Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Hugo (Victor-Marie), le plus illustre des poëtes contemporains (supplément 2)

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Administration du grand dictionnaire universel (17, part. 4p. 1400-1401).

    • HUGO (Victor-Marie), le plus illustre des poètes contemporains, né à Besançon le 26 février 1892. — Le grand poète est mort à Paris le 22 mai 1885. Sa prodigieuse activité littéraire ne s’était aucunement ralentie dans ses dernières années et, depuis sa mort, il se survit pour ainsi dire à lui-même, non seulement par ses œuvres depuis longtemps connues et dont la plupart sont immortelles, mais par la publication d’œuvres inédites qui, sans pouvoir ajouter beaucoup à son éclatante renommée, semblent néanmoins prolonger au delà de la tombe l’influence du poète et du penseur sur la littérature contemporaine. Après le second volume de l’Histoire d’un crime, dont nous avons parlé dans le tome XVI du Grand Dictionnaire, il avait fait paraître l’Art d’être grand-père, poésies (1877, in-8o) ; Discours pour Voltaire, lettre à l’évêque d’Orléans (1878, in-8o) ; le Domaine public payant, discours d’ouverture du congrès littéraire international (1878, in-8o) ; le Pape, poème (1878, in-8o) ; la Pitié suprême, poésies ( 1879, in-8o) ; l’Âne, poème (1880, in-8o) ; Religion et Religions, poésies (1880, in-8o) ; les Quatre Vents de l’esprit, poésies (1881, 2 vol. in-8o) ; Torquemada, drame en cinq actes et en vers, non représenté (1882, in-8o) ; la Légende des siècles, tome V (1883, in-8o) ; l’Archipel de la Manche, croquis en prose (1883, in-8o). Ce fut le dernier volume dont il put voir l’apparition ; mais il laissait un grand nombre d’ouvrages inédits dont ses exécuteurs testamentaires, MM. Paul Meurice et Vacquerie, ont dirigé la publication. Ils ont successivement fait paraître :le Théâtre en liberté (1886, in-8o), recueil de fantaisies dramatiques non destinées à la scène et qui, si l’on s’en rapporte à une lettre de M. Vacquerie imprimée dès 1856, étaient composées bien antérieurement à cette date ; la Fin de Satan (1886, in-8o), épopée inachevée qui peut soutenir la comparaison avec ce que Victor Hugo a écrit de plus grandiose ; Choses vues (1887, in-8o), sorte de journal où le poète relatait depuis longtemps ses impressions quotidiennes et qui offre un assez grand intérêt anecdotique; Toute la lyre (1888, 2 vol. in-8o). On a en outre publié de lui:la Chanson de l’année (1887, in-32), recueil de poésies pour jours de naissance, extraites de ses œuvres, et l’Œuvre de Victor Hugo (1887, in-12), recueil de morceaux choisis. Enfin deux grandes éditions de ses œuvres complètes ont été entreprises, l’une par MM. Quantin et Hetzel (édition ne varietur, 1880-1885, 47 vol. in-8o), l’autre par MM. Lemonnier et Testacé (édition nationale, in-4o avec illustrations, commencée en 1884 et qui doit former 40 volumes).

La mort de Victor Hugo fut un deuil public ; sa longue carrière avait fait de lui, plus que de nul autre de ses contemporains, le poète du XIXe siècle, et il représentait à lui seul deux ou trois générations disparues. Ses anciens émules, Lamartine, Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, étaient depuis longtemps descendus dans la tombe, et il y avait même été précédé par quelques-uns de ses disciples comme Théophile Gautier et Baudelaire. À un autre titre encore il représentait souverainement le XIXe siècle, c’est qu’il avait été le vibrant écho de toutes ses variations depuis le temps où, catholique et royaliste, il chantait les Vierges de Verdun et les Funérailles de Louis XVIII, jusqu’à celui où, devenu républicain, il flétrissait dans les Châtiments l’homme de Décembre et ses complices, non sans avoir passé, comme beaucoup de ses contemporains éblouis des gloires militaires du premier Empire, par une phase napoléonienne à laquelle nous devons quelques-uns de ses chefs-d’œuvres lyriques. Pendant soixante ans, il fut la voix qui formula les espérances, les ambitions, les regrets, les haines et jusqu’aux utopies de la nation. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’il ait varié avec elle ? La France ne reconnaissait que mieux son poète dans ces contradictions apparentes. « Il fut, a très bien dit M. Charles de Mazade, l’âme vibrante à tous les souffles, l’écho retentissant de tous les bruits, des enthousiasmes et des colères de son temps, et tout ce qu’il a recueilli, il l’a reproduit, il l’a rendu à ses contemporains avec la profusion extraordinaire d’un des plus puissants artistes de la langue, avec la vigueur d’un génie fait tout entier d’imagination, de force et de volonté. »

Depuis longtemps Victor Hugo n’était plus discuté comme écrivain ; on ne voyait plus en lui le chef d’école, mais bien comme l’a dit expressivement M. Émile Augier, jadis l’un des chefs d’une école rivale, « le père ». Il n’est pas, en effet, un seul écrivain contemporain auquel Victor Hugo n’ait servi à quelque point de vue de modèle et qui ne lui doive quelque chose de son talent. Ses adversaires politiques eux-mêmes, sans arriver à partager ses idées, s’inclinaient respectueusement devant ce grand vieillard qui, du reste, ne joua en politique qu’un rôle effacé, et ne prit la parole, comme sénateur, que dans de rares occasions. En février 1879 il prononça un discours en faveur de l’amnistie, qui ne devait être votée qu’un peu plus tard. L’orateur se fit encore entendre dans diverses autres circonstances, notamment lors de la célébration du centenaire de Voltaire (30 mai 1878) ; au congrès littéraire international, dont il avait accepté la présidence (17 juin 1878); au banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage (mai 1879) et à la conférence du Château-d’Eau en faveur du congrès ouvrier de Marseille (août 1879). Choisi comme délégué sénatorial en 1881 par le conseil municipal de Paris, il avait été réélu sénateur le 8 janvier 1882 et avait passé le premier sur cinq avec 113 voix sur 202 votants. Bien d’autres hommages lui furent rendus et tels qu’il put se croire entré vivant dans la postérité. Le 26 février 1881, à l’occasion de son entrée dans sa quatre-vingtième année, une immense manifestation nationale fut organisée en son honneur:500.000 personnes défilèrent ce jour-là devant le modeste hôtel de l’avenue d’Eylau, où il demeurait, et qui reçut peu de temps après le nom d’avenue Victor-Hugo. Déjà, en septembre 1880, la Comédie-Française avait solennellement fêté le cinquantenaire d’Hernani et l’anniversaire de la naissance du poète; à Besançon, une plaque commémorative avait été placée sur la vieille maison où il était né le 7 ventôse an X. Ces fêtes se renouvelèrent annuellement jusqu’à sa mort, et lorsque se manifestèrent les premiers symptômes de la maladie qui devait l’emporter, Paris entier fut en proie à une anxiété douloureuse, comme si l’on n’avait pu s’imaginer que Victor Hugo fût mortel comme tout le monde. Il s’éteignit, après une lente agonie d’une huitaine de jours, le vendredi 22 mai 1885, à une heure de l’après-midi. Sa mort fut l’objet de manifestations extraordinaires ; le Sénat et la Chambre des députés levèrent la séance en signe de deuil ; la Chambre décida en outre que les funérailles, faites au frais de l’État, seraient nationales, et, le 26 mai, un décret prononçait la désaffectation du Panthéon où le poète devait être inhumé. Les funérailles avaient été fixées au 1er juin ; la veille au soir, 31 mai, le corps fut déposé sous l’arc de triomphe de l’Étoile, transformé en chapelle ardente, et jusqu’à une heure avancée de la nuit une foule immense défila devant le cercueil qui avait pour gardes d’honneur une double haie de cuirassiers portant des torches. Aux obsèques, qui se prolongèrent pendant presque toute la journée du 1er juin, assista, on peut le dire, la population parisienne tout entière, car ceux qui ne faisaient pas partie du cortège figurèrent dans les rangs pressés des spectateurs massés depuis l’Arc de triomphe jusqu’au Panthéon. Le poète avait expressément exigé un enterrement purement civil et le corbillard des pauvres. Ses volontés avaient été formulées dans un testament ainsi conçu, remis dès 1880 à M. Auguste Vacquerie : « Je donne 50.000 fr. aux pauvres. Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard. Je refuse l’oraison de toutes les Églises ; je demande une prière à toutes les âmes. Je crois en Dieu. VICTOR HUGO. » Ce fut donc dans un corbillard de la dernière classe, celui-là même, assure-t-on, qui venait peu de jours auparavant de servir à l’enterrement de Jules Vallès, que le corps de l’illustre poète suivit la longue file de chars, aux chevaux empanachés et caparaçonnés, qui portaient d’innombrables couronnes. Le contraste était saisissant et il donna à ces obsèques un caractère particulier. Des députations de tous les grands corps de l’État et d’une foule de sociétés patriotiques figurèrent dans le cortège. À l’Arc de triomphe, des discours furent prononcés par M. Le Royer, président du Sénat ; M. Floquet, président de la Chambre des députés ; M. Goblet, ministre de l’Instruction publique, au nom du gouvernement ; Émile Augier, au nom de l’Académie française ; M. Michelin, au nom du conseil municipal ; et M. Lefèvre au nom du conseil général de la Seine. À l’arrivée au Panthéon prirent encore la parole : MM. Oudet, sénateur, au nom de Besançon, la ville natale de Victor Hugo ; M. Madier de Montjau, député, au nom des proscrits de Décembre ; M. Henri de Bernier, au nom de la Société des auteurs dramatiques ; M. Jules Claretie, au nom de la Société des gens de lettres ; M. Leconte de Lisle, au nom des poètes ; M. Got, au nom de la Comédie-Française ; M. Jourde, au nom du syndicat de la presse ; M. Masseroni, au nom de la Société des gens de lettres d’Italie ; M. le colonel Lemat, au nom de l’Institut national de Washington ; M. Emmanuel Édouard, au nom de la République d’Haïti ; M. Louis Ulbach, au nom de la Société internationale et littéraire ; M. Delcambre, au nom de la jeunesse française ; M. Racqueni, au nom des loges maçonniques italiennes. Dans la crypte du Panthéon, le tombeau de Victor Hugo est situé en face de celui de Jean-Jacques Rousseau.

Un jugement général, définitif, sur Victor Hugo et son œuvre, n’a pas encore été porté et il ne pouvait l’être ; la postérité seule dira le dernier mot sur cette œuvre immense qui, précisément par son étendue, ne peut être envisagée avec justesse par les contemporains. La masse est si imposante que, si on regarde l’ensemble, d’énormes défectuosités n’apparaîtront que comme de toutes petites taches, et, d’autre part, celui qui voudrait éplucher un à un les millions de vers du poète dans le seul but d’y trouver des redites, des étrangetés et même des extravagances, sans tenir compte du grand courant d’inspiration où ces scories sont comme noyées, serait assuré de pouvoir en composer un gros volume. Nous céderons donc la parole à M. Ernest Renan qui, envisageant de haut l’ensemble de l’œuvre, a essayé d’en dégager la philosophie, puis à un jeune critique, M. Jules Lemaitre, qui a brillamment résumé les principaux reproches qu’on peut faire au penseur et au poète, surtout à propos de ce qu’il a écrit dans la seconde moitié de sa longue carrière, et du style apocalyptique adopté par lui dans quelques-uns de ses livres depuis les Contemplations.

« Victor Hugo, dit M. Renan, a été une des preuves de l’unité de notre conscience française. L’admiration qui entourait ses dernières années a montré qu’il y a encore des points sur lesquels nous sommes d’accord. Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d’opinions littéraires, le public a été suspendu aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n’est personne qui ne sente au cœur de la patrie un grand vide. Il était un membre essentiel de l’Église en la communion de laquelle nous vivons ; on dirait que la flèche de la vieille cathédrale s’est écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre siècle le drapeau de l’idéal. Victor Hugo fut un très grand homme ; ce fut surtout un être extraordinaire, vraiment unique. Il semble qu’il fut créé par un décret spécial et nominatif de l’Éternel. Toutes les catégories de l’histoire littéraire sont en lui déjouées. La critique qui essaiera un jour de démêler ses origines se trouvera en présence du problème le plus compliqué. Fut-il Français, Allemand, Espagnol ? Il fut tout cela et quelque chose encore. Son génie est au-dessus de toutes les distinctions de race ; aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer. Est-il spiritualiste ? Est-il matérialiste ? Je l’ignore. D’un côté, il ne sait pas ce que c’est que l’abstraction ; son culte principal, j’ose presque dire unique, est pour deux ou trois énormes réalités : Paris, Napoléon, le peuple. Sur les âmes, il a les idées de Tertullien ; il croit les voir, les toucher ; son immortalité n’est que l’immortalité de la tête. Il est avec cela hautement idéaliste. L’idée pour lui pénètre la matière et en constitue la raison d’être. Son Dieu n’est pas le Dieu caché de Spinoza, étranger au développement de l’univers ; c’est un Dieu qu’il est peut-être inutile de prier, mais qu’il adorait avec une espèce de tremblement. C’est l’abîme des gnostiques. Sa vie s’est passée dans la puissante obsession d’un infini vivant qui l’embrassait, le débordait de toutes parts, et au sein duquel il lui était doux de se perdre et de délirer.

« Cette haute philosophie, qui fut l’entretien journalier des longues heures qu’il passait seul avec lui-même, est le secret de son génie. Le monde est pour lui comme un diamant à mille faces, étincelant de feux intérieurs, suspendu dans une nuit sans bornes. Il veut rendre ce qu’il voit, ce qu’il sent ; matériellement il ne le peut. Le tranquille état d’âme du poète qui croit tenir l’infini ou qui se résigne facilement à son impuissance ne saurait être le sien. Il s’obstine, il balbutie, il se raidit contre l’impossible ; il ne consent pas à se taire. Sa prodigieuse imagination complète ce que sa raison n’aperçoit pas. Souvent au-dessus de l’humanité, parfois il est au-dessous. Comme un cyclope à peine dégagé de la matière, il a des secrets d’un monde perdu. Son œuvre immense est le mirage d’un univers qu’aucun œil ne sait plus voir. »

M. Jules Lemaître répond : « L’âme de Hugo, et c’est tant pis pour moi, est par trop étrangère à la mienne. Il y a dans son œuvre trop d’attitudes, trop de sentiments, trop de façons de voir le monde et l’histoire que j’ai peine à comprendre et qui même répugnent à mes plus chères habitudes d’esprit. Les milliers de vers où il dit : « Moi, le penseur », où il se qualifie de mage effaré, où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace l’ombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle effraction, sont insupportables aux hommes modestes, et à ceux qui essaient vraiment de penser. Quand il annonce avec fracas qu’il presse du genou la poitrine du sphinx et qu’il lui a arraché son secret, je me dis : Il est bien heureux ! et quand je vois que ce qu’il a découvert, au bout du compte, c’est le manichéisme le plus naïf ou l’optimisme le plus simplet, je me dis : Que d’embarras ! Je sens là-dedans un air d’insincérité. Un bourgeois d’aujourd’hui qui vaticine constamment à la façon d’Isaïe et d’Ézéchiel, comme s’il vivait dans le désert, comme s’il mangeait des sauterelles et comme s’il avait réellement des entretiens avec Dieu sur la montagne, me parait quelque chose d’aussi saugrenu et d’aussi faux qu’un bourgeois du XVIIe siècle imitant le délire de Pindare. Cela me fâche un peu que, ayant vécu dans le siècle qui a le mieux compris l’histoire, ce poète n’en ait vu que le décor et le bric-à-brac, et que les papes et les rois lui apparaissent comme des porcs ou comme des tigres. Il a des enthousiasmes et des mépris qui m’offensent également. Un homme pour qui Robespierre, Saint-Just et même Hébert et Marat sont des géants, pour qui Bossuet et de Maistre sont des monstres odieux, et pour qui Nisard et Mérimée sont des imbéciles, cet homme-là peut avoir du génie : soyez sûrs qu’il n’a que cela. Son inintelligence des âmes, de la vie humaine et de ses complexités, est incroyable. Ses énumérations des grands hommes, des mages, des porte-flambeaux, sont de merveilleux coq-à-l’âne, des chefs-d’œuvre de bouffonnerie inconsciente. C’est Homais à Pathmos. De vieux bergers à barbes de fleuves qui conversent avec Dieu ; des rois qui sont des brigands ; des brigands qui sont des héros ; des courtisanes qui sont des saintes ; des prêtres affreux ; des petits enfants qui savent le grand secret et des gotons qui l’expliquent couramment rien qu’en montrant leurs jambes ; l’humanité mise en antithèses, pareille à un grand guignol apocalyptique ; l’histoire coupée en deux, net, par la Révolution : l’ombre avant, la lumière après, telle est sa vision des choses. Elle est d’une surprenante simplicité. Aucune des doctrines qui ont presque renouvelé cette vision en nous ne semble être arrivée jusqu’à lui. Il ne les a ni pressenties ni connues. Quand il rencontre Darwin, il le raille du même ton qu’aurait fait Louis Veuillot. Il n’est plus de ce temps, sans être, comme Homère, Virgile ou Racine, de tous les temps. C’est un vieux, sans être un ancien. Il est loin de nous, très loin… »

— Iconogr. M. Léon Bonnat a exposé au Salon de 1879 un admirable portrait de Victor Hugo. Le poète est assis de face dans un fauteuil de chêne. Accoudé sur une table sur laquelle se voit un vieil Homère à reliure fauve, il soutient un peu sa tête de la main gauche et tient l’extrémité de la main droite passée dans l’ouverture de son gilet. Le regard est droit et fixe ; la barbe entière est, comme la chevelure, courte, épaisse et blanche. La figure éclate vigoureusement et s’enlève en relief sur l’obscurité d’un fond neutre. Ceux qui ont eu le bonheur inoubliable d’être admis dans l’intimité du poète connaissent bien ce regard noir, profond, et qui rayonne en dedans. « Comment M. Léon Bonnat est arrivé à le saisir, dit M. Émile Bergerat, je l’ignore, mais ce sera sa gloire. La façon dont le maître est accoudé sur le gros livre de la table est une de ces trouvailles expressives que la nature seule donne et que M. Bonnat s’est contenté de lui emprunter. Quelle puissance il y a là et comme cette main repliée sur la tempe soutient bien ce front plein de pensées ! » Il nous est impossible de signaler toutes les reproductions qui ont été faites par les procédés les plus divers du tableau de M. Bonnat. L’artiste lui-même a fait d’après sa peinture un grand dessin qui a été publié par la « Vie moderne » et une gravure qui a paru dans la « Gazette des Beaux-Arts ». MM. Massart, Desmoulins, ont également reproduit à l’eau-forte le tableau de M. Bonnat.

M. Monchablon avait exposé en 1879 une toile représentant Victor Hugo sur le rocher de Guernesey. Ce tableau, acquis par l’État, se trouve au musée d’Épinal.

Parmi les bustes de Victor Hugo qui ont été sculptés, il en faut retenir un qui s’est imposé à l’attention de la critique et à l’admiration des artistes par la hauteur de la conception et par la maîtrise de la facture. Nous voulons parler du buste envoyé au Salon de 1884 par M. Rodin. La tête est d’une vérité pénétrante ; mais ce n’est pas seulement le masque du maître qui est merveilleusement saisi ; le caractère universel, la profondeur sans fin de son esprit, ont été encore consignés par le sculpteur avec une incomparable puissance. D’après ce buste, d’un accent de nature à la Michel-Ange, et d’après le poète, M. Rodin a fait deux pointes sèches qui parurent en 1889 à l’Exposition des peintres graveurs, où on les tint pour de véritables chefs-d’œuvre. M. Rodin a exécuté pour le compte de l’État une médaille de Victor Hugo du plus grand intérêt artistique. M. Borel a gravé une autre médaille de Victor Hugo que nous citons seulement pour mémoire.

Ajoutons enfin que M. Delon avait envoyé au Salon de 1886 un projet de tombeau à ériger au Panthéon pour Victor Hugo. Cette composition décorative et pittoresque, d’une imagination abondante, n’oublie rien de ce qui peut honorer le génie tant regretté.

Hugo (Victor), par Paul de Saint-Victor (1885, in-18). Cet ouvrage posthume du célèbre critique n’est pas une étude suivie et complète du génie et des œuvres de Victor Hugo ; c’est un recueil d’articles parus à diverses dates, depuis 1857 : le premier est consacré à la Légende des siècles. Ce recueil, dans son ensemble, n’en traduit que mieux l’impression première du critique, celle qu’il a éprouvée instantanément à la lecture de l’œuvre et dont il aurait peut-être corrigé plus tard ou tout au moins atténué l’enthousiasme. Paul de Saint-Victor fut toute sa vie un enthousiaste du poète ; il aurait volontiers pris pour son compte le paradoxe fantaisiste de Th. Gautier : « Si j’avais le malheur de croire qu’un vers de Victor Hugo fût mauvais, je n’oserais pas me l’avouer à moi-même, tout seul, dans une cave, sans chandelle. » Il n’avait pas assisté aux premières luttes, aux grandes batailles d’Hernani, de Marion Delorme et du Roi s’amuse ; quand il commença à écrire, V. Hugo était en exil, à Guernesey. Aussi, précisément peut-être à cause de cela, son admiration est-elle sans réserve. « Il est sensible que pour lui, a dit un critique, Hugo aurait au besoin suppléé tous les grands hommes ; il ne voyait à son génie d’autres limites que les limites mêmes du génie humain. Formé à son image, développé sous son influence, lui devant sa forme et ses façons de penser, il avait pour lui la reconnaissance de la créature pour le créateur, l’amour du fils pour le père, l’admiration sans bornes qu’un être éprouve pour son modèle parfait. C’est pourquoi il restera comme le témoin le plus complet du prodigieux enthousiasme que Victor Hugo excita dans sa génération. » Les plus belles pages de ce volume sont consacrées à la Légende de siècles, aux Contemplations, aux Chansons des rues et des bois, dont, mieux que tout autre, Paul de Saint-Victor sut apprécier les étranges contrastes, la délicatesse exquise de certains morceaux, l’énormité bouffonne de certains autres ; aux Travailleurs de la mer, à l’Homme qui rit, aux Misérables. Les reprises d’Hernani, de Marion Delorme et de Ruy-Blas lui ont aussi offert l’occasion d’apprécier le système dramatique de Victor Hugo et de représenter, dans son style imagé, la déroute des pâles ombres de l’ancienne tragédie, les Iphigénies, les Pylades, les Orestes, les Mithridates, les Électres, s’enfuyant au son du cor de Ruy Gomez.

Hugo (LES PROPOS DE TABLE DE VICTOR), recueillis par M. Richard Lesclide (1885, in-12). M. Richard Lesclide fut pendant de nombreuses années le secrétaire et le commensal de Victor Hugo ; chaque soir il notait respectueusement ce qu’il avait entendu dire à table, soit par le maître, soit par ses convives, et il s’est plu à consigner aussi les moindres évènements de la vie intime du poète. Ce volumineux recueil de notes est amusant et varié ; on y voit, avec plaisir, que Victor Hugo ne pontifiait pas toujours, qu’il avait un grand fonds de bonté et parfois du naturel ; mais peut-être M. Lesclide aurait-il bien fait de laisser de côté un assez grand nombre de mauvais calembours que la postérité pouvait ignorer sans dommage. Les anecdotes plaisantes abondent. Quelques-unes, et ce sont les meilleures, ont trait à l’horreur instinctive que Victor Hugo éprouvait pour la musique ; jamais il ne consentit, de son plein gré, à écouter un virtuose, et ceux qui parvinrent à leurs fins avaient été forcés de pénétrer chez lui sous un déguisement. Pris au piège, le poète se résignait. Une fois pourtant il voulut bien entendre une joueuse de harpe ; mais comme il en fut puni ! Tout le monde croyait qu’on en serait quitte pour un quart d’heure ou une demi-heure, et voici qu’à un nocturne succède une mélodie, à la mélodie un scherzo, au scherzo un Hommage au poète, et ainsi de suite. Quand la harpiste se fut enfin retirée, Victor Hugo dit à son entourage : « Ce petit concert était charmant, mais il ne faudrait pas recommencer ! »

À table, il aimait beaucoup raconter des souvenirs de sa jeunesse. On trouve dans le recueil de M. Lesclide le récit d’un curieux entretien du poète avec Talma, relativement à Cromwell, et qui montre que le grand acteur tragique, s’il eût vécu quelques années de plus, aurait volontiers joué les premiers rôles d’Hernani ou de Marion Delorme, tandis que Mlle Mars eut tant de peine à s’y décider. À noter aussi le récit d’une pittoresque excursion à Roncevaux et d’intéressants détails sur les procédés très primitifs de Victor Hugo comme dessinateur : il renversait son encrier ou bien le fond d’une tasse de café noir sur une feuille de papier, étalait la tache, en arrêtait les contours, puis figurait le dessin avec n’importe quoi, de la mine de plomb, des cendres de cigare, une allumette à demi-brûlée, tout ce qui lui tombait sous la main. L’exposition de ces dessins, en mai 1888, obtint pourtant un grand succès. « Comment un homme dont ce n’était pas le métier, s’écria M. Albert Wolff, a-t-il pu atteindre, quand il a voulu, une habileté pareille ! »

Hugo (VICTOR) avant 1830, par M. Biré (1883, in-12). Ce curieux volume nous donne un Victor Hugo, non pas précisément inédit, mais oublié. Le poète des Odes et Ballades et des Orientales était en même temps un journaliste et un critique des plus laborieux. De tout ce qu’il publiait à cette époque dans les revues et dans les journaux il n’a recueilli en volumes que quelques pages, sous le titre de Littérature et philosophie mêlées : avant M. Biré, on pouvait croire que c’était tout ; il s’en faut, et ce qui a été négligé vaut mieux que ce qui a été conservé, car Victor Hugo fut, dès ses débuts littéraires, un écrivain sûr de sa plume. La « Muse française » et le « Conservateur littéraire » étaient les deux revues dont il fut un des principaux collaborateurs. Dans la dernière, qui parut de décembre 1819 à mars 1821, il faisait à lui seul, deux fois par mois, la critique de toutes les nouveautés littéraires, outre qu’il y imprima bon nombre de ses Odes ; le reste parut en grande partie dans la « Muse française », qui ne vécut qu’un an, de juillet 1823 à juin 1824. En lisant les fragments de ces essais juvéniles dans le volume de M. Biré, on se rend très bien compte du motif qui a empêché l’auteur de les recueillir en volumes : ses opinions s’étaient bien modifiées depuis, et il ne voulait point paraître avoir changé aussi profondément. Pour les morceaux mêmes qui composent Littérature et philosophie mêlées, si on les compare aux articles originaux, tels qu’ils figurent à leurs dates dans l’un ou l’autre de deux vieux recueils royalistes presque introuvables aujourd’hui, on s’aperçoit que l’auteur, en les réimprimant, leur a fait subir d’adroites retouches qui en modifient complètement la portée. C’était là, on en conviendra, des supercheries assez inutiles de la part d’un homme tel que Victor Hugo, et, en les relevant, non sans malice, M. Biré lui a joué un assez mauvais tour ; on a même été jusqu’à dire qu’il avait commis une mauvaise action. L’histoire littéraire, pour reposer sur des bases sérieuses, a pourtant besoin que de consciencieux chercheurs se résignent à cette ingrate besogne de rechercher les documents originaux et de contrôler les légendes toutes faites. M. Biré a également consacré d’intéressantes notices à Charles Nodier, Soumet, J. de Rességuier, Mmes Ancelot, Tastu et Desbordes-Valmore, Alfred de Vigny, Baour-Lormian, Hoffmann, c’est-à-dire à tous ceux qui militaient, dans l’un ou l’autre camp, lors des premières luttes entre les classiques et les romantiques.