Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/GRÉGOIRE VII (HILDEBRAND), l’un des plus grands hommes qui aient occupé la chaire pontificale

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Administration du grand dictionnaire universel (8, part. 4p. 1500).

GRÉGOIRE VII (Hildebrand), l’un des plus grands hommes qui aient occupé la chaire pontificale, né à Soana (Toscane) vers 1013. Fils d’un charpentier, il entra au monastère de Cluny, dont il devint prieur, exerça autour de lui une influence souveraine par l’autorité de sa parole et par son zèle ardent pour l’indépendance de l’Église, pour la réforme des abus dont elle était souillée et pour la répression des scandales qui la déshonoraient. Appelé à Rome par le pape Léon IX, qui le créa cardinal, il le nourrit de son inspiration puissante et fut l’âme des conciles qui, successivement, s’occupèrent, sans beaucoup de succès, d’arrêter les usurpations du pouvoir temporel, de réprimer la simonie, de rétablir la discipline ecclésiastique et de réformer les mœurs dissolues du clergé. Il eut la plus grande part à l’élection de Victor II (1055), de Nicolas II (1058) et d’Alexandre II (1061). Il dirigea, sous ces divers règnes, les affaires ecclésiastiques et la politique romaine ; il contribua à faire changer le mode d’élection des papes, qui fut transféré du clergé et du peuple de Rome aux cardinaux, mit dans les intérêts du saint-siége les aventuriers normands établis dans l’Italie méridionale, fit chasser l’antipape Honorius II, que soutenaient les Allemands, et fut élu lui-même à la mort d’Alexandre II (1073). Parmi les vastes projets dont il rêvait la réalisation, il tenta d’abord l’accord des Églises d’Orient entre elles, leur subordination à la cour romaine, et la formation d’une croisade des princes chrétiens pour la conquête de la terre sainte ; lui-même voulait se mettre à la tête d’une armée de 50, 000 hommes pour délivrer le tombeau du Christ. Mais les affaires de l’Occident ne lui permirent pas de donner suite à cette folle pensée et absorbèrent bientôt toute son énergie et sa dévorante activité. L’année 1076 vit commencer entre lui et l’empereur Henri IV la grande querelle des investitures, qui causa tant de troubles en Europe. Henri ne voulant point se laisser arracher par le saint-siège le droit d’octroyer et de vendre, dans ses États, les dignités ecclésiastiques (que Grégoire revendiquait pour lui tout seul), il s’ensuivit d’abord un échange scandaleux d’invectives, de lettres injurieuses, de menaces, prélude de la lutte terrible qui allait s’engager entre la puissance temporelle et la puissance spirituelle, et dont Grégoire ne devait pas voir la fin. Le pontife suscita des troubles et des révoltes dans les États de son ennemi ; celui-ci, de son côté, rassembla à Worms un concile de prélats allemands et lombards, qui, sous son inspiration, déclarèrent Grégoire simoniaque, impie, meurtrier, sacrilège, etc., et prononcèrent sa déposition. Il ne répondit qu’en excommuniant solennellement l’empereur et en déliant ses sujets du serment de fidélité. Le monde chrétien se partagea en deux factions qui mirent dans leur lutte autant de violence que d’acharnement. Grégoire ne dissimulait plus ses prétentions à l’omnipotence:« Si le saint-siége, écrivait-il, a reçu de Dieu le pouvoir de juger les choses spirituelles, pourquoi ne jugerait-il pas aussi les choses temporelles ?… » Arbitre du monde et réformateur de l’Église, tel était le rôle que convoitait sa puissante ambition. Supérieur à la crainte comme à la pitié, il ne craignit pas de faire face à tous ses ennemis à la fois et anathématisa tous les prélats allemands et lombards qui soutenaient son adversaire. En même temps, il entama la réforme ecclésiastique avec une énergie farouche qui ne recula devant aucun moyen : le rétablissement de la discipline, la destruction de la simonie, l’interdiction du mariage des prêtres, la réforme de mille abus dès longtemps invétérés, furent pour lui l’occasion d’autant de combats non moins acharnés que sa lutte avec l’empereur. La violence de la répression nous donne une idée des résistances qu’il rencontra. Ne pouvant parvenir à imposer le célibat aux prêtres, il se servit des moines pour soulever les populations contre eux, les fit arracher des autels et les livra aux fureurs des exécutions populaires. Cependant Henri IV, sous le poids de la terrible sentence, voyait le vide se faire autour de lui ; les Saxons se soulevaient, les princes d’Allemagne s’agitaient, toutes les ambitions menaçaient son pouvoir. Il s’humilia, franchit les Alpes en plein hiver et vint implorer son pardon de Grégoire, enfermé dans la forteresse de Canossa, qui appartenait à la comtesse Mathilde, dont on connaît le dévouement an saint-siège. Le pontife imposa à l’empereur des conditions d’une dureté inouïe, le contraignit à rester pendant trois jours, en suppliant, à la porte du château, pieds nus, vêtu de laine, jeûnant et priant du matin au soir. Cet acte de rigueur farouche et d’orgueil impitoyable était aussi impolitique que peu digne d’un chrétien, et Henri en demeura exaspéré. Cette prétendue réconciliation ne fut donc que le prélude d’une guerre sans merci, qui ne tarda pas à éclater en effet. Chose remarquable, l’empereur trouvait de nombreux appuis en Italie, tandis que l’Allemagne lui était généralement hostile. En 1077, les princes, dans la diète de Forchheim, le déclarèrent déchu et élurent à sa place Rodolphe de Souabe. Grégoire, après diverses tergiversations, confirma solennellement cette élection (1080) et renouvela l’anathème contre Henri. Cette prétention à disposer des royaumes (déjà manifestée à propos de la Dalmatie, de la Hongrie et du Danemark) ne pouvait être acceptée par la puissance temporelle, et elle attira les plus grands malheurs sur le saint-siége et sur la chrétienté. Henri convoqua à Brixen un nouveau concile par lequel il fit déposer Grégoire et élire un nouveau pape, sous le nom de Clément III ; puis, après avoir écrasé en Allemagne son compétiteur à l’empire, il s’avança, vers l’Italie, escorté de son antipape, et vint assiéger Rome. Grégoire résista pendant quelque temps, défendu par les troupes de la comtesse Mathilde. Enfin, abandonné des Romains, assiégé dans le château Saint-Ange (1084), il appela à son secours les Normands, dangereux auxiliaires qui chassèrent Henri, mais livrèrent à la plus effroyable dévastation la ville qu’ils étaient venus défendre. Devenu odieux aux Romains, il fut contraint de s’enfuir sous la protection de ses farouches alliés, et suivit Robert Guiscard à Salerne, où il mourut l’année suivante (1085), inflexible jusqu’à la dernière heure et protestant de la justice de sa cause et de l’iniquité de ses ennemis. Grégoire VII est la plus grande figure de la papauté au moyen âge ; mais il est, en même temps, l’exemple le plus illustre de l’impuissance de la classe sacerdotale à courber l’Europe sous le joug de la théocratie. En effet, bien que son impérieuse et indomptable énergie ait obtenu une large extension des privilèges et des prérogatives du saint-siége, il ne put jamais, malgré la violence de ses efforts, faire prévaloir le principe de la suprématie et de l’omnipotence temporelle du siège de Rome sur les empires et les royaumes, ce principe dont l’avènement est resté pendant plusieurs siècles le rêve secret des papes et l’une des causes principales des subversions et des déchirements de l’Occident.

« Dans l’œuvre du moine de Cluny, qui gouverna le monde catholique sous le nom de Grégoire VII, dit M. L. Joubert, il y a deux parts qui attestent l’une et l’autre un génie vaste et un courage indomptable, mais qui ne doivent pas être confondues dans une égale admiration, car l’une fut grande, sensée, durable, légitime et bienfaisante, l’autre fut grandiose, éphémère, d’une légitimité et d’une utilité douteuses. Grégoire VII organisa le catholicisme, et, à ce titre, il a sa place marquée à côté des plus grands hommes. Délivrer la papauté du joug des empereurs, qui s’étaient arrogé le droit de nommer les évêques de Rome, la soustraire aux caprices de la multitude, qu’une vieille coutume, désormais sans raison d’être, investissait du droit de concourir à l’élection pontificale, concentrer l’élection dans le collège des cardinaux, et, après avoir épuré la source de la papauté, rattacher à ce pouvoir devenu indépendant toute la hiérarchie catholique qui flottait elle-même en proie aux puissances temporelles ; consacrer parmi les prêtres la loi du célibat, la rétablir là où elle avait été violée ; affranchir, moraliser et discipliner le clergé, ce fut la tâche que s’imposa Grégoire VII, et qui, bien que très-difficile, ne dépassait pas les forces d’un génie de premier ordre. Comme elle était sensée, elle réussit ; comme elle était bienfaisante, elle a duré. Mais le pontife ne se borna pas à organiser le pouvoir spirituel, il voulut en faire le régulateur suprême des pouvoir temporels… Du reste, légitime ou non, la suprématie pontificale ne pouvait s’établir que par la lutte, et, dès lors, elle n’atteignait pas son but, qui était de faire régner l’ordre parmi les puissances temporelles. Privés de forces régulières, les papes, pour combattre les empereurs, faisaient appel à la sédition, poussaient les peuples à se révolter contre les souverains, armaient le fils contre le père. De pareils moyens, violents et inefficaces, n’étaient pas de nature à établir la paix en Europe, et risquaient de compromettre la papauté, en la montrant révolutionnaire et impuissante. » Nous avons peine à admettre avec l’auteur de ce passage que le célibat imposé aux clercs fût une idée sensée.

Voici comment, à son tour, l’a jugé M. H. Milman : « Le but principal et avoué du pontificat de Grégoire VII fut l’indépendance absolue du clergé, depuis le pape jusqu’au dernier prêtre, dont la personne devait être aussi sacrée que celle du pontife suprême. Sous cette indépendance se dissimulait une prétention non équivoque à la supériorité. Une vaste autocratie spirituelle, ayant le pape pour chef, devait gouverner le monde. Pour réaliser ce système dont le clergé devait être l’agent, il fallait faire du clergé une caste plus distincte, plus inviolable dans ses personnes et dans ses biens qu’il ne l’avait encore été. Placé au sommet de l’édifice social, le pape devait être l’arbitre souverain de chaque querelle, et le médiateur suprême dans chaque question de guerre ou de paix… Grégoire VII a été le type, le modèle absolu du monarque spirituel. On se demande aujourd’hui si ses idées de gouvernement, pareilles à celles des anciens Césars, ne reposaient pas sur la prostration de toutes les libertés humaines, sur l’asservissement même des rangs inférieurs de l’ordre sacerdotal. C’était assurément une vaste et brillante conception ; mais comment la pureté sublime du christianisme pouvait-elle admettre qu’une hiérarchie humaine, qu’un homme seul, se plaçant sans autorité entre Dieu et le genre humain, s’attribuât ainsi une divinité secondaire ? Dès lors, contre ses décrets, toute résistance de l’intelligence humaine se trouvait être une trahison, toute tentative de limiter son pouvoir une impiété. Cette autocratie universelle fut fondée et maintenue (par Hildebrand plus que par aucun autre pontife) en usant de moyens absolument contraires à l’essence même du christianisme, par la guerre avec toutes ses horreurs et par chaque espèce de misère humaine, c’est-a-dire au prix du sacrifice des principes les plus sacrés. »