Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/FANTINE, un des personnages les plus touchants du roman des Misérables par V. Hugo

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 1p. 95-96).

FANTINE, un des personnages les plus touchants du roman des Misérables par V. Hugo : n’est-ce pas dire d’avance que Fantine est un type digne de passer à la postérité, destiné à devenir et à rester célèbre ? Tel est, en effet, le sort qui attend la plupart des vigoureuses créations de notre grand poëte national. Si l’on ne relit pas tous les ouvrages de V. Hugo dans quelques centaines d’années, on connaîtra du moins les héros de ses principaux romans ou de ses grands drames. On connaîtra, et on admirera encore, Claude Frollo, Esmeralda, Jean Valjean, Gilliatt, Triboulet, Gavroche, etc. On connaîtra Fantine.

En créant le personnage de Fantine, V. Hugo a repris le thème favori de sa jeunesse, la réhabilitation de la fille de joie par l’amour maternel. Grande idée, après tout, dont on a médit à tort. Fantine est sœur de Pâquette la Chantefleurie. La parenté est incontestable entre ces deux figures. Elles sont également touchantes par leurs infortunes. Non, pas également. La dernière venue est plus misérable encore que son aînée. Fantine, au XIXe siècle, est plus malheureuse, plus persécutée que Pàquette en plein moyen âge. Avons-nous si peu marché ? Est-il possible qu’une pauvre femme endure un si cruel martyre dans un temps où la philanthropie est à la mode, où les humanitaires parlent si haut ? L’auteur, a-t-on dit, est ingrat envers son siècle ; il nie le progrès. Non, la portrait de Fantine n’est pas un anachronisme. Tant pis pour nous si nous ne valons pas mieux que nos pères ; acceptons la leçon et tâchons d’en profiter, au lieu de crier à l’injustice et de nous plaindre de la sévérité du moraliste. Fantine n’est pas une création de fantaisie : elle n’est si effrayante et si touchante en même temps que parce qu’elle est trop vraie et trop réelle. On en a peur, parce qu’on sait que demain on la rencontrera peut-être dans la rue.

Fantine a commis une faute, elle a une tache originelle, et il faut qu’elle l’expie. La société, semblable au Dieu des chrétiens, n’admet pas qu’on puisse se relever du péché originel. Pauvre fille ! pauvre mère ! c’est en vain qu’elle essaye de réparer, à force de dévouement et de sacrifices, une faute où la misère et l’ignorance l’ont jetée. Elle veut élever son enfant. Mais si elle le garde avec elle, jamais on ne la recevra dans les ateliers : elle la met en pension dans un ménage de loups-cerviers, qui traitent durement la pauvre Cosette. Fantine, poursuivie par la calomnie, est réduite pour vivre, ou plutôt pour faire vivre son enfant, à accepter l’ouvrage le plus grossier et le moins lucratif. Elle se contente de peu ; elle supporte les plus dures privations ; elle apprend « comment on se passe tout à fait de feu en hiver, comment on renonce à un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on ménage sa chandelle en prenant son repas à la lumière de la fenêtre d’en face. » Admettons que ce tableau désolant soit un peu forcé ; admettons qu’il n’y ait pas beaucoup de villes comme celle.de M...-sur-M... (on a voulu lire Montreuil-sur-Mer), où une pauvre fille courageuse, et grande malgré sa faute, est honnie et persécutée ; mais il y en a pourtant, il faut l’avouer, et ce n’est pas connaître le monde et la société actuelle que de nier l’excès de cette misère. Fantine, réduite aux dernières extrémités, est contrainte de faire argent de tout, de ses cheveux, de ses dents. Elle descend plus bas encore : elle devient quelque chose de moins encore qu’elle n’était. À la voir, on ne dirait plus qu’elle est vivante : c’est un fantôme, c’est un spectre. Tout n’est pas mal pourtant en elle. Cet être dégradé par la misère est relevé, soutenu par l’amour maternel. Écoutons Fantine faisant appel à la pitié de Javert, le commissaire de police devant lequel on l’a menée parce qu’elle a répondu par des égratignures aux insultes d’un faquin désœuvré. « Faites-moi grâce pour cette fois, monsieur Javert, dit-elle. Tenez, vous ne savez pas ça : dans les prisons, on ne gagne que 7 sous, et figurez-vous que j’ai 100 francs à payer, ou autrement on me renverra ma petite. O mon Dieu ! je ne peux pas l’avoir avec moi. C’est si vilain, ce que je fais ! O ma Cosette ! ô mon bon petit ange de la bonne sainte Vierge, qu’est-ce qu’elle deviendra, pauvre loup ! Je vais vous dire : c’est les Thénardier, des aubergistes, des paysans ; ça n’a pas de raisonnement. Il leur faut de l’argent. Ne me mettez pas en prison ! Voyez-vous, c’est une petite qu’on mettrait à même sur la grand’route, va comme tu pourras, en plein hiver. Il faut avoir pitié de cette chose-là, mon bon monsieur Javert. Si c’était plus grand, ça gagnerait sa vie ; mais ça ne peut pas à ces âges-là..... »

Un seul homme a pitié de Fantine, car il comprend ses malheurs par expérience : c’est le forçat devenu honnête homme, c’est Jean Valjean devenu M. Madeleine. Il s’empresse de retirer de la misère la malheureuse mère et de recueillir l’enfant maltraité par les Thénardier ; mais Fantine est tombée trop bas pour se relever. Les privations et les excès ont ruiné sa santé. Elle languit, elle meurt à l’hospice, demandant sa fille, qu’on ne veut point lui rendre. Jean Valjean veut consoler la moribonde, mais on a retrouvé les traces du forçat : on vient l’arrêter au chevet de Fantine expirante. C’est le dernier acte de la triste vie de Fantine. Quelle vie ! et quelle mort !

Le personnage de Fantine a été souvent jugé par les critiques contemporains, rarement avec équité. Pour nous, cette création est une des plus heureuses de V. Hugo. Nous croyons à l’immortalité de Fantine.