applaudir par reconnaissance. Ce serait le pire des châtiments.

« M. Alexandre Dumas fils, dit M. Hippolyte Lucas, est né sous une étoile fortunée, comme les gens qui naissent millionnaires ; il est né avec l’esprit de son père et l’instinct dramatique ; la muse du théâtre, appelée à son baptême ainsi qu’une fée bienfaisante, l’a doué, dès son berceau, de toutes sortes d’avantages : le choix des sujets, la peinture des caractères, la facilité de l’expression constituent son talent ingénieux et suffisamment observateur pour saisir le côté des mœurs qui doit plaire à la société de son temps. Il a de la franchise ; il prend moins de ménagements avec son public que la plupart de ses confrères ; il accuse plus vigoureusement son sujet… Il a peut-être trop cherché sa réussite dans un réalisme qui offrait à la curiosité publique l’attrait que la peinture des mauvaises mœurs ne manque jamais d’exciter ; les plus honnêtes gens ne détestent pas trop le scandale qui ne peut les atteindre ; ils s’aventurent volontiers à regarder au fond des passions les plus désordonnées, et, quand le tableau en est présenté avec art, ils accourent en foule au spectacle d’un monde dans lequel ils rougiraient de mettre les pieds. On dirait que le vice a plus de charme que la vertu… L’esprit de M. Dumas fils a l’avantage de ne pas être laborieux ; il coule de source ; c’est l’esprit de la conversation et non celui des livres ; il est prompt, il est vif, il est naturel. L’auteur se tire d’une situation scabreuse par un mot heureux. Il pose ses personnages de façon qu’on accepte toutes leurs tergiversations de caractère sans y mettre plus d’importance qu’eux-mêmes. C’est un grand art. La préparation des événements et des caractères est traitée enfin par lui de main de maître ; pas un mot qui n’ait un sens et dont on n’aperçoive plus tard la portée. La curiosité est constamment éveillée, et les scènes se succèdent entre le rire et les larmes, avec une ordonnance mathématique. L’auteur est, pour ainsi dire, au tableau ; il résout un problème social. »

Les biographies des Dumas sont déjà bourrées d’un nombre assez respectable d’anecdotes, et cela devait être : on a des recueils intitulés : Menagiana, Santoliana, Pironiana, Voltairiana", Bievrianan, etc., etc. ; eh bien, les deux écrivains en question, qui ont passé une partie de leur vie dans le monde des lettres, le monde du théâtre, ou plutôt dans tous les mondes, pourraient aussi inspirer à un anecdotier un Dumatiana qui ne le céderait à aucun autre ouvrage du même genre. Quant à nous, comme les lauriers de Cousin (d’Avallon) ne nous empêchent pas de dormir, nous nous contenterons des anecdotes suivantes :

— On raconte que M. Dumas fils disait à qui voulait l’entendre : « Mon père est un grand enfant, que j’ai eu quand j’étais tout petit. »

— « Mon père a tant de vanité, disait-il un autre jour, qu’il est capable de monter derrière sa voiture pour faire croire qu’il a un nègre. »

— Un autre jour, impatienté d’entendre l’auteur de Henri III parler de sa noblesse et de ses armes, il s’écria : « Farceur ! on les connaît, tes armes ; tu les montres assez souvent… Beaucoup de gueule sur très-peu d’or ! »

— À un dîner de jeunes hommes de lettres, on racontait une histoire d’argent où le débiteur se comportait comme don Juan vis-à-vis de M. Dimanche ; Dumas fils riait aux larmes. « Ignorez-vous qu’il s’agit de votre père ? lui dit à l’oreille un des convives. — Hein ? de mon père ? C’est impossible : il aurait écrit cela dans ses Mémoires. »

— Un matin, Dumas père, éveillé par deux de ses collaborateurs, voulut s’habiller et ne trouva point ses bottes. Alors il dit, en haussant les épaules : « Figurez-vous qu’Alexandre en a douze paires étalées sur une planche de sa garde-robe. Décidément, ce garçon-là n’aura jamais de génie. »