Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/LA FAYETTE (Marie-Jean-Paul-Roch-Yves-Gilbert DE MOTIER, marquis DE), célèbre général et homme politique français

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 1p. 53-55).

LA FAYETTE (Marie-Jean-Paul-Roch-Yves-Gilbert de Motier, marquis DE), célèbre général et homme politique français, né à Chavaniac d’Auvergne (Haute-Loire) le 6 septembre 1757, mort le 20 mai 1834. Son père, colonel aux grenadiers de France, fut tué à la bataille de Menden ; sa mère mourut en 1770, pendant qu’il faisait ses études, le laissant héritier d’une immense fortune. On le maria, à l’âge de seize ans (1774), à Mlle de Noailles, et le maréchal de ce nom fit tous ses efforts pour le pousser dans les hauts emplois de la cour. Mais son caractère indépendant le rendait peu propre à ce genre de service, et il ne se prêta qu’avec une répugnance visible au désir de sa nouvelle famille. Gagné de bonne heure aux idées libérales et philosophiques, il s’enthousiasma pour la cause de l’indépendance américaine. « À la première connaissance de cette querelle, a-t-il dit, mon cœur fut enrôlé, et je ne songeai qu’à rejoindre mes drapeaux. » Il était alors capitaine de cavalerie.

Malgré une infinité d’obstacles, les prières de sa famille, les ordres des ministres, il s’embarqua, le 26 avril 1777, sur un bâtiment frété par lui. Le Congrès lui donna le grade de major général et le commandement d’une poignée d’hommes, qui reçut le nom pompeux d’armée du Nord. Blessé à la première affaire, il continua de combattre avec la bravoure la plus brillante, pendant le cours de la guerre, mérita l’amitié de Washington et l’admiration enthousiaste des Américains, qui lui décernèrent une épée d’honneur, et revint en France, en 1779, pour solliciter des secours. Il fut accueilli, fêté à Versailles et à Paris, et jouit avec ivresse de sa popularité. Le jeune marquis républicain séduisit toutes les imaginations, comme une piquante nouveauté. La reine même, qui, plus tard, devait si violemment le détester, céda à l’engouement général et lui fit donner un régiment de dragons.

La Fayette, cependant, n’oubliait pas les intérêts de l’Amérique et se multipliait pour obtenir des secours. Il obtint enfin qu’un corps auxiliaire de 6,000 hommes serait envoyé. Ces forces, commandées par Rochambeau, ne furent prêtes qu’au commencement de 1780. Le jeune enthousiaste prit les devants et arriva le premier à Boston. Dans cette nouvelle période de la guerre, où désormais la France était engagée, et dans le détail de laquelle nous ne pouvons entrer, il se conduisit avec autant de capacité que de bravoure, et il la termina, pour ainsi dire, en remportant la victoire de York-Town, qui mit le sceau à sa réputation et produisit une immense sensation en Amérique et en Europe.

En résumé, son courage, ses talents militaires, son dévouement désintéressé, l’activité prodigieuse qu’il déploya pour obtenir des secours de la France et le concours de l’Espagne, l’ont fait saluer comme l’un des libérateurs des États-Unis.

De retour en France, il reçut de Louis XVI le titre de maréchal de camp dans les armées françaises, et, par décision du Congrès, les ministres américains de toutes les cours de l’Europe durent prendre l’avis de La Fayette pour toutes les négociations relatives à l’arrangement avec l’Angleterre.

En 1784, il fit aux États-Unis un nouveau voyage, qui fut un triomphe continuel, et alla passer un mois auprès de son ami, l’illustre Washington. Les Américains exprimèrent leur reconnaissance pour lui en donnant son nom à des villes, en lui dressant des statues, en lui donnant le titre de citoyen américain pour lui et ses descendants, etc.

Dans les années suivantes, il parcourut les contrées de l’Europe, étudiant les peuples, les hommes et les gouvernements. Désigné, en 1787, pour faire partie de l’assemblée des notables, il proposa les plus larges réformes et poussa à la convocation des états généraux. « Quoi ! lui dit le comte d’Artois scandalisé, vous demandez les états généraux ! — Oui, monseigneur, et même mieux que cela. »

Ce qu’il voulait, en effet, c’était une assemblée nationale qui eût une action directe sur les destinées du pays.

En 1789, il fut élu, par la noblesse d’Auvergne, député aux états généraux. Gêné d’abord par son mandat impératif, il se dégagea cependant rapidement, et répondit à l’attente de la nation par ses motions patriotiques et son initiative libérale. Ce fut lui qui proposa le premier la Déclaration des droits de l’homme (base de celle qui fut adoptée par l’Assemblée), et ce fut lui encore qui fit décréter le principe que, quand la nation est opprimée, l’insurrection est le plus saint des devoirs. Lors des grandes journées de juillet, il présidait l’assemblée, et, pendant trois jours, il reçut dignement les députations de Paris révolutionnaire, et fut au nombre des commissaires envoyés dans la capitale pour annoncer l’éloignement des troupes. Acclamé, à l’hôtel de ville, chef de la milice nationale, improvisée de la veille, il tira son épée et jura, en présence du peuple, de consacrer sa vie à la défense de la liberté. Il était alors dans toute la fleur de sa gloire, de sa jeunesse et de sa popularité ! Un mot de lui calmait le peuple, et pendant toute cette période il fut réellement l’idole de la France et le roi de Paris. Maintenu dans son commandement par la Constituante et par le roi, il voulut que son élection fût confirmée par le suffrage des citoyens. Les soixante districts le consacrèrent à la presque unanimité comme commandant général de la garde nationale, qu’il s’occupa dès lors d’organiser régulièrement. Lors du voyage de Louis XVI à Paris (17 juillet), il alla à sa rencontre à la tête de 200,000 hommes et le conduisit à l’hôtel de ville. Bailly avait remis au roi la cocarde bleue et rouge, adoptée lors de la prise de la Bastille ; mais il se trouvait que les couleurs de la ville étaient précisément celles de la livrée d’Orléans. La Fayette, dans une pensée de conciliation, proposa d’unir l’ancienne couleur française aux couleurs de la Révolution, et c’est en présentant à la garde nationale cette cocarde, qu’il prononça les paroles tant de fois citées et que nous rapportons ici intégralement : « Je vous apporte une cocarde qui fera le tour du monde, et une institution à la fois civique et militaire qui sait triompher des vieilles tactiques de l’Europe, et qui réduira les gouvernements arbitraires à l’alternative d’être battus s’ils ne l’imitent pas, et renversés s’ils osent l’imiter. »

Retenu dans Paris en ces journées orageuses, il n’assista pas à la mémorable nuit du 4 août ni aux délibérations législatives de ce moment ; mais on n’ignorait point que son suffrage appartenait au grand parti national et révolutionnaire.

Dans les émeutes populaires de Paris, il fut assez heureux pour arracher quelques victimes à la mort ; cependant il ne put sauver Foulon et Bertier, et donna sa démission après ces tragiques exécutions, mais il dut la retirer devant les supplications de la municipalité et des citoyens.

Au 5 octobre, quand les femmes et le peuple marchèrent sur Versailles, La Fayette fut entraîné dans le mouvement avec plusieurs bataillons, capitaine involontaire d’une émeute que probablement il désapprouvait. Il fit tous ses efforts pour préserver la famille royale, bien qu’il en fût détesté et qu’il na l’ignorât point, et l’escorta lors de son retour à Paris.

À cette époque, d’ailleurs, il était déjà dépassé. Telle est la marche inexorable de la Révolution. La bourgeoisie était encore à lui, mais le parti révolutionnaire commençait à l’attaquer, à cause de son caractère indécis et flottant. Ses amis mêmes, les constitutionnels, les Duport, les Lameth, se refroidirent singulièrement à son égard, et fondèrent la société des Jacobins en dehors de son influence.

Sa situation était singulière : républicain de sentiment, de théorie, il n’en soutenait pas moins la royauté, tout en appréciant la famille royale à sa juste valeur. Mais il croyait qu’avec les mœurs et le passé de la France, la monarchie (tempérée, constitutionnelle) était un rouage nécessaire. Et puis il pensait que sa destruction n’eût profité qu’au duc d’Orléans, qu’il méprisait. En outre, il avait été quelque peu mortifié d’être mené à Versailles, tout en paraissant conduire ses meneurs. Enfin, c’était le moment où les révolutionnaires de sa nuance commençaient à hésiter entre le parti de la cour et le peuple, qu’ils craignaient également. Quelques lois de réaction furent votées sous cette impression, entre autres la triste loi martiale, contre les attroupements.

La fête de la Fédération, en 1790, fut encore une grande journée pour La Fayette ; il se vit tellement acclamé, fêté par les gardes nationaux de la province, qu’on eût dit une apothéose.

Lors de la fuite de Varennes, il se laissa complètement tromper par la fausse bonhomie du roi, qui lui donna sa parole que les bruits de fuite étaient entièrement faux. Aussi ne prit-il aucune précaution, et se vit-il accuser de complicité après l’événement. Cependant sa bonne foi était trop évidente pour qu’on donnât suite à cette affaire. Au retour de Varennes il fut, par décret de l’Assemblée, chargé de la garde particulière de la famille royale, et, quelques jours après, appelé, avec Bailly, à réprimer par la force les pétitionnaires du Champ de Mars. V. massacres du champ de Mars.

Cette malheureuse affaire le classa définitivement comme l’un des chefs et comme l’épée du parti feuillant. Dans l’Assemblée, il avait voté généralement en ce sens, c’est-à-dire pour une partie des réformes, mais aussi pour les deux chambres, les lois répressives, le maintien de la royauté (après Varennes), etc. Ses fonctions de commandant général expiraient naturellement avec la période révolutionnaire ; après la mise en vigueur de la constitution, il remit ses pouvoirs entre les mains de la Commune, etfut désigné, en 1792, par le pouvoir exécutif, pour commander l’une des divisions de l’armée du Nord. Il prit part à quelques-unes des premières opérations ; mais bientôt, engagé comme il l’était, depuis quelque temps, dans la politique réactionnaire du parti constitutionnel, travaillé par les influences de classe et de famille, dépité de voir la Révolution grandir et dépasser les limites que lui-même s’était fixées, il s’associa aux déclamations contre les « jacobins », et commit l’imprudence d’écrire, de son camp de Maubeuge (16 juin), une lettre véhémente à l’Assemblée nationale, dans laquelle il dénonçait les « factieux », les ennemis du trône, etc. Il ne s’en tint pas là : quelques jours plus ; tard, il quitta brusquement son armée et se présenta à la barre de l’Assemblée législative pour demander la punition des auteurs du 20 juin, la répression des jacobins, etc., bref, tout le programme de la coterie feuillantine. Le caractère comminatoire que cette démarche empruntait à la position de son auteur, qui commandait une armée, excita une grande indignation. On savait qu’en outre La Fayette avait écrit au roi pour l’engager à persister dans son refus de sanctionner les décrets. À la suite de la séance, il se présenta aux Tuileries, mais fut reçu plus que froidement. Punition méritée ! Les constitutionnels s’offraient à la cour, reniaient la Révolution pour la monarchie, et la faction les repoussait avec mépris, ne voulant pas être sauvée par eux ! La Fayette était venu à Paris non-seulement pour parler, mais pour agir ; il paraît certain que le plan était de soulever la garde nationale, de fermer les Jacobins, d’exercer une pression sur l’Assemblée, enfin de pousser la contre-révolution aussi loin que l’eût permis l’événement. Mais ce vain projet de réaction constitutionnelle et bourgeoise ne put même avoir un commencement d’exécution, et le général quitta Paris, avec l’amer dépit de voir que son règne était passé et son influence à peu près éteinte. En partant, il lança une dernière menace à ses adversaires, sous la forme d’une nouvelle lettre à l’Assemblée. Les épithètes de César, de Cromwell lui furent appliquées au milieu des murmures d’indignation, et le soir on brûla son effigie au Palais-Royal.

Il entama alors une négociation pour décider le roi à se retirer à Compiègne, où il viendrait le couvrir avec son armée ; mais la reine fit rejeter cette ouverture avec mépris.

Dénoncé, attaqué de toutes parts, il fut enfin l’objet d’une demande de mise en accusation déposée par Collot d’Herbois ; un reste de prestige la fit écarter par l’Assemblée (8 août). Deux jours plus tard, le trône était renversé. Malgré le danger de la patrie, en présence de l’ennemi, qui commençait à déboucher vers la Moselle, La Fayette songea à la résistance ; il entraîna la municipalité de Sedan et quelques autres administrations, fit arrêter des commissaires de l’Assemblée, adressa à son armée une proclamation violente, et se disposa à marcher sur Paris. Destitué et frappé d’un décret d’accusation, en proie à de cruelles incertitudes, au moment de tourner ses armes contre la patrie, il finit par se déterminer à passer la frontière avec quelques-uns de ses aides de camp, tomba dans un avant-poste autrichien, et fut retenu comme prisonnier, ainsi que ses compagnons, Bureaux de Pusy, Latour-Maubourg, etc. Accablé de mauvais traitements, il fut d’abord emprisonné à Wesel, puis à Magdebourg, à Neiss, enfin dans la forteresse d’Olmutz, en Moravie (mai 1794).

Sa longue et cruelle captivité, qu’il supporta avec autant de constance que de dignité, n’a pas été inutile à sa mémoire ; tous les soupçons de trahison ont dû s’évanouir devant de pareilles souffrances et d’aussi odieuses persécutions, qui ont intéressé la France et l’Europe au sort de l’illustre victime et fait oublier aux patriotes quelques défaillances et quelques fautes politiques. Par le tableau des vengeances exercées par l’absolutisme sur le défenseur de la monarchie constitutionnelle (à laquelle il avait sacrifié jusqu’à sa popularité), on peut juger quelles effroyables réactions attendaient la France révolutionnaire si elle eût été vaincue.

Mme de La Fayette, après d’actives démarches, avait obtenu, en 1795, l’autorisation de venir s’enfermer avec ses deux filles dans la forteresse d’Olmutz, auprès de son mari. Le sort des prisonniers excitait de vives sympathies dans le monde entier ; bien des voix s’élevèrent en leur faveur ; les consuls américains en Europe se multipliaient en efforts persévérants pour améliorer leur position ; Fox et d’autres hommes politiques de l’Angleterre firent entendre d’éloquentes protestations. Mais ce qui devait surtout hâter leur délivrance, c’étaient les victoires de la République sur les Autrichiens.

On a fait honneur à Bonaparte de cette libération. La vérité est que le général Hoche fut le premier qui la réclama dans ses rapports avec l’ennemi. Le Directoire et les conseils firent suivre des négociations à ce sujet, et, le 1er août 1797, Carnot, au nom du gouvernement, envoya des ordres très-pressants à Bonaparte, qui dut faire de la mise en liberté de La Fayette une des clauses du traité de Campo-Formio ; mais il dénatura ses instructions en spécifiant, par une note de sa main, que le général ne pourrait rentrer en France. (V. les Mémoires de La Fayette.)

Les prisonniers furent mis en liberté le 19 septembre 1797. La Fayette se fixa dans le Holstein, où il séjourna deux années. À la première nouvelle du 18 brumaire, il accourut en France ; Bonaparte apprit son arrivée à Paris avec un mécontentement qu’il ne prit pas la peine de dissimuler. Toutefois, il n’osa pas s’attaquer à cette renommée ; La Fayette ne fut pas inquiété. Il avait d’ailleurs une admiration réelle pour l’heureux général, et, avec sa facilité à se nourrir d’illusions, il le crut un moment disposé à établir la liberté en France. Jusqu’au consulat à vie, il entretint d’assez bons rapports avec lui ; mais il refusa le titre de sénateur et ne voulut accepter aucune fonction. Malgré ses inclinations personnelles pour le nouveau maître de la France, il ne pouvait lui pardonner le régime arbitraire qu’il faisait peser sur le pays. Retiré à La Grange (Seine-et-Marne), il s’occupa surtout d’exploitation agricole, sans cependant cesser de s’intéresser à la marche des affaires. Le sénatus-consulte du 4 août 1802, qui proclamait le consulat à vie et qui supprimait définitivement la liberté, consomma la rupture complète de La Fayette et de Napoléon. À partir de ce moment, en effet, aucune illusion n’était plus possible, c’était le despotisme pur qui se rétablissait chez nous.

En 1808, le grand patriote eut la douleur de perdre sa digne épouse, qui l’avait suivi dans les cachots d’Olmutz et soutenu dans toutes les phases de sa vie. Sa correspondance intime porte le témoignage de la souffrance dont il fut accablé. Désormais, il ne lui restait pour consolation, dans sa solitude, que l’espoir de voir renaître la liberté, espoir qui ne l’abandonna jamais, même dans les plus mauvais jours de l’Empire.

Lors de l’invasion de 1814, il essaya, avec son fils Georges et son gendre Lasteyrie, de rallier des forces pour couvrir Paris, s’offrit pour commander un bataillon de la garde nationale, s’adressa aux fonctionnaires, aux maréchaux, etc., mais ne rencontra partout qu’inertie et découragement. Néanmoins, comme le vieux constitutionnel reparaissait toujours en lui, il accueillit les Bourbons avec quelque espoir, et parut aux audiences des Tuileries. Pendant les Cent-Jours, il fut nommé, par le département de Seine-et-Marne, membre de la Chambre des représentants, qui le choisit pour un de ses vice-présidents. Cette assemblée, calomniée par les écrivains impérialistes, contrasta avec les Corps législatifs de l’Empire, dont la servilité est restée tristement célèbre. Elle montra autant d’indépendance que de patriotisme, et résista à Napoléon, qui, après Waterloo, voulait ressaisir la dictature, quand il n’était que trop notoire que c’était sa longue et funeste dictature qui avait attiré tant de malheurs sur la patrie, et armé de nouveau le monde entier contre nous. On sait qu’elle imposa l’abdication et prit des mesures pour la défense nationale ; mais déjà il était trop tard, et d’ailleurs la trahison était partout, triste fruit d’un long régime de servitude et d’avilissement de la dignité humaine ! La Fayette, qui avait joué le rôle le plus actif dans cette courte législature, et qui demandait à grands cris la proclamation du danger de la patrie et la levée en masse, fut écarté par une intrigue du gouvernement provisoire, annihilé par Fouché, qui le fit comprendre dans la députation envoyée aux alliés pour tenter une négociation. Il lui arriva, enfin, ce qui arriva à Carnot et à quelques autres patriotes éminents, qui furent submergés par l’intrigue et la trahison.

La seconde Restauration fut une époque de lutte pour La Fayette. La sanglante réaction royaliste, les saturnales de la terreur blanche le rejetèrent indigné dans le parti de la Révolution. Nommé député de la Sarthe en 1818, le vieux constituant donna l’exemple aux générations nouvelles par ses combats incessants pour la revendication des libertés publiques. Sentant bien, d’ailleurs, qu’il s’agissait d’un combat à mort, il ne s’en tenait pas aux discours et à l’opposition parlementaire, et, pendant toute cette période, il encouragea, il soutint, parfois même il dirigea les généreux complots de la liberté. Toujours prêt à payer de sa personne, il était déjà en route pour l’Alsace, lorsque la conspiration qui devait éclater à Belfort fut découverte.

Lors de l’arrestation de Manuel, La Fayette fut au nombre des soixante-trois députés qui signèrent une protestation contre cette odieuse violation de l’inviolabilité parlementaire et qui s’abstinrent de siéger jusqu’à la fin de la session. Le gouvernement parvint à empêcher sa réélection en 1824. Ce fut alors que, pour répondre aux invitations réitérées des Américains, il s’embarqua (13 juillet) pour aller visiter les États-Unis, qu’il n’avait pas revus depuis quarante ans.

Il fut accueilli comme un des pères de la patrie, et son voyage ne fut qu’une suite d’ovations, une marche triomphale.

Dans les Lettres sur les mœurs et les institutions des États-Unis, publiées en 1828 par James Fenimore Cooper, et que les traducteurs ordinaires du grand romancier américain n’ont pas jugé à propos de traduire, on trouve le récit suivant de l’un des mille incidents de ce mémorable voyage, que Béranger a célébré dans une de ses chansons. C’est la description d’une fête de nuit et d’un bal donnés au général, à New-York, dans les vieilles batteries qui défendirent jadis l’approche de la ville.

Nos lecteurs nous pardonneront cette longue citation, en considération de son intérêt épisodique.

« Lorsque La Fayette fut de retour de son excursion à Boston, les citoyens de New-York résolurent de le fêter collectivement, ce qui avait déjà été fait par bien des corporations. Cette fois, le bal fut donné par souscription, et devait se composer d’un grand nombre de personnes de toutes les classes de la société. Le lieu choisi pour célébrer cette fête fut la forteresse abandonnée, où il avait débarqué en arrivant en Amérique, et qu’on nomme Castle-Garden. Vous l’avez vu et vous vous rappellerez que le fort est élevé sur une île artificielle, à quelques centaines de pas de la promenade qu’on appelle la Batterie. Le fort lui-même est construit d’une pierre d’un rouge brun ; il est presque circulaire, et je pense qu’il doit avoir environ 200 pieds de diamètre. La plus grande partie de cet espace est occupée par la cour du centre, le fort ne consistant qu’en une espèce de batterie couverte, laquelle, après des changements divers, se trouve divisée en un grand nombre de petites cellules ou compartiments. Cette partie est couronnée par une terrasse élevée, qui forme un belvédère. On éleva un mât dans le milieu de cette immense cour, qui fut recouverte d’une vaste tente formée par les voiles d’un vaisseau de guerre. Le faîte de cette tente fut couronné de drapeaux, de manière à donner un grand air d’élégance à cette voûte vue du dehors. L’intérieur était divisé en plusieurs parties : il y avait la grande salle, formée dans l’enceinte de la cour ; l’immense corridor circulaire et voûté, qui formait l’intérieur du fort ; ensuite les gradins, qui se trouvaient être un peu au-dessous du belvédère, supportés par des colonnes ; puis le belvédère lui-même ; le tout recouvert par la tente dont j’ai parlé.

« Cadwallader (le compagnon de l’auteur de la lettre) s’était procuré des billets pour lui et pour moi ; et, à dix heures, nous nous dirigeâmes vers le lieu du rendez-vous. Deux des principales rues de la ville viennent se réunir directement en face de Castle-Garden ; les voitures arrivaient par l’une sur la Batterie ou promenade publique et défilaient par l’autre. On avait élevé temporairement des palissades pour empêcher les cochers de s’écarter de leur direction. Je puis dire que je ne vis jamais une foule dirigée avec plus d’ordre et de facilité ; car il ne faut pas oublier que près de six mille personnes étaient invitées, nombre qu’on voit rarement surpassé dans aucune fête européenne. La tranquillité qui régnait prouve évidemment qu’une force armée n’est pas toujours nécessaire pour maintenir l’ordre. Il y avait bien quelques officiers de police présents ; mais il n’y avait point de gens armés, et pourtant personne n’entreprit de quitter la file. Là, pas de vaines distinctions ; personne ne croyait son honneur intéressé à prendre le pas sur d’autres. Aussi l’expérience me persuade de plus en plus que le moyen le plus simple de mettre fin aux tourments de l’amour-propre,c’est de détruire les usages qui tiennent à la distinction des rangs. Le cœur humain, je le sais, est à peu près le même partout, et l’envie n’est sans doute pas plus inconnue à ces républicains qu’à d’autres peuples ; mais au moins ils ne rendent pas le public confident de leurs prétentions diverses. Celui qui les étalerait apprendrait bientôt que ce n’est que par tolérance qu’on souffre ce qui ressemble à un privilège quelconque, et que, lorsque, par déférence ou tolérance, il vous est accordé, il faut en jouir avec calme et modestie, si l’on ne veut se le voir enlever. Ainsi des rivalités secrètes peuvent exister ; mais elles n’ont rien de choquant et ne paraissent même pas au grand jour. Il en est de même dans les salons (non officiels) de votre capitale (c’est à un Français que la lettre est écrite), où, malgré les titres et les décorations, tous les rangs sont confondus, tant la société est indépendante aujourd’hui des distinctions que le gouvernement établit entre les hommes.

« Nous descendîmes de voiture près du pont qui réunit l’île à la Batterie. Ce passage, qui n’avait été longtemps foulé que par des gens armés et par des roues gémissant sous le poids d’une lourde artillerie, était transformé en une charmante galerie décorée de fleurs, de tapis et de tentures. La lumière y était douce et tempérée, ce qui donnait à cette entrée quelque chose de mystérieux qui était d’un effet charmant. Çà et là on apercevait la mer, et le murmure sourd des vagues formait un contraste agréable avec la musique qu’on entendait au loin. Des bateaux à vapeur arrivaient de toutes parts, et l’on débarquait sur l’étroite terrasse qui entoure la forteresse. Une foule de femmes, élégamment vêtues, se glissaient dans l’ombre et se rendaient vers l’immense porte de la forteresse, d’où jaillissaient des flots de lumière, sorte de phare qui dirigeait nos pas. Vous pensez bien, mon cher Jules, qu’une telle vue devait produire son effet sur une tête aussi faiblement organisée que la mienne. Je m’étais arrêté quelque temps à jouir du charme particulier qu’offrait le premier abord de ce lieu de fête, puis je me plongeai dans le tourbillon. J’ai assisté, vous le savez, à bien des fêtes publiques en Europe ; mais il me semble que je n’en vis jamais une qui présentât un coup d’œil aussi imposant. Je ne sais si l’effet qu’il produisit sur moi était dû à l’heureux contraste du jour mystérieux de la galerie avec l’éclat des lumières de la salle du bal, ou aux dimensions de celle-ci, ou bien encore au démenti donné à mes préjugés européens ; mais il est de fait que je fus très-agréablement surpris. Tout en suivant la foule, j’avais été saisi de la crainte, très-naturelle, de ne trouver, après tout, qu’une cohue de bon ton, au milieu de laquelle il serait impossible de se voir, de s’entendre ou de danser ; enfin, je me préparais à étouffer, à m’ennuyer et à payer le tout par un mal de tête. Mais la foule, qui s’avançait comme un torrent se frayant une route par un étroit passage, n’était plus sentie du moment que l’on avait pénétré dans la salle de réunion. Il y avait peut-être là cinq mille personnes réunies, et, quelque nombreuse que fût cette assemblée, pourtant chacun y semblait à l’aise. Quarante ou cinquante quadrilles étaient formés, des centaines de personnes se promenaient autour des danseurs, tandis que, du haut des gradins du belvédère, des milliers d’autres individus contemplaient cette scène comme du sein des nuages.

« Je vous dirai (bien que des voyageurs accoutumés, comme nous, à de semblables scènes dussent peut-être rougir de l’avouer) que Cadwallader et moi nous fûmes tellement surpris à ce premier aspect, que nous restâmes pendant un temps immobiles, près de la porte d’entrée, à regarder autour de nous et au-dessus de nous. Au reste, nous eûmes la consolation de voir que chacun partageait notre surprise ; mille exclamations échappaient à des lèvres de rose, et, à chaque instant, la foule s’accroissait à l’endroit où nous avions fait une pause, frappée, comme nous, d’admiration et d’étonnement. Nous passâmes ensuite aux observations de détail, afin de nous rendre compte de ce qui servait à former un ensemble si imposant.

À une hauteur de 70 pieds au-dessus de l’enceinte flottaient des drapeaux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’énorme mât qui supportait ce dôme militaire soutenait aussi un magnifique lustre composé de milliers de candélabres. Là était le foyer de lumière, tandis qu’une quantité innombrable de lampes de couleur répandaient une lumière plus douce sur les parties de la scène qui devaient, d’après la loi des contrastes et du bon goût, être moins éclairées. Directement en face de la porte d’entrée était un escalier double conduisant au belvédère ; au-dessous de l’embranchement de cet escalier s’élevait une estrade de la grandeur d’une chambre moyenne, qui avait été préparée pour le héros de la fête. Elle était décorée de lustres, de sofas et d’une table pour le souper. Les rideaux qui l’entouraient, étaient écartés de manière que chacun pût voir l’intérieur. En face de cet endroit, et directement au-dessus de la porte d’entrée, était l’orchestre.

La Fayette arriva peu de temps après nous. Tout à coup, l’orchestre fit entendre un air national ; toutes les contredanses furent interrompues, et les groupes qui avaient rempli le milieu de la salle formèrent en un instant, comme par une impulsion magique, une haie d’individus dont tous les regards se dirigeaient vers le même objet. Le vieillard passa lentement à travers cette multitude, saluant et étant salué à chaque pas de la manière la plus affectueuse. On aurait cru voir le chef respectable d’une nombreuse famille, qui venait passer une heure au milieu d’elle, et participer à ses innocents divertissements.

Cette assemblée était composée de gens de toutes les classes. Cependant il était difficile de distinguer à quelle classe chacun appartenait, tant chacun semblait à sa place ; point de grossièreté ni de maladresse d’une part ; point de fierté ni d’arrogance de l’autre. Tout était simplicité, harmonie, et le plaisir était général.

Mon ami, qui semblait être connu de tout le monde, était salué à chaque pas par des hommes et des femmes qui me paraissaient appartenir aux classes les plus distinguées.

« Qui est cet homme qui vient de vous saluer ? lui demandai-je. — C’est mon chapelier, et un très-bon chapelier, en vérité. Cet homme, dans l’ordre habituel de la vie, n’a aucune prétention à me voir l’associer à mes amusements, pas plus que moi je n’ai celle d’être associé aux jeux d’enfant d’un fils de monarque. Cependant il est sensé, discret, et même assez instruit ; mais il sait que nos habitudes et nos occupations diffèrent, et que j’ai autant de droit que lui de jouir de la société de qui bon me semble. Vous voyez que nous paraissons très-bons amis, et nous le sommes vraiment en un certain sens, et pourtant c’est la première fois qu’un même cercle nous réunit. »

« En causant ainsi, nous traversâmes la foule pour gagner la terrasse, et nous nous y arrêtâmes pour contempler le coup d’œil général de la fête. L’étendue immense de la salle donnait un air magique à cette scène. Une foule de femmes, légères et délicates, que nous voyions entraînées par le mouvement général, paraissaient flotter dans les airs, et formaient un spectacle enchanteur. Le charme de la musique ajoutait à notre enchantement, et jamais fête somptueuse, dans les deux mondes, n’avait encore produit sur moi un pareil effet. Les enfoncements obscurs, d’où partaient jadis les foudres de la guerre, servaient à donner à ce spectacle un cachet particulier. Les rideaux de la tente étaient levés pour aérer la salle, et, en détournant les yeux de cette éblouissante scène vraiment féerique, on pouvait les reposer sur les eaux tranquilles de la baie qui venait baigner les pieds de la forteresse. Je restai près d’une heure dans cet endroit, plongé et ravi dans un vague enchantement.

« Mille fois je me demandai si ce que je voyais était une réalité ou un rêve, et si j’étais vraiment alors sur le continent découvert par Christophe Colomb. Ces femmes si jolies, si gracieuses, que j’avais sous les yeux, pouvaient-elles être les filles et les femmes des fabricants et des marchands d’une province de l’Amérique du Nord ?... »

Après un séjour de plus d’une année dans les différents États de l’Union, La Fayette s’embarqua, le 7 septembre 1825, pour la France, qui était alors gouvernée par Charles X. En 1827, il fut réélu député. Le ministère Martignac lui donna un moment d’espoir, bientôt déçu, et le cabinet Polignac le confirma dans ses dispositions primitives à recourir à la lutte armée, plutôt que de subir le triomphe du despotisme aristocratique et clérical.

En juillet 1830, après un moment d’hésitation, ou plutôt de recueillement, le patriarche de la Révolution se retrouva debout ; sa décision, son énergie contrastèrent avec les honteuses tergiversations des doctrinaires. Apportant sa tête pour enjeu, il offrit aux patriotes insurgés l’appui de son nom et de sa personne, parcourut les barricades et proclama partout qu’il se jetait corps et biens dans le mouvement. Son exemple entraîna un certain nombre de députés, électrisa le peuple et ne contribua pas peu au succès de la Révolution. Nommé par le gouvernement provisoire commandant de toutes les gardes nationales du royaume (qui se reconstituaient), consacré en quelque sorte par son immense popularité, il était réellement l’arbitre de la situation. La République, proposée par lui à la France, eût été certainement acclamée. Mais ici l’indécision naturelle de son caractère reparut. Circonvenu, enveloppé par les amis du duc d’Orléans, il ne s’opposa point à ce qu’on nommât ce prince lieutenant général. Celui-ci, en l’abordant à l’Hôtel de ville, se présenta adroitement comme un ancien garde national venant rendre visite à son ancien général. C’était toucher le point sensible, flatter les vieilles tendresses de La Fayette pour l’institution de la garde nationale, dont il se regardait comme le créateur. En outre, le prince candidat assura sérieusement au héros des deux mondes qu’il était aussi républicain que lui, et le gagna tout à fait en parlant avec émotion des États-Unis et en proclamant que la constitution de ce pays était la plus parfaite et la plus admirable de toutes les constitutions, mais inapplicable à la France (du moins intégralement) dans les circonstances actuelles. On s’arrêta à la solution fameuse : un trône populaire entouré d’institutions tout à fait républicaines.

Bref, à la suite de cette haute comédie princière, La Fayette, qui, d’ailleurs, n’était républicain que de sentiment, demeura convaincu que Louis-Philippe était, dans les circonstances, la meilleure des républiques. Qu’il ait ou non prononcé cette parole, elle n’en exprime pas moins assez fidèlement la situation d’esprit où il se trouvait. Il mit un drapeau tricolore dans la main du duc et le présenta au peuple du haut du balcon de l’hôtel de ville.

Il y eut, parait-il, dans une conférence au Palais-Royal, une sorte de programme proposé et accepté vaguement, un ensemble de principes généraux qui devaient être la garantie des libertés publiques. C’est ce qu’on a nommé improprement le Programme de l’Hôtel de ville.

La Fayette étant gagné, la solution définitive ne rencontrait plus de difficultés sérieuses. Le 7 août, les Chambres déposèrent la couronne aux pieds du duc d’Orléans, qui entraîna La Fayette sur le balcon du Palais-Royal, et l’embrassa avec une effusion admirablement jouée, à la vue de tout le peuple. C’est à cette occasion que le général prononça, non les paroles que nous avons citées ci-dessus, mais celles-ci : Voilà ce que nous avons pu faire de plus républicain.

La meilleure des républiques n’est cependant pas une fiction pure ; mais elle appartient à la commission municipale, qui la mit dans un rapport adressé au nouveau roi.

Pendant quelque temps, La Fayette fut absorbé dans le travail de réorganisation des gardes nationales, toutefois pas assez complètement pour ne pas s’apercevoir que les affaires publiques marchaient dans un sens rétrograde, et que les fameuses institutions républicaines étaient escamotées. Le roi, tout en le caressant, ne songeait qu’à se débarrasser de lui. On se servit encore de son influence pour calmer le peuple et traverser la crise du procès des ministres. Quelques jours après, le 24 décembre, un projet de loi était présenté à la Chambre et adopté, projet qui supprimait le commandement général de la garde nationale.

La Fayette donna aussitôt sa démission ; le gouvernement ne lui offrit même pas de garder le commandement de la garde nationale de Paris. D’ailleurs, il était déjà fort désabusé, et c’est précisément à cause de cela qu’on le sacrifiait. Il reprit sa place à l’extrême gauche et demeura jusqu’à sa mort un des chefs de l’opposition, combattant avec énergie la réaction aveugle qui emportait la royauté de Juillet ; car malgré toutes les déceptions qu’il avait éprouvées, jamais, comme le remarque judicieusement Sainte-Beuve, jamais il n’a pris le deuil de ses principes, jamais il n’en a désespéré. Dans ses dernières années, il était à peu près acquis au parti républicain.

Il mourut d’une affection à la vessie, le 20 mai 1834, comme nous l’avons dit au commencement de cet article. Ses funérailles furent éclatantes et dignes de son illustration et des services qu’il avait rendus à la cause de la liberté. Il fut enterré auprès de sa femme, au cimetière de Picpus. L’Amérique envoya de la terre pour être mêlée à la terre française du sépulcre, et décerna à La Fayette les mêmes honneurs funèbres qu’à Washington. Toute l’Union prit le deuil pendant trente jours.

La famille du général a publié (1837-1838, 6 vol. in-8o) les Mémoires, correspondances et manuscrits de La Fayette.

La Fayette et la Révolution de 1830, histoire des choses et des hommes de Juillet, par Sarrans jeune (1832, 2 vol.). Ce livre, tout en racontant la conduite politique de La Fayette, depuis la guerre d’Amérique jusqu’à sa démission de commandant de la garde civique, est moins une étude sur ce général qu’un réquisitoire véhément contre les deux premières années du règne de Louis-Philippe. Pour ce qui regarde La Fayette, nul n’était plus à même que M. Sarrans, son aide de camp, de parler de lui en connaissance de cause. Des lettres inédites, des notes prises à vol d’oiseau, des appréciations saisies dans des entretiens familiers, forment la base du jugement de l’historien. « Ce que j’ai lu, ce que j’ai vu, ce que j’ai appris, voilà mon livre, » dit-il. La Fayette est, à ses yeux, la personnification du double principe de l’ordre et de la liberté, qu’il comptait voir s’établir sous le gouvernement d’un roi citoyen. Mais Louis-Philippe n’a pas tardé à tromper les espérances, à se jeter dans la voie de la réaction, à trahir à la fois la liberté et le peuple. M. Sarrans attaque avec une grande vigueur les agissements du gouvernement nouveau, qui, issu des barricades, renie son origine populaire. Il montre, en outre, l’influence pernicieuse qu’a sur le cours des événements l’école des doctrinaires, école aux vues étroites, rebelle aux légitimes aspirations du peuple et ne songeant qu’à prendre et à garder le pouvoir. Il fait voir que la France est déshéritée de progrès au dedans, de dignité au dehors, et que si la Chambre n’arrête pas le gouvernement dans la voie funeste où il se trouve lancé, c’est qu’elle est viciée dans sa base électorale. Ce que les députés n’ont su faire, dit-il, c’est à la France de l’accomplir en protestant sans cesse contre les abus, en manifestant hautement ses volontés, en demandant la liberté sous toutes ses formes, l’abolition des lois d’exception, des monopoles, la diminution des impôts, etc. Comme on le voit, nous sommes loin de La Fayette, moins loin cependant qu’on le pourrait croire, car ce sont ses vœux dont M. Sarrans se constitue l’interprète. Il y avait un véritable courage à s’expliquer aussi nettement que l’a fait l’auteur, disant sans ménagement son avis sur les hommes et les choses, esquissant en quelques traits rapides des portraits dont la ressemblance n’était pas toujours flatteuse pour les originaux, Il serait à désirer que, partout et en tout temps, dans les circonstances critiques, il s’élevât une voix aussi ferme que celle de ce vétéran de la démocratie, pour rappeler au pouvoir qu’il a charge d’âmes libres.