Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/France (Histoire littéraire de la) avant le XIIe siècle

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France (Histoire littéraire de la) avant le xiie siècle, par J.-J. Ampère (3 vol., 1839-1840). Ce livre embrasse une période où il n’y avait encore ni littérature ni langue française. S’il y a contradiction entre le sujet et le titre de l’ouvrage, l’auteur a pu l’accepter d’après l’exemple des bénédictins, dont l’ouvrage, portant le même titre que le sien, n’arrive qu’après 12 volumes in-4º aux premiers monuments français. Comme les bénédictins, il a pensé que la connaissance des diverses cultures intellectuelles qui ont fleuri sur le sol gaulois devait précéder et éclairer l’étude et l’histoire de la littérature française proprement dite. L’auteur, qui, par sa méthode, est un critique historien, ne considère pas les œuvres littéraires comme des produits isolés de certains esprits ; mais, les rattachant à des antécédents et les rapprochant du milieu social, sans méconnaître la part du génie individuel, il s’applique à montrer le développement généalogique de ce fonds commun, moral et intellectuel, qui est, à chaque époque, le domaine de tous et le patrimoine de quelques-uns. Mettant à profit les recherches des bénédictins, il porte sur la succession des idées et sur l’ensemble des faits l’attention que ceux-ci donnent surtout au détail. Cette méthode justifie le titre de l’ouvrage, vestibule d’un monument que d’autres ont édifié. Recherchant les traces et le dépôt des plus anciennes civilisations sur le sol gaulois, Ampère reconstruit le passé le plus lointain, et, à mesure qu’il se rapproche de l’époque grecque et de l’époque latine de notre histoire, les résultats acquièrent plus d’évidence. Dès que la Gaule a été conquise par la civilisation romaine, elle ne tarde pas à l’être par le christianisme. Sa littérature, tour à tour romaine et chrétienne, accuse la transition et reflète les deux aspects de la société. Dans le Ier et le iie siècle, elle est marquée d’un caractère artificiel ; puérilement adonnée au soin des mots, à un travail matériel de composition et de style, elle attend sa régénération du christianisme. Le tableau de cette régénération depuis la fin du iie siècle jusqu’au ve, nonobstant les efforts impuissants de la littérature profane, remplit une grande partie de l’ouvrage. Le sujet déborde hors du cadre. La Gaule, étudiée au point de vue de l’auteur, qui ne pouvait procéder autrement, n’est qu’une province littéraire de l’empire, une province religieuse du christianisme. De là nécessité fréquente de quitter le particulier pour le général, afin de mieux l’expliquer ; ou bien nécessité de suivre, dans les autres parties de l’empire, des personnages de naissance gauloise, et de s’occuper des étrangers devenus Gaulois par adoption. Astreint à l’ordre chronologique des faits, l’auteur s’attache, néanmoins, à l’ordre logique des idées, qu’il révèle avec art. Les détails, les épisodes, les biographies et l’examen des œuvres se rapportent à un but commun, et ce but n’est autre chose que l’histoire de la formation du christianisme pendant environ quatre siècles. C’est l’histoire de l’Eglise qui se constitue, et c’est aussi l’histoire des idées nouvelles, d’un génie original, d’un langage particulier. C’est presque toujours le contraste intéressant de l’ancien monde littéraire du paganisme en face du nouveau monde chrétien, la mythologie en présence des dogmes de la foi, et la rhétorique aux prises avec l’Évangile. Cette opposition se rencontrait souvent chez le même homme : l’habitude résistait à la conviction, et le goût obtenait de l’esprit un compromis. Chez quelques-uns, l’imagination était obsédée par les souvenirs de la littérature païenne, sur tout et en tout, il y avait réaction ; les païens même devenaient déistes. Les divers ouvrages de cette période, chrétiens ou profanes, y compris les moins importants, ont pour l’historien critique le mérite de peindre l’état politique et moral du pays à une époque (le iiie et le ive siècle) dont ils sont presque les seuls vestiges. Il en extrait des notions fort curieuses.

Cependant l’invasion des Barbares, que personne ne semblait redouter, vient modifier l’élément gallo-romain, ou le produit de la culture gréco-romaine et du christianisme. Les populations germaniques laissent quelque chose là même où elles ont détruit. L’historien fait leur part ; il recherche leurs traditions dans Tacite et dans les légendes Scandinaves ; il voit poindre dans leurs mœurs celles de la chevalerie. Il recherche encore la trace d’autres influences, le mélange de la langue germanique avec la langue gallo-romaine, mélange accompli plus vite au midi qu’au nord, l’introduction et la transformation de certaines légendes et superstitions. Après avoir réuni ces divers éléments du dévelopfiement intellectuel et littéraire de ce qui sera la France, il les met en jeu : le christianisme, en lutte avec l’ancienne civilisation, pénètre la barbarie, et la barbarie arrête, modifie, subit enfin l’action du christianisme. Ce tableau, difficile à bien ordonner, est distribué avec clarté et intérêt. L’auteur étudie ensuite la littérature qui résulta de cet état social si compliqué.

Passant au viie et au viiie siècle, il n’y reconnaît qu’un genre de composition qui en devient toute l’histoire, toute la poésie, tout le roman ; c’est la littérature légendaire, produit de l’esprit religieux. Il décrit enfin avec les mêmes procédés d’investigation la grande rénovation littéraire opérée au ixe siècle par le génie de Charlemagne, et en trouve, dans les siècles suivants, les traces encore sensibles.

Ampère, procédant autrement que les bénédictins, a été plus sage qu’eux ; l’histoire littéraire entreprise par les infatigables religieux demandera encore quelques siècles de travail à ses continuateurs. Ampère a tracé des lignes de perspective qui se rattachent aux horizons des âges modernes. Les rapprochements qu’il établit entre les objets éloignés et les choses présentes sont quelquefois trop subits. Il ne réussit pas toujours à combler les lacunes de son sujet ; mais il réussit plus souvent à intéresser à des œuvres peu accessibles.

M. Sainte-Beuve a dit au sujet de cet ouvrage : « La méthode de M. Ampère, qui reprend les choses dès l’origine et les embrasse dans tout leur cours, selon chacune des branches de leur développement, a cet avantage de n’omettre aucune des influences et aucun des précédents que les autres critiques n’ont saisis jusqu’ici que par un heureux hasard de coup d’œil ou de réminiscence, et comme à la volée. Pour lui, sa méthode est sûre ; elle est lente, mais inévitable ; il dispose ses lignes, il mesure ses bases, il croise ses opérations ; on dirait d’un ingénieur sur le terrain faisant la carte de France. Le résultat, c’est qu’il n’oublie rien ; il serre si bien son réseau géographique qu’il prend tous les faits et que tout ce qui a nom y passe. Il y aura bien quelques redites ; il y aura même quelques points plus ou moins excentriques, ou trop sinueux, qui ne seront pas représentés ; mais, après lui, si l’on parcourt le reste de la carrière comme il l’a commencée, il faudra marcher par les chaussées qu’il aura faites : heureux si l’on y trouve encore à glaner par quelques sentiers ! … La méthode d’exécution reste subordonnée, chez M. Ampère, à celle d’investigation ; il y manque par moments un peu plus de plastique, comme les Allemands diraient. Mais prenons garde en même temps de méconnaître une qualité essentielle, j’entends le sobre et le fin. »


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