Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Fleurs du mal (LES), poésies par Charles Baudelaire

La bibliothèque libre.
Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 2p. 474).

Fleurs du mal (LES), poésies par Charles Baudelaire (Paris, 1857). Il s’est fait beaucoup de bruit autour de ces poésies étranges, qui ont révélé au monde littéraire un écrivain des plus saisissants, des plus habiles à manier la langue, en même temps qu’elles ont exaspéré la plupart des critiques et des lecteurs. La forme savante de ces pièces de vers, si curieusement travaillées, l’originalité le plus souvent bizarre des conceptions, l’énergique concentration de la pensée, concentration qui va parfois jusqu’à l’obscurité complète, empêcheront toujours qu’elles soient goûtées du grand nombre ; de plus, les dépravations morales, les décompositions, les pourritures, tes pestilences, qui sont les sujets ordinaires du poëte, éloigneront sans doute de lui certains lecteurs délicats. Avouons cependant qu’on peut lire les Fleurs du mal sans se boucher le nez, comme si on traversait une salle de dissection. La pensée de la mort, du squelette, de ce que deviennent les plus beaux corps « après les derniers sacrements » est, il est vrai, la plus grande préoccupation de Baudelaire, et presque toujours il y arrête ou y ramène son esprit ; mais à côté, et comme un antidote aux puanteurs qu’il a remuées, que de vers exquis sur les parfums ! Il y a des gens qui trouvent que l’on rencontre dans ses vers encore plus de musc, de benjoin, de myrrhe, d’oliban et de toute espèce d’aromates que de cadavres ; et, en effet, il a dit de lui-même, bien poétiquement, que « son esprit nageait sur les parfums comme l’esprit des autres hommes vogue sur la musique. »

Une analyse de ces poésies serait trop sèche et trop incomplète:on n’analyse pas le rêve, l’incohérence, l’hallucination, l’idée fixe ; il faut lire ces pièces, dans lesquelles chaque mot est ciselé, chaque expression polie et caressée avec amour; et même, un choix de quelques-unes de ces conceptions singulières ne donnerait pas une idée suffisante du volume, car c’est dans leur suite, dans leur juxtaposition, qu’on peut saisir le développement de la pensée principale, comme dans une œuvre d’architecture un simple fragment ne pourrait pas servir à reconstruire le reste.

Nous nous contenterons de donner, sur les Fleurs du mal, les opinions, peu divergentes au fond, de deux critiques cependant bien dissemblables:MM. Théophile Gautier et de Pontmartin. Voici comment le premier explique et excuse le choix des sujets de Baudelaire. « S’il a souvent traité des sujets hideux, répugnants et maladifs, c’est par cette sorte d’horreur et de fascination qui fait descendre l’oiseau magnétisé dans la gueule du serpent ; mais, plus d’une fois, d’un vigoureux coup d’aile, il rompt le charme et remonte vers les régions les plus bleues de la spiritualité. Personne n’a professé pour les turpitudes de l’esprit et pour les laideurs de la matière un plus hautain dédain ; il haïssait le mal comme une déviation à la mathématique et à la norme, et, en sa qualité de parfait gentleman, il le méprisait comme inconvenant, ridicule, bourgeois et surtout malpropre. Si son bouquet se compose de fleurs étranges, aux couleurs métalliques, aux parfums vertigineux, dont le calice au lieu de rosée, contient d’âcres larmes ou des gouttes d’aqua-tofana, il peut répondre qu’il n’en pousse pas d’autres dans le terreau noir et saturé de pourriture, comme un sol de cimetière, des civilisations décrépites. Sans doute les wergiss-mein-nicht, les roses, les marguerites, les violettes, sont des fleurs plus agréablement printanières, mais il n’en croît pas beaucoup dans la boue noire dont les pavés de la grande ville sont sertis, et d’ailleurs, Baudelaire, s’il a le sens du grand paysage tropical, où éclatent, comme des rêves, des explosions d’arbres d’une élégance bizarre et gigantesque, n’est que médiocrement touché par les petits sites champêtres de la banlieue, et ce n’est pas lui qui s’ébaudirait, comme les philistins de Henri Heine, devant la poétique efflorescence de la verdure nouvelle, et se pâmerait au chant des moineaux. Il aime à suivre l’homme pâle, crispé, tordu, convulsé par les passions factices et le réel ennui moderne, à travers les sinuosités de cet immense madrépore de Paris, à le surprendre dans ses malaises, ses angoisses, ses misères, ses prostrations et ses excitations, ses névroses, ses désespoirs. »

Cette page est détachée de l’excellente étude placée en tête de la dernière édition des Fleurs du mal (Michel Lévy, 1869), une des plus belles œuvres de Théophile Gautier ; jamais poète n’a été si bien analysé, si bien compris et suivi avec autant de soin dans tous les détours de son imagination capricieuse. On va voir que M. de Pontmartin, quoique placé à un point de vue bien différent, se rapproche beaucoup, dans ses conclusions, de celles de Théophile Gautier.

« M. Baudelaire, dit M. de Pontmartin, est assurément un des plus curieux produits d’une littérature dont le faisceau se brise, un frappant exemple de l’excès où peut tomber le sens individuel, lorsque, n’ayant plus ni lien, ni frein, ni loi, il combine un remarquable talent d’artiste avec des rêves d’halluciné. Rien de plus facile que d’attaquer l’auteur des Fleurs du mal par de vulgaires sarcasmes ou des formules d’indignation vertueuse. M. Baudelaire, selon nous, mérite mieux et plus que cela ; il y aurait peut-être à lui appliquer une étude psychologique, ou même physiologique, qui ne serait pas inutile à l’ensemble de notre histoire littéraire… C’est le sens personnel qui a absorbé le sentiment général ; c’est le germe maladif qui est devenu l’organe tout entier. C’est ainsi que peut s’expliquer la poésie de M. Baudelaire. Nous le croyons sincère dans son excentricité, et nous reculons devant le lieu commun qui consisterait à le traiter d’immoral. Ce gros mot perdrait de sa valeur vis-à-vis d’un homme pour qui se sont naturellement déplacées les idées du bien et du mal, et dont l’instrument poétique ne résonne plus que sous la main des puissances mauvaises. Comme ces malades qui trouvent ou donnent un arrière-goût de fièvre à tout ce qu’ils touchent, pour qui les aliments les plus savoureux et les plus sains deviennent indigestes et amers, M. Baudelaire ne peut plus aspirer une gorgée de poésie sans que cette gorgée s’imprègne de venin ou d’amertume. Pour lui, les mondes extérieurs ou invisibles sont hantés par le mal comme par leur hôte naturel, infestés de visions farouches, de laideurs gigantesques, de corruptions étranges, de perversités inouïes, de toutes les variétés de la souffrance, de la scélératesse et du Vice ; les fleurs y sont vénéneuses et y exhalent un parfum pestilentiel; les sources y sont empoisonnées, et l’on ne peut se pencher sur leur frais miroir sans y voir la pâle figure d’un spectre ou d’un condamné à mort. »

On range d’ordinaire parmi les morceaux les plus remarquables:Abel et Caïn, le Reniement de saint Pierre, le Vin des chiffonniers, la Martyre, le Vin de l’assassin, Don Juan aux enfers et les Tableaux parisiens. Ce sont autant de morceaux d’une parfaite ciselure, et qui méritent à leur auteur la réputation d’artiste consommé dont il jouit. Des poursuites judiciaires ont été dirigées contre les Fleurs du mal, dont plusieurs pièces ont été frappées d’interdiction comme attentatoires à lu morale publique. Une édition nouvelle a donc été faite, expurgée au moins en partie ; les pièces supprimées ont été publiées à part à Bruxelles (1869, broch. in-18). Nous n’en dirons rien ; la perfection de la forme gaze vraiment trop peu, dans les Femmes damnées, le Vampire et Celle gui est trop gaie, de monstrueuses dépravations et une sensualité pur trop cynique.

Nous citons le morceau type du volume de Baudelaire :

UNE CHAROGNE.

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
     Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
     Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
     Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
     Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
     Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
     Tout ce qu’ensemble elle avait joint.
Et le ciel regardait la carcasse superbe
     Comme une fleur s’épanouir ;
La puanteur était si forte que sur l’herbe
     Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
     D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
     Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
     Ou s’élançait en pétillant.
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
     Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
     Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur, d’un mouvement rhythmique,
     Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
     Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
     Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers, une chienne inquiète
     Nous regardait d’un œil fâché.
Épiant le moment de reprendre au squelette
     Le morceau qu’elle avait lâché.
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
    À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
    Vous, mon ange et ma passion !
Oui, telle vous serez, ô la reine des Grâces,
    Après les derniers sacrements.
Quand vous irez sous l’herbe et les floraisons grasses
    Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté, dites à la vermine,
    Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés.

Il y a là une vigueur incontestable : on peut regretter que tant de verve ait été dépensée sur un sujet si répugnant, mais, pour mieux faire ressortir l’originalité de ce morceau, constatons qu’il n’est qu’un développement du mot de l’Écriture : Mémento homo quia pulvis es ! et qu’il découvre, dans sa dernière strophe, une aspiration spiritualiste bien inattendue.