Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GARAT (Dominique-Joseph), philosophe, publiciste et homme politique

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 3p. 1010).

GARAT (Dominique-Joseph), philosophe, publiciste et homme politique, né à Bayonne (Basses-Pyrénées) le 8 septembre 1749, mort à Urdains le 9 décembre 1833. Fils d’un médecin, il commença ses études sous la direction d’un curé de campagne, qui lui apprit la grammaire et les rudiments de la langue latine ; après quoi il entra au petit séminaire de Laressore. Il alla ensuite à Bordeaux faire son droit et fut reçu avocat au parlement de cette ville. Mais il se dégoûta bientôt de la vie de province : Paris lui souriait de loin ; il rêvait une carrière littéraire, et il ne tarda point à s’y rendre, avec l’inévitable tragédie en poche. Il débuta dans quelques revues estimées, comme le Mercure de France. Il partageait naturellement, à l’exemple de toute la jeunesse d’alors, les opinions philosophiques du xviiie siècle, et il connut la plupart des grands écrivains de cette époque : Rousseau, d’Alembert, Diderot, etc. Le résultat de ses relations avec les chefs du parti encyclopédiste fut un Éloge de Michel de L’Hôpital (1778, in-8o), dans le genre de ceux que l’on commençait à faire pour les concours académiques. Dans cet essai, « on entrevoyait, dit La Harpe, ce qu’on appelle un penseur, mais qui n’avait pas encore débrouillé ses idées ni formé son style. » L’année suivante, l’Éloge de Suger obtint une couronne : « Des réflexions fines et profondes, dit La Harpe à propos de la nouvelle œuvre de Garat, annoncent un écrivain qui pense, et dans plusieurs morceaux il s’élève à la véritable éloquence. »

Un triomphe du même genre attendait l’Éloge de Montausier, en 1781. Mais La Harpe, loin de louer ce nouveau travail, accusa Garat d’avoir écrit des phrases toutes « jetées dans le même moule et combinées avec les mêmes mots, vertu, gloire et génie ; ces trois mots reviennent sans cesse et jusqu’au dégoût. »

Garat était donc devenu un écrivain académique dans toute l’acception du mot, et, en 1784, un Éloge de Fontenelle vint mettre le sceau à sa réputation. Non content de l’avoir écrit, il témoigna le désir d’en faire la lecture en séance publique. « Il a lu debout, dit La Harpe, avec une extrême rapidité ; c’était ce qu’il pouvait faire de mieux, le discours étant d’une extrême longueur ; quoique l’Académie lui en eût fait retrancher un tiers, la lecture en a duré une heure et demie. » Grimm juge mieux Garat : « Un accent un peu gascon, un débit assez monotone, l’extrême difficulté de trouver des repos convenables dans des périodes de deux ou trois pages, même pour celui qui en a construit le pénible labyrinthe, n’ont guère mieux servi notre orateur que ne l’auraient pu faire les intentions peu bénévoles d’un lecteur étranger. » L’éloge de Fontenelle plaisait beaucoup à Buffon, et Chénier, dans son Tableau de la littérature française depuis 1789, fait une énumération complaisante des principales qualités de l’auteur. Dès 1781, Garat avait publié des articles philosophiques et littéraires dans le Journal de Paris ; La Harpe et Rivarol, dont il avait plusieurs fois blessé l’amour-propre, le poursuivaient sans trêve de leurs sarcasmes.

L’établissement du Lycée, fondé rue de Valois en 1785, fut pour Garat une bonne fortune. Il y suppléa Marmontel comme professeur d’histoire, et bientôt Marmontel lui ayant cédé sa chaire, Garat put donner à son cours une physionomie plus à son gré. Ses cours de 1786 et 1787 furent consacrés à l’histoire ancienne, et celui de 1788 à l’histoire romaine. Il continua ses leçons pendant toute la Révolution. Un Précis historique de la vie de M. de Bonnard (1785), réimprimé en 1787, avec un Supplément aux notes pour servir à la vie de Mme de S… (Sillery), ci-devant Mme la comtesse de G… (Genlis), l’avait fait admettre dans quelques salons aristocratiques, où il présenta son neveu, qui devait être plus tard un chanteur très-distingué. Le bruit des succès littéraires de Garat avait eu de l’écho dans ses montagnes natales, où il fut nommé député du tiers état aux états généraux de 1789. Il vint siéger à l’Assemblée parmi les membres de l’opposition avancée, mais sa présence fut à peine remarquée. Il continuait paisiblement ses cours au Lycée sans se douter peut-être de l’importance des événements dans lesquels il allait se trouver mêlé, ou plutôt emporté malgré lui. Lorsqu’il s’agit de la saisie des biens du clergé, il développa une opinion assez hardie. « Les expressions des chartes, dit-il, établissent que le nombre des ministres du culte est trop grand, que les ministres paraissent trop riches. Que la religion (et je prie qu’on n’envisage ici ma supposition que comme une forme de raisonnement), que la religion, dis-je, paraisse favoriser le dérèglement et détruire les mœurs, la nation n’aura-t-elle pas le droit d’abolir la religion, le culte et les ministres, et d’en appliquer les fonds à une religion plus morale, à la prédication de la morale elle-même ? »

Garat, depuis longtemps rédacteur du Journal de Paris, entreprit d’y faire le compte rendu quotidien des séances de l’Assemblée constituante. Comme il avait un esprit assez précis et une diction très-claire, ses comptes rendus furent goûtés, si bien qu’à la fin de 1789 le Journal de Paris avait douze mille abonnés. On vantait à l’envi son impartialité, et les partisans de l’ancien régime accordaient eux-mêmes à cette publication une estime toute particulière. Lors du partage de la France en départements, il se laissa entraîner par l’esprit provincial, et refusa de s’associer à l’idée de soumettre au même régime administratif des districts séparés par les mœurs, la langue et les institutions historiques. Après la session, il resta en communication avec le public en publiant divers opuscules politiques : Dominique-Joseph Garat à M. Condorcet, membre de l’Assemblée nationale, seconde législature (1791, in-8o), et Considérations sur la Révolution française et sur la conjuration des puissances de l’Europe contre la liberté et contre les droits de l’homme ou Examen de la proclamation des gouverneurs des Pays-Bas (Paris, 1792, in-8o). Après la réunion de la Convention, il fut nommé ministre de la justice (12 octobre) en remplacement de Danton. Ami des girondins, il s’attacha cependant à louvoyer entre les partis. Aussi Mme Roland ne le ménage-t-elie pas dans ses mémoires.

Ce fut Garat qui, en qualité de ministre de la justice, fut chargé de notifier au roi sa condamnation. « Louis, dit-il, le conseil exécutif a été chargé de vous communiquer les extraits du procès-verbal des séances de la Convention nationale des 16, 17 et 20 janvier 1793. » Le roi prit l’arrêt et le mit dans son portefeuille. Il remit ensuite à Garat la demande d’un sursis de trois jours à l’exécution du jugement, puis celle d’avoir pour l’assister dans ses derniers moments l’abbé Edgeworth de Firmont. Garat accompagna encore l’abbé Edgeworth au Temple. « Ce trajet des Tuileries au Temple, dit l’abbé Edgeworth, se passa dans le plus morne silence. Deux ou trois fois cependant, le ministre essaya de le rompre : Grand Dieu ! s’écria-t-il, de quelle affreuse commission je me suis chargé ! » Il se plaint d’avoir été impliqué dans des événements terribles malgré lui. Du reste, il prétend avoir fait ce qu’il a pu pour adoucir l’amertume des derniers moments du roi. « Dans ces jours d’épouvante et d’intrépidité, à côté de cette Convention mal connue ou mal jugée encore, le plus grand phénomène des siècles historiques, sans pitié pour tous comme pour elle-même, on a su que Garat, c’est lui qui parle, osa désapprouver sa transformation en tribunal, son jugement et l’exécution. » Il est vrai que Garat parlait ainsi sous la Restauration ; mais il est aussi avéré qu’il ne vota point la mort du roi. Le 14 mars suivant, il échangea son portefeuille de ministre de la justice contre celui de l’intérieur, que lui laissait Roland. Il y joua un rôle assez effacé, s’étudiant à laisser faire pour ne pas se compromettre. Il prit même la défense d’Hébert. « J’ai, dit-il, pris des renseignements sur Hébert… Dans les assemblées de la Commune, il n’a jamais fait que des propositions que peut faire un bon citoyen. Quant aux feuilles du Père Duchesne, je ne les connais pas ; mais j’ai horreur de tous les écrits qui ne prêchent pas la raison et la morale dans le langage qui leur convient. » L’affaire du 31 mai le surprit à l’improviste. Avec son optimisme habituel, il ne croyait aux catastrophes qu’au moment où il les voyait s’accomplir. Il fit tout ce qu’il put pour sauver les girondins, et offrit même un asile à Condorcet au ministère de l’intérieur. Cette modération le rendit suspect ; un décret d’arrestation fut rendu contre lui, et il comparut pour se justifier à la barre de la Convention. Sorti victorieux de cette épreuve, il reprit ses fonctions, pour les résigner définitivement le 15 août suivant. Une nouvelle arrestation fut décrétée ; mais on se contenta de le faire garder chez lui par un gendarme.

Après la Terreur, il se préparait à fonder un nouveau journal, quand il fut nommé commissaire de l’instruction publique ; on lui adjoignit Ginguené. Survint, en 1794, la fondation de l’École normale ; Garat y entra comme professeur d’analyse de l’entendement humain. À l’exemple des hommes les plus remarquables du XVIIIe siècle, il avait adopté les doctrines sensualistes de Locke, importées en France par Condillac. Il avait aussi lu Bacon. Il disait à son auditoire, au début de son cours, en parlant de ces trois philosophes : « Il y a vingt ans que je les médite, mais je n’ai pas encore écrit une seule page ; c’est au milieu de vous que je vais faire l’ouvrage ; nous allons le faire ensemble. Naguère, et lorsque la hache était suspendue sur toutes les têtes, dans ce péril universel auquel nous avons échappé, un des regrets que je donnais à la vie était de mourir sans laisser à côté de l’échafaud l’ouvrage auquel je m’étais si souvent préparé. » Ses leçons obtinrent un grand succès. Lors de la fondation de l’Institut (1795), Garat y fut appelé (classe des sciences morales et politiques) ; puis, en 1797, il fut envoyé à Naples comme ambassadeur. Le roi de Naples était un prince de la famille de Bourbon, et Garat, qui avait notifié à Louis XVI son arrêt de mort, ne devait pas s’attendre à un accueil très-bienveillant dans cette cour, où il représentait la République. On lui fit sentir que sa présence était très-importune, et cela d’une façon si humiliante, qu’il demanda immédiatement au Directoire d’être relevé de ses fonctions. En 1798, nommé député au conseil des Cinq-Cents par le département de. Seine-et-Oise, il fut choisi comme secrétaire par l’Assemblée, puis élu président (20 janvier). Il fit en cette qualité l’éloge du jugement qui avait condamné Louis XVI.

Cependant il avait repris ses cours d’histoire à l’Athénée. Bonaparte venait de partir pour l’Égypte : il parla de l’Égypte. Mais, personnellement, il n’aimait pas Bonaparte, antagoniste de Sieyès, qui était le patron politique de Garat. Quelques jours avant le 18 brumaire, le général, revenu d’Égypte, ayant essayé de pressentir l’opinion de Garat, celui-ci, qui était toujours pour le présent, préférablement à l’avenir et au passé, se déclara partisan du Directoire, quitte à changer d’opinion le 19 brumaire. Aussi fut-il compris sur la liste des soixante premiers sénateurs créés par Bonaparte, dont il se fit le champion convaincu ; car, le 23 juin de l’année 1800, il prononça, sur la bataille de Marengo, un discours qu’il considérait lui-même comme un chef-d’œuvre d’éloquence, ce qui n’était point l’avis de Bonaparte, qui disait, avec sa brutalité pittoresque, en revenant d’assister à l’éloge funèbre de Kléber et de Desaix : « Concevez-vous un animal comme Garat ? quel enfileur de mots ! J’ai été obligé de l’écouter pendant trois heures. »

Homme du XVIIIe siècle et de la Révolution, Garat, malgré sa souplesse gasconne, fit cependant partie de la petite et timide opposition sénatoriale. Il refusa notamment son concours à la mesure qui condamnait à la déportation cent trente-quatre jacobins, et lors du procès intenté au général Moreau, il lui prêta sa plume pour l’aider à se défendre. Sous l’Empire, il se laissa faire comte et commandeur de la Légion d’honneur. En 1805, l’empereur lui confia une mission en Hollande, et le chargea, à son retour, de faire un rapport sur cette mission, rapport que le maître corrigea de sa propre main et fit insérer au Moniteur. Garat, piqué dans son amour-propre de littérateur, fit imprimer à nouveau le rapport tel qu’il l’avait fait. « Savez-vous, lui dit Napoléon de mauvaise humeur, que vous êtes heureux que j’aie tant de confiance en vous, et qu’il faut que j’estime beaucoup votre caractère pour ne pas me fâcher ? » De fait, Garat était fort dévoué ; mais c’était un ami du second degré, et vers la fin de l’Empire, s’il ne faisait pas d’opposition bruyante, il déposait silencieusement une boule noire au scrutin du Sénat. Peut-être en voulut-il plus à l’empereur de ne pas aimer l’idêologie que d’être un despote et de mener la France à une catastrophe. « Eh bien, monsieur Garat, comment va l’idéologie ? » lu demandait fréquemment Napoléon. Garat était flatté qu’on l’estimât idéologue. En réalité, il était à l’idéologie ce qu’il était à l’art oratoire, et ce qu’est la rhétorique à l’éloquence.

Il avait été nommé membre de la classe d’histoire et de littérature française (Académie française), en 1803, lors de la réorganisation de l’Institut.

L’Empire fut pour lui un temps de repos relatif ; il devenait vieux et fuyait tout ce qui aurait pu troubler les jours qu’il lui restait à vivre. Il ne reparaissait dans la politique que pour louer l’empereur dans les circonstances solennelles, ce qui plus tard lui valut une belle place dans le Dictionnaire des girouettes. Comme ses antécédents permettaient de le pressentir, en 1814 il vota la déchéance de la dynastie de Bonaparte et se targua d’avoir voté contre l’établissement de l’Empire, ce qui peut être vrai, car le scrutin avait été secret. Malgré le zèle empressé dont il faisait parade, Louis XVIII ne lui conféra point la pairie ; aussi, pendait les Cent-Jours, fut-il un adversaire décidé de la Restauration à la Chambre des représentants, où il avait été élu. Cette incartade lui valut, en 1816, d’être exclu de l’Académie française par ordonnance royale, grâce, paraît-il, à l’intervention de son ami Suard. Garat ne voulut pas croire que Suard l’eût desservi, et dans un grand travail sur le XVIIIe siècle, il le met au-dessus de Voltaire et de Montesquieu. Désormais sa carrière politique était finie, et il résolut de se retirer dans sa chère Gascogne. Il y acheva ses jours dans l’exercice de sentiments religieux dont il n’avait guère donné d’exemple jusque-là. En 1832, lors de la fondation de l’Académie des sciences morales, une ordonnance royale l’appela à en faire partie ; mais il mourut l’année suivante. On n’a de lui que des éloges funèbres, des essais, des opuscules et des articles de journaux en très-grand nombre, dont en peut voir la liste dans la France littéraire, de Quérard.

On l’a surnommé le Jacobin malgré lui. « Il est très-extraordinaire et très-curieux, dit Suard, de voir ce que la Révolution a fait d’un aussi bon homme. » Son talent était comme son caractère, facile, mais flasque, et l’épigramme de Rivarol le juge avec autant de vérité que de finesse :

Deux Garats sont connus : l’un écrit, l’autre chante.
Admirez, j’y consens, leur talent que l’on vante ;
Mais ne préférez pas, si vous formez un vœu,
La cervelle de l’oncle au gosier du neveu.

À consulter sur Garat : des extraits de ses Mémoires restés manuscrits dans une notice très-étendue de M. Villenave (Biographie universelte, Michaud) ; Armand Marrast, Notice sur Garat (dans le journal la Tribune du 30 décembre 1833, et réimprimée à part) ; Charles Comte (Éloge de Garat, lu à l’Académie des sciences morales, le 25 avril 1835).