Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/France (Jeune-)

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France (jeune-). C’est ainsi qu’on désigna un groupe d’écrivains qui parurent vers 1830, dans la ferveur de la nouvelle école romantique, dont ils aidèrent le succès en exagérant ses théories, en les portant jusque dans la politique et même dans le costume. Les Jeune-France furent un moment si nombreux qu’ils formèrent un parti politique, très-exalté, dont quelques membres firent le coup de feu aux barricades du cloître Saint-Merry ; mais leur rôle original fut surtout littéraire, et c’est celui-là seul qui mérite l’attention.

L’histoire de la Jeune-France n’a été écrite qu’au déclin du parti, quand ses exagérations commençaient à la faire sombrer dans le ridicule ; aussi tourne-t-elle à l’ironie et à la charge. Th. Gautier, un des plus fervents adeptes, quand il écrivait la Comédie de la mort, s’en moqua cruellement dans un volume aujourd’hui très-rare (les Jeune-France, Renduel, 1833, in-8º), et Alfred de Musset, après avoir écrit l’Anglais mangeur d’opium, selon les lois de leur poétique, leur donna le coup de grâce dans ses Lettres de Dupuis et de Cotonnet. Un grand nombre des Jeune-France s’étaient rangés à cette époque ; beaucoup, après avoir publié des volumes de vers excentriques et quelques romans à titres effrayants, destinés à terrifier le bourgeois, rentrèrent dans la vie commune, si raillée par eux. Mais leur effervescence n’en avait pas moins été utile au triomphe de l’école romantique.

Un Jeune-France enragé, M. Dondey-Dupré, auteur du volume Feu et flamme, signe O’Neddy (anagramme de son nom de famille), nous renseigne dans une pièce de ce recueil sur les mœurs factices des Jeune-France. Jehan, le statuaire (et non pas Jean !), donna a ses amis une fête, une orgie, dans son atelier. Ces amis, ce sont : Reblo, le poëte ; don José, le duelliste ; Noël, l’architecte (probablement pseudonyme de Jules Vabre, autour de l’Essai sur l’incommodité des commodes inédit), et quelques autres.

Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l’air moqueur,
Le temporal orné d’un bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune-France, en costume d’orgie.
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas.
Voilà pour la mise en scène : la barbe taillée d’une certaine manière dénotait le Jeune-France. On venait de représenter avec succès Henri III, le premier drame de M. Alexandre Dumas, et Firmin, qui jouait le rôle de Saint-Mégrin, avait scrupuleusement pris le costume et la physionomie historiques du personnage : de là la mode de la barbe à la Saint-Mégrin. Quant à la tenue d’orgie, ce devait être un débraillé galant.

On crie, on jure ; un Jeune-France récite une Ballade de Victor Hugo. Une odeur magique de moyen âge se répand dans l’atmosphère ; les panoplies accrochées aux murs tressaillent. Reblo s’écrie : « O les anciens jours ! Époque d’aventures, où es-tu ? où es-tu, temps où elles fourmillaient ? »

. . . . . . . . Avoir des aventures !
Oh ! c’est le paradis pour les fortes natures.

Après Reblo, « un visage moresque…, faisant osciller son regard de maudit sur le conventicule, » se met a débiter des maximes de révolution à faire hurler les bourgeois et tressaillir la gendarmerie. « Si, dit-il, j’assassine par hasard l’insulteur de ma maîtresse,

Les sots, les vertueux, les niais m’appelleront
Chacal ! Tous d’une voix ils me décerneront
Les honneurs de la Grève ! …
. . . . . . . . . . . . A nous la guillotine !
A nous, qu’aux œuvres d’art notre sang prédestine !
A nous qui n’adorons rien que la trinité
De l’amour, de la gloire et de la liberté.
Ciel et terre ! Est-ce que les âmes de poëte [plète ?
N’auront pas quelque jour leur vengeance com-
Après ce féroce personnage, l’architecte se leve à son tour, et ce qu’il dit n’a, sincèrement,

que des rapports très-indirects avec l’art qu’il professe ; au lieu de construire, il veut démolir. Bien avant George Sand, il s’écrie d’une voix forte :

Battons le mariage en brèche ! Osons prouver
Que ce trafic impur ne tend qu’à dépraver.
L’intellect et le sens ; qu’il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie.
Là-dessus, si nous en croyons le poëte, les acclamations partirent :
Et jusques au matin les damnés Jeune-France
Nagèrent dans un flux d’indicible démence.
Echangeant leurs poignards, promettant de percer
L’abdomen des chiffreurs, jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le siècle aride.
Tous, les crins vagabonds, l’œil sauvage et torride,
Pareils à des chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d’audace et d’ironie
Sans le crâne orageux d’un homme de génie.

On le voit, le Jeune-France ne s’habillait pas et ne parlait pas comme tout le monde : tout, dans sa mise, comme dans son langage, comme dans ses opinions, était, destiné à heurter de front, le plus violemment possible, les idées reçues. Mais il y avait des Jeune-France d’opinions les plus diverses. Théophile Gautier énumere, au début d’un de ses contes, Elias Wildmanstadius, les variétés de Jeune-France. « Il y a, dit-il, le Jeune-France byronien, le Jeune-France artiste, le Jeune-France passionné, le Jeune-France viveur, chiqueur, fumeur, avec ou sans barbe, que certains naturalistes placent parmi les pachydermes, d’autres parmi les palmipèdes, ce qui nous paraît également fondé. Mais de toutes ces espèces de Jeune-France, le Jeune-France moyen âge est la plus nombreuse, et les individus qui la composent ne sont pas médiocrement curieux à examiner. » Le Jeune-France moyen âge s’imaginait avoir la cape, la dague et le pourpoint de velours, posséder des châteaux gothiques et voir les gentilles dames à robes armoriées venir au-devant de lui suivies de leurs varlets. Le bousingot, en gilet à la Robespierre, adorait Brutus et la Republique, se composait une tête sombre aux yeux caverneux, et ne sortait jamais sans son bon poignard… de Tolède. Le viveur ne rêvait qu’orgie échevelée. Le plus étrange de tous était le Jeune-France macabre. Veut-on un léger aperçu de son intérieur ? « Une tête de mort, des besicles sur le nez, une calotte grecque sur le crâne, une pipe culottée entre les mâchoires, faisait la grimace à un magot de porcelaine placé à l’autre bout de la cheminée ; deux mandragores difformes se tortillaient hideusement, pêle-mêle avec deux pétrifications et deux madrépores, sur un rayon vide de la bibliothèque. »

N’oublions pas que cette bande hardie et bruyante marchait à la suite de chefs de file tels que Th. Gautier, Pétrus Borel, l’auteur des Rhapsodies, Gérard de Nerval, Célestin Nanteuil, Jehan Du Seigneur, etc. La bande tout entière vint soutenir la première représentation d’Hernani, d’orageuse mémoire. « Dès une heure de l’après-midi, dit un historien qui a vu les choses, les innombrables passants de la rue Richelieu virent s’accumuler une bande d’êtres farouches et bizarres, barbus, chevelus, habillés de toutes façons, excepté à la mode, en vareuse, en manteau espagnol, en gilet à la Robespierre, en toque à la Henri III, ayant tous les siècles et tous les pays sur les épaules et sur la tête, en plein midi. Les bourgeois s’arrêtaient stupéfaits et indignés. M. Théophile Gautier surtout attirait l’œil par un gilet de satin écarlate et par l’épaisse chevelure qui lui descendait jusqu’aux reins. » On sait quelle fut leur conduite dans cette soirée mémorable : ils contribuèrent au succès, disons mieux, ils donnèrent la victoire au poëte hardi qui venait d’ouvrir des horizons nouveaux à l’art. Ce soir-là, la Jeune-France ne mérita que des applaudissements, et l’on peut lui pardonner, en souvenir, quelques excentricités bien excusables.

Quand le but fut atteint, et même dépassé, quand les Jeune-France se virent envahis par une tourbe d’imitateurs qui n’avaient ni talent ni originalité, les chefs du mouvement commencèrent eux-mêmes à tirer sur leurs troupes. Voici la confession que Th. Gautier plaça dans la bouche d’un de ces Jeune-France : « Deux ou trois de mes camarades, voyant que je devenais tout à fait ours et maniaque, se sont emparés de moi et se sont mis à me former : ils ont fait de moi un Jeune-France accompli. J’ai un pseudonyme très-long et une moustache fort courte ; j’ai une raie dans les cheveux à la Raphaël. Mon tailleur m’a fait un gilet… délirant. Je parle art pendant beaucoup de temps sans ravaler ma salive, et j’appelle bourgeois tous ceux qui ont un col de chemise. Le cigare ne me fait plus tousser ni pleurer, et je commence à fumer dans une pipe assez crânement et sans trop vomir. Avant-hier, je me suis grisé d’une manière tout à fait byronienne. J’en ai encore mal à la tête… »

Autre part, il fait composer à son Daniel Jovard ces vers turbulents :

Par l’enfer ! je me sens un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir.
Avec quelque lambeau de sa peau bleue ou verte,
Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte.

Il est bon de remarquer que Th. Gautier avait placé lui-même ces vers dans son premier recueil de poésies ; c’est assez dire que, les donnant sous son propre nom, il les considérait comme sérieux. Depuis, il les a fait disparaître des éditions nouvelles. Ainsi périt la Jeune-France ! Ses adeptes mêmes ne voulurent considérer que comme des charges ce que leur avait inspiré la première exaltation. V. bousingot.


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