Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Homme aux quarante écus (L’), conte de Voltaire

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Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 364).

Homme aux quarante écus (L’), conte de Voltaire (1767). Si l’on veut connaître Voltaire tout entier, il est inutile de voir jouer son théâtre, il n’est pas nécessaire de parcourir sa correspondance ni son Dictionnaire philosophique, il faut se garder de jeter les yeux sur ses œuvres historiques ; mais il est indispensable et il suffit de lire deux ou trois de ses contes, notamment l’Homme aux quarante écus. Voltaire est avant tout un homme qui a vu et senti les vices énormes de son temps, et qui, au lieu de s’amuser à les attaquer en forme dans de gros livres très-savants, mais peu lisibles, les a flagellés dans de petits contes bien amusants, que tout le monde a voulu lire, et où tout le monde a puisé l’esprit de Voltaire, c’est-à-dire la haine et le mépris de tous les abus. L’Homme aux quarante écus a gagné plus d’amis à la vérité et au progrès qu’il n’y a de lettres dans tous les livres philosophiques publiés au XVIIIe siècle.

L’homme aux quarante écus aime à s’instruire ; c’est un fervent apôtre de la raison, souvent même un hérétique en matière religieuse et politique. Cela se comprend:possesseur d’une terre qui produit par an quarante écus, il n’en touche que vingt, et cela parce que la puissance législative et exécutive est née, de droit divin, copropriétaire de sa terre. Il fait la rencontre d’un riche marchand qui jouit de 400, 000 écus de rente et ne donne pas un denier à l’État. Pourquoi, en effet, après avoir établi l’impôt unique sur les denrées, sources de ses richesses, viendrait-on encore demander de l’argent au marchand ? N’est-il pas évident que ce serait un double emploi ? L’argument est fort ; l’homme aux quarante écus ne trouve rien à répliquer, bien qu’il ne soit pas entièrement convaincu. Ne sachant que dire, il va consulter un géomètre philosophe, qui daigne quelquefois causer avec lui dans sa chaumière. Nous ne relaterons point leur entretien, qui roule entièrement sur la fortune moyenne en France, sur le commerce extérieur et principalement sur l’impôt unique. En sortant de chez le géomètre, l’homme aux quarante écus passe devant une superbe maison, propriété des carmes déchaussés. Pressé par la faim, il sonne; un carme vient lui ouvrir:« Que voulez-vous, mon fils ? — Du pain, mon révérend père ; les nouveaux édits m’ont tout ôté. — Mon fils, nous demandons nous-mêmes l’aumône, mais nous ne la faisons pas. — Quoi ! votre saint institut vous ordonne de n’avoir pas de bas et vous avez une maison de prince, et vous me refusez à manger ! — Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas ; c’est une dépense de moins ; mais nous n’avons pas plus froid aux pieds qu’aux mains, et, si notre saint institut nous ordonnait d’aller cul nu, nous n’aurions pas froid au derrière. À l’égard de notre belle maison, nous l’avons aisément bâtie, parce que nous avons 100, 000 livres de rentes. — Ah ! ah ! vous me laissez mourir de faim et vous avez 100, 000 livres de rente ! Vous en rendez donc 50, 000 au nouveau gouvernement ? — Dieu nous préserve de payer une obole ! Les aumônes qu’on nous a données venant des fruits de la terre, ayant déjà payé le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois. » Cela dit, le carme ferme la porte au nez du questionneur, que ces arguments laissent encore incertain. Les événements devraient le convertir ; on le jette en prison pour n’avoir pas payé ses 20 écus. Mais, loin de goûter cette dernière démonstration, il se propose de se venger en devenant de plus en plus raisonneur, et Dieu sait s’il trouvera matière à critiquer ! Le gouvernement, le clergé, les lois, la politique, la religion, la médecine, la physique, la métaphysique, l’astronomie, tout y passe ; il ne respecte rien, pas même François Ier, pas même l’archevêque de Mayence, deux illustres victimes de cette cruelle maladie qui fut, dit-on, un fruit amer de la découverte de Christophe Colomb. Il confond dans une haine rageuse l’impôt unique, les moines et le mal napolitain.

Mais à tout il faut une fin, et la rage surtout ne saurait durer sans danger pour la santé. L’heure de la conversion est proche. L’homme aux quarante écus se marie ; il devient père ; il hérite de deux cousins, victimes de la maladie qu’il déteste, et recueille en outre la succession d’un parent très-éloigné, sous-fermier des hôpitaux de l’armée, qui s’était engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. L’homme aux quarante écus est fortement touché de ces arguments en action ; il a cependant la générosité de donner aux pauvres de son canton une partie des dépouilles du richard, après quoi il se met à satisfaire sa passion d’avoir une bibliothèque. « Il se propose de ne jamais gouverner l’État et de ne jamais écrire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l’appelle M. André; il a fait bâtir une maison: il a mis son fils au collège et se propose de donner sa fille en mariage à un conseiller à la cour des aides, pourvu que ce magistrat ne soit pas affligé de la maladie que son ami le chirurgien veut extirper de l’Europe chrétienne. » Enfin, il donne à souper, et l’auteur avoue que le banquet de Platon ne lui aurait pas fait plus de plaisir que celui de M. et de Mme André.

Cette conclusion résume admirablement tout le mérite du conte, qui est une œuvre d’amère raillerie et d’indignation contenue.