Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Homme qui rit (L’), roman, par Victor Hugo

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Administration du grand dictionnaire universel (9, part. 1p. 364-365).

Homme qui rit (L’), roman, par Victor Hugo (1869, 4 vol, in-8°). Création puissante, mais malheureusement aussi, par endroits, pleine de ténèbres. Cette œuvre du maître, datée encore de l’exil, a soulevé beaucoup de clameurs, et son succès n’a pas répondu à l’attente générale. La donnée et les développements, beaucoup moins accessibles que ceux des Misérables, ont cependant fourni au maître des scènes d’un pathétique émouvant ou d’un intérêt grandiose ; mais cette œuvre, où l’étrange et l’horrible se mêlent à la grâce dans des proportions singulières, a surpris et quelque peu stupéfié les amis mêmes de Victor Hugo.

Une antithèse assez puérile et que Victor Hugo nous a déjà présentée bien des fois, la beauté morale dans la difformité physique, et toutes les laideurs de l’âme dans un corps d’une beauté parfaite, fait le fond de l’Homme qui rit. Le saltimbanque Gwinplaine opposé à la duchesse Josiane, tel est le thème dont les variations se développent en quatre volumes ; mais par quelle succession de tableaux imprévus, terribles ou suaves, ce fécond génie, toujours aussi vigoureux et aussi jeune, a su en dissimuler la faiblesse !

La scène s’ouvre en Angleterre, sur le bord de l’Océan, par le tableau ambulant du philosophe Ursus, qui voyage dans sa demeure roulante, un mauvais chariot de bateleur en compagnie de son seul ami, un loup, qui s’appelle Homo. Ursus est un misanthrope dont le cœur est excellent et Homo la meilleure pâte de loup qu’on puisse voir. Longue dissertation sur la sauvagerie, d’ailleurs tout apparente, de l’homme, et sur la bonhomie du loup, sur leurs caractères et leurs humeurs réciproques. Une nuit de neige, leur repos est troublé ; on frappe à la porte de la cahute, et Ursus recueille un pauvre enfant de dix ans, horriblement contrefait et mutilé, qui porte dans ses bras une petite fille endormie. L’être difforme rit toujours ; Ursus, impatienté, lui ordonne de cesser sa grimace : mais c’est la figure naturelle du pauvre enfant. Les comprachicos (voleurs d’enfants) qui « démarquent les gens comme on démarque son mouchoir, » lui ont imprimé pour toujours sur la face ce masque au rire grotesque, en lui fendant la bouche jusqu’aux oreilles, puis l’ont jeté à terre en regagnant les côtes d’Espagne. Le récit de l’enfant, sa course à travers la nuit et la neige, sa rencontre d’un pendu, puis d’une femme morte sur le sein de laquelle il a recueilli la petite fille, sont peut-être les pages les plus saisissantes que Hugo ait jamais écrites. Ursus regarde la petite fille : elle est aveugle ! Le garçon s’appelait Gwymplaine ; Ursus baptise la petite, Déa. Tel est le prologue.

L’œuvre débute par le portrait de lord Clancharlie, pair d’Angleterre, républicain au fond du cœur, exilé à Genève sous Charles II et traité de vieux fou par ses collègues ralliés aux Stuarts. Victor Hugo a peint de main de maître ce portrait politique, et les vingt pages qu’il lui consacre, pleines d’une amertume ironique, traduisent ses propres inspirations de patriote et d’exilé. À la mort du vieux gentilhomme, le roi a fait passer son héritage et ses titres à une de ses créatures, lord David Dirry-Moir, bâtard du lord, et l’a fiancé à la duchesse Josiane, une de ses bâtardes à lui. Puis l’auteur franchit d’un bond une période de vingt-quatre ans et nous met en présence de ses quatre principaux personnages, qui ont grandi et sont prêts à entrer en lutte. Gwynplaine et Déa s’adorent chastement dans la cahute roulante, sous les yeux d’Ursus et d’Homo ; la difformité de Gwymplaine n’est rien en effet pour l’aveugle, et l’affreux bateleur, dont le masque, toujours le même, excite un rire irrésistible, ne laisse transparaître à celle qu’il aime que les qualités ineffables d’un cœur affectueux et dévoué. Quant à la beauté de Déa, c’est quelque chose d’idéal, et, après ses types gracieux d’Esméralda, de Cosette et de Déruchette, le maître a su trouver sur sa palette des nuances plus exquises encore. Gwymplaine n’a qu’une frayeur, c’est que Déa recouvre la vue. L’autre couple, celui de lord David et de la duchesse Josiane, est non moins finement étudié ; le lord n’est qu’un parfait gentleman, mais Josiane, admirablement belle, comme Déa, est un impossible mélange de chasteté physique et d’aspirations à la débauche. « Elle vit, dit l’auteur, dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême. » C’est une Messaline vierge, une bacchante immaculée. La peinture de ces personnages et de leur position respective remplit tout le second volume, qui ne mentionne d’autre événement que l’arrivée à Londres des saltimbanques. En revanche, il est plein de digressions sur l’histoire et les mœurs de l’aristocratie anglaise, digressions d’une érudition étonnante et parfois si touffue qu’on se prend à douter de la réalité des recherches. Quelques hors-d’œuvre, comme une scène de boxe, esquissée d’un ton vigoureux, font une saillie heureuse au milieu de ces steppes dans lesquels on se croyait à jamais perdu. À Londres, Gwymplaine est le roi des bateleurs, gràce à son rire monstrueux ; il est dans l’âge où les passions parlent, et il commence à se sentir ému en présence de Déa ; « la colonne vertébrale a ses rêveries, » dit l’auteur. Un soir, la duchesse Josiane vient assister à une représentation, et quelques jours après Gwymplaine reçoit ce billet : « Tu es horrible et je suis belle ; tu es histrion et je suis duchesse ; je suis la première et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t’aime, Viens. » Gwymplaine dédaigne cette déclaration cynique ; mais ses triomphes suscitent des haines. Ursus a des démêlés avec la police, à cause d’Homo ; un loup en Angleterre, c’est un délit ! Un policeman vient brutalement arrêter Gwymplaine : nul doute qu’on ne veuille lui faire un mauvais parti. Le pauvre diable est conduit, tout ahuri, devant un homme à moitié mort dans une affreuse torture, et qui murmure en le voyant : « C’est lui ! » Se croyant accusé d’un crime, le baladin se récrie : « Cet homme se trompe, je suis l’homme qui rit, je suis un saltimbanque ! » Le shérif lui répond : « Vous êtes lord Germain Clancharlie, baron de Clancharlie, pair d’Angleterre. » Qui a mis la justice sur la trace de ce mystère ? Le hasard et un certain Barkilphedro, un drôle sinistre dans le portrait duquel Victor Hugo a pu être neuf et profond, après les portraits de Basile et de Tartufe. Barkilphedro est un protégé de Josiane, mais il la hait, précisément parce qu’elle lui a fait du bien, et il a pour emploi à la cour d’être « décacheteur des bouteilles de l’Océan. » Les comprachicos, avant d’abandonner Gwymplaine, ont lancé à la mer une bouteille qui est apportée à Burkilphedro. Les parchemins qu’elle contient révèlent la filiation de l’enfant qu’ils ont mutilé ; c’est le fils légitime du lord ; il lui a été volé sur l’ordre même du roi, qui voulait punir un républicain dans son fils et substituer à l’héritier légitime un bâtard favori. Le « décacheteur des bouteilles de l’Océan » a tout révélé pour jouer un bon tour à Josiane, et un comprachico, saisi fort à propos, a confirmé la véracité de la chose. Ursus, qui guette aux abords de la prison, voit sortir un cadavre sur une civière, et il est persuadé que l’on a « justicié » son pauvre ami ; il essaye en vain de cacher sa douleur à Déa, qui est sur le point d’expirer en soupçonnant la fatale nouvelle, et il se décide à quitter l’Angleterre ; il s’embarque avec Déa.

Cependant Gwymplaine, sorti de prison, réintégré dans ses titres et dans le palais des Clancharlie, songe à retrouver ses anciens compagnons. Il s’égare dans les corridors, entre dans une salle de bains et se trouve en présence de Josiane, étendue toute nue sur un sofa. La duchesse, qui voit toujours en lui le baladin, le force à s’asseoir près d’elle, le couvre de baisers, lui murmure une déclaration fiévreuse et haletante, qui est un cynique chef-d’œuvre, et veut se livrer à lui. Un timbre résonne et une lettre de la reine Anne lui apprend que Gwymplaine est désormais son fiancé, car elle doit épouser, quel qu’il soit, l’héritier des Clancharlie. À peine a-t-elle lu, que se tournant vers Gwymplaine : « Sortez, lui dit-elle ; puisque vous êtes mon mari, sortez ; je vous hais. » Gwymplaine est à peine revenu de sa surprise, lorsqu’on vient le chercher pour l’installer à la Chambre des lords. Là, le bouffon se transforme ; il donne une issue à tous les généreux sentiments qu’il couvait dans sa haute intelligence, alors qu’il était pauvre et méprisé ; il se fera l’avocat des malheureux, il se sent appelé à un grand rôle, et dans une mâle harangue, il soufflette tous les heureux et tous les puissants qui l’écoutent avec stupeur. Mais bientôt un rire inextinguible lui répond ; son frère, le bâtard David, le provoque ; il s’échappe, courant à la recherche d’Ursus et de Déa, qu’il trouve enfin, grâce à Homo ; mais Déa est à l’agonie et elle expire dans ses bras. Ce qu’il y a de douleur vraiment poignante, de puissance et de simplicité dans ce tableau navrant est impossible à-dire. Déa morte, « Gwymplaine se dressa, sombre comme la nuit, et se mit à marcher dans la direction du bord, sur le pont du navire, comme si une vision t’attirait. Il allait droit devant lui ; il semblait voir quelque chose. Il avançait en murmurant : Sois tranquille, je te suis ; je distingue très-bien le signe que tu me fais. J’arrive, Déa, me voilà. Et il continuait de marcher. Il n’y avait pas de parapet. Le vide était devant lui. Il y mit le pied. Il tomba. Ce fut une disparition calme et sombre. » Tout était fini ; il ne restait plus qu’Ursus, qui sanglotait et Homo qui hurlait en regardant la mer.

Tel est ce grand drame. Toutes les qualités et tous les défauts du maître s’y épanouissent, poussés, pour ainsi dire, au paroxysme. Personnages, faits, caractères, tout est grossi et devient énorme ; après avoir esquissé à grands traits des silhouettes pleines de vie, le peintre retouche ses portraits pendant de longues heures et les fait étudier comme à la loupe : d’hommes qu’ils étaient, ils deviennent des monstres. Mais rien n’égale, dans toute son œuvre pourtant si vibrante, la grâce passionnée des amours de Gwymplaine et de Déa, l’étrangeté du personnage de Josiane, la vigueur et le coloris du portrait de Barkilphedro. Heureux si, pour donner plus de relief à ses teintes les plus suaves, il n’avait pas jugé à propos de les placer sur un fond d’une obscurité souvent impénétrable.